« [D]enn wir behalten von unseren Studien am Ende doch nur das, was wir praktisch anwenden.1 »
J. W. v. Goethe2
Alors qu’il y eut au fil des années des épidémies bien plus meurtrières que celle de la covid-193 – telles la peste ou encore la grippe espagnole4 – pratiquement tous les États du monde ont été pris de court par son étendue et l’urgence sanitaire engendrée.
Bien que l’Allemagne soit souvent dépeinte comme étant un État « sans catastrophe5 », cela ne pouvait être défendu qu’au sortir des premières vagues. Lorsque survinrent les vagues épidémiques suivantes, la gestion de la situation épidémique s’est nettement complexifiée. Conformément à sa tradition, l’Allemagne a cherché à tout prix à conserver sans inflexion l’application de sa loi fondamentale et des droits et libertés fondamentaux qu’elle garantit. Dans cette optique, la lutte contre l’épidémie fut assurée par le biais de la loi fédérale sur la prévention et la lutte contre les maladies infectieuses humaines (Infektionsschutzgesetz-IfSG). À travers diverses modifications de cette loi et l’introduction de dispositions et mécanismes propres à la lutte contre la covid-19, l’Allemagne a donc, du moins en apparence, globalement pu conserver son fonctionnement « normal ». Ce point de départ s’oppose fondamentalement au choix français qui a été la mise en place d’un régime d’exception : l’état d’urgence6 sanitaire.
Une rétrospective de ces presque trois dernières années bouleversantes, pour la France comme pour la République fédérale allemande, permet ainsi de nuancer le déroulement de l’épidémie par l’observation des mécanismes juridiques qui ont été mis en œuvre dans cet État voisin, pour lutter contre un même phénomène. Cette analyse postérieure propose un regard comparatif transversal qui invite à relativiser la fonctionnalité de ces mécanismes juridiques et des réglementations mis en place du début de l’épidémie en 2020 aux dernières grandes modifications opérées fin 20227. En considération de l’ampleur des conséquences auxquelles ont dû faire face les deux États, une étude chronologique des réponses allemandes apportées sur le plan juridique permet de relever trois grandes thématiques qui ont entouré l’épidémie : l’ajustement de la réglementation en vigueur, l’atteinte aux droits et libertés fondamentaux et la vaccination.
La gravité et l’imprévisibilité de l’épidémie de covid-19 ont contraint les États à la mise en place de réglementations ad hoc. La problématique commune en l’espèce était l’évidente insuffisance des réglementations préexistantes, ce qui a conduit la France à instaurer ce régime d’exception particulier que constitue l’état d’urgence sanitaire. L’exemple allemand en réponse à cette même urgence illustre la forte résilience dont a fait preuve le régime « normal » en vigueur, puisque l’État allemand, à défaut de disposer d’un outil exorbitant adapté, a dans un premier temps répondu à l’urgence par l’adaptation de sa réglementation en vigueur aux nouveaux besoins qui ont fait surface8. Cette étude s’attache tout d’abord à exposer, par un regard postérieur sur la situation, que malgré la volonté allemande de préserver un régime proche de la normale, l’aléa engendré par l’épidémie était si important qu’une forme de concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif et la mise en place de mécanismes d’urgence se sont révélées incontournables.
Au fil des vagues épidémiques, l’endiguement de la maladie a été à la source de nombreuses atteintes aux droits et libertés fondamentaux, dont la protection a majoritairement été assurée par les juges administratifs dans les deux États. Ainsi, un second temps de cette étude est consacré à la justice, qui durant cette période n’a fonctionné pratiquement qu’à travers les recours en urgence. Pourtant, les juges allemands ont fait preuve de pédagogie et ont fourni des contrôles de proportionnalité approfondis, ce qui contraste avec la brièveté qui a accompagné la plupart des décisions françaises. Ces atteintes n’ont cessé que progressivement, notamment avec le début de la politique de vaccination, sur laquelle porte la dernière partie de cette étude. L’approbation conditionnée des premiers vaccins contre la covid-19 par l’Union européenne fin 2020 a fait évoluer la lutte contre l’épidémie d’une optique de sécurisation des individus par la restriction vers l’incitation à la vaccination pour une immunité collective.
1. Un nécessaire ajustement à l’urgence par le recours à une réglementation ad hoc
L’ampleur inopinée de l’épidémie de covid-19 a contraint les deux États à adapter dans les plus brefs délais leurs régimes juridiques, les réglementations prévues à cet effet étant bien trop indigentes pour lutter effectivement contre l’expansion de la maladie. Ces modifications dans l’urgence ont cependant abouti à des dispositions favorisant une concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif.
1.1. L’adaptation du régime juridique existant afin de lutter contre l’épidémie
Bien avant la survenance de l’épidémie de covid-19, les deux États disposaient de lois dédiées à la protection de la santé publique et à la lutte contre les maladies épidémiques. En France, il s’agissait de la loi du 9 août 20049 et en Allemagne de la loi fédérale sur la prévention et la lutte contre les maladies infectieuses humaines (IfSG) en vigueur depuis le 1er janvier 200110. Ces dispositions se sont, aussi bien en France qu’en Allemagne, très promptement révélées insuffisantes, ce qui a sonné le début de diverses modifications législatives, afin de pouvoir lutter effectivement contre la covid-19.
En France, en raison de l’évidente inadéquation de la réglementation en vigueur, la gestion de l’épidémie fut d’abord assurée par le biais de la théorie ancienne des circonstances exceptionnelles11. Néanmoins, la nature purement jurisprudentielle de cette pratique ainsi que l’évolution exponentielle de la maladie ont rapidement conduit à la mise en place du régime maintenant bien connu de l’état d’urgence sanitaire12. Ce nouveau régime a ainsi pu être introduit dans le Code de la santé publique par une loi du 23 mars 202013 et a trouvé application – mesures transitoires de sortie comprises – jusqu'au 31 juillet 202214. A contrario, l’État allemand a assuré la gestion de l’épidémie par une seule et même loi fédérale, la réglementation des maladies épidémiques étant assurée par l’État fédéral (le Bund), qui a fait usage de la compétence que lui accorde la loi fondamentale en la matière15.
Dans le courant de la première vague, l’Allemagne a dû prestement mettre en place des premières modifications de cette loi qui permettait ainsi la constatation d’une « situation épidémique d’envergure nationale » (epidemische Lage von nationaler Tragweite), prévue au §5 al. 1 IfSG16. La déclaration de cette « situation », qui était de la compétence du Bundestag, est ainsi devenue la condition préalable à l’application des dispositions de lutte contre l’épidémie. Cette dernière fut déclarée pour la première fois par le Bundestag le 25 mars 2020 et s’est terminée le 25 novembre 202117. Son déclenchement était accompagné d’une habilitation faite au ministère de la Santé au §5 al. 2 IfSG, qui lui permettait l’adoption de mesures réglementaires nécessaires à la lutte contre l’épidémie sans avoir besoin de recourir à l’approbation du Bundesrat. Cependant, ce ne fut pas tant l’absence de consultation des Länder dans le processus qui a suscité le plus de discussions, mais bien les prérogatives accordées au ministre de la Santé, puisque l’habilitation ne prévoyait pas seulement une action par voie réglementaire en concrétisation des dispositions législatives, mais également la possibilité de s’en écarter18. Pourtant, sur le plan pratique, l’endiguement de l’épidémie a essentiellement été géré sur le plan fédéré par le biais d’une clause générale de compétences, prévue au §28 al. 1 phrases 1 et 2 IfSG, confiant aux gouvernements des Länder l’initiative réglementaire19. La clause prévoyait la possibilité pour « l’autorité compétente20 » d’adopter les « mesures de protection nécessaires » afin de lutter contre l’épidémie, la désignation de ces autorités compétentes étant confiée aux gouvernements fédérés21.
Les modifications législatives se poursuivirent dans le courant de la deuxième vague épidémique et le Bundestag22 était venu préciser cette clause générale de compétence par l’adoption du §28a al. 1 et 2 IfSG23. L’alinéa 1 contenait une liste non limitative24 de mesures que pouvaient adopter ces « autorités compétentes » et l’alinéa 2 instaurait une gradation de l’intensité et de l’importance des mesures à adopter selon le taux d’incidence à l’échelle fédérale et fédérée. Ainsi, dans le cas d’un taux d’incidence fédéré sur sept jours, dépassant 35 nouvelles contaminations pour 100 000 habitants sur le territoire d’un Land, le Land en question se devait d’adopter des mesures « à large échelle » afin de lutter contre l’épidémie25. Ces nouvelles dispositions tendaient avant tout à consolider et préciser la mise en œuvre de cette nouveauté singulière que constituait la situation épidémique d’envergure nationale.
Bien que le IfSG soit une législation adoptée dans des conditions « normales », la troisième vague épidémique en avril 2021 est venue contraindre à de nouvelles modifications reflétant le caractère en réalité exorbitant de ce régime. L’introduction d’un nouveau §28b IfSG26 a établi la procédure de Bundesnotbremse (« frein d’urgence fédéral ») qui consistait en la suspension de toutes les mesures prises à l’échelle fédérée pour lutter contre l’épidémie, en y substituant temporairement les dispositions très strictes prévues par le législateur fédéral dans le IfSG. Ce processus de substitution trouvait application lorsque le taux d’incidence sur sept jours venait à dépasser 100 nouvelles contaminations pour 100 000 habitants dans un Landkreis27 ou une kreisfreie Stadt28. Les circonscriptions concernées se voyaient alors contraintes de mettre en œuvre ces dispositions fédérales en lieu et place des dispositions adoptées par les gouvernements fédérés, sans la moindre marge de manœuvre à l’exception de mesures de nature plus restrictive. L’atypie de cette procédure s’est manifestée par cette uniformisation des dispositions applicables et donc par une concentration du pouvoir de décision entre les mains du législateur fédéral. Les circonscriptions concernées, et par leur biais les Länder, étaient ainsi dénués de toute possibilité d’agir, mis à part en application des dispositions du IfSG à leurs territoires respectifs. Ce mécanisme est venu s’inscrire à contre-courant du fonctionnement de la gestion de la lutte contre l’épidémie mis en œuvre avant cette date, qui en vertu de la clause générale de compétence prévoyait une lutte contre l’épidémie avant tout à l’échelle fédérée. Toutefois, cette procédure incapacitante n’a été en vigueur que pendant un court délai de trois mois, permettant ainsi une forme de contrôle de la propagation de la maladie dans le cadre d’un pic épidémique, avant d’être rapidement allégée puis complètement abrogée29.
Cette procédure exceptionnelle, bien qu’elle n’ait pas été présentée ainsi, s’apparentait fortement à un régime d’urgence d’origine purement législative. L’étude de l’évolution de la réglementation a posteriori permet d’affirmer que cette centralisation du pouvoir de décision n’a en réalité constitué que l’apogée de la nécessaire adaptation constante du régime en vigueur à laquelle a dû faire face l’Allemagne dans le courant de ces presque trois années d’épidémie. En effet, il n’y eut officiellement aucun régime d’exception. Toujours est-il que cette procédure particulière ne peut que difficilement être qualifiée autrement. Le conditionnement de l’application de la loi fédérale à une appréciation du Parlement sur l’existence et la prolongation d’une « situation épidémique d’envergure nationale » est très proche du modèle français de l’état d’urgence sanitaire.
La conservation du cadre juridique habituel en Allemagne reflète d’une part une confiance accrue en la gestion de l’épidémie à l’aide des outils classiques de l’ordre juridique national et d’autre part le refus de qualification de cette nouvelle réglementation ad hoc dédiée à la lutte contre l’épidémie comme étant « exceptionnelle ». Le concept juridique d’état d’urgence tel qu’il est pratiqué en France ne trouve pas d’équivalent en Allemagne30 pour d’évidentes raisons historiques liées au vécu effarant de la république de Weimar31.
En dépit d’une gestion plus divisée de l’épidémie, ce qui ne surprend point au regard de la nature fédérale de l’État, la République fédérale allemande n’a pu esquiver ni la concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif ni la centralisation qui a également eu lieu en France.
1.2. Une incontournable concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif
« Les temps difficiles sont centralisateurs. En présence d'une crise qui ébranle la nation, le gouvernement cherche son salut dans le renforcement de son autorité. Les collectivités l'éprouvent comme les individus32. »
Ces termes de Jean Rivero reflètent avec exactitude la situation à laquelle a dû faire face l’État français au cours de l’épidémie de covid-19. La création d’un état d’urgence sanitaire a entraîné un déséquilibre dans la séparation des pouvoirs et une concentration en faveur de l’exécutif, glissant le pouvoir réglementaire au premier plan. Ce transfert de compétences intéresse fortement, puisqu’il semble avoir également été une réponse allemande à la situation épidémique. Ce renforcement du pouvoir d’action de l’exécutif résultait avant tout de la nécessité d’assurer la gestion de l’épidémie à l’échelle la plus adaptée. En France, bien que questionné, ce mécanisme de centralisation n’était pas un élément nouveau. Le regard croisé avec la situation allemande illustre ici bien plus franchement la question de subsidiarité qui s’est posée dans le cadre de cette concentration, notamment puisque la gestion de l’épidémie était initialement gérée à l’échelle fédérée et que l’on pouvait penser que le fédéralisme empêcherait une concentration des pouvoirs ou pour le moins freinerait considérablement un tel phénomène.
En France, la concentration au profit de l’exécutif dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire était clairement percevable sur deux plans. Premièrement sur le plan fondamental de la séparation des pouvoirs : le pouvoir de légiférer a été accordé au gouvernement afin d’adapter le nouveau dispositif de l’état d’urgence sanitaire. Une première fois avec la loi du 23 mars 2020 qui, pour une durée de trois mois, prévoyait l’adoption de dispositions par voie d’ordonnance pour lutter contre l’épidémie33. Puis, par d’autres habilitations qui ont conduit à l’adoption d’une multitude d’ordonnances34. Alors même que l’usage répété de la procédure de l’article 38 de la Constitution est venu considérablement remuer la séparation classique des pouvoirs opérée en France, la loi d’habilitation n’a pas été contrôlée a priori par le Conseil constitutionnel35. Sa constitutionnalité ne fut confirmée que bien plus tard en juin 2020, dans le cadre de divers contrôles a posteriori36. Secondement, la concentration s’est vue au sein du pouvoir réglementaire : la réglementation de la lutte contre l’épidémie a été confiée au ministre de la Santé et au Premier ministre. Cela a conduit à l’adoption d’une pléthore de mesures réglementaires, notamment de décrets37, contrôlés à diverses reprises par le juge administratif qui avait conditionné leur légalité à la proportionnalité dont tout particulièrement à la nécessité des mesures38.
Une même concentration se percevait également en Allemagne, néanmoins la séparation classique des pouvoirs s’est vue bien moins bousculée, puisque l’attribution du pouvoir de légiférer à l’exécutif est incompatible avec les principes encadrant l’exercice du pouvoir réglementaire allemand. En effet, l’action de l’administration allemande est pratiquement systématiquement soumise à une loi préalablement édictée par l’un des législateurs. C’est ce que prévoit la réserve de la loi (Vorbehalt des Gesetzes)39 qui empêche ainsi le gouvernement de faire cavalier seul, tel que cela a été le cas en France avec des dispositifs tel l’état d’urgence sanitaire ou la théorie des circonstances exceptionnelles.
À l’instar du droit français, le droit allemand distingue un pouvoir réglementaire en application de la loi (gesetzesakzessorische Verwaltung) et un pouvoir réglementaire autonome (gesetzesfreie Verwaltung). Le domaine d’exercice de ce dernier est toutefois très restreint, premièrement car la réserve de la loi est systématique dans les cas où la mesure édictée porte atteinte aux droits et libertés fondamentaux et deuxièmement, car le droit allemand connaît un principe de réserve parlementaire (Parlamentsvorbehalt). Ce principe originaire de la répartition fonctionnelle des pouvoirs consiste en l’attribution d’une compétence à l’organe le plus adapté, par son organisation, sa composition, sa méthode de travail et son fonctionnement40. La réserve parlementaire contraint le législateur à légiférer directement dans les domaines les plus fondamentaux, il ne peut alors en principe se dessaisir de sa compétence41. Toute délégation de sa compétence à d’autres organes, notamment au gouvernement, serait inconstitutionnelle42. Le législateur reste en mesure de déléguer en partie sa compétence, à partir du moment où il ne s’agit pas de décisions fondamentales et uniquement dans le respect d’une exigence de clarté et d’intelligibilité de la loi fixée par l’art. 80 al. 1 phrase 2 LF43.
C’est bien cette administration fortement liée qui a été responsable de l’exécution des mesures de gestion de l’épidémie adoptées par les gouvernements fédérés44 et le ministère de la Santé45. Cette évidente concentration de l’initiative réglementaire a beaucoup été discutée, notamment en raison de l’exclusion des législateurs fédérés (Landtage). En principe, lorsque le Bund fait usage de sa compétence dans le cadre de la législation concurrente, les Länder sont privés de leur compétence législative en la matière. Mais, des agissements des parlements fédérés étaient tout à fait envisageables, puisque l’article 80 al. 4 LF prévoit que « lorsque les gouvernements des Länder sont autorisés à édicter des règlements par une loi fédérale ou en vertu de lois fédérales, les Länder peuvent également réglementer par une loi46. » Ainsi, aurait été concevable, voire bienvenue, une intégration plus systématique des Landtage au processus décisionnel des gouvernements fédérés 47.
Ce transfert de pouvoirs aux mains de l’exécutif a évidemment engendré une gestion de l’épidémie principalement par le biais de mesures réglementaires qui, en Allemagne, reposent sur l’exercice d’un droit administratif spécial. Depuis la loi sur la lutte contre les maladies épidémiques du 30 juin 1900 (Reichsseuchengesetz)48, le droit de la protection contre les maladies épidémiques du IfSG est une branche spéciale du droit de la sécurité (Sicherheitsrecht) et donc un droit administratif spécial dont l’exécution est assurée par les Länder49 sur le fondement de la clause générale de compétence. Dans le cadre de la lutte contre la covid-19, les Länder ont principalement agi par actes réglementaires de portée générale et impersonnelle sous forme de règlements (Rechtsverodnungen) sur le fondement du §32 du IfSG ou par prescriptions générales (Allgemeinverfügungen50). Un changement majeur a toutefois été opéré en mars 2020, avec l’introduction dans le IfSG de la « situation épidémique d’envergure nationale » qui est devenue la condition à l’édiction d’un bon nombre de mesures réglementaires. Auparavant, l’action des Länder dans le cadre de cette loi n’était pas conditionnée par une déclaration préalable du législateur. Toutefois, ce conditionnement ne concerne pas l’entièreté des mesures et la clause générale de compétence en est exclue, ce qui permettra aux Länder et à leurs autorités administratives d’agir sur ce fondement, si une nouvelle maladie épidémique venait à survenir.
Cet usage du pouvoir réglementaire à l’échelle fédérée contraste avec le choix du législateur français d’accorder un pouvoir de police spécial à l’État51. Au début de l’épidémie, en vertu de la théorie des circonstances exceptionnelles52, les maires pouvaient encore faire usage de leur pouvoir de police général53, mais une décision majeure du Conseil d’État Commune de Sceaux du 17 avril 2020 est venue adresser la question du concours de police en matière sanitaire54. Par cette décision, le juge administratif n’avait pas totalement exclu la possibilité d’agir à l’échelon local, mais avait subordonné l’agissement des maires à l’existence cumulative de raisons impérieuses et de circonstances locales, tout en imposant aux mesures adoptées de ne pas être de nature à compromettre la cohérence et l’efficience des mesures adoptées à l’échelle nationale55. Ce mouvement de centralisation sur le plan sanitaire56 a concentré l’édiction de mesures réglementaires entre les mains des représentants de l’État. Il n’y avait pas de réelle liberté d’intervention pour l’échelon local : les acteurs de la décentralisation se trouvaient contraints d’exécuter les politiques de l’État, ce qu’illustrait tout particulièrement la question du port du masque57.
Alors que la doctrine française à la suite de cette épidémie interroge quant à la « banalisation de l’état d’urgence58 », le regard croisé avec la situation allemande permet de constater que la gestion de l’urgence a inévitablement engendré deux éléments : premièrement une concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif, indépendamment de la volonté de conserver l’équilibre habituel de la séparation des pouvoirs59. Cette réponse commune à l’urgence ne surprend pas démesurément, puisqu’il s’est avant tout agi d’une concentration en faveur des acteurs centraux dans la politique de la Santé : les ministères de la Santé. Néanmoins, ce gain en puissance de l’exécutif en Allemagne a été effectué sous le contrôle du législateur, qui, bien qu’ayant délégué une grande part de la gestion de l’épidémie, a pu choisir le renforcement du pouvoir réglementaire qui ne s’est ainsi pas inscrit dans une volonté du gouvernement de renforcer son autorité en période difficile. A contrario, c’est dans cette optique qu’en France peut se révéler le second élément : un mouvement de centralisation permettant supposément un meilleur contrôle et plus d’efficacité dans la lutte contre l’épidémie. Pourtant, à première vue, aucune centralisation n’a réellement accompagné le renforcement de l’exécutif en Allemagne. Or, même si moins présente, une forme de centralisation de la gestion de l’épidémie dans l’urgence peut être constatée. D’une part, le mécanisme de Bundesnotbremse fut une manifestation concrète de centralisation au profit du législateur, bien qu’il n’ait été maintenu que pour une courte durée de trois mois. D’autre part, même si la forme fédérale de l’État a contribué à conserver une gestion très locale de l’épidémie, les gouvernements fédérés n’ont en réalité pas tant fait usage de la possibilité qui leur était donnée de s’écarter des mesures prises à l’échelle fédérale ou dans les autres Länder, par appréhension des conséquences. La centralisation ne peut ainsi être constatée de jure, mais le choix des acteurs fédérés de s’aligner a permis l’obtention de l’uniformité recherchée par le mécanisme de centralisation.
2. Les droits et libertés fondamentaux, premiers à fléchir sous le nécessaire besoin de protection de la santé publique
La lutte contre l’épidémie a conduit des États pris au dépourvu par l’envergure de la situation, à priver les individus de l’exercice de certains de leurs droits et libertés pour le bien de la santé publique. Cette privation n’a pas été sans conséquence, puisqu’elle a engendré de nombreuses affaires contentieuses demandant au juge de se saisir de la problématique de la protection de ces droits et libertés. Ce fut ainsi au juge de trouver un équilibre entre l’objectif de protection de la santé publique et les droits et libertés fondamentaux.
2.1. Une protection des droits et libertés assurée par le juge
L’énorme sollicitation du pouvoir juridictionnel n’a pas été une spécificité française60, puisque les juges administratifs allemands ont considérablement été mobilisés dans le cadre de procédures d’urgence tout au long de l’épidémie61. La réglementation contre l’épidémie se composant principalement d’actes réglementaires des Länder, le contrôle dans le cadre de la procédure d’urgence était en principe assuré par les cours administratives d’appel des Länder (Oberverwaltungsgerichte), compétentes en premier et dernier ressort en vertu du §47 al. 1 no 2 VwGO (Code sur la juridiction administrative) et des normes correspondantes prévues par les lois fédérées62. En complément, en cas de rejet de la demande en référé, l’introduction d’un recours individuel (Verfassungsbeschwerde) ou d’un référé63 devant les juges constitutionnels était possible64. Contrairement au Conseil d’État, la Cour suprême de l’ordre administratif allemand (Bundesverwaltungsgericht-BVerwG) n’a pas réellement eu l’opportunité de jouer un rôle aussi décisif durant ces années d’épidémie, et ce, pour deux raisons. D’une part, car l’usage de référés ne permet pas d’intervention du BVerwG, puisque ces recours sont privés d’instance de révision65. D’autre part, car très peu d’affaires ont été introduites en plein contentieux66, les requérants ayant privilégié l’usage des recours en urgence.
Cette quasi monopolisation du contentieux par les juges administratifs des Länder a été quelque peu nuancée durant la période de Bundesnotbremse, réduisant l’office du juge administratif au profit du juge constitutionnel67, puisqu’il ne s’agissait plus uniquement de contrôler la légalité et la constitutionnalité d’actes réglementaires, mais également de la loi fédérale68. Dans ce contexte, la Cour constitutionnelle allemande s’était prononcée sur la proportionnalité des atteintes portées à certains droits fondamentaux par les dispositions fédérales, principalement en faveur des dispositions adoptées par les autorités publiques. Cela concernait notamment la liberté d’aller et venir en rapport avec le couvre-feu69 – point sur lequel le Conseil d’État avait adopté une position similaire, fondant son argumentaire sur la nature moins attentatoire de la mesure à la liberté d’aller et venir qu’un confinement70 – la fermeture des écoles et les contacts interpersonnels71 ou encore sur la liberté professionnelle en rapport avec la fermeture des commerces72. Néanmoins, une fois les questions fondamentales traitées, la plupart des recours ont à nouveau eu lieu devant les juges administratifs, le juge constitutionnel en venant même à rappeler la compétence de ces derniers73.
2.2. Une nécessaire conciliation des droits et libertés avec l’objectif de protection de la santé publique
Bien que responsables de la protection des droits et libertés fondamentaux, les juges sont communément restreints dans leurs contrôles. Ainsi, le Conseil constitutionnel précise bien à d’innombrables reprises qu’il ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision égal à celui du Parlement. Il ne peut qu’apprécier une disproportionnalité manifeste vis-à-vis de la situation générale sur l’ensemble du territoire français et non remettre en question l’existence d’une catastrophe sanitaire74. La Cour constitutionnelle allemande avance un argument analogue, accordant dans son argumentaire une très grande marge d’appréciation au législateur, ce qui repousse inévitablement les limites du contrôle de proportionnalité75. Le contrôle des juges s’en trouve nécessairement restreint, puisqu’il ne peut que difficilement « récuser76 » les choix politiques pris pour assurer la protection de la santé publique.
Les juges étaient ainsi chargés de l’importante tâche de concilier l’impératif de protection de la santé publique avec les droits et libertés fondamentaux77. L’examen de ces atteintes présente une systématique particulière, car le droit allemand connaît dans son catalogue de droits fondamentaux inscrits dans la loi fondamentale une forme de classification opérée sur la possibilité d’apporter, ou non, des restrictions aux droits et libertés garantis. Une place particulière est attribuée à la dignité de la personne humaine, qui est le seul droit fondamental à caractère intangible78, ainsi qu’au droit à la vie79, que les juges constitutionnels ont qualifié de valeur suprême (Höchstwert), car considéré comme étant un prérequis à l’exercice de tous les autres droits et libertés80. Pour tous les autres droits fondamentaux, en principe, une atteinte est envisageable et le juge en contrôle l’admissibilité en évaluant l’intensité de l’atteinte, l’importance du droit fondamental concerné et la légitimité de l’objectif poursuivi. L’on distingue en outre trois catégories de droits fondamentaux : ceux soumis à une réserve simple ne pouvant être restreints que par une loi, ceux soumis à une réserve qualifiée qui de surcroît ne peuvent l’être que par des raisons explicitement listées dans le texte constitutionnel et enfin ceux sans réserve pour lesquels une restriction n’est envisageable que lorsqu’ils entrent en collision avec un autre droit fondamental81.
L’atteinte portée aux droits fondamentaux dans le cadre de la covid-19, concernant pratiquement la totalité du catalogue des droits fondamentaux, a été justifiée par l’obligation de l’État de garantir le droit à la vie et à l’intégrité du corps humain inscrit à art. 2 al. 2 LF82. Par cet argumentaire, le motif de l’atteinte n’était autre que la préservation d’un droit fondamental et constituait ainsi un fondement valable pour porter atteinte à tous les autres droits fondamentaux excepté la dignité de la personne humaine, à partir du moment où une évaluation des intérêts penchait en faveur du droit à la vie et de l’intégrité du corps humain83. L’importance de l’évaluation de la nécessité était directement rappelée par la loi au §28 al. 2 phrase 1 IfSG, qui prévoyait que les mesures adoptées par les autorités publiques sur le fondement de la loi étaient uniquement proportionnelles si, après prise en considération de toutes les mesures d’ores et déjà adoptées, l’absence de la mesure en question mettait en danger l’objectif d’endiguement de l’épidémie. C’est avec ce raisonnement que le juge constitutionnel avait clarifié le besoin de dérogations afin de faire concorder les droits fondamentaux, car certaines mesures empêchaient totalement l’exercice de la liberté de culte (Religionsfreiheit84) et de la liberté de réunion (Versammlungsfreiheit85).
Les juges français ont été en général plutôt succincts et peu pédagogues dans leur contrôle de la validité des mesures. En comparaison, le travail détaillé dont a fait preuve le juge allemand offre bien plus de clarté. Au premier abord, l’on pourrait penser que le contrôle quant à la question de l’intérêt légitime poursuivi par le juge français serait approchant, car issu du modèle allemand86. Or, les développements allemands autour de la proportionnalité des atteintes s’étendent parfois sur plus de cent considérants87, là où la plupart des décisions du Conseil constitutionnel s’en sont tenues au maximum à une dizaine de considérants pour une même thématique. Habituellement, l’évaluation de cet intérêt légitime par le juge allemand est faite dans la dernière phase du contrôle de proportionnalité (Angemessenheit) et se déroule en deux temps : d’abord en effectuant une évaluation de l’importance de l’atteinte portée aux droits fondamentaux, souvent tolérée dans le cadre épidémique en raison de la limitation dans le temps des mesures. Puis, le juge prend en considération l’importance de l’intérêt légitime poursuivi par les mesures étatiques. Dans le cadre de l’épidémie, l’objectif de protection de la santé publique passait nécessairement par la garantie du droit à la vie, en France comme en Allemagne, ce qui s’avérait favorable à un intérêt légitime des mesures concernées. Toutefois, le juge allemand dans son contrôle ne prenait pas uniquement en considération la valeur abstraite de l’objectif, mais aussi sa concrétisation, ce qui dans le cadre de l’épidémie revenait à évaluer la capacité de maintien d’un système de santé fonctionnel. En conséquence, l’infectiosité et la dangerosité de la SARS-CoV-2 furent beaucoup discutées par les juges, qui la plupart du temps avaient estimé le danger comme étant particulièrement élevé en s’appuyant sur les décisions du législateur fédéral et les données scientifiques fournies par l’institut Robert Koch.
En globalité, bien que les juges aient joué leur rôle de protecteurs des droits et libertés fondamentaux durant l’épidémie, la plupart des mesures liberticides ont été longuement maintenues au motif de protection de la santé publique. L’urgence et l’imprévisibilité de l’épidémie ont conduit à plus de tolérance face à des mesures dont la proportionnalité est devenue au fil de l’épidémie de plus en plus contestable. Le renouvellement des atteintes et la temporalité plus longue qu’attendue de l’épidémie laissent à penser a posteriori, que l’argument du régime et des mesures d’exception limités dans le temps et dans l’espace aurait probablement mérité d’être pris en considération avec plus de prudence. Bien que valable dans l’urgence, ce justificatif s’est fait de plus en plus ténu et la mise en balance en faveur de la santé publique était de moins en moins justifiable. Un retour à la normale a inévitablement progressivement eu lieu, puisque le maintien de mesures liberticides n’était plus réellement proportionnel. Au demeurant, l’avancée scientifique a fait entrer en ligne de compte de nouveaux facteurs telle la moindre dangerosité de certains variants88 et surtout la mise en place d’une politique de vaccination.
3. Une sortie de l’épidémie dans l’optique d’une politique de vaccination
Dès le début de l’épidémie, la recherche scientifique s’est attachée au développement d’un vaccin contre la covid-19. La découverte de différents vaccins est rapidement venue générer, sur les plans politiques comme juridiques, des interrogations quant à l’établissement d’obligations vaccinales. Bien que les États aient rapidement dû faire face à l’impossibilité de concrétiser une obligation de vaccination généralisée, la sortie de l’épidémie en France et en Allemagne s’est accompagnée d’une obligation vaccinale pour le personnel soignant ainsi que de réglementations d’accès à certains lieux.
3.1. L’échec de la politique de vaccination obligatoire généralisée
Le projet d’une obligation de vaccination généralisée a été envisagé par la doctrine allemande dès le début de la campagne de vaccination en décembre 202089. Le monde politique allemand en revanche, s’est initialement montré très réticent à cet égard. Ce ne fut qu’à la suite des élections législatives de septembre 2021 face à un nombre à nouveau croissant de contaminations que la thématique de la vaccination obligatoire a réintégré les discussions politiques90. Le projet de vaccination obligatoire, ou plus justement d’obligation généralisée de présentation d’un certificat de vaccination, de rétablissement ou de contre-indication à la vaccination ne fut soumis au vote au Bundestag que le 7 avril 2022, bien que la majorité des partis politiques s’y soient à nouveau opposés91.
Du point de vue juridique, le projet était réalisable. D’autant plus, que d’autres obligations vaccinales avaient déjà été imposées au fil des années contre des maladies bien moins contagieuses que la covid-19. La première fut celle contre la variole, déclarée constitutionnelle en France92 et en Allemagne93. Toutefois, cela n’a pas empêché la doctrine allemande de se monter très réservée face à une telle obligation. Néanmoins, une majorité a considéré qu’une obligation vaccinale généralisée aurait pu être mise en place pour 2021 ou 2022 et n’aurait pas été inconstitutionnelle, car même les personnes non vulnérables présentaient une forte probabilité de contamination et un risque significatif de déroulement grave de la maladie voire de décès94. Cependant, en raison d’un taux d’infectiosité décroissant, l’adoption d’une obligation vaccinale généralisée n’apparaît depuis fin 2022 plus proportionnée.
3.2. L’obligation de vaccination pour les professionnels de santé
En parallèle s’est posée la question de la constitutionnalité d’une obligation de vaccination pour les professionnels de santé, liée au lieu d’exercice de leur profession. En Allemagne, une obligation de vaccination indirecte consistant en la présentation d’un certificat (Nachweispflicht95) a été inscrite au §20a al. 1 phrase 1 IfSG96. Elle se présente ainsi sensiblement de la même manière que l’obligation vaccinale française à l’article 12 de la loi du 5 août 202197. Afin d’en assurer l’efficacité, la loi allemande prévoyait deux sanctions en cas de non-respect de cette obligation par le personnel soignant. Premièrement, une interdiction à l’embauche (Beschäftigungsverbot) pour l’établissement de santé en vertu du §20a al. 3 phrase 4 IfSG ; secondement une interdiction d’exercice de l’activité professionnelle (Tätigkeitsverbot) en vertu du § 20a al. 3 phrase 5 IfSG pour l’individu concerné98. Le non-respect de cette interdiction par l’employeur était puni par contravention99.
La constitutionnalité de cette obligation de vaccination indirecte pour le personnel de santé a beaucoup été mise en doute jusqu’à ce que la Cour constitutionnelle se prononce à ce propos dans une décision du 27 avril 2022100. Le juge allemand a confirmé la proportionnalité du dispositif malgré les atteintes qu’il constitue au droit à la vie et à l’intégrité du corps humain (art. 2 al. 2 phrase 1 LF) et à la liberté professionnelle (art. 12 al. LF101). La Cour constitutionnelle allemande effectue communément son contrôle de proportionnalité en quatre étapes. C’est ainsi qu’elle a donc tout d’abord constaté que l’atteinte portée aux droits fondamentaux par le dispositif poursuivait un objectif légitime (legitimer Zweck) : la protection du droit à la vie et à l’intégrité du corps humain, en particulier des personnes vulnérables (cons. 155 et 171).
Dans un second temps, la Cour a effectué son contrôle de l’adaptabilité (Geeignetheit), conditionnant la constitutionnalité de la réglementation à l’existence d’un effet tiers : si la vaccination ne constitue pas également une protection pour les autres et ne protège que l’individu vacciné, le dispositif ne peut être conforme à la Constitution102.
Ensuite, le juge constitutionnel a contrôlé la nécessité (Erforderlichkeit) en cherchant à savoir si le législateur n’avait eu la possibilité de mettre en place des mesures équivalentes bien moins attentatoires aux droits et libertés fondamentaux (cons. 186). Le juge prend à cet égard en considération la marge d’appréciation du législateur et l’allègement du contrôle de proportionnalité qui s’ensuit, puisque « la situation épidémique est marquée par une dynamique dangereuse et difficilement prévisible [et] l’état des faits est donc complexe » (cons. 188). Ainsi, la Cour constitutionnelle a jugé que l’option d’une unique « obligation de dépistage d’infection du virus de SARS-CoV-2 avant l’accès à des établissements ou entreprises – et par là donc avant tout contact avec une personne vulnérable » (cons. 192 et s.) ne constitue pas une protection équivalente à une immunisation par vaccination ou par rétablissement103.
Enfin, dans la quatrième étape de son contrôle, c’est-à-dire dans son évaluation finale de la proportionnalité (Angemessenheit), le juge a confirmé que l’obligation de présentation d’un justificatif n’est pas disproportionnée (cons. 202 et s.). Malgré le fait que l’obligation porte considérablement atteinte au droit à la vie et à l’intégrité du corps humain, ainsi qu’à la liberté professionnelle – notamment en raison du risque d’effets secondaires ou encore de l’obligation de choisir entre abandon de la profession exercée ou injection d’une dose de vaccin (cons. 206 et s. et 221104) – des circonstances atténuantes, telles des dérogations pour les possesseurs d’un certificat de contre-indication médicale ou encore l’évolution constante de la sécurité des vaccins rééquilibrent l’examen de la proportionnalité (cons. 212 et s., 220 et 226105). De surcroît, la Cour précise bien qu’une demande de présentation d’un certificat ne constitue pas une obligation vaccinale, puisque sont prévues des dispenses et possibilités de substitution (cons. 209106). L’État se doit de protéger les personnes vulnérables pour lesquelles les soins sont indispensables et qui par conséquent ne peuvent se maintenir éloignées des établissements et du personnel soignant afin de minimiser le risque d’infection (cons. 218). De plus, au moment de la décision en décembre 2021, les vaccinations ne présentaient pas ou peu d’effets secondaires graves et/ou persistants, alors que le risque d’infection et d’un déroulement grave, voire mortel, de la maladie de la covid-19 restait nettement plus probable, ce qui a conforté la juridiction dans son appréciation de la proportionnalité (cons. 230).
Cette importante décision de la Cour constitutionnelle a depuis servi de repère à l’évaluation de la constitutionnalité d’autres réglementations d’accès.
3.3. L’endiguement de l’épidémie par le biais de réglementations d’accès
À défaut d’avoir opté pour une politique de vaccination obligatoire généralisée afin d’atteindre au plus vite une immunité collective, les deux États ont mis en place des réglementations d’accès. La soumission de certains lieux à la présentation d’un justificatif a été d’usage en France comme en Allemagne, en premier lieu afin de lutter contre l’épidémie et dans une certaine mesure, indirectement, pour inciter à la vaccination. En France, la politique s’était initialement montrée réticente au lancement d’un tel dispositif : le président de la République avait déclaré le 29 avril 2020 que de telles réglementations d’accès n’existeraient pas107 et de nombreux parlementaires s’étaient également opposés au projet108. Malgré ce début laborieux, le pass fut introduit par un amendement du 4 mai 2021109. Ainsi, la loi du 31 mai 2021 imposait la présentation de ce justificatif dans diverses situations. Quelque temps après, le 12 juillet 2021, le président de la République avait annoncé un élargissement110 qui fut définitivement mis en place par la loi du 5 août 2021. Dès lors, l’obligation de présentation du pass ne concernait plus que les activités présentant un risque particulier de diffusion du virus et les personnes intervenant dans des lieux ou établissements où la contamination et la densité de la population le justifiaient111. Enfin, avec la loi du 22 janvier 2022112 le pass sanitaire fut transformé en pass vaccinal, puis les restrictions prirent fin au 31 juillet 2022.
En Allemagne, la possibilité de restreindre l’accès à certains lieux a été introduite au §28a du IfSG le 15 septembre 2021. Furent principalement mises en place des réglementations appelées 2G-Regel, qui consistaient en la présentation d’un certificat de rétablissement ou de vaccination – sauf contre-indication médicale – afin de pouvoir accéder à certains lieux et activités. Cette règle s’appliquait notamment aux activités gastronomiques et culturelles113, mais ne concernait pas les achats de première nécessité114. Une version plus allégée de cette réglementation existait également : la 3G-Regel. Elle prévoyait la possibilité d’également d’accéder au lieu souhaité sur présentation d’un test virologique négatif. L’appellation de ces réglementations reposait sur la correspondance de la lettre G avec le justificatif à fournir. Un G pour geimpft = vacciné, un second pour genesen = rétabli et un troisième pour getestet = testé.
La particularité accompagnant l’accès à certains lieux a conduit à l’introduction d’alternatives plus strictes. Une 2G+Regel au Bundestag imposait aux députés vaccinés et/ou rétablis de présenter en addition de leur justificatif soit un test antigénique négatif, soit un certificat attestant d’un rappel du vaccin pour assister aux sessions parlementaires115. Ce renforcement du dispositif au sein du Bundestag fut confirmé par la Cour constitutionnelle qui s’appuyait sur la nécessité de conserver un Parlement fonctionnel116. D’autres renforcements furent la 3G+Regel qui conditionnait l’accès à la présentation d’un test virologique négatif de type PCR ou encore la 2G++Regel qui obligeait en supplément du justificatif le port d’un masque de type FFP2.
La plupart de ces réglementations d’accès furent instaurées par les Länder, toutefois, une modification du §28b du IfSG le 24 novembre 2021117 était en addition venue imposer à l’échelle fédérale la 3G-Regel pour l’accès aux lieux de travail jusqu’au 19 mars 2022.
Ces réglementations ont ainsi été un soutien considérable à la lutte contre l’épidémie, puisqu’elles ont non seulement permis de minimiser les atteintes aux droits et libertés des individus, mais ont aussi incité à la vaccination118. En effet, les taux de vaccination fin 2022 pour l’Allemagne étaient de 77,8 % d’individus ayant obtenu une dose et de 76,3 % pour deux doses119. La comparaison avec les taux français de vaccination à la même date montre que la campagne vaccinale semble avoir été quelque peu plus fructueuse en France qu’en Allemagne, car le taux d’individus ayant obtenu au moins une dose est quelque peu plus élevé à 81.0 %, dont 79.7 % ayant obtenu deux injections120. Ces nombreuses vaccinations ont été un atout dans l’optique de l’obtention d’une immunité collective contre la maladie, cependant, les taux fin 2022 apparaissaient encore insuffisants. Même après presque trois années d’épidémie, l’immunité collective contre la covid-19 peut encore être remise en question. L’on peut toutefois affirmer que l’absence d’obligation de vaccination généralisée a considérablement retardé cette immunité collective, et qu’en cas d’épidémie à venir, il semblerait donc plus opportun de ne pas l’exclure trop hâtivement121.
En définitive, l’étude menée permet ainsi d’avancer que la covid-19 a complètement bouleversé les deux États. La lutte contre l’épidémie durant presque trois années et la perte inattendue de nombreux droits et libertés fondamentaux démontre que les États n’étaient pas préparés à la gestion d’une situation d’une telle envergure. Le regard croisé avec l’Allemagne permet à la fois de nuancer certains choix français de lutte contre l’épidémie et d’en conforter d’autres. Peut-être pourra-t-on envisager à l’avenir, face à une situation analogue ou d’éventuels nouveaux défis, une gestion plus rationalisée, sans glisser autant dans l’exception.