Introduction
L’étude de l’intersection entre le droit privé des biens et le droit régissant la propriété publique est déterminante pour approcher le phénomène juridique des biens publics. L’expression de « propriété publique » est polysémique en droit civil, en ce qu’elle peut désigner « à la fois l’appropriation de biens par la puissance publique, les biens objets de cette appropriation et le régime juridique qui s’y attache1 ». Si le public est étymologiquement lié au peuple2, le discours actuel tend pourtant à assimiler le public à l’État3. En common law, l’expression propriété publique comporte également une certaine ambiguïté, illustrée par l’utilisation d’une double terminologie. Alors que la propriété publique/public [or state] ownership désigne les biens de l’État, du Gouvernement ou de la Couronne4, la terminologie biens public/public property est parfois employée comme synonyme de « public ownership », mais le plus souvent utilisée pour référer à des ressources collectivement appropriées, avec des privilèges d’accès et d’usage partagés par le public au sens large5.
La propriété publique doit-elle s’entendre d’un droit de propriété ordinaire, assimilable à la propriété privative, ou plutôt d’un droit de garde de type fiduciaire reconnu au souverain et issu du mandat populaire par lequel des biens lui ont été confiés ? Si l’idée de droit de garde et de surintendance, distincte de la propriété privative, a prévalu historiquement en droit civil, le régime actuel de la propriété publique en droit civil français l’assimile volontiers à la propriété privée. Cela est particulièrement net dans le Code général de la propriété des personnes publiques. La théorie de l’État, désormais conçue sur le principe de la reconnaissance de droits subjectifs, fait en sorte que la propriété étatique est possible sur les biens du domaine public. Dans un tel cadre, les biens publics sont clairement opposés aux biens communs6, dont l’usage appartient à tous7.
Si cette assimilation de la propriété publique à la propriété privée est aujourd’hui contestée par une partie de la doctrine civiliste qui prend au sérieux l’ancienne idée du droit de garde8, l’étude des fondements de la propriété privée en common law peut mettre sur la voie d’une vision plus nuancée de la propriété publique, laquelle n’est pas complètement autonome de la propriété collective. C’est ainsi que la conception de la propriété publique en common law, qui ne connaît pas de distinction nette entre propriété privée et propriété publique, offre le contraste entre un « État propriétaire » et un « État fiduciaire9 ». Cette dernière analogie permet de mettre l’accent sur le fait que les biens publics sont plutôt tenus en fiducie par le Gouvernement, pour le bénéfice de la population. Dès lors, l’opposition entre biens publics et biens communs s’amenuise et ouvre la voie sur l’idée d’une propriété publique moins centrée sur les droits du propriétaire public que sur les droits du public sur les biens publics.
Cet article adopte une méthodologie comparative afin de comprendre la conception de la propriété publique dans deux systèmes juridiques majeurs : les traditions romano-germaniques ou civilistes et les traditions de common law. L’objectif de cet article est de mettre en regard la conception de la propriété publique en droit civil et en common law, pour tenter de montrer que l’assimilation civiliste traditionnelle de la propriété publique à la propriété privée peut être mitigée, tant par un retour historique à l’ancienne idée du droit de garde et de surintendance, que par une analogie avec la propriété publique fiduciaire de la common law. Comme la distinction entre propriété publique et propriété privée est vague en common law, il convient d’examiner plus d’une juridiction afin d’obtenir une image plus complète. Ainsi, dans le cadre de la common law, nous avons sélectionné deux prototypes principaux, la common law anglaise et américaine10, complétés par la common law canadienne – le Canada étant connu pour son système mixte de traditions de la common law et de droit civil11. S’agissant du choix des juridictions civilistes, notre prototype sélectionné est le droit civil français12, complété par le droit civil québécois, pertinent à analyser en raison de son contact étroit avec les traditions de common law13. Finalement, quelques exemples issus de l’expérience italienne sont ajoutés à la marge, en raison de leur pertinence pour le sujet étudié.
La flexibilité de la common law s’agissant du concept de propriété, qui facilite le développement d’arrangements inclusifs tels que le public trust, nuance ainsi la conception civiliste classique d’une nature absolue et unitaire de la propriété. En se fondant sur une perspective comparative, la thèse de cet article est que la propriété publique ne doit pas être conceptualisée à l’image du paradigme classique de la propriété privée exclusive, mais devrait plutôt intégrer certains éléments de la propriété collective ou commune14, pour être analysée comme un droit d’inclusion15. Une discussion sur le lien entre les biens publics et les biens communs16 est donc nécessaire. Après avoir envisagé l’assimilation actuellement dominante de la propriété publique avec le modèle de la propriété privée exclusive (I), on rendra compte des liens possibles de la propriété publique avec un modèle plus inclusif de propriété de type fiduciaire, empruntant certains éléments à la propriété collective et aux biens communs (II).
I. Du modèle de la propriété exclusive du droit privé au modèle de la propriété exclusive en droit public : l’analogie propriétaire
La propriété publique est rarement associée aux communs, en raison de son affiliation courante avec la propriété privée. Il importe toutefois de revenir aux fondements de la conceptualisation de la propriété privée en droit civil et en common law, afin d’éclairer la manière dont on comprend la propriété publique dans un contexte d’assimilation entre propriété publique et propriété privée. On envisagera d’abord le modèle de la propriété exclusive du droit privé (A), puis l’analogie de la propriété publique avec le modèle propriétaire du droit privé (B).
A. Le modèle de la propriété exclusive du droit privé
On opposera ici un modèle fort de propriété exclusive en droit civil (1) à un modèle plus modéré de propriété exclusive en common law (2).
1. Modèle fort d’une propriété exclusive en droit civil
En droit civil, le modèle traditionnel est celui d’une propriété absolue et exclusive. En droit français, l’article 544 du Code civil est généralement interprété comme conférant au propriétaire un droit absolu et/ou un pouvoir exclusif sur une chose corporelle17.
En droit québécois, le fait que le Code civil du Québec (ci-après « C.c.Q. ») ait remplacé l’ancienne définition de la propriété comme droit le plus absolu par une formulation plus modeste de droit libre et complet18 n’empêche toutefois pas la qualification traditionnelle de la propriété privée comme un droit exclusif19. C’est ainsi que le propriétaire est décrit comme étant « seul à prétendre à l’ensemble des attributs sur l’objet de son droit20 ». Si d’un point de vue interne, l’exclusivité permet à une personne d’exercer une prérogative sur la chose d’une manière particulièrement forte, d’un point de vue externe, elle permet au propriétaire d’assurer l’exclusivité de son droit sur la chose vis-à-vis des tiers21. Dans tous les cas cependant, l’exclusivité de la propriété, y compris en droit civil, doit être nuancée22. Or, dès lors qu’on rectifie cette idée de base, les arrangements plus inclusifs, relationnels et sociaux peuvent se transposer dans la conceptualisation de la propriété publique.
2. Modèle modéré d’une propriété exclusive en common law
En common law, si le modèle d’une propriété exclusive existe, il s’agit toutefois d’une version atténuée ou faible de propriété exclusive. Bien que la vision traditionnelle de la propriété en common law référait à une puissance absolue sur la chose permettant l’exclusion du droit de toute autre personne23, la définition actuellement dominante de la propriété en common law est issue des travaux de Honoré et Hohfeld et renvoie plutôt à un bundle of rights24. La définition moderne de la propriété en common law y voit un ensemble ou un fagot de droits sur la chose et plus précisément, un ensemble de droits, d’obligations, de privilèges, de pouvoirs et d’immunités susceptibles d’affecter un bien25. Une telle vision de la propriété propose donc une version atténuée d’une propriété absolue et exclusive, dans laquelle plusieurs droits se chevauchent. L’importance du trust en common law privé des biens26 peut être liée à une conception plus modérée de la propriété privée. Par exemple, la doctrine de la fiducie publique/public trust doctrine, dont on peut tracer une origine dans la Magna Carta anglaise27, donne un titre limité de propriété aux pouvoirs publics permettant d’établir des relations fiduciaires à usage public pour certaines ressources naturelles et culturelles28. Cela explique notamment l’influence de cette doctrine en droit américain29, qui est davantage marqué par un modèle fiduciaire de propriété, dans lequel le public est bénéficiaire.
B. L’analogie de la propriété publique avec le modèle propriétaire du droit privé
Si le modèle propriétaire n’est pas identique en droit civil et en common law, on retrouve toutefois une analogie plus ou moins forte de la propriété publique avec la propriété privée en droit civil (1) et en common law (2).
1. Analogie forte de la propriété publique avec la propriété privée en droit civil
Après avoir rendu compte de la reconnaissance de droits subjectifs de l’État sur les biens du domaine public (a), on se penchera sur l’assimilation de la propriété publique à la propriété privée (b).
a) La reconnaissance de droits subjectifs de l’État sur les biens du domaine public
En droit civil, les biens des personnes publiques sont traditionnellement répartis en biens du domaine privé et biens du domaine public. Si le droit de propriété des personnes publiques sur les biens du domaine privé n’a jamais été contesté30, la possibilité que l’État ait un droit de propriété sur les biens du domaine public a davantage interrogé la doctrine31. C’est au Doyen Maurice Hauriou qu’est généralement attribuée la thèse de la propriété de l’État sur les biens du domaine public32. Selon cette théorie, les éléments classiques de la propriété ne sont pas totalement exclus du domaine public : l’usus existe pour le domaine affecté aux services publics, le fructus apparaît dans les revenus et utilités que l’administration retire du domaine public et quant à l’abusus, l’inaliénabilité prouverait la propriété, puisque l’interdiction d’aliéner n’aurait pas d’objet si l’État n’était pas propriétaire33.
Comme cela a été montré en doctrine, chez Hauriou, le projet d’unir le droit administratif autour de la notion de droits subjectifs de l’État34 est largement politique : dès lors que des droits subjectifs sont reconnus à l’État, il devient possible de penser les droits de l’État sur les biens du domaine public comme un droit de propriété35. L’idée de la personnalisation de l’État se retrouve également chez Raymond Saleilles. C’est d’ailleurs de sa pensée qu’Hauriou se serait inspiré sur la question de savoir si un droit peut exister sans un sujet déterminé auquel il se rapporte et sur l’idée selon laquelle les seuls titulaires de droit sont des individus singuliers ou collectifs dotés de personnalité morale36. Cette idée amène plusieurs conséquences, dont celle qui veut que les droits du public soient directement attribués à l’État et que l’intérêt général se confonde avec l’intérêt de l’État en tant que personne37. Dès lors, l’inclusion du public par des droits d’accès et de jouissance sur le domaine public est mitigée.
b) L’assimilation de la propriété publique à la propriété privée
Selon plusieurs auteurs, la propriété publique n’a pas une nature juridique différente de celle de la propriété privée ; il y a simplement des différences de régime juridique, liées au fait qu’il s’agit de biens appropriés par des personnes publiques38. Il n’y aurait donc pas de « propriété administrative39 ». C’est ainsi que selon Hauriou, « si le droit de domaine public est un droit de propriété, ce n’est pas la propriété ordinaire, c’est une propriété qui mérite le nom de public, qui doit être rattachée à la puissance publique et qui est caractérisée dans ses effets par la destination d’utilité publique de la chose40 ». Il s’agit cependant pour cet auteur d’une propriété qui prend la propriété privée comme modèle, même si la propriété publique « se caractérise par un ensemble de modifications apportées à la propriété ordinaire par le fait de l’affectation et détruite par le fait de la désaffectation41 ».
Si la thèse « propriétariste » se développe à partir de la fin du xixe siècle42, le récent Code de la propriété des personnes publiques lui donne une nouvelle assise. Bien que l’on ait pu nuancer la portée de ce code qui résulte d’une simple ordonnance43, le Code général de la propriété des personnes publiques de 2006 reconnaît désormais clairement que les biens publics sont la propriété des personnes publiques, qu’il s’agisse de l’État, des collectivités locales ou des établissements publics44. Certains auteurs considèrent que, devant la clarté de ces textes récents, les personnes publiques sont des propriétaires (ordinaires) et qu’il ne serait plus possible de confondre la propriété publique et la domanialité publique45. Il existerait donc une notion de propriété publique dans laquelle on retrouverait les éléments de la propriété privée, le régime de la domanialité publique désignant plutôt un régime d’affectation46. Dès lors que la référence à la propriété est faite s’agissant des biens de l’État, cela va dans le sens de l’assimilation de la propriété publique à la propriété privée, qui lui emprunte alors ses caractéristiques, y compris son caractère traditionnellement exclusif.
En droit québécois, la propriété publique est en principe soumise aux règles de droit privé47. On a pu souligner que le Code civil du Québec a eu pour effet de privatiser – au moins partiellement – le droit public, car il est devenu une source directe de droit, notamment pour les personnes morales de droit public comme les organismes municipaux48. Aux termes de l’article 918 C.c.Q., « Les parties du territoire qui ne sont pas la propriété de personnes physiques ou morales, ou qui ne sont pas transférées à un patrimoine fiduciaire, appartiennent à l’État et font partie de son domaine. » Cet article est généralement interprété comme référant à l’idée de l’État comme un propriétaire résiduaire, même si cette idée doit être nuancée pour tenir compte des droits des Autochtones sur des parties importantes du territoire49. Font partie du domaine public les biens qui appartiennent à l’État fédéral ou provincial50, de même que les biens des personnes morales de droit public affectés à l’utilité publique51.
La doctrine québécoise considère que la théorie de la dualité domaniale, autrement dit la séparation entre le domaine privé et le domaine public de l’État, est en principe inopérante. En effet, contrairement au droit français, où les deux domaines obéissent à des régimes juridiques distincts, cette théorie n’a pas d’effet concret au Québec, sauf en matière municipale52. En matière municipale, la dualité domaniale qui résulte de l’article 916 du Code civil du Québec53, fait en sorte que les biens municipaux affectés à l’utilité publique sont en principe inaliénables, insaisissables et non taxables54. Comme l’expliquent René Dussault et Louis Borgeat, si l’expression domaine public est utilisée dans le contexte municipal pour désigner les biens des municipalités affectés à l’usage général et public, « [c]ela ne signifie pas que les biens du domaine public municipal appartiennent à la Couronne, mais simplement que les municipalités jouissent à leur égard de certains privilèges et immunités55 ». En cela, le droit québécois se rapproche davantage que le droit français de l’analogie modérée de la propriété publique avec la propriété privée caractéristique de la common law, puisque la dualité entre la propriété publique et la propriété privée est moins absolue qu’en droit français. En outre, le droit québécois peut mettre ici sur la piste d’un droit public où l’autorité publique jouit moins de droits subjectifs que de privilèges et où les biens du domaine public n’appartiennent pas à la Couronne à proprement parler. Le droit québécois s’éloigne ainsi de l’analogie avec la propriété privée.
2. Analogie modérée de la propriété publique avec la propriété privée en common law
Si la common law ne connaît pas de catégorie claire de propriété publique (a), la présence de l’analogie propriétaire se retrouve également dans cette tradition (b).
a) L’absence d’une catégorie nette de propriété publique en common law
En common law, la « propriété publique » n’est pas une catégorie autonome et il est dès lors difficile d’articuler une distinction générale entre la propriété privée et la propriété publique56. Le fait même de considérer l’État comme une personne morale est largement étrangère à la tradition de common law57. C’est ainsi que les biens du Gouvernement sont analysés comme assujettis à la propriété privée dans la tradition de la common law58.
Si la propriété de la Couronne ne diffère pas fondamentalement de la propriété individuelle, la common law anglaise reconnaît toutefois des règles particulières qui se distinguent des règles de la propriété ordinaire, notamment l’imprescriptibilité, l’immunité fiscale et l’insaisissabilité59. Comme l’a montré Giorgio Resta, l’idée traditionnelle selon laquelle il n’y a pas de droit de la propriété publique distinct en common law peut être nuancée. En effet, même si la tradition étatique est faible en common law, la Couronne a longtemps joué un rôle équivalent60. De plus, si les règles applicables aux biens de la Couronne sont en principe les mêmes que pour les biens privés, plusieurs catégories de choses (comme les forêts ou les autoroutes61) sont soumises à des réglementations spécifiques, en raison de l’utilité publique qui caractérise leur usage62. Dès lors que l’absence de propriété publique peut être nuancée, il est possible d’articuler une certaine distinction entre propriété privée et propriété publique, y compris en common law.
Si on suit la thèse traditionnelle de l’absence d’une catégorie autonome d’une propriété publique, l’idée d’une assimilation entre propriété privée et publique n’a que peu de sens. Toutefois, pour les auteurs qui admettent la présence d’une forme de propriété publique en common law, il est possible de considérer que ce type de propriété est assimilé au modèle propriétaire de la propriété privée.
b) La présence de l’analogie propriétaire en common law
L’émergence de l’analogie du Gouvernement-propriétaire fait écho aux développements jurisprudentiels. Dans l’affaire Commonwhealth of Canada, la Cour suprême du Canada a été appelée à se prononcer sur l’accès du public à un terminal d’aéroport appartenant au Gouvernement, dans le contexte du droit à la liberté d’expression protégé par la Charte. Dans cette affaire, des membres de l’organisation politique du « Comité pour la République du Canada » voulaient informer le public présent de l’existence de leur organisation et de son idéologie. Bien que le juge en chef Lamer ait reconnu « la nature particulière de la propriété gouvernementale » et sa « nature quasi-fiduciaire63 », le juge La Forest a été amené à convenir que le droit de propriété du Gouvernement n’était en rien différent de celui d’un propriétaire privé64.
Depuis cette affaire, l’analogie du Gouvernement comme propriétaire est devenue dominante en common law65. C’est ainsi que dans l’affaire Batty v. Toronto66, le mouvement « Occupy Toronto » avait établi une tente dans le parc Saint-James pendant plusieurs semaines. La ville de Toronto avait initié un avis de trespass (trespass notice) fondé sur la Loi pour atteinte à la propriété/Trespass to Property Act. Le mouvement « occupy Toronto » avait répliqué en argumentant que cela allait à l’encontre des droits des manifestants protégés par la Charte canadienne des droits et libertés67. Or, la Cour ontarienne rejette leur requête dans cette affaire, en appliquant un modèle de propriété privée exclusive à des biens qui auraient pourtant pu être qualifiés de communs68.
Même si la propriété publique est peu discutée en common law, les cas canadiens étudiés résonnent avec l’analogie de la propriété privée, qui est plus évidente dans les traditions civilistes. En contredisant ce modèle de propriété exclusive, les développements qui suivent envisagent le modèle d’une propriété plus inclusive et prometteuse pour l’accès du public aux biens.
II. Du concept de la propriété exclusive du droit privé à un modèle de propriété inclusive en droit public : l’analogie du gardien-fiduciaire
Tant en droit civil qu’en common law, il est possible de conceptualiser la propriété publique dans le sens d’une analogie avec le modèle fiduciaire. Dans une telle perspective, c’est un modèle de propriété inclusive – qui comprend des droits d’accès, de jouissance et d’utilisation pour le public ou la population en général – qui est proposé pour la propriété publique, distinct d’une propriété exclusiviste qui limite les modalités de l’inclusion à la volonté gouvernementale et aux impératifs de protection constitutionnelle. En ce sens, la propriété publique se rapproche des communs, reconnus pour leurs caractéristiques inclusives et collectives69. Après avoir envisagé le droit de garde comme modèle alternatif de la propriété publique en droit civil sur le modèle de l’État fiduciaire (A), on rendra compte du modèle fiduciaire comme alternative pour la propriété publique en common law (B).
A. Le droit de garde comme modèle alternatif de la propriété publique en droit civil
On rappellera le contexte historique de l’analyse du droit de garde (1), avant de se pencher sur une analyse théorique du modèle fiduciaire de l’État gardien comme modèle alternatif pour la propriété publique, qui emprunte certains éléments à la propriété commune (2).
1. Analyse historique
En droit romain, à la fin de la République et au début de l’Empire, le régime de la propriété ne s’étend pas à toutes les choses : les choses sacrées (res sacrea), les choses religieuses (res religiosae) et les choses saintes (res sanctae) échappent au dominium. Il en va de même des biens du peuple romain et notamment des terres confisquées aux peuples vaincus (ager publicus), dont Gaius écrit qu’ils sont « en dehors de notre patrimoine » (extra nostrum patrimonium)70. Dans le droit de Justinien, plusieurs biens continuent d’échapper à la propriété privée, incluant les choses publiques (res publicaes), telles que les voies publiques, les rivières et les ports, qui s’étaient ajoutées à l’ager publicus. Tant les Institutes de Gaius que les Institutes de Justinien classent ces choses non susceptibles d’appropriation privée en choses de droit divin (res divini juris, qui sont subdivisées entre res sacrae, res religiosoe et res sanctae) et choses droit humain (regroupant res communes, res publicae et res universitatis)71.
Comme l’historien du droit Yan Thomas l’a bien montré, en droit romain, le statut des biens publics n’était pas fondé sur la nature de ces biens, mais étaient institués tels pour les soustraire au commerce et les affecter à l’usage du public72. En droit romain, les choses publiques (res publicae), de même que les choses sacrées et religieuses, étaient conçues comme des choses extérieures à la sphère de la propriété individuelle73. De plus, le public référait non pas à l’État, mais à un public « non organisé », à savoir tous les membres de la Cité en leur qualité de membre de la communauté politique ou citoyenne74.
Selon Yann Thomas, il existait donc en droit romain une distinction entre une « zone de domanialité, dont l’État disposait librement » et une « zone d’“usage public” (places, théâtres, marchés, portiques, routes, rivières, conduites d’eau, etc.) », dont l’indisponibilité s’imposait d’une manière absolue75. Les choses publiques « n’étaient pas inappropriables en raison d’une quelconque titularité étatique, mais à cause de leur affectation […]. Ces choses dites “publiques” étaient librement accessibles à tous […]76 ». Alors que les choses (res) étaient essentiellement patrimoniales en droit romain, le droit sacré et le droit public les frappaient exceptionnellement d’indisponibilité et d’une destination perpétuelle77.
Il reviendrait toutefois aux auteurs de l’Ancien droit d’avoir construit une véritable théorie du domaine de la Couronne78. Une majorité de ces auteurs semble avoir délaissé l’approche propriétariste, pour reconnaître l’idée d’un droit de garde du Souverain : « le prince, dont la potestas dérive d’un mandat populaire et divin, ne saurait librement disposer des droits qui lui sont conférés et des biens à lui confier79 ». L’idée du droit de garde a donc certainement une assise historique.
2. Analyse théorique
La thèse propriétariste et le droit de garde désignent deux grandes théories que les juristes ont utilisées pour expliquer la propriété publique. Selon Hauriou, l’affectation des biens à l’usage du public modifie les effets de la propriété ordinaire sans pour autant changer sa nature80. Or, si l’on admet que la propriété publique est de même nature que la propriété privée, il devient logique de lui attribuer par analogie les mêmes caractères, y compris son caractère exclusif. Pourtant, comme l’a souligné une partie de la doctrine, on peut s’étonner d’une propriété « ordinaire », pourtant dépourvue d’usus et de pratiquement tout fructus et abusus81. En outre, la propriété publique ne se caractérise pas par l’exclusivité d’utilisation, ce qui est particulièrement net en droit canadien dans le contexte des droits autochtones qui se superposent à ceux de l’État82.
À l’opposé de la thèse propriétariste formulée par Hauriou et Saleille, l’idée de l’État gardien a été articulée par Jean-Baptiste Proudhon83. Proudhon est généralement considéré comme étant à l’origine de la théorie de la division entre domaine privé et domaine public de l’État, le domaine public étant constitué de biens affectés à l’usage du public ou au service public84. Proudhon a critiqué l’affirmation selon laquelle les choses du domaine public appartiennent à l’État et il est clair dans sa conception que le public n’est pas assimilé à l’État85. En effet, alors que la propriété (sous entendue privée) se caractérise par le droit d’exclure, le domaine public est au contraire inclusif de façon inhérente, puisque personne ne peut exclure les autres de la jouissance des biens affectés à l’usage public86. L’État devrait ainsi être davantage regardé comme un gardien ou un administrateur87.
Mikhaïl Xifaras a montré que la thèse « propriétariste », qui se développe à partir de la fin du xixe siècle, a eu pour effet de substituer l’État au public88. En effet, le public chez Proudhon est vu comme « un être moral et collectif », qui réfère à « tous ceux qui ont la liberté de jouir du domaine affecté à leur usage », autrement dit « tout le monde » ou « n’importe qui89 ». Or, dès lors que l’on recourt à l’idée de personnalité juridique de l’État, le public étant un collectif sans personnalité juridique, seul l’État peut agir pour le représenter. C’est ainsi que s’opère le glissement entre ce qui appartient au public et ce qui est la propriété de l’État90. Or, le droit de garde ne fait pas référence à l’exercice des droits des personnes administratives, mais à « l’exercice des droits du public, en son nom et pour son compte91 ». Même s’il n’y a pas de définition précise du droit de garde ou de surintendance, les auteurs ont bien présenté ses caractéristiques92. Qu’il s’agisse du roi, du seigneur ou de l’État, il n’exerce « que des prérogatives de conservation, ou des pouvoirs de police, mais non des actes de disposition » et il ne réunit « pas entre ses mains les composantes classiques de la propriété que sont l’usus, le fructus et l’abusus93 ». On voit donc se profiler un changement de perspective important et un passage des droits d’un propriétaire privé exercé par des personnes publiques, à un droit collectif du public exercé par l’État dans sa fonction étatique.
En droit civil français, les biens possédés par les personnes publiques sont divisés en biens du domaine privé, soumis à la domanialité privée, et biens du domaine public, soumis à la domanialité publique94. Or, il est courant d’admettre que la différence entre les deux résulte de l’affectation95. L’affectation peut être définie comme « la détermination d’une finalité particulière en vue de laquelle un bien sera utilisé96 ». Si à l’origine, l’utilité publique désignait l’affectation à l’usage de tous, ce critère a par la suite été concurrencé par celui de l’affectation à un service97.
La distinction entre ce qui appartient au domaine public et les autres biens a longtemps été ambiguë. Jusqu’à la fin du xixe siècle, la distinction entre ces domaines est fondée sur la nature des biens, avant de reposer à partir du début du xxe siècle sur l’utilité publique des biens et sur leur affectation98. Aujourd’hui, la doctrine française contemporaine majoritaire « reconnaît que la propriété des personnes publiques sur leur domaine public est distincte de la propriété privée, dans la mesure où elle se caractérise par l’existence de l’affectation du bien à l’utilité publique, qui a pour effet de paralyser les conséquences du droit de propriété99 ». Dès lors, c’est avant tout le critère de l’affectation qui sert de fondement à l’application de règles particulières100.
Certains auteurs ont pu noter que le débat devrait se déplacer non plus sur la question de savoir si la propriété publique doit être assimilée à la propriété privée, mais sur les justifications de la coexistence des deux régimes et sur le point de savoir « comment utiliser le bien et dans quel but », incluant la question de l’affectation à l’utilité publique101. Or, si l’on admet que la propriété publique ne doit pas être analysée sur le modèle de la propriété privée (exclusive), d’autres modèles surgissent, y compris le modèle du droit de garde et le modèle fiduciaire, ce qui permet d’ouvrir la porte à un modèle propriétaire plus inclusif, en lien avec les communs.
Fabienne Orsi a souligné que mouvement des communs permet d’apporter un nouvel éclairage sur les voies possibles d’une reconquête démocratique des biens publics102. En Italie, un projet relatif aux biens communs confirme ce point de vue. Le projet de loi de la commission Rodota a saisi l’occasion d’une proposition de réforme du Code civil relativement à la propriété publique pour proposer d’introduire la catégorie juridique des biens communs. L’objectif était d’empêcher la privatisation des services publics locaux, incluant la gestion de l’eau potable et la vente du patrimoine public à des entreprises privées ou semi-privées103. Ceci devait être réalisé par le biais de la création de la catégorie juridique des biens d’appartenance collective. Si cette réforme n’a pas vu le jour, le retour des communs se manifeste toutefois dans la pratique. En France, un projet récent sur la reconnaissance des communs a été déposé104, qui pourrait aller dans le sens d’un rapprochement des biens publics et des biens communs105.
Personne ne pouvant exclure les autres de la jouissance des biens réservés à l’usage public, le droit de garde peut ainsi être vu comme empruntant des éléments de la propriété collective, puisque la propriété collective et les biens communs comportent des éléments d’inclusion qui ne sont pas présents dans le modèle propriétaire traditionnel. En effet, contrairement aux biens traditionnels qui désignent des choses susceptibles d’appropriation106 et sont marqués par l’exclusivisme de la propriété privée107, les biens communs font référence à des biens non rivaux108, ouverts en accès partagé à une communauté, qui peut être plus ou moins large et plus ou moins précise ou diffuse109. En cela, le droit de garde – forme possible d’équivalent civiliste au modèle fiduciaire – se rapproche davantage des biens communs et de la propriété collective que du modèle exclusiviste de la propriété issue du droit privé : les biens appartiennent au public en commun, bien qu’administrés par le Gouvernement.
B. Le modèle fiduciaire comme modèle alternatif à la propriété publique en common law
Si l’analogie avec la propriété s’est récemment imposée avec l’affaire Commonwealth of Canada, traditionnellement c’est l’analogie avec le trust ou la fiducie qui constituait le paradigme dominant au Canada, tout comme ailleurs dans les pays de tradition de common law110. On envisagera la propriété publique comme droit d’inclusion (1), avant de faire le lien entre la propriété publique et les communs (2).
1. La propriété publique comme droit d’inclusion
De façon traditionnelle, l’analogie de la propriété publique avec le modèle fiduciaire a été adoptée par la common law anglaise111 et fait essentiellement référence aux droits publics de navigation, de commerce et de pêche, ainsi qu’à l’accès aux autoroutes et à certaines parties de la côte112. Dans un modèle de type fiduciaire, le Gouvernement ne peut aliéner ces ressources pour en faire des biens privés ni permettre des dommages à ces biens ou leur destruction, mais implique plutôt un devoir positif de sauvegarder ces ressources à long terme113 et de faire en sorte qu’elles restent disponibles et accessibles pour le public114.
La principale affaire de la Cour suprême des États-Unis en la matière est Illinois Central Railroad Co v Illinois. Dans cette affaire, la haute cour a jugé attentatoire aux principes fiduciaires la tentative de vente de terres submergées en front de mer de Chicago par le Gouvernement de l’Illinois à une corporation privée115. Cette affaire reste toujours la plus influente dans le contexte du Gouvernement fiduciaire.
En common law américaine, l’affaire Hague v Committee for Industrial Organisation décrit en outre les biens publics (common property) de la façon suivante :
Quel que soit le titre sur qui repose les rues et les parcs, ils ont été tenus en trust de façon immémoriale pour l’usage du public et […] ont été utilisés pour des fins d’assemblée, de communication entre citoyens et de discussions de questions publiques. Cet usage des rues et des places publiques fait partie, depuis des temps anciens, des privilèges, immunités, droits et libertés des citoyens. Ce privilège […] peut être régulé dans l’intérêt de tous ; il n’est pas absolu, mais relatif […], mais il ne peut en guise de régulation être […] nié116. (Notre traduction.)
Ultimement, on peut donc considérer que ce qui se trouve au cœur de la doctrine « public trust » est le devoir pour l’État de s’occuper des ressources publiques pour que celles-ci restent disponibles pour le public117.
Si l’analogie fiduciaire n’a jamais eu la même force en droit canadien qu’en droit américain118, cela n’empêche pas la jurisprudence de s’y référer parfois119, ni la doctrine de souhaiter une utilisation plus importante de ce modèle comme théorie générale de droit public120.
2. La propriété publique et les communs
Depuis plusieurs années, le mouvement des communs gagne en importance121 et il semble opportun de mettre en relation ce mouvement de réflexion122 avec les conceptions en cours de la propriété publique. Selon Dardot et Laval, l’origine lexicale de « commun » remonte à l’époque aristotélicienne, où « [l]’institution du commun » est l’effet d’« une réciprocité entre ceux qui prennent part à une activité ou partagent un mode d’existence […]123 ». À l’époque moderne, même s’il est difficile d’arriver à un consensus sur la définition des communs, les auteurs constatent la caractéristique inclusive des communs124.
Dans le modèle d’Ostrom et Cole, les biens se répartissent selon une classification quadripartite : biens privés, biens communs, biens publics et non-biens. Dans cette typologie conventionnelle, la propriété privée est la propriété des individus qui ont le droit d’exclure autrui de leur bien ; la propriété commune est une propriété collective dont les outsiders/tiers peuvent être exclus ; et la propriété publique est « une forme spéciale de propriété commune censée appartenir à l’ensemble des citoyens, mais typiquement contrôlée par les élus officiels ou les bureaucrates125 ». Au contraire, Macpherson propose une classification des biens tripartite entre biens communs, biens privés et biens étatiques. Pour cet auteur, les biens communs sont ceux que la société ou l’État déclarent d’usage commun et incluent le droit de ne pas en être exclu. Il s’agit notamment des rues, des parcs, ou des autoroutes. Les biens privés désignent au contraire le droit d’un individu d’exclure les autres de l’usage et des bénéfices de ce bien. Quant aux biens publics, il s’agit des biens tenus par l’État agissant comme corporation126, ou dit autrement, des biens tenus par l’État-personne morale.
Ces deux conceptions entrent en tension puisque la qualification « conventionnelle » voit plutôt les biens communs comme des espèces de biens privés, alors que Macpherson assimile plutôt la propriété commune à la propriété publique. En effet, pour Macpherson, la propriété commune pourrait aussi être appelée publique (public-commun), alors que la typologie conventionnelle voit plutôt les biens communs comme des espèces de biens privés (privé-commun)127.
Comme le souligne Sarah Hamil, l’accent mis sur la propriété fait en sorte que l’analyse des biens commence par le propriétaire et son usage du bien. Or, cela est problématique pour les biens communs/publics qui sont partagés par la population et confiés au Gouvernement. Cela explique que dans la théorie du bundle of rights, la propriété apparaît souvent détachée de son contexte social128. Toutefois, les théories qui sont fondées sur une conception de la propriété individuelle semblent encore plus étanches au contexte social de la propriété. En définitive, ce que l’analogie avec la propriété garde dans l’ombre, c’est que ce qui importe est moins qui est propriétaire, que la relation du public avec le bien129. Or, ce qui est caractéristique de la propriété publique/commune ne réside pas dans le droit d’exclure les tiers, mais plutôt dans le droit de ne pas être exclu de certains biens, tels que les parcs publics130. L’analogie avec le trust reconnaît donc mieux que l’analogie propriétaire l’idée selon laquelle le bénéfice est celui de tous.
Cela pointe donc dans une double direction : celle qui souligne la tension entre public/commun d’une part, et d’autre part, celle qui montre que les biens publics ne sauraient être limités aux biens de l’État, mais doivent plutôt être compris comme désignant les biens du public, lesquels sont en partie communs.
Conclusion
Cette étude a permis de montrer que la common law permet de mettre sur la piste d’un modèle fiduciaire de la propriété publique, qui fait écho à l’ancienne idée du droit de garde, que plusieurs auteurs civilistes souhaiteraient remettre d’actualité comme modèle de la propriété publique. Si la common law n’a pas de conception normative claire de la propriété publique, il est pourtant avéré qu’un certain nombre de règles distinctes s’appliquent lorsque la Couronne exerce des prérogatives de puissance publique sur les biens affectés à l’usage du public et que dès lors, la tension public/privé est présente au moins en partie tant en droit civil qu’en common law.
Le modèle de la propriété publique vue comme un équivalent de la propriété privée exclusive atteint ses limites et la conception sociale de la propriété aiguille vers une conception de la propriété publique qui tienne davantage compte du public et de la collectivité, plutôt que du propriétaire.
Le modèle fiduciaire propose une conception plus inclusive, axée non pas sur la capacité pour l’État d’exclure, comme on le retrouve pour la propriété privée, mais plutôt sur la charge ou le devoir reposant sur l’État de ne pas exclure le public d’un certain nombre de biens, qui en raison de leur affectation, doivent non seulement être protégés mais également demeurer accessible à tous.
Dès lors, la propriété publique ne devrait donc pas être envisagée à l’image du paradigme classique de la propriété privée exclusive, mais devrait plutôt intégrer certains éléments de la propriété commune ou collective, pour être conceptualisée comme un droit d’inclusion.