La naissance d’une revue à comité de lecture dans le paysage universitaire francophone, spécifiquement dédiée à l’étude des musiques à l’écran, se veut un acte éminemment politique. Ce geste éclaire tout à la fois la multitude d’initiatives individuelles menées au cours du xxe siècle et leur essor exponentiel depuis les années 2000, qui participe aujourd’hui à la reconnaissance progressive d’un champ disciplinaire longtemps marginalisé, tant en études cinématographiques qu’en musicologie. Sans revenir sur les différentes causes à l’origine de cette mise à l’écart, maintes fois détaillées dans une littérature abondante (Huvet 2016, 56-62 ; Rossi 2016 et 2021 ; Deaville 2011, 1), il apparaît utile de rappeler que la musicologie a longtemps constitué un champ de recherche classiste, lequel reposait sur une vision étroite et exclusive du canon savant occidental structurant les parcours d’enseignement et orientant du même coup les dynamiques de recherche (Bachman 1992 ; Levitz 2018 ; Ewell 2023). De manière surprenante, alors que la discipline a entamé une mue provoquée par la musicologie critique à la fin des années 1980, dont ont profité les popular music studies, la sociologie musicale, les études génétiques, la musicothérapie ou encore les études postcoloniales de la musique, les musiques à l’écran sont longtemps restées le parent pauvre de la musicologie. En France, rasant le sol comme l’hirondelle avant l’orage, le bruissement cinémusicologique du xxe siècle (Rossi 2021, 18-28) ne se structure véritablement à l’université qu’à partir des années 1990 et 2000.
L’historiographie récente des musiques à l’image dans un cadre universitaire francophone peut être symboliquement balisée par des dates espacées d’une décennie : après la parution conjointe en 1995 des ouvrages pionniers de Michel Chion (La musique au cinéma), d’Alain Lacombe et de François Porcile (Les musiques du cinéma français), il faut attendre 2006 pour que la Sorbonne intègre au sein de sa nouvelle licence « Sciences et musicologie » un cours sur la musique de film, essentiellement centré sur une approche technique (Julliot 2023b, 14-15). Près de dix ans plus tard, un premier groupe de chercheur·euses francophones se fédère à l’occasion d’une journée d’étude rennaise consacrée aux musiques de séries télévisées et fonde Elmec1 (Étude des langages musicaux à l’écran), dernier jalon avant celui que souhaite poser Émergences, dont le premier numéro paraît au printemps 2025. Dans cette optique, le titre de la revue se veut autant le reflet de cette lente percée académique qu’une profession de foi, une promesse de nous attacher sans cesse à renouveler les approches, les lieux et les objets d’étude, toujours en lien avec les recherches internationales actuelles ou passées, comme le reflète la diversité des membres du comité de rédaction, en questionnant les fondements mêmes de la discipline, dans un mouvement épistémologique conscient et situé à la croisée de l’esthétique, des théories de la musique et des bandes sonores, mais aussi des études cinématographiques, télévisuelles, vidéoludiques, littéraires, narratologiques, ou encore de l’histoire matérielle du son – sans bien sûr que cette liste soit limitative.
On ne saurait penser l’étude académique francophone des musiques à l’écran sans mentionner les écrits historiques de Michel Chion à qui l’on doit l’élaboration d’un riche vocabulaire descriptif et interprétatif – terminologie qui demeure répandue, à l’université comme sur les plateaux de tournage – et dont les réflexions ont longtemps offert un cadre aux jeunes chercheur·euses. Toutefois, considérant que toute hégémonie s’impose nécessairement au détriment d’autres approches, concepts et théories, Émergences, revue résolument multilingue, souhaite faire dialoguer de manière critique des modèles de pensée et des analyses dominantes avec des études marginalisées ou laissées de côté, encore trop peu traduites ou diffusées. On ne saurait, par conséquent, écarter trop rapidement la question du langage des musiques à l’écran, comme l’a très justement montré Cécile Carayol dans son étude sur le symphonisme intimiste (2012), ni donner trop d’importance aux discours des compositeur·ices elleux-mêmes (Gorbman 2004, 15) sans les inscrire de manière critique dans une histoire plus large des formes (Berthomieu 2009, 2011 et 2013) et des techniques (Buhler 2019 ; Huvet 2022 ; Michot 2025), ou les confronter à des analyses issues de méthodes variées (Rossi 2021 ; Julliot 2023a). Cette volonté de mise en crise du discours cinémusicologique s’accompagne aussi, dans le projet d’Émergences, d’un triple renouvellement : celui des méthodes, des types d’objets audiovisuels analysés, mais aussi de la forme physique prise par la recherche académique.
Faire entrer les études des musiques cinématographiques, télévisuelles ou vidéoludiques dans les sciences ouvertes s’inscrit, en effet, dans une évolution plus large de la diffusion des savoirs. Alors que la recherche francophone ne jouissait jusqu’à présent d’aucune revue dédiée à la dimension musicale et sonore des œuvres audiovisuelles, le choix d’une diffusion en ligne et en accès libre ne doit pas être compris, pour autant, comme une adhésion au projet plus général de dématérialisation et de déréalisation du monde. Comme les multiples confinements l’ont montré, les colloques, journées d’étude ou autres séminaires constituent des espaces essentiels de rencontres et de débats entre chercheur·euses, mais aussi des moments plus informels où se tissent de précieux liens interpersonnels qui donneront naissance à des projets scientifiques et que la revue Émergences entend mettre en valeur. Notre projet vise, par ailleurs, à rendre accessibles les recherches à un plus grand nombre de lecteur·rices et à diffuser les savoirs au-delà de cercles parfois restreints, tout en s’émancipant des logiques éditoriales commerciales, souvent non pérennes. En outre, ce format permettra également de préserver un fonctionnement collégial, entre pairs, au service d’un partage plus libre et horizontal des connaissances. Émergences entend donc répondre, dans un même temps, à une mission de service public – celui de la diffusion et de la valorisation de la recherche – et au besoin, pour une discipline en voie d’institutionnalisation, de commencer à bâtir un édifice collectif dont chaque article assurera la singularité et la solidité.
Impossible de conclure sans remercier celles et ceux grâce à qui Émergences existe, à commencer par Basile Bayoux, Vincent Chollier, Stefania Slavcheva, toute l’équipe de Prairial, ainsi que Tri Tran et le laboratoire Interactions culturelles et discursives de l’université de Tours (ICD, UR 6297) pour leur expertise et leur accompagnement. Merci également aux revues cousines et à leurs rédacteur·rices pour les échanges, les conseils et les sincères encouragements. Dans la course de longue haleine que constitue le lancement d’une revue universitaire, il est rassurant d’être épaulé par des collègues et ami·es qui ont déjà effectué la traversée et peuvent ainsi dispenser leurs trésors : Emmanuel Parent (Volume), Sarah Benhaïm (Transposition), Anaïs Goudmand et Aurélie Huz (Belphégor, ReS Futurae). Nous remercions enfin le comité éditorial et le comité scientifique de la revue pour leur soutien et leur implication, ainsi que les deux directeur·rices invité·es du premier numéro, Chloé Huvet et Grégoire Tosser, pour avoir fait confiance à une revue numérique qui n’existait encore que sur un bout de papier brouillon, griffonné par nous deux à la terrasse d’un café de Belleville.