Sens polysémiques, sens opposés ? Analyser le terme byudvikling dans un conflit danois au prisme de la polysémie, de la polyphonie et de la resémantisation

  • Polysemic or opposing meanings? Analyzing the term byudvikling in a Danish conflict as polysemy, polyphony and resemantisation

DOI : 10.35562/elad-silda.1664

Abstracts

Cet article explore les dynamiques sémantiques d’un conflit social danois (2016-2018) autour d’un projet de construction urbaine dans un espace naturel à Copenhague. En nous concentrant sur le terme central byudvikling (« développement urbain »), nous examinons comment celui-ci est redéfini selon trois sens distincts au cours du conflit. L’analyse s’appuie sur trois approches issues de la sémantique ducrotienne : la Théorie des blocs sémantiques (TBS), la Théorie de la polyphonie linguistique (TPL), et le concept de resémantisation. Si la TBS décrit les sens multiples du terme et la TPL le rapport antagonique entre deux sens, seule la resémantisation permet de comprendre le conflit à travers les différents sens que ce terme acquiert au fil de son évolution. En articulant ces perspectives, l’article propose une lecture innovante du conflit danois comme une succession d’interventions discursives conflictuelles sur ce terme.

This article explores the semantic dynamics of a Danish social conflict (2016-2018) surrounding an urban construction project in a natural area in Copenhagen. Focusing on the central term byudvikling (“urban development”), we examine how this term is redefined into three distinct meanings throughout the conflict. The analysis draws on three approaches derived from Ducrotian semantics: the Theory of Semantic Blocks (TBS), the Theory of Linguistic Polyphony (TPL), and the concept of resemantisation. While TBS identifies the multiple meanings of the term and TPL analyzes the antagonistic relationship between two meanings, only resemantisation enables an understanding of the conflict through the different meanings the term acquires as the conflict unfolds. By integrating these perspectives, the article offers an innovative interpretation of the Danish conflict as a succession of discursive interventions contesting the meaning of this term.

Outline

Text

Introduction

Au sein de la sémantique dite « argumentative » (Anscombre et Ducrot, 1983 ; Ducrot, 1984) a récemment émergé une série de travaux ayant trait à la description sémantique des situations politiques y compris les conflits sociaux de longue durée (Lescano, 2023 ; Camus, 2020 ; Camus et Lescano, 2019). En s’inscrivant dans la continuité de ces travaux, le présent article cherche à établir la nature du croisement entre la polysémie et la polyphonie dans le cadre de l’analyse des conflits sociaux. Nous travaillerons sur le cas d’un conflit social danois qui a eu lieu entre 2016 et 2018 lors d’un projet de construction de logements dans un espace naturel situé au centre de Copenhague. Dans ce conflit, le terme danois byudvikling1 joue un rôle central. Car, au fur et à mesure qu’apparaissent des textes publiés autour de ce conflit dans les médias danois, ce terme est défini de trois manières différentes : comme l’expansion de la ville dans de nouveaux espaces, comme la planification de la ville future, et comme l’aménagement de la ville pour les résidents d’un quartier. Ces redéfinitions deviennent un enjeu majeur à l’heure d’établir la suite des actions que l’État sera à même d’accomplir, notamment si, en définitive, l’espace naturel sera effectivement occupé par le projet d’urbanisation.

Partant de l’hypothèse selon laquelle le travail qu’effectuent les discours sur la signification d’un terme inclut une dimension sociale, nous situons la polysémie au cœur de l’analyse de la discursivité sociale (Laclau et Mouffe, 1985 ; Montero, 2018). Il s’agira notamment d’étudier les transformations sémantiques du terme byudvikling dans une sélection d’extraits d’un corpus de textes médiatiques apparus dans le journal national Politiken lors du conflit afin d’analyser les rapports d’opposition de ce conflit. Selon nous, ces rapports se constituent à un niveau sémantique du conflit, à travers les discours qui y interviennent. Pour les analyser, nous proposerons et discuterons trois voies que pourrait envisager une approche sémantique afin d’aborder le rôle central de ce terme – en ses trois sens – dans le cas du conflit danois : la description sémantique du caractère polysémique de ce terme ; l’analyse polyphonique des rapports entre énonciateurs qui se positionnent par rapport à ce terme ; et, finalement, l’analyse des interventions transformantes sur « ce qui peut être dit » dans ce conflit. Notre étude révélera que ni la description de la polysémie du terme, ni l’analyse polyphonique des énoncés, ne suffirait pour décrire le rôle que joue byudvikling dans ce conflit. C’est pourquoi nous serons amenés à adopter la troisième voie, celle de la resémantisation, qui nous permet de concevoir le conflit comme un espace sémantique au sein duquel les énoncés effectuent successivement des interventions visant à transformer ce qu’il est possible de dire dans le conflit.

L’article présente, applique et évalue successivement ces trois voies (à savoir la polysémie, la polyphonie, la resémantisation). Une discussion évaluative de chacune de ces trois voies nous amène enfin à proposer une explication du rôle, central, du substantif byudvikling (et du verbe correspondant at byudvikle) dans le cas danois, qui, selon nous, permet de l’envisager sous une approche sémantique des conflits sociaux. Avant d’aborder ces trois voies, nous allons, à présent, parcourir le contexte historique dans lequel nos énoncés du conflit se situent.

1. Contexte et données

Pour financer une nouvelle ligne de métro, la municipalité de Copenhague décide en 1992 de lotir une partie d’un espace naturel situé dans le centre-ville pour y édifier des logements. Face à l’arrivée de nouveaux habitants, le projet devait proposer 2500 nouveaux logements. Initialement prévu pour commencer en 2022, le projet est avancé, et, dès avril 2016, la municipalité lance un appel de propositions architecturales. Or, entre-temps, des scientifiques constatent que sur cet espace précis se trouve un habitat naturel unique au monde. C’est pourquoi le projet de construction rencontre une contestation énorme. À en croire les critiques, l’espace naturel mériterait le statut légal de réserve naturelle afin de le préserver en tant que tel. De ce fait, un débat public vif éclate suite au lancement du concours architectural en avril 2016. Ce débat marque le début d’un conflit dont la question de l’aménagement d’une ville grandissante sera immédiatement centrale.

Le conflit se développe tout au long de l’année 2016 et se poursuit jusqu’en 2018. Les énoncés que nous étudions au cours de cet article et que nous traduisons nous-mêmes au fur et à mesure qu’ils sont présentés, sont datés de la première année du conflit, entre avril 2016 et décembre 2016. Ils ont été tirés d’une base de 170 textes publiés dans les grands journaux danois au cours du conflit et choisis parce qu’ils représentent des emplois de byudvikling fréquents dans ce conflit, et pour autant, semble-t-il, antagoniques. Ce conflit se manifeste en particulier à travers le débat public et notamment par des tribunes publiées dans le journal danois Politiken. Les trois énoncés sont également parus dans ce journal. Le premier est tiré d’un entretien avec un politicien, les deux autres des tribunes signées respectivement par un politicien et un riverain. Si nous travaillons sur ces énoncés, c’est parce qu’ils représentent trois emplois de byudvikling (et ses associations sémantiques) qui se manifestent au travers trois formes lexicales différentes : une forme verbale passive (byduvikles) ; un infinitif avec un groupe nominal (at udvikle en by) ; et un groupe nominal complexe (udviklingen af Ørestad). En effet, le conflit danois se cristallise autour de ce terme et ses trois emplois différents : le développement urbain comme l’expansion de la ville, comme la planification de la ville future, et comme l’aménagement de la ville pour les résidents d’un quartier.

Puisque le terme byudvikling est employé souvent dans le conflit danois et ceci de manières différentes, nous proposons, comme la première voie d’analyse, de l’aborder sous l’angle de la polysémie et plus précisément en faisant recours aux acquis de la Théorie des blocs sémantiques.

2. Vers une description de la polysémie : la Théorie des blocs sémantiques

Généralement défini selon les deux conditions que (i) à une seule forme est associée une pluralité de significations, et (ii) que ces significations sont différentes, mais apparentées, le « phénomène » (Victorri, 1997 ; Rastier, 2014 : 24) de la polysémie se comprend selon la place que l’on accorde à la signification. Certains considèrent la polysémie comme un « artefact » de l’analyse linguistique (Kleiber, 1999 : 9 ; Victorri, 1997). D’autres, notamment les théories structuralistes défendant l’idée qu’à chaque forme correspond une seule signification, y voient un « défaut de la langue » (Rastier, 2014 : 24). Dans la sémantique lexicale, où la polysémie est d’ailleurs généralement acceptée, et plus précisément dans la sémantique argumentative, la Théorie des blocs sémantiques (TBS) (Carel, 2011) inscrit la polysémie dans la signification d’un terme : si plusieurs significations peuvent être associées à un seul terme, c’est parce que ce terme contient plusieurs « aspects » dans sa signification conventionnelle (Carel, 2011 : 71). C’est à partir de la notion d’aspect que la TBS décrit la signification d’un terme dans un discours : lorsqu’un terme fait partie d’un énoncé, les aspects sont spécifiquement activés en fonction du discours. La signification linguistique d’un terme est dans ce contexte conçue comme la possibilité d’énoncer des enchaînements. Autrement dit, la signification est la structure sémantique des enchaînements qui peuvent être énoncés à l’aide du terme. Ainsi ce sont les aspects, déjà inscrits dans la signification du terme, qui permettent d’énoncer certains enchaînements plutôt que d’autres. Dès lors, la TBS propose de décrire la signification d’un terme à partir des paraphrases en enchaînements. Les aspects, à savoir la signification linguistique du terme, peuvent ensuite être dérivés.

Pour fournir une description sémantique de la signification, la TBS distingue deux types fondamentaux d’aspects : ceux qui donnent lieu à des enchaînements de types « normatifs » (Carel, 2011 : 21) et ceux qui donnent lieu à des enchaînements de types « transgressifs » (Carel, 2011 : 41). Les enchaînements de type normatif comprennent les structures conclusives comme celles en donc ou en parce que et ils sont annotés « DC » pour désigner le donc, alors que les transgressifs englobent des structures concessives comme celles en pourtant, en bien que ou en même si. Nous les notons « PT » pour désigner le pourtant (Carel, 2011 : 59). En paraphrasant les énoncés en enchaînements de ces types, il sera ensuite possible d’identifier les aspects comme des schémas sémantiques. C’est par la description des aspects différents, mais apparentés qui se manifestent dans les emplois spécifiques d’un terme que cette tradition décrit la polysémie. Avec cette description sémantique, il semblerait ainsi possible d’analyser en quoi le terme byudvikling est polysémique dans les énoncés provenant du conflit danois. Appliquons, à présent, cette démarche aux énoncés.

2.1. Byudvikling comme terme polysémique

Le premier énoncé que nous étudions est tiré d’une tribune parue dans le journal Politiken le 11 novembre 2016 :

(1) København vokser med ca. 1.000 indbyggere hver måned. Den afledte boligefterspørgsel har skabt enorme prisstigninger på hovedstadens boligmarked. Det er årsagen til, at der fortsat byudvikles i Ørestad, som skal huse en god portion af de mange nye borgerea.
« Chaque mois, Copenhague s’agrandit avec environ 1000 nouveaux résidents. La demande extraordinaire de logements a causé une croissance énorme du marché immobilier de la capitale. C’est la raison pour laquelle on poursuit le développement urbain d’Ørestad qui va abriter une bonne partie des nouveaux citoyens. »
a. Rune Dybvad Simonsen (politicien), « Vilde planter skal ikke stå i vejen for boliger til borgerne » (fr. « Les plantes sauvages ne doivent pas empêcher la construction de logements »), tribune, Politiken, 11 novembre 2016.

Avec l’emploi de der fortsat byudvikles (fr. « on poursuit le développement urbain »), cet énoncé met le verbe at byudvikle par la forme s-passiv en discours en lui associant une première signification. Comme nous venons de le présenter, dans la TBS, la description d’une signification est donnée par un aspect de type transgressif ou normatif. Ici, l’énoncé unit le fait que la ville grandit et le besoin de logements. Cette structure conclusive se manifeste en particulier par l’expression det er årsagen til (fr. « c’est la raison pour laquelle ») qui fonctionne ici comme un enchaînement de type normatif correspondant à la structure conclusive des conjonctions parce que ou donc, comme nous l’avons vu plus haut. Outre cette expression, l’usage de la forme définie de mange nye borgere (fr. « des nouveaux citoyens ») marque la présupposition tenue pour acquise suite à la croissance démographique posée dans la première partie de l’énoncé, à savoir København vokser med ca. 1000 indbyggere hver måned (fr. « Chaque mois, Copenhague s’agrandit avec environ 1000 nouveaux résidents »). L’enchaînement que crée cet énoncé peut donc être paraphrasé ainsi : lorsque la ville grandit, le prix de l’immobilier croît, ce qui entraîne le besoin de construire des logements dans les quartiers comme celui d’Ørestad où se situe le site naturel en question. C’est-à-dire que par le biais de la croissance du marché immobilier, cet énoncé présente un enchaînement argumentatif entre l’agrandissement de la ville et le besoin de logements, et l’aspect que l’on peut dériver est donc du type normatif grâce à l’expression det er årsagen til. Il s’agit, en ce sens, d’un développement de la ville qui se manifeste comme l’expansion de la ville dans de nouveaux espaces. En suivant la TBS, nous décrivons cette signification comme un aspect argumentatif du type suivant :

(1’) croissance du marché immobilier DC construction du logement

À cette première signification s’ajoute une deuxième qui apparaît clairement dans un entretien avec un politicien local d’un parti qui, dans sa ligne officielle, s’oppose au projet d’urbanisation. Notre deuxième énoncé date du 26 avril 2016 :

(2) At udvikle en by er ikke kun infrastruktur og nye, pompøse bygninger. Det er lige så meget at skabe rekreative områder, hvor københavnerne kan koble af og nyde naturena.
« Développer une ville ne passe pas seulement par l’infrastructure et [la construction de] nouveaux bâtiments pompeux. Il s’agit tout autant de créer des espaces de recréation où les habitants de Copenhague peuvent se reposer et profiter de la nature. »
a. Katrine Ravndal, « Københavnerne får 100 mio. til forbedring af kæmpe naturpark » (fr. « Les habitants de Copenhague reçoivent 100 millions pour l’amélioration d’un énorme parc naturel ») reportage, Politiken, le 6 avril 2016.

Dans cet énoncé, on trouve non pas un, mais deux sens donnés à at udvikle en by. Un premier sens se trouve dans l’emploi de infrastruktur og nye, pompøse bygninger (fr. « l’infrastructure et [la construction de] nouveaux bâtiments pompeux »). Le deuxième sens, quant à lui, se trouve dans skabe rekreative områder (fr. « de créer des espaces de récréation »). Dans la partie suivante, sur la polyphonie, nous allons étudier la particularité des emplois des prédicats ikke kun… lige så meget (fr. « pas seulement… tout autant ») dans cet énoncé. Pourtant, dans cette partie, où nous nous consacrons à la polysémie de ce terme, nous nous contentons de remarquer que cet énoncé pose, en effet, deux sens différents à at udvikle en by. C’est cette polysémie qu’il s’agit désormais d’analyser et de distinguer par rapport à l’analyse du premier énoncé que nous venons de présenter.

En effet, comme l’aspect (1’), un premier sens dans l’énoncé (2) considère le développement urbain comme étant centré autour de la construction et l’expansion de la ville dans de nouveaux espaces. En revanche, par l’emploi de pompøse (fr. « pompeux »), l’énoncé (2) accentue le caractère grand, mais aussi non fonctionnel et inutilement cher des bâtiments.

À ce premier sens s’ajoute un deuxième, toujours fourni par l’énoncé (2), qui inclut la possibilité de « créer des espaces de récréation » (da. at skabe rekreative områder). Selon ce deuxième sens, il est possible de développer la ville en dépit de la création de nouveaux espaces de récréation. Autrement dit, l’établissement d’espaces de récréation n’empêche nullement le développement de la ville. Ainsi, le développement de la ville peut être considéré comme l’occasion de planifier la ville future tout en gardant des sites naturels dans la ville grandissante, ce qui permet en retour d’assurer la possibilité de repos pour les résidents de la ville. Avec la description sémantique que nous fournit la TBS, nous pouvons décrire ces deux sens provenant de l’énoncé (2) comme deux aspects. Nous considérons le premier comme étant de type normatif et le second comme étant de type transgressif. En ce sens, selon notre lecture de cet énoncé, le développement de la ville entraîne soit la construction des logements soit celle des espaces naturels :

(2’) développer l’infrastructure de la ville DC construire de grands bâtiments [où les gens pourront habiter]
(2’’) développer l’infrastructure de la ville PT créer des espaces de récréation où les gens pourront se reposer

Comme nous allons le voir plus bas, la Théorie de la polyphonie linguistique nous permet de considérer la relation entre ces deux aspects, et de la décrire comme une opposition. Cette opposition se reflète déjà par l’usage en miroir de pompøse bygninger (fr. « bâtiments pompeux ») et rekreative områder (fr. « espaces de récréation »). Parce que si nous interprétons l’emploi de pompøse comme étant un emploi ironique, alors une interprétation possible de cet énoncé stipulerait que l’expansion dans de nouveaux espaces ne signifierait pas seulement plus de bâtiments, mais aussi qu’il y en ait déjà trop dans ce quartier. La TBS ne nous permet pas de décrire cette relation, alors que la Théorie de la polyphonie linguistique en propose une interprétation.

Finalement, une dernière signification de byudvikling émerge dans notre corpus avec des énoncés comme le suivant, tiré d’une tribune signée par un riverain du quartier d’Ørestad, où se trouve l’espace naturel :

(3) Fokus på udviklingen af Ørestad burde være, at Ørestad udvikles til et godt og levende byområde, hvor der er taget hensyn til trafiktilgængeligheden (kort afstand til metroen), varierede byområder og den oprindelige natur, som kunne indgå i de nye områder på en berigende mådea.
« L’objectif du développement d’Ørestad devrait être de faire d’Ørestad une zone urbaine intéressante et dynamique, en tenant compte de l’accessibilité au trafic (courte distance du métro), des zones urbaines variées et de la nature originale qui pourrait être intégrée dans les nouveaux quartiers d’une manière enrichissante. »
a. Frank Slemming (riverain), « Red Amager Fælled ved at bygge på området » (fr. « Sauvez Amager Fælled en y construisant des logements »), tribune, Politiken, le 1er décembre 2016.

Nous nous focaliserons ici sur les deux saisies constructionnelles qui se rapportent à byudvikling, à savoir udviklingen af Ørestad (fr. « du développement d’Ørestad ») et Ørestad udvikles til et godt og levende byområde (fr. « de faire d’Ørestad une zone urbaine intéressante et dynamique »). Ainsi, selon notre lecture, il ne s’agit ni d’étendre la ville pour abriter les nouveaux riverains, ni d’arrêter toute l’urbanisation de ce site, mais plutôt d’aménager un quartier soit pour les résidents qui y vivent déjà, soit pour créer un quartier qui, contrairement à des quartiers-dortoirs par exemple, est dynamique. En ce sens, selon l’énoncé (3), c’est le développement de la ville qui rend possible d’aménager un quartier de sorte qu’il devient intéressant et dynamique, toute en préservant la nature originale. La présence de la nature originale semble même ajouter une valeur supplémentaire pour le quartier si elle est « intégrée dans les nouveaux quartiers d’une manière enrichissante ». Nous décrivons cette troisième signification2 par un aspect argumentatif du type normatif :

(3’) développer le quartier DC quartier équilibré

Selon la TBS, si ces trois énoncés, tous publiés au cours du conflit danois, mettent en discours des aspects différents du même terme, c’est parce que ce terme contient déjà ces aspects dans sa signification conventionnelle : chaque énoncé exprime un ou des aspects déjà présents dans la signification que la langue attache, structurellement, à ce terme. Ainsi, les différents aspects de la signification du terme byudvikling (et des saisies constructionnelles qui s’y associent) sont spécifiquement activés à travers les emplois que nous avons pu observer dans les trois énoncés. De cette manière, la TBS permet d’isoler et de décrire comment la polysémie du terme se déploie dans les énoncés provenant du conflit danois.

Nous venons de décrire, avec les outils de la TBS, la polysémie du terme byudvikling dans les énoncés provenant du conflit danois. D’après la description que propose la TBS, les différents éléments de la signification du terme polysémique semblent cohabiter pacifiquement dans un même extrait. Or, dans le cas du conflit danois, ces éléments sont pris dans des rapports complexes, parfois convergents, parfois conflictuels. Ces rapports rendent ce terme particulièrement intéressant quand il s’agit d’analyser le conflit d’un point de vue discursif et sémantique. En effet, le deuxième énoncé illustre d’emblée un des tels rapports : deux significations différentes du même terme sont mises en discours par le même énoncé et l’énoncé se positionne différemment à leur égard : il montre les aspects comme des prises de position qui ne sont pas équivalentes dont l’aspect (2’) (développer l’infrastructure de la ville DC construire de grands bâtiments [où les gens pourront habiter]) est présenté comme relatif au problème ; l’aspect (2’’) (développer l’infrastructure de la ville PT créer des espaces de récréation où les gens pourront se reposer) comme la voie à suivre pour le résoudre. La TBS fournit une explication de la double signification mise en discours par cet énoncé, pourtant elle ne nous permet pas de rendre compte des rapports, dialogiques, qui résident entre ces deux significations et notamment par l’articulation des deux locutions adverbiales ikke kun… ligeså meget (fr. « pas seulement… tout autant »). C’est pourquoi la TBS est insuffisante pour analyser le rôle que joue byudvikling dans le conflit danois, et tout particulièrement dans le cas de l’énoncé (2). La Théorie de la polyphonie linguistique, en revanche, parce qu’elle inscrit au cœur de la sémantique la mise en rapport de points de vue différents, semblerait nous offrir une voie pour étudier la conflictualité interne à la polysémie d’un terme, comme dans le cas de l’énoncé (2). Ainsi, nous proposons, à présent, comme deuxième voie d’analyse, de compléter notre étude de la polysémie en étudiant l’énoncé (2) sous le prisme de la théorie de la polyphonie linguistique.

3. La Théorie de la polyphonie linguistique à l’œuvre

La Théorie de la polyphonie linguistique (Ducrot, 1984) (désormais « TPL ») postule que le locuteur d’un énoncé met en scène une sorte de dialogue théâtral entre des personnages énonciatifs. Ces personnages énonciatifs, que Ducrot appelle « énonciateurs », sont des subjectivités abstraites qui ont une certaine attitude envers un point de vue. Le locuteur de l’énoncé se positionnerait vis-à-vis de chacun des énonciateurs : il peut s’identifier à l’un d’eux et se distancier des autres. Cette théorie semble ainsi apte à décrire comment, dans certains énoncés, les locuteurs mobilisent différentes significations associées à un même terme et, ce faisant, font émerger des rapports antagoniques entre eux. De même, nous proposons de mettre à l’œuvre la TPL pour étudier le rapport entre significations provenant de l’énoncé (2) grâce aux locutions adverbiales ikke kun… ligeså meget (fr. « pas seulement… tout autant »).

Selon la TPL, si un positionnement correspond à chacune des significations d’un terme polysémique, c’est parce que chacun des positionnements est associé à un énonciateur. Lorsque deux énonciateurs entretiennent un rapport antagonique à l’égard d’un même point de vue, ce rapport résonne dans le sens de l’énoncé où apparaît ce terme (Carel et Ducrot, 2009 ; Ducrot, 1984). Le phénomène linguistique de « renchérissement » dont une analyse révélatrice d’un exemple français semblable à la nôtre, a été proposée par Bres (1999), nous permet en effet d’analyser l’énoncé (2) en tant qu’un exemple du dialogisme faisant apparaître une opposition entre les deux significations.

3.1. Byudvikling : des points de vue opposés ?

Dans le contexte du cas danois, on pourrait supposer qu’une fois le terme byudvikling mis en discours, les enjeux antagoniques entre énonciateurs résonneraient dans le sens de l’énoncé dans lequel ce terme apparaît. De cette manière, si l’on appliquait la TPL à notre deuxième énoncé, on conclurait que l’énoncé travaille sur des points de vue (pdv) différents (correspondant aux deux significations de byudvikling) par rapport auxquels des énonciateurs occuperaient des positionnements antagoniques. Voyons à présent comment une analyse polyphonique de cet énoncé présenterait un tel rapport :

(pdv1) développer l’infrastructure de la ville DC construire de grands bâtiments
(pdv2) développer l’infrastructure de la ville PT créer des espaces de récréation où les gens pourront se reposer

Et si l’on inclut les énonciateurs, ils se positionnent par rapport à ces points de vue de cette manière :

E1 (non-L) a une attitude positive envers pdv1
E2 (L) a une attitude négative envers pdv1 et une attitude positive envers pdv2

Comme l’énoncé est de structure ikke kun... lige så meget, il ressemble à un énoncé étant de structure similaire (« non/pas seulement x, (mais aussi/tout autant) y »), analysé par Bres comme un renchérissement3 : à ce propos, Bres remarque que le renchérissement reliant x et y fait en sorte que « la pertinence du premier qu’il [l’énonciateur] attribue à e1 doit se compléter de la prise en compte du second qu’il s’attribue » (Bres, 1999 : 77). De ce fait, notre analyse initiale de l’énoncé (2) doit être nuancée avec la TPL de sorte qu’elle prend en compte le renchérissement y compris le rapport entre énonciateurs. Cela nous permettra en retour d’illustrer comment le rapport que nous venons de qualifier d’antagonique serait en effet une « façon d’intégrer la parole de l’autre pour mieux la dépas­ser, d’apparaître comme quelqu’un qui loin de s’opposer infantilement à elle, la dote d’un prolongement qui lui donne toute sa valeur » (Bres, 1999 : 77).

Précisons d’abord que le pdv1, par « développement de la ville », entend seulement la construction de grands bâtiments, alors que le pdv2 entend aussi créer des espaces de récréation. Toutefois, le rapport entre les deux points de vue dans l’énoncé est, selon nous, toujours un rapport antagonique : le pdv1 est présenté comme incomplet, raison pour laquelle il faut le « prolonger » pour reprendre les termes de Bres, d’où le pdv2. Ainsi, le locuteur se positionne toujours en faveur du pdv2 et en opposition au pdv1, mais l’opposition entre les deux apparaît alors plus subtile que dans l’analyse initiale fournie par la TBS : le pdv1 tire toute sa pertinence uniquement du fait d’être complété. Avec cette précision, la structure de renchérissement dans les deux points de vue peut se présenter de la manière suivante :

(pdv1) développer l’infrastructure de la ville DC [SEULEMENT] construire de grands bâtiments
(pdv2) développer l’infrastructure de la ville PT créer des espaces de récréation où les gens pourront se reposer [TOUT AUTANT QUE construire de grands bâtiments]

Ce qui nous amène à inclure les énonciateurs qui se positionneraient par rapport à ces points de vue de la manière suivante :

E1 (non-L) a une attitude positive envers pdv1
E2 (L) a une attitude négative envers pdv1 et une attitude positive envers pdv2

Nous voyons à partir de là comment des positionnements conflictuels émergent dans les sens de byudvikling mis en discours par cet énoncé, ce que notre sensibilité vis-à-vis du dialogisme des locutions adverbiales permet en effet d’affirmer : par le biais des positionnements d’énonciateurs, la TPL nous permet d’observer un lien entre le caractère polysémique du terme byudvikling et les rapports antagoniques que ce terme fait entendre lorsqu’il est employé dans cet énoncé du conflit danois.

Et pourtant, selon une critique récente, la description proposée par la TPL ducrotienne « s’avère absolument inopérante » (Camus et Lescano, 2019 : 28) quant aux discours d’un conflit social : si cette théorie tentait d’observer des rapports entre les énoncés du conflit danois, ces rapports ne seraient que des liens « accidentels » (Camus et Lescano, 2019 : 29). Certes, cette théorie est capable de décrire les rapports entre énonciateurs au sein d’un même énoncé (comme nous venons de le faire), mais face aux rapports entre une série d’énoncés, elle échoue.

Selon Camus et Lescano (2019), le problème que rencontre la TPL consiste précisément dans le fait qu’elle se fonde sur l’hypothèse que les énoncés expriment un sens qui leur appartient et ainsi elle ignorerait le rôle du discours dans la production du sens. En revanche, pour ces auteurs, l’étude sémantique de la conflictualité discursive exige de voir chaque énoncé comme le porteur d’un certain travail sur la structuration significative de ‘ce qui peut être dit’ dans le conflit. C’est-à-dire que tout énoncé cherche soit à ‘ouvrir’, soit à ‘fermer’ les possibilités de réaliser certains discours dans le conflit. L’analyse des énoncés d’un conflit social est pour cela intrinsèquement liée à la prise en compte d’une cible partagée, à savoir la structuration de ce qui peut être dit dans le conflit. Cette structuration est, toujours selon Camus et Lescano, de l’ordre sémantique : elle est conçue comme un espace sémantique qui est d’une part extérieur aux énoncés, du fait qu’il constitue la structuration du conflit tout entier (et non pas d’un seul énoncé), d’autre part, il est constitué par les énoncés parce qu’ils agissent sur lui et déterminent ainsi son évolution permanente (Lescano, 2023). C’est donc par l’intermédiaire de l’espace sémantique que les énoncés se positionneraient les uns par rapport aux autres.

Avec l’introduction de la notion d’espace sémantique est reprise une hypothèse qui a été formulée notamment par Bakhtine, affirmant que les mots sont l’arène de la conflictualité sociale, qui a ensuite mené à une autre selon laquelle toute signification articule des antagonismes (Faye, 2004 ; Krieg-Planque, 2009) et aussi à la formulation de la notion d’interdiscours (Pêcheux, 1975). Ces hypothèses se cristallisent en effet dans celle d’espace sémantique. Car si l’on conçoit les énoncés du conflit danois par l’intermédiaire de l’espace sémantique, alors les rapports entre énoncés se dessinent nettement comme une « configuration sémantique » (Lescano, 2023 : 186) dont les énoncés qui travaillent sur les significations de byudvikling se constituent dans des rapports parfois antagoniques, parfois convergents.

Alors que la TPL ne permet pas d’étudier les rapports discursifs ailleurs qu’au sein d’un même énoncé, une analyse qui part de l’espace sémantique est capable de cerner comment plusieurs énoncés se constituent dans des rapports entre eux. Même si la TPL n’en fournit pas une description, la polyphonie se trouve néanmoins en arrière-plan de notre démarche, et ceci à deux titres : premièrement, dans la mesure où les énoncés posent des significations distinctes du même terme, ils font entendre des significations antérieurement apparues dans le conflit danois. Deuxièmement, la notion d’espace sémantique stipule que les rapports discursifs entre énoncés se font par l’intermédiaire des possibilités discursives sur lesquelles les énoncés agissent (Camus et Lescano, 2019) et cela nous amène à un partage théorique des deux démarches : comme dans la TPL, pour Camus et Lescano, ces éléments intermédiaires sont des ‘discours virtuels’, à savoir des « possibilités d’agir » (Camus et Lescano, 2021 : 402) et donc de réaliser des discours. Mais, contrairement à la TPL, ces possibilités sont relatives à un espace sémantique qui est déterminant pour les énoncés qui peuvent apparaître dans le conflit social.

Ainsi, nous constatons que dans le cadre du conflit danois, la polysémie et la polyphonie s’entrelacent dans des rapports entre les trois énoncés que nous sommes en train d’étudier et qui illustrent les trois significations de byudvikling présentes dans le conflit danois. Ces rapports se forment dans – et grâce à – un espace sémantique partagé. Pour le décrire, ni la description de la polysémie qui pourrait être menée dans le cadre de la TBS, ni l’analyse polyphonique des énoncés proposée par la TPL ne réussissent à expliquer les rapports antagoniques de ces énoncés dans le conflit danois. La première parce qu’elle ne rend pas compte des rapports entre énoncés ; la deuxième parce qu’elle décrit ce rapport comme un lien accidentel. Nous proposons par conséquent d’adopter une troisième approche à partir des travaux de Camus et Lescano, et cette troisième voie vient compléter les deux autres. Ainsi, avec la notion d’espace sémantique, nous considérons désormais les énoncés comme visant à agir sur la structuration sémantique du conflit danois, à savoir, sur ce qui peut être dit dans le conflit. Ce faisant, nous comprenons le travail qu’effectuent les énoncés sur la signification du terme byudvikling comme un travail qui porte essentiellement sur l’espace sémantique du conflit et non pas sur les autres discours directement. Le résultat de ce travail est la polysémie du terme. Un retour critique à la notion de resémantisation qui a été étudiée entre autres4 par Camus (2020) dans le cadre de cette approche, dite la Sémantique du programme, nous permet plus précisément de décrire ce processus.

4. Resémantisations de byudvikling vues par la Sémantique du programme

À travers les études portant sur le phénomène de la resémantisation dans la sémantique ducrotienne, plusieurs versions de la resémantisation se dessinent (Camus, 2020 ; Montero et Gindin, 2018 ; Montero, 2019 ; Liisberg, 2023). Dans la version qui nous concerne ici, et que Camus nomme « réfutation-resémantisation » (Camus, 2020 : 156), on parle de resémantisation lorsque deux énoncés mettent en discours le même terme en lui associant deux sens différents. Autrement dit, la réfutation-resémantisation stipule qu’« un (ou des) programme(s) nouveaux » (Camus, 2020 : 157) soient associés par un discours ultérieur à un terme sémantisé dans un discours antérieur. Dès lors, le même terme apparaît comme ayant plusieurs sens qui se lient grâce aux emplois du terme.

Cette ‘polysémie’ peut être décrite par le biais des mécanismes de ce phénomène linguistique particulier : comme le montrent Montero et Gindin (2018 : 24), toute resémantisation opère par un mécanisme réfutatif parce qu’il refuse le sens attribué à un terme par un interlocuteur (fictif). À ce premier, Camus (2020 : 157) ajoute un mécanisme multipliant qui instaure de nouveaux sens possibles du terme dans l’espace sémantique. Pour Camus, la resémantisation est caractérisée notamment par ce mécanisme multipliant, alors que le mécanisme réfutatif est effectivement évacué de sa définition de ce phénomène. Or, comme nous en avons discuté ailleurs (Liisberg, 2023 : 193), toute resémantisation nécessite la présence de la parole d’un « autre » qui, comme le propose Montero (2019 : 17), peut être construit discursivement dans le seul but d’être refusé. En effet, la discussion de l’énoncé (2) nous a menés à proposer que ces deux mécanismes caractérisent tous deux la resémantisation et que, dans le cas de l’énoncé (2), on doive même ajouter un troisième, à savoir un mécanisme prolongeant (Liisberg, 2023) du fait qu’il ouvre la possibilité d’incorporer plusieurs sens dans le terme en question.

Toute comme n’importe quel autre énoncé dans une situation discursive conflictuelle donnée, une resémantisation constitue un « mode d’intervention discursive » (Camus, 2020 : 159) sur l’espace sémantique de la situation discursive dans laquelle elle apparaît. Un mode d’intervention discursive est constitué de deux éléments : d’une part, il comporte une entité sémantique nommée « programme » (Camus et Lescano, 2021 : 403) et d’autre part, il regroupe un type d’action effectuée sur ce programme, à savoir une « opération » (Camus et Lescano, 2021 : 409). Puisque le mode d’intervention est formé à partir de l’ensemble des deux éléments, nous allons, à présent, les développer successivement.

Étant une entité sémantique, le programme peut être décrit de la même manière que l’aspect argumentatif de la TBS que nous avons présenté plus haut. Ainsi, la notion de programme complète la description des significations – qui peuvent toujours être du type normatif ou transgressif – dans le contexte d’une situation conflictuelle donnée et en ce sens, selon notre lecture, elle correspond plutôt à la description d’une entité sémantique qu’à celle d’un point de vue. Le programme est défini en tant qu’entité sémantique à partir de laquelle des discours peuvent être engendrés et à travers laquelle un énoncé agit dans l’espace sémantique d’un conflit. Cependant, le programme se distingue de l’aspect argumentatif puisqu’il est toujours conçu de manière relative à l’espace sémantique de la situation dans laquelle il apparaît : un seul programme peut ainsi être mobilisé simultanément par plusieurs discours. En effet, en introduisant la notion d’opération – comprise comme l’action que le discours effectue sur un programme – Camus et Lescano s’éloignent du plan lexical afin de décrire les rapports entre entités sémantiques en passant par le plan discursif d’un conflit5. Ce sont les opérations portées par les discours sur les entités sémantiques qui nous importent ici de décrire pour comprendre comment le terme byudvikling est resémantisé dans le conflit danois.

Dans un conflit social, tout énoncé constitue une tentative de renforcer ou d’affaiblir la possibilité qu’un programme soit mis en discours. En fonction des types d’opérations effectuées sur un programme particulier, ce programme devient plus ou moins productif et plus ou moins stable au cours du conflit. La productivité et la stabilité d’un programme sont ainsi renforcées ou diminuées selon les opérations spécifiques effectuées sur lui (Camus, 2020). D’après Lescano (2018), il existe au moins trois types d’opération que peut effectuer un discours sur un programme. Premièrement, l’opération d’investissement est accomplie par les énoncés qui affirment et supportent explicitement un programme tel que l’on peut observer dans la tribune du riverain : « L’objectif du développement d’Ørestad devrait être X » de sorte que le X est montré avec une valeur positive grâce à l’emploi du verbe modal « devrait » (da. burde). Parallèlement, l’opération de combat est effectuée par les énoncés qui s’opposent à un programme. On le voit par exemple dans l’emploi de la négation dans l’énoncé (2) : « Développer une ville ne passe pas seulement par l’infrastructure et [la construction de] nouveaux bâtiments pompeux », qui combat l’idée que le développement urbain passerait seulement par la construction de bâtiments. Enfin, l’opération de naturalisation est celle que réalisent des énoncés exposant un fait qui est présenté comme objectif. Un exemple de ce dernier type d’opération peut être tiré de notre premier énoncé : « La demande extraordinaire de logements a causé une croissance énorme du marché immobilier de la capitale », qui montre, comme non polémique, la causalité entre la croissance du marché immobilier et la demande de logements.

Les opérations sont des manières d’agir sur les programmes dans le but de les (dé)stabiliser ou de les rendre plus ou moins productifs. Ainsi, investir un programme, c’est le mettre en production en tentant de renforcer sa productivité dans le conflit social. De même, combattre un programme, c’est le mettre en production en tentant de diminuer sa stabilité. Tout énoncé agit dans un conflit à travers des opérations sur des programmes. L’ensemble formé par le programme et l’opération constitue un mode d’intervention discursive. C’est en tant que modes d’interventions que nous proposons de comprendre les trois énoncés du conflit danois : parce qu’ils visent particulièrement les programmes associés à un terme, ces énoncés comprennent des modes d’interventions qui constituent des phases d’un processus de resémantisation dont l’ensemble rend ce terme polysémique. La polysémie se constitue ainsi dans le contexte de la situation conflictuelle. Suivant cette démarche, nous proposons à présent d’étudier nos trois énoncés sous l’angle de la resémantisation, en tant qu’une suite d’opérations effectuées sur des programmes. À partir de là, nous serons enfin en mesure d’isoler et de décrire les rapports entre les trois énoncés dans le conflit danois.

4.1. Byudvikling, terme objet d’une suite de resémantisations

Nous proposons désormais de considérer les trois énoncés comme trois phases d’un processus de resémantisation visant le terme byudvikling. Rappelons les trois énoncés sur lesquels nous travaillons ici dans notre traduction française :

  1. Chaque mois, Copenhague s’agrandit avec environ 1000 nouveaux résidents. La demande extraordinaire de logements a causé une croissance énorme du marché immobilier de la capitale. C’est la raison pour laquelle on poursuit le développement urbain d’Ørestad qui va abriter une bonne partie des nouveaux citoyens.
  2. Développer une ville ne passe pas seulement par l’infrastructure et [la construction de] nouveaux bâtiments pompeux. Il s’agit tout autant de créer des espaces de récréation où les habitants de Copenhague peuvent se reposer et profiter de la nature.
  3. L’objectif du développement d’Ørestad devrait être de faire d’Ørestad une zone urbaine intéressante et dynamique, en tenant compte de l’accessibilité au trafic (courte distance du métro), des zones urbaines variées et de la nature originale qui pourrait être intégrée dans les nouveaux quartiers d’une manière enrichissante.

Dont nous avons précédemment distingué les aspects argumentatifs suivants :

(1') croissance du marché immobilier DC construction du logement
(2’) développer l’infrastructure de la ville DC construire de grands bâtiments
(2’’) développer l’infrastructure de la ville PT créer des espaces de récréation où les gens pourront se reposer
(3’) développer le quartier DC quartier équilibré

Et dont nous avons précisé, au cours de l’analyse de la polyphonie de l’énoncé (2), les deux points de vue suivants :

(pdv1) développer l’infrastructure de la ville DC [SEULEMENT] construire de grands bâtiments
(pdv2) développer l’infrastructure de la ville PT créer des espaces de récréation où les gens pourront se reposer [TOUT AUTANT QUE construire de grands bâtiments]

En nous inscrivant dans la perspective proposée par la Sémantique du programme, nous considérons désormais les aspects (1’) et (3’) ainsi que les deux points de vue (pdv1) et (pdv2) comme des programmes. Ainsi, on dira que l’énoncé (1) opère sur un programme correspondant à l’aspect (1’), l’énoncé (2) opère sur deux programmes correspondant aux points de vue (1) et (2) et ainsi de suite. Identifions à présent les modes d’intervention effectués par les trois énoncés sur nos programmes, ce qui nous permettra ensuite de décrire la resémantisation du terme byudvikling dans ce conflit.

Comme nous l’avons déjà montré plus haut, dans le premier énoncé, le programme correspondant à l’aspect (1’) est présenté comme un fait objectif. C’est pourquoi ce programme est mis en discours avec une opération de naturalisation. Ainsi, un premier mode d’intervention (M1) se distingue dans l’espace sémantique du conflit danois. L’opération spécifique est annotée devant le programme de manière suivante :

(M1) <naturaliser [croissance du marché immobilier DC construction du logement]>

Le deuxième énoncé, rappelons-le, contient deux programmes. Il opère sur ces deux programmes par la structure de renchérissement du tournant det handler lige så meget om (fr. « il s’agit tout autant de »). D’une part, le renchérissement permet à l’énoncé d’effectuer une opération de combat sur le premier programme selon lequel le développement urbain passerait seulement par la construction de grands bâtiments, comme nous l’avons vu plus haut. Cette opération correspond au mécanisme réfutatif propre à la resémantisation. D’autre part, il effectue une opération d’investissement sur le second qui envisage le développement de la ville comme la création à la fois des espaces de récréation et des grands bâtiments. L’investissement vise à renforcer la productivité du second, alors que l’opération de combat tente de diminuer celle du premier programme. Les deux programmes se trouvent ainsi en une relation de « tension » (Camus, 2020 : 108). Nous présentons donc ces deux modes d’intervention de la manière suivante :

(M2) <combattre [développer l’infrastructure de la ville DC [seulement] construire de grands bâtiments]>
(M3) <investir [développer l’infrastructure de la ville PT créer des espaces de récréation où les gens pourront se reposer [TOUT AUTANT QUE construire de grands bâtiments]>

Quant au troisième énoncé, avec l’emploi de fokus… burde være (fr. « L’objectif du développement d’Ørestad devrait être »), l’énoncé investit le programme (3’) en cherchant à le rendre plus productif dans le conflit danois. Nous identifions par là le mode d’intervention suivant :

(M4) <investir [développer le quartier DC quartier équilibré]>

Avec les installations successives des quatre modes d’intervention que nous venons d’identifier, la resémantisation (et donc la polysémie) du terme byudvikling se dessine dans le contexte du conflit danois grâce aux trois mécanismes de la resémantisation : le premier énoncé installe un programme dans l’espace sémantique en le naturalisant. Le deuxième énoncé expose à la fois le mécanisme réfutatif et le mécanisme multipliant puisqu’il installe un deuxième programme en le faisant entrer en relation de tension avec le premier, à partir duquel il véhicule la possibilité de multiplier les discours. Dès lors, non seulement le premier programme se voit réfuté, mais les possibilités discursives prolifèrent potentiellement par ce nouveau programme.

Le troisième énoncé semble aller encore plus loin en exposant le mécanisme prolongeant : il installe un nouveau programme qui rompt avec l’opposition de l’énoncé (2) en proposant une sémantisation qui se distingue des autres : dans le deuxième segment à savoir hvor der er taget hensyn til […] den oprindelige natur, som kunne indgå i de nye områder på en berigende måde (fr. « en tenant compte de […] la nature originale qui pourrait être intégrée dans les nouveaux quartiers d’une manière enrichissante »), nous pouvons constater une resémantisation de byudvikling en tant que création d’un quartier bien aménagé, c’est-à-dire où il y a de la nature et où de nouveaux quartiers peuvent voir le jour d’où le programme (3’). En mettant en production ce programme spécifique, l’énoncé prolonge le sens possible de byudvikling d’une telle manière qu’il fait entendre les trois modes d’interventions déjà installés par les deux énoncés précédents. Ainsi, en tenant compte de la présence de la nature originale ainsi que de la construction des nouveaux quartiers, l’énoncé (3) opère le mécanisme prolongeant, et crée une synthèse entre la préservation de la nature dans l’espace naturel, et l’urbanisation de ce même espace.

En somme, le deuxième énoncé installe une opposition entre deux sens qui s’associent au même terme que le troisième énoncé tente, à son tour, de modifier. Cette modification passe, essentiellement, par la resémantisation du terme byudvikling.

Sous l’angle de la resémantisation et la prise en compte de ses trois mécanismes, ces énoncés produisent une seule unité complexe dans le conflit social danois : après la resémantisation, il suffit de mobiliser un seul élément de cette unité pour que la totalité soit remise en production, y compris l’antagonisme qu’elle comporte. Ce que les énoncés remettent en discours quand ils emploient le terme byudvikling, ce ne sont pas seulement des programmes. Ce sont tout autant les opérations effectuées sur ces programmes antérieurement. Avec la notion de resémantisation comprise par ses mécanismes réfutatif, multipliant et prolongeant, nous sommes ainsi en mesure de décrire les rapports qui se constituent entre les trois énoncés grâce à ce processus discursif.

Conclusion

Dans cet article, nous avons présenté trois approches possibles pour l’analyse sémantique d’inspiration ducrotienne d’une série d’énoncés issus d’un conflit social danois. Ces énoncés mettent tous en discours le terme byudvikling que nous traduisons ici par l’expression française « développement urbain ».

Nous avons présenté et évalué successivement les trois voies suivantes : la description de la polysémie du terme, l’analyse polyphonique des énoncés, et une approche considérant les énoncés comme un processus de resémantisation.

Si la TBS permet de décrire la polysémie de ce terme dans les énoncés du conflit danois en tant qu’ensemble d’aspects argumentatifs, elle peine à identifier les relations que les énoncés établissent entre ces significations différentes, notamment entre les deux mises en discours par l’énoncé (2). La Théorie de la polyphonie linguistique fournit, quant à elle, une description des rapports antagoniques instaurés au sein d’un seul énoncé, et en cela, elle permet d’étudier l’énoncé (2). Cependant, elle se limite à la description de la polyphonie telle qu’elle se présente au sein d’un seul énoncé et ainsi elle ne parvient pas à saisir les relations entre les trois énoncés issus d’une même situation conflictuelle. La voie proposée par le concept de resémantisation rend, quant à elle, possible d’envisager les énoncés comme des interventions successives dans un espace sémantique partagé. À travers ce concept, nous voyons comment les énoncés s’inscrivent dans des rapports antagoniques autour de ce terme polysémique. En ce sens, ce concept apporte une dimension politique à l’analyse sémantique d’une succession d’énoncés issus d’une même situation discursive. Comprendre les énoncés du conflit comme un processus de resémantisation nous permet, en d’autres termes, de décrire sémantiquement une série d’interventions conflictuelles produisant une unité complexe dans l’espace sémantique.

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Notes

1 Qui signifie littéralement « développement de la ville », raison pour laquelle nous le traduisons ici par l’expression française « développement urbain ».

2 L’emploi du verbe modal burde (fr. « devrait ») semble par ailleurs placer cette signification à un niveau différent par rapport aux deux précédentes, et nous y reviendrons plus bas, dans la section 4.

3 Les analyses proposées par Anscombre (1973) concernant le même dit « enchérissant » vont également dans ce sens. Nous avons par ailleurs discuté des similarités et des apports de ces analyses dans un autre travail (Liisberg, 2023).

4 Voir par exemple les travaux d’Ana Soledad Montero, en particulier ses deux articles « Palabras bajo vigilancia: acerca de la refutación » (Montero, 2019) et « Hay que llamar las cosas por su nombre: Polémica y renominación en el discurso de Cristina Fernández de Kirchner » (Montero et Gindin, 2018), et les discussions de ces travaux que nous présentons dans Liisberg (2023).

5 Pour une discussion approfondie de cet éloignement et de la présence, continue, du structuralisme linguistique dans la définition de la notion du programme, voir Liisberg (2023).

References

Electronic reference

Marianne Høi Liisberg, « Sens polysémiques, sens opposés ? Analyser le terme byudvikling dans un conflit danois au prisme de la polysémie, de la polyphonie et de la resémantisation », ELAD-SILDA [Online], 11 | 2025, Online since 30 juin 2025, connection on 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/elad-silda/index.php?id=1664

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Marianne Høi Liisberg

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