Introduction

Le droit comparé de la propriété publique

Texte

L’idée de ce dossier consacré au droit comparé de la propriété publique est née du constat d’une lacune de la recherche dans ce domaine. Alors que la recherche en droit administratif comparé est aujourd’hui florissante, le domaine des biens publics est resté à l’écart de ces avancées. Dans de nombreux États (comme l’Allemagne ou les pays de common law) le droit des propriétés publiques ne relève pas du droit administratif. Ce dossier a donc souhaité tenter de combler, partiellement, cette lacune.

Ce dossier a été constitué à partir d’un appel à communication ouvert qui a rencontré un franc succès. Le comité scientifique du dossier a sélectionné, à l’aveugle, les papiers présentés dans ce numéro. Le comité fut constitué de Miriam Allena (professeure associée de droit administratif à l’université Bocconi), Patricia Jonason, (professeure associée de droit public à l’université Södertörn de Stockholm), Yseult Marique (professeure à l’Université d’Essex), John McEldowney (professeur émérite de l’Université de Warwick) et Francisco Velasco (professeur de droit administratif de l’Université autonome de Madrid). Mme Estelle Chambas (docteure en droit public de l’Université Panthéon-Assas) a coordonné l’ensemble du dossier.

Le bouquet présenté ici comprend sept articles.

Maria Chiara Girardi propose une réflexion sur « La propriété publique dans le cadre de l’évolution des formes d’États en Italie ». L’intérêt de ce travail est de mettre en perspective la propriété publique avec la pensée de l’État. Maria Chiara Girardi explore les difficultés rencontrées pour adapter la propriété publique aux exigences de l’État-providence et aux revendications démocratiques. Elle propose, dans la droite ligne des travaux de la Commission Rodotà, la consécration d’une nouvelle catégorie juridique de bien commun, destiné à régir les biens affectés aux besoins collectifs et, à la suite des recherches d’Alberto Lucarelli, l’encouragement de modèles de gestion participative pour renforcer la souveraineté populaire dans la gestion des biens publics.

Aurélien Vandeburie et Noémie Gofflot offrent, eux, un article intitulé « La valorisation du domaine public en Belgique ». Ce travail explore les moyens par lesquels les autorités publiques en Belgique tentent de rentabiliser leurs biens, en particulier ceux du domaine public, tout en respectant les contraintes juridiques qui leur sont imposées. Le domaine public, en Belgique – comme en France d’ailleurs – est soumis à des règles strictes d’inaliénabilité, d’imprescriptibilité, et d’insaisissabilité, ce qui rend difficile son exploitation économique. Toutefois, la jurisprudence, la doctrine, et la législation ont récemment permis une certaine flexibilisation de ce régime, notamment en octroyant des droits d’usage à des personnes privées. L’article permet de mettre en évidence une réelle proximité de la France et de la Belgique dans ce domaine : la question de la valorisation est centrale dans les deux systèmes. Mais on constate aussi une similitude dans la définition du domaine public dans les deux pays et dans les techniques juridiques utilisées pour sécuriser la position des personnes privées.

Zvikomborero Chadambuka livre, lui, une réflexion intitulée « Property, Public or Common in Post-Colonial Societies: Studying Zimbabwe’s Communal Lands ». Il explore la coexistence de différents systèmes juridiques de propriété foncière dans les communs du Zimbabwe, particulièrement dans le contexte postcolonial. Il met en lumière les tensions entre les systèmes fonciers formels et coutumiers, et les problèmes qui en découlent pour la gestion des terres communales.

Cet article permet de découvrir la façon dont la colonisation a traité les terres communes. Avant la colonisation en effet, les systèmes de droit coutumier régissaient l’accès et la gestion des terres en Afrique, y compris au Zimbabwe. Sous le régime colonial britannique, les terres fertiles étaient réservées aux colons européens (sous un régime de propriété privée), tandis que les terres communes étaient assignées aux populations autochtones sous la tutelle des chefs traditionnels.

À l’indépendance en 1980, le Zimbabwe a hérité de ce système dual. Les terres communales, même après la réforme agraire des années 2000, sont restées sous la gestion de l’État, incarné par le président, tout en conservant une gouvernance coutumière. Ce système est compliqué à tenir. Les terres communales sont ainsi simultanément considérées comme propriété publique sous l’autorité de l’État (représenté par le président) et propriété commune sous la gestion des chefs traditionnels. Ce double statut a conduit à une confusion juridique et à une insécurité foncière, car les autorités traditionnelles sont subordonnées au gouvernement central, limitant leur pouvoir. Cela affaiblit également la démocratie locale, les chefs étant souvent utilisés comme des relais du pouvoir central pour contrôler la population rurale.

Au Zimbabwe – comme en Europe depuis le xviiie siècle d’ailleurs – les communs sont critiqués pour leur manque d’efficacité économique et d’équité, notamment envers les femmes, qui sont souvent exclues de la propriété foncière.

En regard, les terres qui avaient été distribuées aux colons ont fait l’objet d’une redistribution dans les années 2000. Cependant, ces réformes ont aussi exacerbé les tensions politiques et créé davantage d’incertitudes juridiques concernant la propriété des terres.

L’article soutient que le véritable problème de la gestion des terres au Zimbabwe réside dans la domination excessive de l’État sur les systèmes coutumiers et dans le manque de clarté juridique concernant la propriété. Il plaide pour une meilleure intégration des systèmes coutumiers et une gouvernance locale plus démocratique pour garantir une utilisation efficace et équitable des terres.

Francesco Paolo Grossi livre, lui, une réflexion sur la propriété de l’eau dans un article intitulé « Public and Private Legal Regimes Regarding Access to Water: Juridical Aspects of the Renewed Need for Public Intervention. An Italian Study ». Il explore la réglementation juridique de l’accès à l’eau en Italie, en examinant plus particulièrement les régimes de propriété publique et privée et les tensions qui en découlent.

Le débat autour de la propriété de l’eau en Italie a toujours été intense, opposant régimes publics et privés. L’eau a longtemps été considérée comme un bien privé en Italie, mais au fil du temps, elle a été progressivement reconnue comme un bien public. La loi Galli de 1994 marque un tournant décisif en Italie en classant toutes les eaux, qu’elles soient souterraines ou de surface, comme biens publics, destinés à être protégés et utilisés selon des critères de solidarité, avec un accent particulier sur la protection de l’environnement et des générations futures.

Mais la même loi a aussi introduit la possibilité de déléguer la gestion de l’eau à des entreprises privées alors que la gestion publique était auparavant privilégiée. En outre, le droit de l’Union européenne renforce les exigences en matière de mise en concurrence des concessionnaires. La gestion de l’eau révèle donc aujourd’hui bien toutes les tensions à l’œuvre dans la propriété publique : la question de l’implication des personnes privées, la fonction sociale et bien sûr écologique de ces biens.

La contribution de Francesca Di Lascio permet aussi de faire le lien entre le domaine public et le droit de l’environnement. Elle montre en effet comment la protection de l’environnement a été historiquement prise en charge par le régime de la domanialité publique (qu’elle analyse sous les espèces de la notion française représentative des pays de droit civil et de la notion de public trust présente dans les pays de common law) avant que le droit de l’environnement ne prenne le relais et ne soit même aujourd’hui dépassé par de nouvelles logiques, comme celle de la personnalité juridique des entités naturelles. En se plaçant dans la ligne du livre de Peter Burdon sur la jurisprudence de la terre (P. D. Burdon, Earth Jurisprudence. Private Property and the Environment, Londres, Routledge, 2015), elle permet ainsi de faire le lien entre la théorie du domaine et les impératifs de la transition écologique.

Martin Sunnqvist propose, lui, une réflexion sur les biens de la royauté suédoise dans un article ayant pour titre « The Swedish Royal Palaces and the Distribution of Property Rights ». Il explore l’évolution historique et le statut actuel du droit du roi de disposer des palais royaux en Suède. Il examine également les arrangements financiers liés à la famille royale.

On apprend dans cette contribution que la Suède n’est pas restée à l’écart des évolutions que les royautés européennes ont connues et qui ont vu progressivement une séparation des patrimoines du Roi en un patrimoine privé et un patrimoine public, évolution que Kantorowicz a étudiée dans un livre resté célèbre dans les années cinquante (E. Kantorowicz, The King's Two Bodies: A Study in Mediaeval Political Theology, Princeton University Press, 1957). En Suède, depuis le Moyen Âge, il existe ainsi un domaine de la Couronne réservé à l’usage du roi, appelé « bona regalia », et des propriétés patrimoniales privées de la famille royale (« bona patrimonialia »). Il y a donc une distinction entre les biens de l’État et les biens privés de la famille royale. En 1809-1810, après la perte de la Finlande par la Suède et la crise constitutionnelle qui en a résulté, un accord a été conclu entre le roi et le Parlement pour clarifier le financement de la famille royale et l’utilisation des palais royaux. Par comparaison, au Royaume-Uni, la séparation des deux patrimoines eut lieu en 1760, lorsque le roi George III a cédé des terres et des propriétés au gouvernement, les revenus allant directement au Trésor, en échange d’un salaire fixe. Autrement dit, dans ces deux pays, le patrimoine public du Roi fut transféré définitivement sous l’autorité du Parlement à ces dates. C’est une étape capitale de la démocratisation des biens publics. En France, c’est la Révolution française qui fut l’étape décisive.

L’accord de 1809-1810 prévoyait que les palais royaux, ainsi que les parcs et jardins, resteraient à la disposition de la famille royale, tandis que les domaines agricoles et autres propriétés générant des revenus passeraient sous le contrôle du Parlement. Cela permit de financer la maison royale et la famille à travers une allocation annuelle. Le roi conservait le droit de disposer de certains palais, mais sans possibilité de les vendre ou de les hypothéquer, ces biens restant propriété de l’État.

Quelle est la situation aujourd’hui ? Le roi Carl XVI Gustaf dispose toujours de plusieurs palais royaux (Drottningholm, Gripsholm, Strömsholm, etc.) ainsi que du parc de Djurgården à Stockholm. Ces biens sont la propriété de l’État, mais restent à l’usage de la famille royale. L’administration des palais est partagée entre la Maison royale et des agences gouvernementales, assurant ainsi la préservation de ce patrimoine culturel pour les générations futures.

Yaëll Emerich propose, elle, un article intitulé « Vers une propriété inclusive en droit public ? Approche comparative ». Elle explore les différences et les points communs entre la propriété publique et la propriété privée, en mettant l’accent sur les systèmes de droit civil et de common law. Elle propose une réflexion sur la manière dont la propriété publique peut s’inspirer du modèle de la propriété collective pour devenir plus inclusive.

L’article plaide pour une redéfinition de la propriété publique qui intégrerait des éléments de la propriété commune ou collective, en mettant l’accent sur les droits du public sur les biens publics. Cette approche privilégie une vision de la propriété publique comme un droit d’inclusion, où l’accès et l’usage sont garantis au public.

Le modèle de la fiducie publique (public trust), présent en common law, est mis en avant comme un exemple de cette gestion plus inclusive, où l’État a la responsabilité de maintenir les biens pour le bénéfice de tous, sans possibilité d’exclusion.

Citer cet article

Référence électronique

Thomas Perroud, « Introduction », Droit Public Comparé [En ligne], 3 | 2024, mis en ligne le 15 décembre 2024, consulté le 01 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/droit-public-compare/index.php?id=588

Auteur

Thomas Perroud

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