L’étude
Gilles Azowa Kragbe se propose d’aborder la préservation de l'environnement au moyen du droit traditionnel à partir de l'exemple des régions forestières de Côte d'Ivoire. Il s’agit, explique-t-il, d’un ensemble de normes et d’institutions qui, en parallèle des instruments contemporains (conventions, lois, règlements), offrent les garanties d’une exploitation réfléchie et d’un développement vraiment durable. Ces normes et ces institutions, avant comme après la décolonisation (1960), ont été dépréciées et marginalisées. Toutefois, l’urgence climatique peut leur offrir un nouveau souffle. Tel est le sens du plaidoyer de l’auteur en faveur des droits publics et privés traditionnels.
L’auteur
Gilles Azowa Kragbe est historien du droit, professeur à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire). Il est membre du Centre Africain d’Histoire du Droit, des Institutions et des Idées Politiques (CAHDIIP) et responsable du Laboratoire d’histoire du droit des espaces. Ses travaux portent sur le droit traditionnel et le droit colonial.
La préservation de l’environnement constitue l’un des défis majeurs pour l’humanité. Cette urgence concerne toutes les sciences humaines, y compris les sciences juridiques. Toutefois, en Afrique, par rapport aux pays d’Europe et d’Amérique du Nord, la mobilisation du droit s’effectue de façon très particulière. À côté du droit international et étatique, il existe en effet un ordre juridique traditionnel, constitué des pratiques coutumières locales qui régissent la vie sociale en milieu rural1, qui se transmettent de générations en générations2, et qui permettent de participer aux finalités mêmes du développement durable puisqu’on leur assigne trois objectifs : la maîtrise du temps3, la maîtrise des hommes4, la maîtrise de l’espace et des ressources5. Selon cette vision, l’environnement ne constitue pas un simple milieu d’où l’on peut extraire diverses richesses naturelles, mais « une sorte de monde vivant, une matière animée, habitée par un souffle divin à savoir celui des dieux et des ancêtres6 ». Dans ce cadre, le droit traditionnel a contribué à la protection des forêts, car il définit les conditions d’accès à la terre, les modes d’exploitation et des ressources naturelles, parfois même les conditions de travail. De sorte que certains chercheurs estiment qu’il a permis d’accumuler d’immenses savoirs, dénommés « savoirs écologiques traditionnels7 ».
Évidemment, avec l’introduction en Afrique du droit occidental et des logiques économiques modernes, cet ordre juridique traditionnel a perdu une partie de son dynamisme ancestral. Paradoxalement, la politique coloniale française a été reprise par l’État ivoirien issu des indépendances en 1960 au nom du développement économique8. La forêt ivoirienne qui couvrait douze millions d’hectares en 1956, puis neuf millions en 1965, représente moins de trois millions d’hectares9. Aux problèmes classiques (surexploitation forestière, conflits fonciers, concurrence entre institutions étatiques et institutions traditionnelles) s’ajoute désormais la question environnementale. L’empilement des nouvelles normes ivoiriennes (loi de 1998 sur le foncier rural, code forestier de 2019, code de l’environnement de 2023) traduit la difficulté de répondre à l’enjeu, à tel point qu’on en vient à se demander si le droit moderne n’a pas failli à sa mission. Dès lors, faut-il reconsidérer la place des normes et des institutions traditionnelles10 ? Sont-elles capables de répondre à l’enjeu climatique ? Leurs caractéristiques les mettent-elles en mesure d’éviter la déforestation et ses conséquences ? Y aurait-il un lien entre l’érosion de la biodiversité et l’érosion du droit traditionnel ?
Nous proposons dans les pages qui suivent une réflexion sur la nature profonde des normes et des institutions traditionnelles, afin de montrer qu’elles peuvent efficacement concourir aux politiques publiques en matière de développement durable peut-être et même sans doute de façon plus efficace que les instruments occidentaux proposés au législateur ivoirien. Notre analyse s’appuie sur une étude menée dans trois régions forestières représentatives des grands massifs forestiers de la Côte d’Ivoire : la région de Divo dans le Sud forestier11, l’espace Taï, zone essentielle de la forêt montagnarde12, et les îles Ehotilé, localité emblématique des forêts littorales13. Ce sont trois régions administratives qui jouissent d’un potentiel forestier et qui exploitent d’importantes ressources (café, cacao, bois). D’un côté, elles offrent une gestion originale des ressources naturelles14. De l’autre, elles ont subi, pendant comme après la colonisation, une dépréciation des traditions qui, toutefois, n’ont pas disparu15. Examinons tour à tour la pertinence des normes du droit traditionnel dans la préservation des ressources forestières (1), puis l’utilité des structures sociales traditionnelles (2).
1. Pertinence des normes traditionnelles en matière de développement forestier durable
Le droit traditionnel est caractérisé par trois règles dans la gestion des ressources naturelles : les biens fonciers sont considérés comme collectifs, inaliénables et sacrés.
1.1. Le caractère collectif et inaliénable des ressources naturelles
Selon Elias Olowale et Albert Ley, traiter de la propriété de la forêt et ses ressources (faune, flore, eaux, domaine foncier) en droit traditionnel africain revient à insister sur la coexistence de droits collectifs16. Il n’existe pas de droits individuels du chef ou de l’aîné du groupe, mais un droit possédé concurremment par tous les membres du groupe social considéré comme une personne juridique. Cette thèse est confirmée par le chef du village de Nebo dans la région dida de Divo qui témoigne que chaque village de la localité est dépositaire de certains droits fonciers au nom de la communauté villageoise. En outre, les lignages sont propriétaires de zones de « forêts noires » ou forêt primaire (en dida : kokpa). Ces structures disposent sur le territoire villageois, d’un droit exclusif de chasse, de piégeage et de pêche. Dans le canton Abohiri deux lignages à savoir le lignage Tadié et le lignage Goudi provenant respectivement des villages de Nebo et de Gnehiri, se partagent un espace forestier situé dans leurs limites respectives d’une superficie approximative de quatre-vingts hectares. Selon le chef de village de Nebo, ces deux grandes familles sont issues d’un ancêtre commun du nom de Daplé, l’auteur de cet héritage. Sur la base des règles traditionnelles organisant l’usage des ressources de cette forêt, c’est Goudi, chef du lignage en tant que fils aîné de l’ancêtre fondateur, qui assure la fonction de dodoto (chef de terre) au nom des deux lignages. Ainsi, toutes les ressources forestières y compris les exploitations agricoles (kola) sont segmentées en propriétés lignagères et sont gérées par les chefs des lignages. Ce système de gestion permet d’illustrer l’exploitation des ressources forestières en fonction des groupements familiaux existants dans les villages et non en fonction des individus17.
Il ressort également des enquêtes dans l’espace Taï que la propriété collective des ressources naturelles est appliquée chez les peuples Guéré. Ainsi, les Guéré désignent l’ensemble de la végétation par le mot koula qui signifie brousse ou forêt. Mais une distinction est faite pour la forêt vierge qui est appelée koulahé, tandis que la forêt basse des rivages est dénommée sahan. Quant aux formations marécageuses, elles portent le nom gboha, les formations secondaires le nom hoila et les formations herbeuses ont pour nom péli. Enfin, une distinction est faite suivant qu’il s’agit d’une liane (doubou), d’un arbre (tou) ou d’une herbe (péhi)18. Dans l’histoire de la région, la périphérie nord du Parc National de Taï a été occupée à partir de 1980 par les populations des sept villages déguerpis conséquemment à la mise en eau du barrage de Buyo. À chacun de ces sept villages a été attribué un terroir bien délimité, comportant une proportion de sols à bonnes aptitudes culturales. Dans le respect des coutumes en vigueur, quinze hectares ont été distribués par famille dont quatre hectares sélectionnés dans le lot de forêt dense.
Dans les îles Ehotilé, les populations autochtones gèrent la lagune Aby de façon collective. Il convient de rappeler que dans le peuplement de la région du Sud-Comoé, les Ehotilé après leur installation à l’embouchure de la lagune Aby, ont vu arriver d’autres peuples tels que les Essouma, les N’zima, les Sanwi, les Efié, puis les Issynois. Cette antériorité par rapport à ces peuples de la région a fait d’eux des propriétaires de forêts et des parcelles d’eaux lagunaires, lesquelles ressources sont gérées en leur nom par les chefs de famille. Selon les traditions en vigueur, les eaux appartiennent dans leur ensemble aux familles des villages côtiers et non aux individus19. Cette gestion coutumière est la même chez les autres peuples lagunaires (Avikam, Alladian, Ahizi, Adjoukrou, Ebrié, Abouré, M’Batto)20.
En droit traditionnel, la forêt et ses ressources sont également considérées comme inaliénables puisqu’elles ne peuvent faire l’objet d’appropriations privatives et que la collectivité ne disparaît jamais. Elles sont ainsi rendues indisponibles par la coutume qui voudrait que chaque génération transmette intacte à la suivante le patrimoine commun. Ainsi donc, la forêt ne s’individualise pas malgré les droits individuels qui peuvent s’y exercer. De ce fait, l’individu ne peut valablement aliéner les droits particuliers dont il est titulaire sur l’environnement forestier, lesquels droits s’analysent en droits d’usage. Les notions de prescriptions acquisitive ou extinctive n’existent pas. Les effets patrimoniaux sont la nullité de toutes transactions tendant à aliéner le patrimoine commun et l’imprescriptibilité qui se présente comme le corollaire de l’inaliénabilité21.
Selon nos informateurs, respectivement chez les Dida, les Guéré et les Ehotilé, un terrain qui aurait été abandonné à la forêt pendant vingt ou trente ans retombe toujours dans le fonds commun du lignage. Le chef ou un membre du lignage peut à tout moment le revendiquer pour y faire une rizière ou toute autre culture. Même l’extinction d’une lignée ne permet pas de considérer comme vacante, les terres et les forêts que ses membres ont défrichées. Ces richesses retombent toujours sous la gestion du doyen du lignage ou du chef de terre. La terre ne peut être vendue, ni cédée sous aucune forme sans l’accord de tous les membres du lignage car tous ont un droit d'usufruit sur ce territoire. L’institution de la propriété privée, estiment les chefs de village, risque de remettre en cause le caractère communautaire du village qui est fondé sur l’unité des groupements familiaux. La vente de terre, ajoutent-ils, serait une opportunité pour les étrangers d’envahir les villages et d’avoir les mêmes droits que les autochtones. L’inaliénabilité des ressources naturelles est donc établie depuis la nuit des temps dans les traditions et les étrangers eux-mêmes le savent étant donné qu’ils ont été informés des coutumes de la région lors de leur arrivée dans leurs localités d’accueil.
Que peut-on tirer de ces enquêtes ? Premièrement, il est évident pour les populations locales que c’est le groupe social entier qui est propriétaire des ressources naturelles22. Puisque les biens sont de nature communautaire, ils échappent à l’individualisation et à l’aliénabilité, parce que les vivants ne font que recueillir des biens qu’ils ont acquis des ancêtres. À la mort du chef de terre, on assiste à une succession à une fonction, celle de gérant, qui va au plus âgé venant après lui, donc à son frère cadet immédiat ou, en l’absence de frères, au doyen des fils de tous les frères23.
Deuxièmement, la gestion collective des ressources naturelles possède plusieurs intérêts en termes de développement durable : on exploite les biens sans les morceler ; on répartit les bénéfices sans fractionner le capital24 ; on évite l’appropriation individuelle des ressources ; on diminue les facteurs d’abus et de surexploitation de l’environnement.
Troisièmement, le droit traditionnel comporte une insuffisance liée au caractère oral des attributions et des arrangements25. Ces limites apparaissent de façon récurrente dans la délimitation des terres et dans la protection des transactions foncières. Concernant la délimitation des terres, les terres et les forêts en milieu traditionnel n’admettent ni limites formalisées ni limites administratives. Souvent ce sont des touffes d’herbes, une simple bande de terre ou, dans le meilleur des cas, des arbres qui permettent de délimiter les parcelles, rarement des clôtures. Il y a toujours un acte consensuel à la base de l’opération. À ce niveau, c’est la mémoire collective qui fait office de cartographie26. Relativement à la protection des transactions foncières, il n’existe donc pas de preuves écrites étant donné que la société traditionnelle est une société de l’oralité. Les actes de location et de cession des terres n’étant pas passés par écrit, les contrats peuvent être remis en question à tout moment.
Quatrièmement, le système est aujourd’hui concurrencé par le système moderne de l’appropriation individuelle, lié à l’économie de plantation, ce qui a suscité d’innombrables conflits d’autant plus regrettables qu’ils opposent jeunes et anciens ; les uns trouvant le régime dépassé, les autres estimant qu’il est un moyen de maintenir l’unité et la solidarité des membres du lignage27. Le Roy et Verdier en ont tiré une leçon : l’érosion du vieux système traditionnel autorise une « marchandisation » des ressources naturelles. Les ressources naturelles se prêtent ainsi à toutes les combinaisons juridiques en devenant l’objet d’un droit de propriété individuelle, étant donné que leur valeur ne dépend plus de ce qu’elles représentent sur le plan coutumier, mais plutôt de ce qu’elles représentent sur le plan économique28. Dès lors, quand le bénéficiaire d’une vente ou d’une donation veut absolument protéger le bien acquis, malgré les principes du droit traditionnel, il sollicite une procédure spéciale appelée enquête de concession au niveau de la sous-préfecture pour sécuriser ses droits29. Une fois la requête adressée au sous-préfet, ce dernier confie un ordre d’enquête au Bureau Régional des Affaires Domaniales Rurales. L’enquête se fait auprès des chefs coutumiers et notables du village concerné, pour leur demander de témoigner que la parcelle a été librement cédée, sans opposition, à la personne concernée. L’enquête est sanctionnée par un acte pris par le sous-préfet qui constate définitivement l’acte de cession, ce qui confère à son bénéficiaire un droit de propriété. La terre cédée définitivement est désormais purgée du régime coutumier, et ne pourra faire l’objet d’aucune contestation dans l’avenir30.
1.2 Le caractère sacré des biens forestiers
Le caractère sacré des forêts et leurs ressources tient à la cosmologie des sociétés africaines. La nature est la résidence des ancêtres depuis longtemps disparus mais qui sont censés travailler pour les vivants. C’est pour cette raison que, selon les anthropologues, la forêt et ses ressources leur appartiennent avant d’être le patrimoine des hommes. Le culte qui leur est rendu par les vivants permet aux ancêtres défunts de survivre dans le domaine des morts31. À cet effet, les forêts locales représentent le lieu où se noue le dialogue entre les vivants et les ancêtres à travers une série de pratiques qui prend appui sur les composantes de la nature. On peut citer les offrandes aux ancêtres, les libations et sacrifices, les rituels associés au calendrier agricole, le fait que certaines rizières soient cultivées en commun par les descendants du même ancêtre, le respect d’interdits particuliers pour la culture des champs, etc. Ces ancêtres, dans les traditions africaines, veillent de façon exigeante sur leurs descendants ; à travers les bosquets sacrés, ils leurs procurent la fortune, le prestige, la fécondité, le bonheur, la réussite sociale ou professionnelle32. Le milieu naturel, pour les peuples africains, est ainsi une entité surnaturelle attachée à un territoire donné, une entité qui contrôle toutes les activités prenant place dans cet espace et y prodigue avec générosité tout ce que la nature peut offrir33.
De sorte que les ressources naturelles sont considérées comme un legs des ancêtres que l’on doit transmettre en l’état, ou même enrichi, aux générations à venir. Cette responsabilité historique est renforcée par l’imminence d’une reddition des comptes le moment venu. « Chaque génération tient ses droits de la génération présente sans que celle-ci perde son droit de regard sur l’usage qui est fait du patrimoine commun. Chaque génération joue à l’égard de celle qui l’a précédée le rôle d’administrateur des biens collectifs et est de ce fait tenue de lui rendre compte de ses actes d’administration. La perspective de cette reddition des comptes est une garantie efficace contre les actes de disposition34. »
On mesure immédiatement l’intérêt de cette conception, si étrangère aux conceptions occidentales contemporaines, en termes de développement durable. Les sociétés africaines reposent sur une philosophie du concordat avec la nature35, sans logique prédatrice des ressources naturelles. Mieux encore : elle fait peser une crainte plus efficace que les sanctions inscrites dans les textes juridiques : celle de déplaire aux ancêtres. Cela se vérifie notamment à propos de la forêt sacrée, c’est-à-dire l’espace boisé craint et vénéré, réservé à l’expression culturelle d’une communauté donnée et dont la gestion est réglementée par les institutions traditionnelles. La forêt sacrée se présente comme le lieu mythique d’une première rencontre entre l’ancêtre fondateur et les divinités du lieu. Puisque le lieu est sacré, l’homme ne la traite pas comme une ressource ordinaire.
Selon nos enquêtes, les milieux naturels abritent des forêts sacrées peuplées d’animaux et de plantes dont il faut s’assurer la protection et la bienveillance. Par exemple, les singes qui habitent la forêt sacrée sont protégés du braconnage et les espaces boisés sacrés sont interdits à la hache ou aux machettes des défricheurs. On ne doit ni couper du bois aux alentours, ni pêcher dans la rivière qui la traverse, ni toucher certains arbres qui constituent la demeure des génies (zere). On établit un jour de la semaine où il est défendu aux femmes de se rendre à la rivière, favorisant ainsi sa remise à niveau. Parce que ces sites sont sacrés, toutes les composantes physiques de la nature (la faune, la flore, l’hydrographie, le relief…) font l’objet de protection. Tout cela a un impact sur la façon de concevoir les forêts et leurs ressources : l’ONG Croix Verte de Côte d’Ivoire les qualifie de sanctuaires de la biodiversité ; depuis le séminaire de lancement du Plan National d’Action pour l’Environnement (PNAE) en 1992, les forêts sacrées font l’objet d’une attention particulière de la part des ONG, du Programme des Nations Unies pour le Développement et du Centre de Recherche pour le Développement International36. En d’autres termes, les auteurs africains estiment que le caractère sacré des ressources naturelles forme un garant de la protection des écosystèmes et de la pérennité de la biodiversité37. Tout cela rejaillit sur la place des institutions traditionnelles chargées de veiller sur le caractère collectif, inaliénable et sacré des ressources naturelles.
2. Pertinence des institutions traditionnelles en matière de développement forestier durable
À l’instar des sociétés modernes, les espaces traditionnels disposent de leurs institutions. Ce sont les autorités coutumières (lignages et chefferies) qui exercent, sur la communauté, un pouvoir religieux, politique, normatif et judiciaire. Leur légitimité s’appuie sur l’antériorité d’installation – ce sont les descendants des fondateurs – et sur l’alliance spirituelle qui a été nouée et qui est constamment renouvelée avec les divinités du lieu38. Or, ces institutions ont la charge d’assurer l’ordre, la sécurité et la bonne gestion des ressources naturelles. Elles ont donc une pertinence reconnue en matière de développement durable, quoiqu’elles soient concurrencées, parfois même rejetées par les institutions étatiques et les institutions internationales.
2.1. Prérogatives et légitimité des institutions traditionnelles
Le lignage est le groupe social dont les membres ont un lien de sang avec un ancêtre commun. À chaque lignage est reconnu un espace sur lequel il peut imposer sa puissance, assurer son habitat, sa sécurité, sa nourriture et sa culture, et repousser toute force maléfique39. Le patrimoine forestier et le domaine foncier sont donc éclatés entre lignages dans les sociétés patrilinéaires en Afrique. La gestion des terres et des forêts s’y fait par lignage et le chef de lignage est considéré comme le gestionnaire des terres du lignage. « À tout lignage, constate Raymond Verdier, est associé un espace sociojuridique, la terre du lignage, expression par laquelle nous désignons l’ensemble des droits de culture, de chasse, de pêche, exercés par les individus en qualité de membres de ce groupe, sous l’autorité ou la surveillance de son chef40. » Dans les régions où nous avons mené nos enquêtes, l’organisation sociale repose sur les lignages41. Agissant au nom du lignage, le chef a une plénitude de compétences et accomplit tous les actes de gestion. Il dispose à cet effet du droit d’attribuer en usufruit des parcelles de terre à des autochtones ou à des étrangers. Il faut donc requérir l’autorisation du chef avant de pouvoir cultiver sur l’espace forestier local, même s’il s’agit de terres vierges42. C’est à lui, grâce aux cérémonies rituelles, d’introduire les nouveaux arrivants auprès des puissances du sol et de la forêt, de délimiter leur surface de culture, de régler les différends et de réparer les fautes commises contre la terre43.
Au-dessus des chefs de lignages, on identifie les chefferies, une institution commune à tous les peuples forestiers ivoiriens44. Les chefs de village sont les gardiens des coutumes et les représentants les plus visibles des communautés locales. D’une part, ils sont l’intermédiaire entre les divinités et la société45. À ce titre, ils officient en qualité de prêtres en invoquant les esprits des ancêtres et en activant les forces surnaturelles en vue d’assurer la prospérité et la permanence de la société46. D’autre part, ils exercent des fonctions politiques, juridiques et judiciaires fixées par la coutume et des fonctions administratives prévues dans les textes. Cette double fonction est due au fait que l’institution des chefs de villages est une création de l’administration coloniale. Les chefs partagent leurs compétences administratives avec les notables du village. Ensemble, ils forment un organe délibérant appelé le conseil des sages qui peut prendre des mesures à caractère général ou individuel pour autoriser ou interdire, qui peut aussi interpréter la coutume ou la loi ancestrale47. En droit traditionnel, le chef de village peut faire office de maître de terre en plus de ses prérogatives de chef de circonscription administrative. Il bénéficie ainsi une double légitimité : chef de terre et chef de village48. C’est pourquoi les chefs ont décidé de s’investir dans le règlement des conflits fonciers et d’œuvrer au rétablissement de la bonne cohabitation entre populations locales. Pour cela, ils ont décidé d’agir dans un cadre purement coutumier, en dehors de toutes considérations politiques. Lors des entretiens avec les chefs des régions forestières, nous avons, par exemple, recueilli plusieurs déclarations du collectif des rois et chefs traditionnels de Côte d’Ivoire qui réclamaient des paysans que les terres soient mises en location plutôt qu’en vente.
En un mot, aux chefs de lignage revient le soin d’attribuer les terres et d’en contrôler la gestion par les membres du lignage ; aux chefs de village celui de gérer les conflits et de veiller à ce que les terres soient bien distribuées49. Ainsi, suite à la segmentation d’un lignage, les demandes de terre sont toujours adressées au chef de village qui donne son avis après avoir consulté tous les chefs de lignages. Dans cette organisation sociale, aucun chef de village, en tant qu'autorité coutumière, n'est compétent pour attribuer les terres. Mais, en tant que représentant de l'administration, le chef de village est présent aux séances de réunion de la commission de classement des forêts50. C’est ce qui assure le principe de la gestion communautaire parce qu’elle est exercée par le chef de terre dans l’intérêt de toute la collectivité et qu’elle est caractérisée par la voie de la consultation avec d’autres structures qui jouent le rôle de contre-pouvoir dans l’organisation sociale traditionnelle, notamment le conseil des sages51.
En amont des chefs de lignage et des chefs de village, le droit traditionnel reconnaît la place première et centrale des ancêtres et des génies protecteurs. De fait, l’organisation foncière traditionnelle s’inspire d’un pacte religieux liant l’ancêtre aux puissances invisibles des lieux, pacte permettant aux hommes d’exploiter les ressources naturelles. Commençons par la question des génies protecteurs. Le panthéon des peuples forestiers comprend d’abord un être suprême c’est-à-dire Dieu, lointain et passif, qui n’est l’objet d’aucun culte. « Nous connaissons son nom, disent les vieillards, mais nous ne savons pas le prier. » Aux étages inférieurs du panthéon, nous rencontrons les génies du lieu, portant un nom propre et résidant dans un arbre, dans une mare, dans un rocher. Ils sont les véritables maîtres du sol. Dans toutes ces régions, la brousse est hantée par ces êtres mystérieux et invisibles qui ont pour fonction de traumatiser tous ceux qui viennent exercer des actions malveillantes dans les forêts sacrées52. Toutes les forêts sacrées desdites régions ont chacune leurs génies qui les protègent. En cas de violations des règles de protection des sites sacrés, il faudra alors réparer les fautes commises en violation des règles et faire un sacrifice pour apaiser la colère des génies protecteurs de la forêt. Ce référentiel cosmologique fonde un sentiment de respect envers la nature, création de Dieu, situé au-dessus de toutes les divinités du monde. Dieu ne soigne pas directement, mais il agit par l’intermédiaire des génies qui ne peuvent rien sans son assistance53.
Continuons avec l’ancêtre fondateur, c’est-à-dire le plus lointain ascendant, mort il y a plusieurs centaines d’années. Il est le géniteur de la communauté, le créateur de la lignée ou du lignage, du clan ou de la tribu. C’est dans cette logique que les ancêtres demeurent créateurs des règles coutumières. Ce principe entraîne plusieurs conséquences. En premier lieu, la hiérarchie des droits s’ordonne à partir de l’ancêtre. Ainsi, les personnes les plus âgées qui se rapprochent de l’ancêtre fondateur ont plus de droits que les moins âgées. En deuxième lieu, le culte rendu par un membre du lignage à ses ascendants décédés, tend à fondre l’individu dans le groupe élargi des défunts, un groupe unique, garant de la cohésion sociale54. En troisième lieu, les chefs qui succèdent à l’ancêtre ne peuvent modifier la loi. Ils ne peuvent que l’appliquer, parce qu’il est celui qui le premier a organisé la société, qui a fondé la communauté. Il est le premier occupant du sol et partant le maître des ressources naturelles. Il est à cet effet l’auteur de ce qui est considéré comme la loi fondamentale du droit traditionnel55. En quatrième lieu, dans les sociétés forestières, lorsqu’une collectivité s’engage dans une entreprise d’importance, dont l’issue est inconnue ou incertaine, les ancêtres sont invoqués afin qu’ils donnent leur bénédiction à l’entreprise. Ainsi, lorsqu’une contestation s’élève à propos du tracé de la limite entre deux plantations dont les membres appartiennent à des lignages différents, on peut procéder à une ordalie au cours de laquelle les ancêtres sont cités comme témoins. On pile dans de l’eau des fragments d’écorces de l’arbre limite et les parties concernées boivent ce breuvage. Chacun d’eux a auparavant appelé ses ancêtres et déclare : « si le terrain m’appartient, l’écorce que je vais boire, qu’elle ne me tue pas ; si le terrain ne m’appartient pas, que je meure ». Celui qui ne dit pas la vérité peut être frappé à mort par l’ancêtre qu’il a invoqué. En cinquième lieu, les traditions orales expliquent les évènements naturels (assèchement de cours d’eau, mauvaises récoltes, famine, érosion des terres…) à partir de la volonté des ancêtres fondateurs de punir leurs peuples respectifs pour leurs manquements aux prescriptions coutumières. D’où le lien entre respect de l’environnement et cosmogonie traditionnelle56.
2.2 Remise en cause
Certes, une législation moderne peut tirer parti des institutions traditionnelles et de leurs fondations spirituelles pour dissuader les individus de surexploiter et transformer de façon irrémédiable l’environnement naturel57. On en vient même à affirmer que la gestion coutumière doit être retenue en vue d’une meilleure sensibilisation des villageois et des citadins sur les problèmes de développement durable des ressources forestières58. Toutefois, c’est aller à contre-courant d’une évolution idéologique qui remonte à la période coloniale et qui a fait souche parmi l’élite politique africaine. Au moment de la décolonisation, les pères fondateurs de la Côte d’Ivoire moderne ont choisi de marginaliser les institutions traditionnelles au profit d’institutions modernes, sécularisées, d’origine occidentales : ministres, préfets, sous-préfets, maires et comités en tous genres. L’État moderne, au nom du développement économique du pays, a modifié les traditions et croyances des communautés locales et, partant, leur conception de l’espace forestier59. Cette foi nouvelle crée un monde nouveau dans lequel les bouleversements politiques, sociaux et économiques entraînent une mutation des traditions et des pratiques religieuses60.
D’une part, dans les trois régions forestières, au moment de l’indépendance, les plans de regroupement des villages ont été définis le plus souvent sans tenir compte des pratiques coutumières de gestion des ressources naturelles. Dans ces localités, les populations ont été expulsées de leurs territoires et réinstallées sur d’autres terres lors des opérations de regroupement de villages initiées dans le cadre des projets d’aménagement du territoire national. Ces opérations se sont déroulées au mépris de l’organisation sociale des populations autochtones fondée sur les pratiques ancestrales. Face au nouveau système, les chefs de villages ont vite capitulé. Lors des campagnes agricoles, les agents publics ont constamment rappelé aux paysans qu’ils pourraient perdre leurs terres coutumières s’ils ne procédaient pas à temps au cadastre et à l’immatriculation desdites terres. Face à cette pression politique, les chefs coutumiers se sont trouvés isolés et désarmés devant l’administration. Cela a eu pour effet de réduire le contrôle des institutions traditionnelles dans la gestion des ressources forestières, car la forêt était vouée à la production des produits agricoles et aux transactions économiques61. Les personnes rencontrées lors de nos enquêtes évoquent la domination de l’administration forestière62. Selon les populations, lorsque les agents des Eaux et Forêts viennent en patrouilles dans leurs forêts, ces derniers débarquent dans les villages et campements dans un esprit de répression. En 2014, changement de cap. L’État a réformé le paysage institutionnel en donnant aux autorités traditionnelles un statut au travers d’un texte législatif adopté le 11 juillet 2014. Cette loi concerne les rois, les chefs traditionnels, chefs de cantons, chef de tribu, chefs de villages et de provinces. Elle vient formaliser l'existence des institutions traditionnelles en tenant compte de leur diversité et de la volonté d'en faire un interlocuteur de l’État. Avec l'adoption de la loi, ce sont huit mille rois et chefs traditionnels qui sont appelés à se réunir au sein de la Chambre nationale des rois et des chefs traditionnels, une interface unique que les pouvoirs publics pourront consulter pour toutes les questions d'intérêt national. Toutefois, l’enjeu reste entier63.
D’autre part, l’idéologie dominante s’appuie sur des travaux anciens qui ont remis en cause l’impact réel de la cosmogonie traditionnelle sur la préservation de la nature. Les communautés locales, affirment-ils, n’interdisent pas l’action humaine dans les forêts sacrées au nom de préoccupations écologiques, mais culturelles. Il serait donc erroné de voir dans ces pratiques des logiques écologiques. Aubreville expliquait ainsi que, si les divinités peuvent investir certains milieux naturels pour les rendre sacrés, elles peuvent aussi les quitter ou en être chassées. Dès lors, la forêt devient exploitable, sans crainte du courroux des génies protecteurs64. Selon Lévi-Strauss, les systèmes totémiques apparemment orientés vers la nature, seraient en fait orientés vers la société. En d’autres termes, ces systèmes ne seraient pas élaborés par des sociétés traditionnelles soucieuses de la conservation des ressources naturelles, mais consisteraient à s’appuyer sur ces ressources pour faire valoir leurs cultures, dont l’univers social serait le principal destinataire65. Cela, jusqu’à nos jours, contribue à dissocier la lutte pour la préservation de la nature, d’un côté, et la lutte pour la survie de la culture traditionnelle, de l’autre.
Conclusions
Dans les sociétés forestières de Côte d’Ivoire, les normes et les institutions traditionnelles ont assuré efficacement, de façon directe ou indirecte, la protection des ressources naturelles. Fondées sur un pacte initial entre les génies qui habitent la nature et l’ancêtre fondateur, elles ont plusieurs caractéristiques qui conduisaient à éviter les abus : les biens fonciers sont considérés comme collectifs et inaliénables ; ils sont revêtus d’une grande sacralité puisqu’ils sont offerts par contrat aux hommes par les divinités du sol, de l’eau, des bois ; leur gestion est collective et confiée aux chefs de lignage et aux chefs de villages qui sont garants de leur transmission aux générations futures. Bref, elles participent de ce que l’on nomme aujourd’hui le développement durable.
Ces normes et ces institutions ont survécu à la colonisation et à la décolonisation, mais elles ont été marginalisées parce qu’elles appartenaient au passé, à un monde de superstitions, et qu’elles ne contribuaient pas à la modernisation du pays, selon les critères occidentaux. De sorte que pour de nombreux Ivoiriens, y compris dans les régions forestières, la terre et ce qui y vit perdent leur caractère sacré pour apparaître désormais comme des biens ordinaires pouvant faire l’objet de transactions contractuelles66. Cependant, malgré l’avènement de la science moderne et l’irruption des nouvelles idéologies religieuses, on remarque que les conceptions d’une nature totalement désacralisée n’ont pu s’imposer à toutes les cultures africaines67.
Le diagnostic, quant à l’avenir des forêts ivoiriennes, repose sur la complémentarité entre les politiques publiques et les savoirs écologiques traditionnels. Cette complémentarité passe par l’acceptabilité et l’assimilation des valeurs traditionnelles, auxquelles l’anthropologie participe en affirmant la fécondité, aujourd’hui encore, de l’héritage culturel africain. Cette complémentarité passe encore par l’idée qu’il faudrait sortir le droit traditionnel africain de l’espace du non droit où il a été relégué par le fait colonial.