Text

Je remercie Julie Boéri pour sa relecture patiente et attentive.
Ce synopsis résume un article qui est disponible ici.

Les récits sont un élément central de la vie humaine et ce, depuis bien longtemps. L’anthropologue Tim Ingold (2011) affirme que nous vivons dans un « monde narré » (storied world) dans lequel « toute chose – saisie à un moment et à un endroit précis – enveloppe dans sa constitution l’histoire des relations qui l’ont amenée là » (any thing – caught at a particular place and moment – enfolds within its constitution the history of relations that have brought it there). Ainsi, on ne peut comprendre la nature des choses « qu’en prêtant attention à leurs relations, ou, pour le dire autrement, en racontant leur histoire » (only by attending to their relations, or in other words, by telling their stories) (p. 160, ma traduction). Les récits nous permettent de comprendre le monde et de partager nos connaissances personnelles avec les autres de façon captivante et immédiate. D’un point de vue traductionnel, traduire des récits dans différentes langues leur permet d’atteindre de nouveaux publics et, ce faisant, de partager des éléments propres à une culture. De cette façon, il devient possible de créer de nouveaux rapports entre des individus provenant de contextes linguistiques et culturels différents. Cette étude se penche sur le potentiel des pratiques de narration multilingue pour développer l’autonomie et tisser des liens en milieu urbain.

Nous présentons ici les résultats d’une recherche-action que nous avons menée avec des personnes multilingues sur deux sites distincts de l’île d’Irlande (à Galway et Belfast) entre octobre 2023 et mai 2024. Cette recherche fait partie d’un projet collaboratif plus large financé par le programme de recherche Nord-Sud du Conseil irlandais pour l’enseignement supérieur, qui traite des rencontres interculturelles en milieu urbain en comparant les démarches de communication interculturelle en Irlande du Nord et en République d’Irlande. Le volet du projet dont il est question ici implique une équipe de chercheur·euses à Galway et une autre à Belfast. Les deux ont animé des ateliers de narration multilingue auprès de plusieurs groupes de migrant·es (notamment des réfugié·es et demandeur·euses d’asile), après avoir consulté des acteurs locaux tels que les bibliothèques et des conteur.euses professionnel.les. Ces ateliers ont été co-conçus par tous les auteur·es, mais leur structure variait légèrement entre Galway et Belfast, avec une thématique de travail différente selon le domaine d’expertise des chercheur·es et la composition des groupes de participant·es.

Les ateliers avaient pour objectif de créer, par la pratique artistique, un espace multilingue de solidarité où les participant.es et les animateur.ices pouvaient s’entraider et développer des techniques pour partager des pratiques culturelles et des langues. Ces ateliers ont créé des espaces qui étaient de nature traductionnelle à bien des égards. Les participant·es ont traduit depuis l’anglais vers différentes langues et inversement, adapté des conventions narratives, transposé des récits d’un média à l’autre (depuis le livre imprimé vers le récit oral, en passant par le scénario écrit sur tableau blanc), et reformulé différentes facettes de leur identité culturelle selon les publics.

Cette étude s’appuie sur des travaux récents dans le domaine des pratiques créatives et de la communication interculturelle, et les fait dialoguer avec les avancées récentes dans les études de la traduction. Elle part du principe que la créativité est inhérente au contact multilingue (García & Wei, 2014; Swann & Deumert, 2018; Baynham & Lee, 2019). Au cours de ces dernières décennies, plusieurs chercheur·euses se sont penché·es sur les pratiques artistiques multilingues et leur façon d’établir des rapports créatifs dans des contextes de migration. Les pratiques artistiques impliquant des migrant·es pourraient contribuer au développement d’« une vision plus complexe et moins “pure” des principes de communauté et de société, qui s’appuie sur des notions d’interdépendance » (more complicated and ‘messy’ understanding of community and society that is rooted in notions of interdependence) (Evans, 2019, pp. 49–50, ma traduction). Les formes artistiques mobilisées dans des projets similaires varient du théâtre à la danse, en passant par la narration ; chacune avec ses propres avantages et défis expressifs.

Les activités créatives et artistiques peuvent devenir partie intégrante des processus de devenir des individus dans un monde où ceux-ci ou celles-ci interagissent avec différentes cultures et langues : ces processus peuvent être joyeux lorsque les individus embrassent la « multiplicité et le désordre des formations identitaires » (multiplicity and messiness of identity formations), et lorsque « le mouvement et la nature sensible des rencontres véritables annoncent une nouvelle compréhension des subjectivités interculturelles ou des identités vives » (the movement and sensual nature of real-life encounters heralds a new understanding of intercultural subjectivities or vibrant identities) (Ros i Solé et al., 2020, p. 400, ma traduction). De telles pratiques font souvent la part belle à la traduction, qui se déploie dans des contextes multilingues avec des individus devant composer avec différentes idées et conceptualisations de l’art. Pour autant, le rôle de la traduction est assez peu étudié, même parmi les linguistes qui travaillent sur la créativité multilingue. Nous souhaitons ajouter une perspective traductionnelle à ces débats, dans le cadre des intersections de plus en plus fréquentes établies entre les études du multilinguisme en contexte et les études de traduction en tant qu’outil de création des communautés (Baynham & Lee, 2019; Flynn, 2023; Simon, 2019). Ici, nous entendons la « communauté » non comme une entité statique ou concrète, mais comme un construit social et discursif, continuellement créé et recréé, ou « élaboré », en relation avec les autres (Cohen, 1985; Anderson, 2006; Back, 2009).

Nos résultats contribuent aux discussions en soulignant le potentiel créatif/traductionnel de la pratique narrative. À Galway, où l’équipe s’est concentrée sur les contes populaires, les participant·es ont dû partager et traduire des conventions narratives provenant des différentes langues présentes dans la salle. La conversation qui en a résulté a permis de souligner les différences et les similarités entre les langues, tout en permettant aux participant·es et chercheur·euses de « trouver de la joie dans la différence » (find joy in difference) (Ros i Solé et al., 2020, ma traduction). Les ateliers de Galway ont aussi travaillé la renarration de contes populaires, ce qui a conduit les participant·es à adapter le même récit à différents contextes issus de leur vécu. Cela a parfois donné lieu à des récits entièrement nouveaux, qui non seulement adaptaient les histoires aux publics locaux, mais produisaient aussi des lectures inattendues des textes sources.

À Belfast, l’équipe et les participant·es ont travaillé sur les récits des participant·es portant sur leur apprentissage des langues et leurs rencontres interculturelles et interlinguistiques, plus particulièrement les récits décrivant leur expérience avec la langue anglaise et la culture locale durant leur séjour en Irlande du Nord. Cela a poussé les participant·es à partager des récits à propos d’erreurs de traduction (de mots, de normes culturelles, d’ambiances sonores) les ayant particulièrement marqué·es dans leur rencontre avec la société nord-irlandaise. Les participant·es ont aussi eu l’occasion de raconter des échanges interpersonnels réussis et des histoires de transformation de soi. Étant donné le risque d’isolement inhérent au fait d’être nouvel arrivant dans un contexte donné, la narration peut devenir un outil important pour la reconnaissance mutuelle et l’entraide.

Pour conclure, les ateliers de narration ont créé, le temps d’une rencontre, un espace et un éthos traductionnels. Il ne s’agit pas uniquement de l’aspect linguistique de la traduction – même s’il était tout à fait manifeste, tant à Galway qu’à Belfast. Ici le terme fait avant tout référence au travail de construction d’une compréhension commune, de dépassement des malentendus et d’acceptation de l’influence que différentes cultures et différentes langues peuvent avoir sur nous. En ce sens, les ateliers ont souligné un aspect important de la traduction : sa capacité à agir comme force créatrice en transmettant le sens par-delà les frontières linguistiques et culturelles (Brownlie, 2022) et, ce faisant, à créer des espaces d’expression et de performance de l’identité culturelle.

Bibliography

Anderson, B. (2006). Imagined communities. Reflections on the origin and spread of nationalism. Verso.

Back, L. (2009). Researching community and its moral projects. Twenty-First Century Society, 4(2), 201–214. https://doi.org/10.1080/17450140903000316

Baynham, M., & Lee, T. K. (2019). Translation and translanguaging. Routledge.

Brownlie, S. (2022). Travelling memory, transcreation, and politics. The case of Refugee Tales. In S. Deane-Cox & A. Spiessens (Eds.), The Routledge handbook of translation and memory (pp. 123–137). Routledge. https://doi.org/10.4324/9781003273417-11

Cohen, A. P. (1985). The symbolic construction of community. E. Horwood.

Evans, C. (2019). The practice of solidarity through the arts: Inter-relations and shared moments of creation in Share My Table. Scottish Journal of Performance, 6(1), 31–53. https://doi.org/10.14439/sjop.2019.0601.03

Flynn, P. (2023). Translating in the local community. Routledge. https://doi.org/10.4324/9781003363811

García, O., & Wei, L. (2014). Translanguaging. Language, bilingualism and education. Palgrave Macmillan

Ingold, T. (2011). Being Alive: Essays on movement, knowledge and description. Taylor & Francis.

Ros i Solé, C., Fenoulhet, J., & Quist, G. (2020). Vibrant identities and finding joy in difference. Language and Intercultural Communication, 20(5), 397–407. https://doi.org/10.1080/14708477.2020.1784633

Simon, S. (2019). Translation Sites. A field guide. Routledge.

Swann, J., & Deumert, A. (2018). Sociolinguistics and language creativity. Language Sciences, 65, 1–8. https://doi.org/10.1016/j.langsci.2017.06.002

Cite this article

Electronic reference

Iryna Andrusiak, Piotr Blumczynski, Andrea Ciribuco, Anne O’Connor, Lorna Shaughnessy and Emma Soye, « Synopsis : Créer des communautés et promouvoir l’autonomie avec la narration multilingue », Encounters in translation [Online], 4 | 2025, Online since 20 novembre 2025, connection on 07 décembre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/encounters-in-translation/index.php?id=1407

Authors

Iryna Andrusiak

University of Galway, Irlande

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ORCID

By this author

Piotr Blumczynski

Queen's University Belfast, Irlande du Nord

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ORCID
  • ISNI

By this author

Andrea Ciribuco

University of Galway, Irlande

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ORCID
  • BNF

By this author

Anne O’Connor

University of Galway, Irlande

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ORCID
  • ISNI
  • BNF

By this author

Lorna Shaughnessy

University of Galway, Irlande

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ORCID
  • ISNI
  • BNF

By this author

Emma Soye

Queen's University Belfast, Irlande du Nord

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ORCID

By this author

Translator

Anne-Lise Solanilla

Université Paris VIII, France

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ORCID

Copyright

CC BY-SA 4.0