Ce synopsis est basé sur l’article complet disponible ici : article.
Après la chute du mur de Berlin en 1989 et l’unification des deux Allemagnes en 1990, l’historiographie de la République démocratique d’Allemagne (RDA), écrite dans l’Allemagne unifiée, a souvent été façonnée par des récits insistant sur la censure, la répression et plus largement la nature autoritaire du régime socialiste. Ces récits dominants, particulièrement influents après l’unification allemande, ont souvent repris la trame de la guerre froide opposant « l’Est réprimé » et « l’Ouest libéré », renforçant ainsi une binarité familière dans le discours historique. Bien que ces récits capturent des aspects significatifs des structures et contraintes politiques de la RDA, ils présentent le risque de schématiser à l’excès les réalités sociales complexes du quotidien sous un régime socialiste. Reconnaître cette diversité narrative ne nie pas l’existence d’une répression politique, mais vise plutôt à nuancer la vision historique de la vie en Allemagne de l’Est, en donnant une place à des voix et des perspectives souvent marginalisées par des mises en récit plus larges et à dominance occidentale.
En réponse à des récits historiques plutôt réducteurs, cet article propose d’appliquer l’Alltagsgeschichte (l’histoire du quotidien) (voir par ex. Lüdtke, 1989) en tant qu’outil critique pour remettre en question les récits historiographiques dominants. Apparue dans les années 1980 dans l’historiographie allemande, l’Alltagsgeschichte apporte une méthode d’enquête historique qui se détourne des récits hiérarchiques centrés sur les élites pour se focaliser sur les expériences de vie des gens ordinaires. Elle apporte un recadrage de l’histoire en allant chercher les perspectives souvent exclues des récits traditionnels, en les incluant et en accentuant l’importance de l’agentivité quotidienne des personnes. Cette approche peut être comprise comme une forme de « traduction », non pas dans le sens linguistique du terme, mais dans le sens métaphorique d’une réinterprétation de l’Histoire par l’inclusion des voix marginalisées. De même que la traduction nécessite de capturer et de retranscrire les nuances d’une langue dans une autre tout en introduisant de nouveaux éléments dans les cultures cibles, l’Alltagsgeschichte cherche à saisir les subtilités du quotidien, souvent ignorées par les grands récits politiques. Cela implique de se détourner des grandes structures politiques et de se focaliser sur le quotidien au niveau micro, traduisant ainsi l’Histoire en un récit plus divers, plus centré sur l’humain qui est capable de remettre en question les récits idéologiques dominants.
Cet article applique l’Alltagsgeschichte à l’histoire des pratiques de traduction en RDA, se servant de la profession des traducteurs et interprètes comme étude de cas afin d’explorer la façon dont ces individus ont abordé leur rôle professionnel dans les contraintes de la société socialiste. Jusqu’ici, malgré quelques exceptions bien sûr (par ex. Pokorn, 2012), l’histoire (de la traduction) a eu tendance à baser ses recherches sur des documents écrits principalement, tels que des documents d’archive, des textes originaux, des traductions ou des paratextes (voir par ex. la plupart des entrées dans Run le, 2021 ; Rizzi et al., 2019). Bien souvent, de tels documents, sauf s’ils sont profondément personnels comme des lettres ou des journaux intimes, ne peuvent pourtant pas relater les expériences subjectives. S’ils constituent souvent les seules sources disponibles pour l’histoire du passé lointain, dans les cas d’ères récentes comme celle de la RDA, des sources orales variées telles que des entretiens ou des témoignages offrent la possibilité d’agrémenter l’analyse basée sur le texte avec de riches récits de première main, permettant de saisir une dimension qui autrement resterait invisible. Cela est particulièrement important lorsqu’il s’agit de remettre en question et de nuancer le récit Est-Ouest, car puiser dans les récits de témoins contemporains peut débloquer de nouveaux niveaux de compréhension.
La traduction dans des contextes politiquement sensibles, comme celui de la RDA, est souvent dépeinte comme une activité strictement déterminée par des directives idéologiques. Un grand nombre de recherches se sont penchées sur le rôle de la censure, examinant la manière dont les traducteur·rices littéraires en particulier étaient poussé·es à s’auto-censurer et à se conformer aux attentes de l’État, ou encore sur les moments de subtile résistance à ces contraintes. Bien que valide, cet objet d’étude peut également alimenter le récit selon lequel la censure était une force omniprésente et totalisante, ce qui éclipse la manière dont nombre de traducteur·rices et d’interprètes ont simplement mené à bien leurs tâches professionnelles, sans constamment négocier ou être influencé.es par le contrôle de l’État. En mettant en lumière les expériences personnelles et la perspective d’individus ayant travaillé dans ce domaine, cette étude vise à avancer un récit plus nuancé de la traduction comme profession et des traducteur·rices comme professionnel·les au sein d’un régime s cialiste ; un récit capable de reconnaître la nature quotidienne et routinière de la majeure partie de leur travail, au lieu de partir du principe que l’idéologie dominait tous les aspects de leur pratique.
Contrairement aux récits établis, nombre de traducteur·rices et interprètes en RDA rapportent que la censure n’était pas un aspect majeur ou dominant de leur travail. Ce qui est souligné, au contraire, ce sont les cas où leurs décisions de traduction étaient guidées par leur jugement personnel, reflétant leurs propres interprétations critiques plutôt que des directives idéologiques rigides qui leur étaient imposées. De tels récits viennent complexifier les récits prédominants d’oppression et de censure, révélant que la traduction en contextes socialistes n’était pas simplement une extension de la machination d’État, mais qu’elle était aussi marquée par une fierté professionnelle et une ingéniosité créative. En dehors du milieu de la traduction littéraire, les traducteur·rices et interprètes spécialisé.es opéraient majoritairement au-delà de la portée des mécanismes de censure. Ces individus ont souvent rapporté que leur environnement de travail était motivant, que les délais étaient raisonnables, que les tarifs professionnels étaient stables et protégés par des corps intermédiaires et que le rôle jouissait d’une grande reconnaissance sociale. En conséquence, le basculement sociétal d’une RDA socialiste vers une République fédérale d’Allemagne (RFA) suite à l’unification a entraîné des difficultés considérables pour beaucoup de ces individus, mettant leur adaptabilité à rude épreuve dans un contexte de nouvelles pressions économiques et de perte de reconnaissance professionnelle. Les histoires personnelles recueillies dans cette étude mettent en lumière la complexité de ce que signifiait la liberté au sein de ces systèmes opposés. Dans certains cas, la sécurité et la prédictibilité de la RDA procuraient un sentiment d’émancipation, contrastant avec les nouvelles incertitudes auxquelles on se confrontait en RFA capitaliste. De tels récits exigent de nous un réexamen des catégorisations tenaces telles que « l’Ouest libéré » contre « l’Est réprimé », ainsi que des perceptions changeantes d’autonomie et de stabilité.
En conclusion, cet article appelle à réévaluer la manière dont les récits historiques se construisent, notamment lorsqu’il s’agit de la guerre froide. L’Alltagsgeschichte aide à traduire l’Histoire en détournant notre attention des grandes structures politiques pour la rediriger vers les actions individuelles du quotidien, mettant l’accent sur les subtilités de l’agentivité personnelle au sein de contextes historiques plus larges. En se concentrant sur les microdécisions du quotidien, l’Alltagsgeschichte offre un récit historique plus fin et plus détaillé, un récit qui met en lumière les complexités de la vie en RDA au-delà de l’opposition binaire Est-Ouest. Ce faisant, cette histoire du quotidien remet en question les récits simplistes de confrontation idéologique qui dominent les lectures populaires de l’ère de la guerre froide. Au lieu de percevoir la RDA comme un simple régime de contrôle monolithique, l’Alltagsgeschichte nous permet de voir les réalités de la vie des individus à l’intérieur de la RDA et, comme dans tout régime, de reconnaître leur capacité à négocier, à s’adapter et à affirmer leur identité face aux contraintes propres à leur environnement politique.
