L’histoire des pratiques d’ergothérapie en psychiatrie s’inscrit dans des représentations souvent paradoxales : lieu du faire, du faire-faire, mais pourquoi faire, pour représenter quoi et comment ? L’ergothérapie a toujours été pour moi, un lieu où une réflexion s’impose, autour de l’ambiguïté de cette proposition de soin à la fois défensive et élaborative.
Si, au commencement de notre existence notre représentation du monde extérieur s’agit (se met en scène) avant de pouvoir commencer à être pensée comme problématique psychique, agir viendrait pallier une défaillance des capacités d’élaboration et de liaison entre affects et représentations. Faire une activité ancrée dans un éprouvé corporel, devient alors une modalité d’expression signifiante. Mais agir peut devenir une défense contre un défaut de contenance des excitations internes et empêcher tout processus de penser.
C’est ainsi que j’ai toujours été animée par un profond désir d’offrir à des sujets en grande souffrance identitaire, une aire d’expérience, de jeu et de créativité où, comme nous le dit Winnicott, le « je suis » doit précéder le « je fais » si non le « je fais » n’a aucun sens pour l’individu.
En effet, la plupart des patients que nous accueillons semblent absents à eux-mêmes, hors de leurs éprouvés corporels, en rupture de lien avec les autres et avec le monde qui les entourent. Ils souffrent du non approprié de leur histoire intra et inter subjective, c’est peut-être d’ailleurs pour ça que Sébastien nous confiait récemment, à la fin d’un atelier collage : « je voudrais ne plus rien ressentir pour ne plus souffrir ». C’est pourquoi, quand tout au-dedans de soi n’est que déliaison, chaos, errance ou violence pulsionnelle, penser, imaginer et trouver-créer des dispositifs à objets-médiateurs de symbolisation, m'a toujours paru essentiel pour tenter de les rejoindre là où ils sont. Ces dispositifs sont à l’image d’une convention acceptable entre soignants et soignés où des « voyageurs-participants » vont pouvoir s’aventurer et s’engager dans un travail de collage, d’écriture, de dessin-peinture, de modelage d’argile ou, tout plus convivialement, dans la préparation d’un repas, d’une pâtisserie, d’une tasse de thé…
Mais comment l’irreprésentable de leur histoire subjective non encore éprouvée psychiquement pour la plupart, sorte de mémoire sans souvenir, va pouvoir se mettre en forme, en couleur, en images, quand corps et psyché sont profondément clivés comme pour se protéger d’une menace perpétuelle d’effondrement ? : « Mon corps et mon âme se tournent le dos, mes mains sont coupées de mon cerveau » me dit Cécile au cours d’un groupe modelage de l’argile alors que je lui propose de : « laissez faire ses mains, c’est les mains qui pensent ». Un jour Damien au moment où je lui demande ce qu’il ressent et à quoi pourrait lui faire penser ce qu’il vient de modeler, me rétorque : « parlez-moi français, je ne comprends pas ce que vous me dites ». Pourtant quelques mois plus tard alors qu’il est en avance au groupe, il me chuchotera à l'oreille : « Mme Donaz, je sais pourquoi il y a personne à la terre, la terre, ça angoisse », paroles qui marqueront le début d’un long travail de mise en représentation de ses ressentis jusque-là irreprésentables en lui.
L’échec de l’activité représentative réactualise ainsi souvent l’échec de la psyché à se représenter, c’est-à-dire, à se présenter à nouveau en l’absence d’objets et repères internes suffisamment fiables. Pourtant c’est bien ce travail de dévoilement de ce qui se passe en soi, en lien avec l’autre, « oublié, enseveli, inaccessible à l’individu mais qui subsiste de quelque façon, en quelque lieu » nous dit S. Freud, qui va être mis à l’épreuve dans le travail d’écriture, de collage, de dessin, de peinture. D’ailleurs, s’interroge Maryse au cours d’un atelier écriture : « l’irreprésentable c’est quoi ? Est-ce que c’est quand on ne peut pas se présenter à l’extérieur, quand c’est pourri à l’intérieur, quand on se sent souillé coupable ? »
Ce travail ne va donc pas toujours de soi, surtout, quand tout se mêle et s’emmêle au-dedans et au-devant de soi : « c’est compliqué ce qui se passe en moi, si je réfléchis trop, je déconnecte… je suis rien, pour l’instant, je me vois comme un wagon vide sans locomotive ». Comment alors habiter l’espace de l’atelier, quand tout ce non représentable laisse émerger une telle béance, un tel espace vide, à l’instar d’un langage du néant laissant « chaque sujet dans l’esseulement, nulle part, dans le lieu du rien de l’être perdu » nous précise H. Maldiney ? Comment se réapproprier son « atelier intérieur » pour venir se dire autrement à travers des matières à explorer, à transformer ?
Déjà, notre invitation à venir se présenter dans la salle d’activité les convoque à assumer ou pas cette proposition de soin psychique à part entière. Un mardi après-midi, je croise Laëtitia dans le couloir et l'invite à venir participer à l’atelier collage. Elle me dit sans même me regarder : « Je ne veux pas faire de l’ergothérapie ». Je lui réponds : « Moi non plus, je vous invite simplement à venir jouer avec des images pour vous exprimer et échanger avec les autres ». Surprise, elle me regarde : « Ah bon ! Alors je viens », et elle participera à toute la séance.
Un jeudi après-midi David débarque tout essoufflé dans la salle des Ormes : « Je suis stressé, j’ai la bougeotte, je suis mal dans ma peau, je ne peux rien faire aujourd’hui ». Puis il s’impatiente : « Comment faire pour arrêter de tourner en rond, c’est dur de s’exprimer, chacun cache sa vertu et sa timidité ». Puis, il s’interroge : « Si je fais une peinture je vais m’en mettre partout, est-ce que je commence par faire un fond, un fond c’est blanc, mais blanc sur blanc ça fait dégueulasse, ça ne se fait pas ? ». Il hésite puis, se jette avec avidité, comme dans une urgence à s’inscrire, sur une grande feuille canson noire, se saisit d’une craie pastel blanche, et se met à tracer, avec une violence pulsionnelle qui le caractérise, une rafale de traits brisés : « C'est une forêt en hiver au Vinatier avec un petit bonhomme rouge perdu au milieu… voilà, je l'accroche au tableau en liège ». Sitôt fait, sitôt dit. Il semble épuisé et me demande de quitter l'atelier. Comme s'il y avait quelque chose de terrifiant en lui qui venait se mettre en représentation hors de lui, un peu malgré lui.
Un autre jeudi, Pierre, qui résistait à toutes mes sollicitations, pousse timidement la porte de l’ergothérapie des Ormes : « Je suis mécanicien automobile, je ne dessine pas, mais je suis curieux je viens pour observer, pour regarder ». Il s’approche de Maryse : « Vous faites quoi ? », « Je m’exprime, je suis en train de construire un fond… voilà, mon arbre de vie est reconstruit, il me manquait », lui verbalise-t-elle tout en continuant à peindre. Puis, il continue à explorer l’espace : « Oh, je n’avais pas vu le canard à côté de la cafetière, on ne voit pas tout de suite. » Quelques minutes plus tard : « C’est sympathique l’ambiance ici, ça repose, moi dans ma chambre j’écris pour me vider, j’écris ce que je vis à l’hôpital ». Puis, voyant une patiente apparemment indésirable s’approcher de la salle, il se précipite sur la porte d’entrée et la ferme en bougonnant : « Aah non ! Il ne faut pas qu’elle sache qu’ici, il y a un endroit pour se réfugier ». Ces paroles, ces modalités d’être à chaque fois surprenantes et signifiantes, interrogent les processus psychiques à l’œuvre.
En effet, avant de pouvoir transformer les matériaux mis à disposition, comment apprivoiser cet espace de rencontre potentielle encore non advenue où chaque événement, chaque agissement peut devenir une ouverture possible et donner sens à une rencontre entre soignants et soignés ? Tout d’abord, il s’agit d’habiter avec son corps ce nouvel « espace-corps-atelier » réactualisant les défaillances d’un corps environnement, maternel et matériel, resté en mal de symbolisation. En effet notre vie psychique s’incarne en premier lieu dans notre corps pulsionnel. C’est notre corps qui ressent et parle, avant les mots, de la douleur de la séparation, de la perte, du manque, de l’absence marquant le début de l’activité représentative : « J’ai découpé une voiture, c’est ce qui me manque le plus…, la frustration c’est ce qui me fait le plus souffrir, j’avais tout, je n’ai plus rien ».
Dans l’atelier, il y a donc un temps nécessaire d’appropriation de cet espace intermédiaire entre soi et l’autre. C’est un temps d’apprivoisement psychique et relationnel qui facilitera une alliance thérapeutique ailleurs et avec d’autres soignants. Apprivoiser, « c’est une chose oubliée, ça signifie créer des liens » dit le renard au Petit Prince de Saint-Exupéry. C’est ainsi qu’il y a ceux qui n’arrivent pas à sortir de ce corps-prison, corps-carapace, corps écorché ou corps-passoire et qui ont besoin d’aller et venir à leur convenance dans cet espace avant de pouvoir s’y installer : « Si je rentre, est-ce que je pourrais sortir ? » me demande souvent Jean- Pierre. Il y en a d’autres qui n’acceptent de dessiner que s’ils peuvent se remplir d’eau, de café, de tisane ou se jeter sur un paquet de cigarettes. D’autres s’affalent sur les fauteuils, désirant rester à l’écart de toute sollicitation : « Je ne veux rien faire, mais ça fait du bien d’être là, c’est drôle, ici, je ressens moins de tensions dans mon corps que dans le service » pense tout haut Sébastien. D’autres s’endorment comme enveloppés par le bain sonore apaisant de la vie groupale. Un autre éprouve le besoin de s’allonger par terre, à la quête d’un fond contenant dur et froid.
Il y a ceux qui resteront un long moment en retrait, figés dans leur corps, comme terrorisés par cette invitation à se dire autrement. Ils ne pourront, dans un premier temps ni explorer et encore moins transformer les matériaux mis à disposition pour s’y inscrire. Il y a ceux qui envahissent tout l’espace comme pour pallier leur incapacité à être seul en présence de l’autre. Il y a celui qui reste dans l’entre deux de la porte et du couloir. Mais il y a également celui qui ne fera que passer par une porte et ressortir par l’autre comme pour s’assurer de notre présence : « Ah ! les copains, vous êtes toujours là », et ne cessera d’arpenter l’espace à corps perdu pour venir enfin se poser en face de moi, assise à mon bureau pour me dire, une fois que tous les autres ont quitté la pièce « Chut ! Taisez-vous, je vous écoute écrire ». Puis, il y a ceux qui n’arrivent pas à arriver dans cet espace-temps différencié et différenciateur d’un dedans et d’un dehors. Ils ne peuvent pas se décoller de leur corps-cocon, enroulé dans leur drap de lit, à l’image d’un moi peau enveloppant, ou se séparer de leur chez eux protecteur : « c’est dur de venir, de sortir de chez soi, je n’ai pas dormi de la nuit ».
Quant au rapport à la matière, il y a ceux qui semblent sidérés ne pouvant rien en faire comme si l’objet à appréhender, à manipuler pour le transformer, venait réactiver l’objet de leur terreur : « Je sors, c’est trop dur, je ne peux pas écrire ». Mais, il y a aussi ceux qui la réclament avec avidité : « Alors, qu’est-ce qu’on fait ? Ils sont où les crayons, les feuilles, ciseaux ? ». Comme pour combler tout un manque à être ou évacuer dans l’urgence toutes les tensions du moment : « ça soulage de dessiner ». Le dessin est une figuration essentielle d’un mouvement fondateur de l’identité qui soude le moi corporel au moi psychique. Il est régi par la recherche de traces mnésiques de satisfaction, de condensation et déplacement en quête d’une identité de perception, d’enveloppe et d’empreinte de soi. Il y a ceux qui se débattent avec la matière qui colle ou qui ne veut pas coller, qui coule, qui déborde ne parvenant pas à endiguer tout leur débordement pulsionnel.
Ainsi ces modalités d’être, chaque fois surprenantes et signifiantes, sont à accueillir dans une attitude « d’observation émerveillée et silencieuse ». Sinon, l’activité représentative peut s’interrompre ou ne jamais commencer. Elles interrogent les processus souvent défaillants et éprouvants pour la plupart des sujets : « On devrait nous payer, c’est du travail de faire ça, de coller et d’écrire ». Ils sont saisis par des vécus archaïques originaires. Quelque chose des expériences infantiles multisensorielles mêlant moi et non moi, soi et l’autre qui n’a pas pu s’accomplir ressurgit avant même qu’ils puissent en prendre conscience dans leur rapport à la matière et au groupe. En effet « nous venons au monde par le corps et par le groupe et le monde est corps et groupe » nous dit R. Kaës. Tout groupe induit des processus contenants et conteneurs. Il a un rôle transformateur de la vie émotionnelle et pulsionnelle des sujets regroupés. Il favorise un espace psychique pour le changement et la transformation des représentations entravées par des expériences fondatrices restées en souffrance.
Leur « Théâtre du Je » va alors se mettre en formes, en couleurs en images dans une sorte de contrainte de répétition, de ce qui est resté en mal de symbolisation. Il y a les modelages qui ne tiennent pas, qui s’effondrent, les collages à moitié vides ou trop pleins, des peintures désertiques, chaotiques d’où émergent des araignées monstrueuses à l’image de leurs monstres intérieurs qui ne cessent de les hanter ou des arbres noués, des corps perdus dans l’espace etc. Chaque production portera des traces psychiques matérialisées de ce travail de réappropriation de leur univers pulsionnel et relationnel : « Cette construction, ça représente mon vécu du monde du travail » nous dit Dominique à partir de sa mise en scène à partir de matériaux de récupération, d’un théâtre antique où des bonhommes en laine blanche se débattent, comme momifiés et immobilisés par du fil de fer.
Ainsi, au fil des séances s’ébauche, un travail de reconstruction psychique, c’est-à-dire de ressaisissement à l’extérieur de soi, de ce qui se passe à l’intérieur de soi : « C’est étonnant la rencontre avec les images, ça fait penser à sa vie, ou ce dessin ça représente la souffrance de Richard à son lycée… le cercle rouge c’est la folie, c’est la maladie de la mort… là, c’est une maison impossible… là, c’est le carré impénétrable… ou bien encore c’est la haine, il y a une idée de destruction massive…, c’est une tasse de café en colère ». Ainsi Symboliser, c’est relier, sur fond de déliaison. C’est reconstruire des liens au-dedans de soi pour penser et panser l’impensable, l’innommable des traumatismes psychiques jamais cicatrisés : « Ce dessin représente mon inquiétude et ma peur, mon vécu dans le métro en arrivant ici ». Nous dira David. Nicolas, en se plongeant dans sa pochette à dessins regroupant plus de deux années de participation : « Tous mes dessins me font penser à ma vie, elle est creuse, mais elle est riche aussi, je me suis vu dans tous mes dessins ».
Ainsi, de l’agir à l’être agissant, les objets médiateurs servent de supports tangibles, visibles, pour qu’une activité représentative s’inaugure. Ils tolèrent les projections contradictoires de chaque participant et stimulent l’imaginaire groupal. Ils s’inscrivent dans une double polarité entre matérialité et représentativité, entre sujet et objet, entre le dedans et le dehors. Ils réactivent des expériences sensorielles et offrent autre chose que la parole pour symboliser. Des images intérieures, toujours associées aux affects qu’elles représentent, se désorganisent et se réorganisent autour des supports de représentation spécifiques à chaque dispositif, dans une tentative de transformation et de meilleure intégration psychique. Entre vie psychique et créativité, dans les ateliers d’expression médiatisée, s’instaure un écart entre soi et soi, entre soi et l’autre, entre soi et les objets médiateurs de symbolisation. Un espace de décentration possible s’inaugure, où nous allons pouvoir jouer à se rencontrer. Au-delà de l’inquiétante étrangeté de chaque « voyageur participant ». Alors, ces sujets en grande souffrance psychique et relationnelle vont pouvoir porter un autre regard sur eux-mêmes et sur le monde. Chacun reprend conscience de sa singularité et de sa différence.
Pour conclure, j’aimerais vous dire que j’encourage ce jeu et cette créativité fondamentalement nécessaires entre coanimateurs et coanimatrices d’ateliers médiatisés. Jeu et créativité également indispensables entre les diverses pratiques soignantes, afin de continuer à s’inscrire dans la dynamique d’un soin institutionnel incontournable.