Figure tutélaire de la musique à l’image, associé prioritairement au spectaculaire, au merveilleux, à la science-fiction et aux grandes franchises cinématographiques, le compositeur américain John Williams (né en 1932) est l’auteur d’une production prolifique et foisonnante qui débute à la fin des années 1950 et se poursuit jusqu’à nos jours (The Fabelmans, Steven Spielberg, 2022 ; Indiana Jones et le Cadran de la destinée, James Mangold, 2023). Touchant à de nombreux genres cinématographiques, ses œuvres traversent plusieurs périodes majeures de l’histoire du cinéma, et ce à des moments de transformations significatives des technologies audiovisuelles, depuis le Dolby Stéréo et le son multicanal en 1977 jusqu’à la transition numérique au tournant des années 1990-2000. Bien que le septième art occupe une place majeure dans sa carrière, Williams a également composé de nombreuses partitions pour le concert, pour des événements politiques et sportifs. Un survol de l’ensemble de son œuvre atteste de la maîtrise de styles musicaux particulièrement nombreux, dans des contextes très divers.
Longtemps délaissé des recherches cinémusicologiques historiquement centrées sur des personnalités comme Max Steiner, Erich W. Korngold ou Bernard Herrmann, figures du canon « prestigieux » de la musique de film (Huvet 2016), Williams a fait les frais jusqu’au début des années 2000 du même soupçon d’illégitimité frappant les musiques de blockbusters. Comme le soulignait à juste titre Pierre Berthomieu au milieu des années 1990 : « Compositeur le plus célèbre, figure presque institutionnelle du cinéma américain, John Williams s’est trouvé associé aux plus grands succès commerciaux de Spielberg et Lucas. Impardonnable péché. » (Berthomieu 1996, 72). Depuis le début des années 2010, Williams fait cependant l’objet de publications florissantes particulièrement stimulantes. Parmi les travaux majeurs en langue anglaise, l’ouvrage d’Emilio Audissino et la thèse de Jamie Webster sur les cinq premiers films Harry Potter (2001-2007) ont été pionniers dans l’étude académique du style du compositeur, analysé respectivement au regard des pratiques musicales du cinéma classique américain (Audissino 2021 [2014]), et d’une saga qui a renforcé la popularité de Williams auprès des jeunes générations (Webster 2009 et 2018). Dans leur sillon se sont développés des articles analytiques autour du mythe présidentiel américain dans les partitions de Williams et les récentes transformations de son approche des séquences d’action à partir du tournant du xxie siècle (Lehman 2021 et 2015), un collectif portant sur ses productions filmiques, télévisuelles et instrumentales (Audissino 2018) et de nouvelles thèses doctorales (notamment Power 2024 sur l’approche nationaliste des partitions filmiques de Williams, et Kmet 2024 sur le rôle et l’impact des monteurs musique à l’ère numérique). Les recherches francophones spécifiquement dédiées à Williams se développent quant à elles depuis une quinzaine d’années (Berthomieu 1996-2011 ; Guido 2006 ; Cathé 2007 ; Rossi 2011 ; Tylski 2011 ; Huvet 2016-2024), avec une focalisation marquée sur la saga Star Wars en raison de son empreinte durable sur la culture populaire et du réamorçage de la franchise à partir de la prélogie lancée par La Menace fantôme (George Lucas, 1999).
Le présent numéro puise sa source dans le colloque international tenu à l’Université Évry Paris-Saclay en décembre 2022, qui donnera lieu à deux numéros thématiques complémentaires d’Émergences dans l’année 2025 prenant la mesure des récentes études williamsiennes. Il s’agit d’une part, d’éclairer un certain nombre de pans de la production de Williams laissés dans l’ombre dans la littérature existante, et d’autre part, de reconsidérer plusieurs œuvres du corpus ou des traits stylistiques caractéristiques, en mobilisant des approches renouvelées qui les éclairent sous un jour inédit. Le premier dossier, pluridisciplinaire, accueille les articles de chercheuses et chercheurs jeunes comme confirmés, issus de la musicologie et des études cinématographiques. Ensemble, ils explorent les questions du rapport au passé et de la postérité du corpus williamsien, dépassant les notions clivantes de plagiat, de paraphrase, et d’originalité (Orosz 2015). Via différents prismes, les quatre premiers contributeurs analysent tout d’abord comment Williams puise dans des traditions musicales variées pour enrichir sa propre pratique compositionnelle – emprunts, pastiches, clins d’œil à la production musicale « savante » et à des figures phares de la musique à l’image (comme James Bernard ou Bernard Herrmann), voire, dans un mouvement nostalgique, à sa propre production antérieure. Les quatre derniers articles proposent, quant à eux, d’interroger et de délimiter l’héritage de John Williams, son influence esthétique et stylistique dans plusieurs grandes épopées intergalactiques audiovisuelles, américaines et françaises.
Dans la première section, « Regards vers le passé », Conor Power explore ainsi la dernière trilogie Star Wars, où Williams réintroduit des thèmes de la trilogie originale pour renforcer la continuité narrative. Ces motifs, employés comme des « motifs de réminiscence », permettent aux spectateurs de revivre les émotions associées aux films précédents, tout en consolidant (parfois artificiellement) l’identité musicale de la saga. Ce recours aux connotations historiquement situées trouve un parallèle chez Samantha Tripp. Se concentrant sur le motif de la « Marche impériale » et ses emprunts à la tradition britannique, représentée par les productions d’Elgar et de Holst, elle démontre que ce thème iconique relie l’Empire galactique à l’imaginaire colonial britannique, par son rôle central dans la représentation musicale du pouvoir et de l’autorité. Ces références renforcent l’association entre musique et symbolisme politique dans l’univers de Star Wars. Enfin, deux études de cas filmiques de la fin des années 1970, Dracula (John Badham, 1979) et Furie (Brian De Palma, 1978), sont prises en charge respectivement par Gilles Menegaldo et Grégoire Tosser. Dans Dracula, Williams revisite les conventions du cinéma gothique en proposant une partition mêlant romantisme lyrique et esthétique horrifique. En mettant en lumière des paysages sublimes et des interactions ambivalentes entre Dracula et ses victimes, Williams réinvente les codes sonores associés au mythe du vampire tout en s’inscrivant dans une tradition cinématographique. Dans Furie, c’est l’héritage de Bernard Herrmann que met en avant la musique de Williams, à travers des allusions plus ou moins explicites à Sueurs froides (1958) et Psychose (1960), tous deux réalisés par Alfred Hitchcock. Cette influence assumée reflète une volonté de préserver une tradition symphonique tout en la renouvelant pour s’adapter aux exigences narratives du thriller psychologique, un peu à l’instar de Brian De Palma, s’inspirant du cinéma d’Hitchcock tout en réactivant et en modernisant cet héritage.
Dans la section suivante, « Héritages williamsiens, épopées intergalactiques et fantasy », Lauren Crosby prend l’exemple des séries télévisées The Mandalorian (Disney+, 2019) et The Book of Boba Fett (Disney+, 2021), où Ludwig Göransson et Joseph Shirley manipulent les leitmotive de Williams pour refléter l’évolution des personnages et enrichir les récits narratifs non linéaires. Cette adaptation démontre comment la musique peut relier des temporalités multiples et réactualiser l’univers de Star Wars. Matt Lawson met en lumière les défis rencontrés par de nouveaux compositeurs reprenant le flambeau des musiques de l’univers Star Wars comme Michael Giacchino et John Powell pour les spin-offs Rogue One (Gareth Edwards, 2016) et Solo : A Star Wars Story (Ron Howard, 2018), ou Ludwig Göransson, Natalie Holt et Nicholas Britell pour les séries Disney+ (2019-2022). Tout en s’éloignant du style néo-romantique, ils préservent des éléments clés de l’identité musicale de la saga, contribuant à maintenir un lien émotionnel avec les fans, même dans un contexte d’innovation. Cette réinvention musicale dépasse les productions officielles pour inclure des œuvres amateures, comme l’explore Jérémy Michot dans son étude sur les fanfilms potteriens français. Créées grâce aux outils numériques par de jeunes compositeurs comme Thomas Kubler et Clément Ferrigno, avec lesquels l’auteur a pu s’entretenir, ces productions s’inscrivent dans une approche DIY en s’appropriant les codes musiconarratifs des films de la Warner. Ces œuvres vont au-delà du simple hommage, témoignant d’une maîtrise des techniques de Williams et d’une capacité à les adapter à des contextes narratifs inédits. Les fanfilms prolongent et renouvellent l’univers d’Harry Potter, montrant que des productions amateures peuvent rivaliser avec des œuvres professionnelles grâce à une réflexion transmédiatique et une réelle expertise sonore. Enfin, Cécile Carayol montre comment Alexandre Desplat, dans Valérian et la Cité des mille planètes (Luc Besson, 2017), réinterprète les codes musicaux établis par John Williams dans ses musiques de film pour alimenter la vague du space opera. En associant des techniques néo-hollywoodiennes et son propre style marqué par l’épure symphonique, Desplat crée une partition où les thèmes archétypaux rendent hommage à Williams tout en développant une approche minimaliste et modale. À travers des références explicites à Jurassic Park (Steven Spielberg, 1993) ou Star Wars (George Lucas, 1977), il enrichit l’univers musical de Valérian tout en s’adaptant à la singularité visuelle de Luc Besson.
Pour finir, nous tenons à remercier les experts qui ont contribué, par leurs relectures et évaluations, à l’élaboration et à la qualité de ce double numéro : Laura Anderson, Yannick Bellenger-Morvan, Marie-Hélène Benoît-Otis, Louise Bernard de Raymond, Nicole Biamonte, Muriel Boulan, Justine Breton, James Buhler, Céline Carenco, Sergi Casanelles, Nicole Cloarec, Pierre Couprie, Gérard Dastugue, Catherine Deutsch, Grace Edgar, Stéphan Etcharry, Rebecca Fülöp, Catherine Girodet, Anaïs Goudmand, Martin Guerpin, Laurent Guido, Philippe Gumplowicz, Solenn Hellégouarch, Kathryn Kalinak, Federico Lazzaro, Neil Lerner, James D. McGlynn, François de Médicis, Pierre Pascal, Luc Robène, David Roche, Ron Rodman, Ian Sapiro, Tim Summers, Inès Taillandier-Guittard, Joakim Tillman et Delphine Vincent.