Narrative nonfiction/historical fiction : l’histoireentre marché éditorial et métier d’historien

Texte

On demanda un jour à l’écrivain Jorge Luis Borges quel était son personnage historique préféré. D’abord, Borges répondit prudemment : « Mais… ne sommes-nous pas tous des historiens… ? ». Ensuite, harcelé par le journaliste, il se décida : « Don Quichotte »1. L’allusion à l’ingenioso hidalgo n’était pas fortuite. Comme on le sait, Borges jouait toujours sur le fil de cette frontière incertaine entre histoire et fiction, en faisant de cette ambiguïté, de ce jeu des doubles plans, des miroirs, son trait littéraire caractéristique. Dans Fictions, il citait Cervantès, lequel affirmait que les historiens ne devaient jamais abandonner le chemin de la vérité « dont la mère est l’histoire »2. Pour Borges, c’était une idée merveilleuse : la vérité historique, ce ne serait pas ce qui est réellement arrivé, mais ce que l’on juge être arrivé3. Il s’agit d’un vieux problème qui occupe, au moins depuis trente ans, les historiens et les littéraires. Les questions sont toujours les mêmes. On se demande quels sont, à supposer qu’ils existent, les traits communs et les limites infranchissables entre l’histoire et la littérature, et si l’histoire peut être considérée, en elle-même, comme un genre littéraire. Il y en a même qui, comme Luc Lang, considèrent comme presque illégitime, et révélatrice d’une finalité autoritaire et manipulatoire, la séparation entre fiction et nonfiction, surtout lorsque, en tant que romancier, il s’agit de réinscrire de l’histoire non pas à travers le binôme vrai/faux mais « dans et par le langage »4. Si, d’une part, les historiens semblent encore soucieux de réaffirmer le statut de vérité de leur discipline, remis en question depuis longtemps par le linguistic turn, les éditeurs, d’autre part, insistent pour obtenir des produits commerciaux, en demandant aux historiens un style narratif et en jouant, d’une manière plus ou moins explicite, sur l’ambiguïté entre la réalité et la fiction. Le terme narrative non fiction appliqué non seulement aux romans-vérité comme Gomorra (2006) de Roberto Saviano ou L’Adversaire (1999) d’Emmanuel Carrère, mais aux essais historiques, témoigne de ce tournant qui n’est pas uniquement éditorial5. Il s’agit en effet d’une expression qui est désormais entrée dans le langage courant, l’absence de traduction révélant l’origine anglo-américaine non pas tant du genre littéraire en lui-même, que d’une théorisation, voire d’une canonisation relativement récente6.

Comme on le sait, avec l’expression narrative nonfiction on indique habituellement un texte qui présente une histoire vraie, présente ou passée, écrite dans un style très proche de la fiction, à mi-chemin entre le journalisme et la littérature. Les biographies, qui pourraient rentrer dans la narrative nonfiction, occupent en réalité une place à part en tant que genre éditorial très précis doté d’une solide tradition littéraire. Ce qu’on appelle historical fiction est également canonisé par une longue tradition : son archétype le plus connu et le mieux codifié est sans doute le roman historique (historical novel), qui a connu un certain regain de succès ces trente dernières années7.

On fait généralement remonter les origines de la narrative nonfiction aux crime-literature, de L’affaire Landru (1924) roman-reportage de Beraud-Bourcier-Salmon, au new journalism de In Cold blood (1965) de Truman Capote, qui décrivait ainsi son travail d’écrivain: « I got this idea of doing a really serious big work – it would be precisely like a novel, with a single difference: every word of it would be true from beginning to end »8. Aujourd’hui on pourrait citer de dizaines d’exemples, des trois romans de Régis Jauffret, Laurent Schweizer et Julien Hommage sur l’affaire Stern, à beaucoup d’autres9. En Italie le « cas » Gomorra a suscité un intense débat autour de son statut littéraire, surtout lorsque Saviano a déclaré avoir délibérément inventé des épisodes et des personnages. On s’est demandé si son livre était un reportage, une autobiographie, un récit de voyage, un roman, un docufiction ou un mélange de tous ces genres10. Du point de vue des contenus, on a reproché à Saviano de ne pas avoir proposé une analyse sociologique, économique, politique du crime organisé, d’avoir évité de parler de la liaison entre crime et pouvoir politique en proposant uniquement une sorte de « rhétorique consolatoire »11. Mais ce qui a le plus troublé les lecteurs et les critiques, c’est le lien avec la vérité, qui est immédiatement suggéré dans le sous-titre : « Voyage dans l’empire économique et dans le rêve de domination de la camorra ». Mais comme il n’y a pas de documentation, c’est l’auteur lui-même, et lui seulement, qui garantit la vérité d’un récit qui se présente comme un témoignage effrayant sur la camorra de Naples. Sur le plan de la narration, observe Alessandro Dal Lago, on peut se demander légitimement à quel genre de vérité appartienne celle que propose Saviano. Une « vérité narrative », on pourrait répondre, mais avec quel rapport avec la vérité vraie ?

La détermination du niveau de vérité dépend non seulement du contenu mais aussi de la forme même du récit. Dans le cas de la fiction, la vérité narrative n’est pas dans la réalité des événements racontés (par exemple les batailles napoléoniennes dans Stendhal ou Tolstoj, les slums de Dickens etc.) mais dans la « liberté imaginative de l’auteur »12. Dans le cas du récit historique ou du récit d’enquête la vérité est ancrée dans ce qui s’est réellement passé, même si la réalité est présentée d’une façon subjective, comme par exemple quand Truman Capote parle du délit du Kansas d’une manière littéraire mais à partir de faits et de personnages réels. Comment s’orienter ? Dal Lago suggère que, pour déterminer s’il s’agit de fiction ou, au contraire, de vérité, il faut partir du pacte implicite ou explicite entre l’auteur et les lecteurs. On peut même feindre de fonder la narration sur un fait authentique, sur un manuscrit ancien, etc. Mais le lecteur devrait toujours pouvoir reconnaître le genre qu’il est en train de lire, même s’il s’agit d’une forme mixte ou hybride. D’une certaine manière, Gomorra joue sur cette ambiguïté : le livre se soustrait au pacte avec le lecteur, en demandant à celui-ci un acte de confiance et en lui proposant non pas la vérité (contrairement à ce qu’il fait croire), mais un « effet de vérité »13. En fin de compte, Saviano ne proposerait qu’une vérité littéraire, qui correspondrait non pas à ce que la camorra est réellement, mais à l’image stéréotypée, à la conception morale qu’on en a.

Ces rapports ambigus entre vérité et fiction se manifestent aussi lorsque le sujet de la narrative nonfiction est historique. Un exemple typique est celui du livre de Kate Summerscale, The Souspicions of Mr. Whicher or The Murder at Road Hill House, où l’auteur reconstruit un fameux délit familial à Londres à l’époque victorienne14. À la fin du livre, on trouve des références à des documents d’archives et des textes imprimés, mais l’histoire est présentée selon un mode narratif, dépourvu de toutes explications et analyses historiques. Traduit en français sous le titre L’affaire de Road Hill House dans une collection des romans policiers, il est présenté par l’éditeur en ces termes :

Au cours de l’été 1860, un fait divers atroce bouleverse l’Angleterre, déclenchant à travers tout le pays une hystérie médiatique sans précédent. Qui a tué le jeune Saville Kent, trois ans, dernier-né d’une famille de respectables bourgeois de la campagne anglaise ? Parmi les membres de la famille, chacun semble coupable car chacun a quelque chose à cacher. Immédiatement, les journaux s’emparent de l’affaire, et l’enquête, menée par Jack Whicher, célèbre détective de Scotland Yard, dévoile à tout le pays l’intimité d’une famille au-dessus de tous soupçons. Récit d’un scandale, acte de naissance du pouvoir de la presse, mais aussi du roman policier anglais, L’Affaire de Road Hill House est avant tout une histoire aussi vraie que captivante15.

En Italie, il a été publié avec un certain succès dans une collection au titre significatif, « Frontiere » créée en 2008 dans le but de publier des récits hybrides, à mi-chemin entre l’essai et le récit littéraire16.

Comme le montre ce dernier cas, l’histoire, avec tous ses enjeux et tous ses enchevêtrements avec la fiction, semble se trouver aujourd’hui au cœur d’une vague éditoriale qui ne répond pourtant pas exclusivement aux exigences du marché éditorial. Comme on l’a récemment observé à propos de l’historical fiction17 (mais cette réflexion est également valable pour les essais historiques), c’est une question qui concerne la méthode de travail elle-même, les outils rhétoriques utilisés, le rapport avec les sources et, plus généralement, le rapport avec plusieurs facteurs qui conditionnent la recherche et la production écrite : les modèles et les traditions, les modes et les tendances historiographiques, le système académique, le rôle public de l’histoire et des historiens. Ce n’est donc pas seulement un problème de style d’écriture, c’est le statut même du récit qui est en cause, au moment où il prétend se mettre en rapport avec la vérité, c’est-à-dire avec ce qui s’est réellement passé ou, pour le dire avec Borges, avec ce qu’on juge être arrivé.

En ce qui concerne le récit d’histoire, si on distingue en anglais entre story (fiction) et history (relation d’événements réels), en italien comme en français le terme storia ou histoire révèle tout de suite sa valeur polysémique, puisqu’il désigne à la fois le fait raconté, et donc l’objet du récit, et le récit lui-même. Néanmoins, malgré cette ambiguïté, on peut fixer un certain nombre de certitudes. Comme Roger Chartier l’a écrit récemment, « les historiens savent bien aujourd’hui qu’ils sont, eux aussi, des producteurs des textes »18. Le récit d’histoire a beaucoup de traits en commun avec le récit littéraire : « une même manière de faire agir leurs personnages, une même façon de construire la temporalité, une même conception de causalité »19. On peut ainsi classer le récit d’histoire dans le genre du récit au sens classique, aristotélicien, de « mise en intrigue d’actions représentées »20. La différence essentielle entre les deux types de récit est que le récit historique se présente non seulement comme un récit mais comme un savoir fondé sur un principe de vérité, une vérité historique qui existe au-delà du discours. Toutes ces remarques, que l’on devrait considérer désormais acquises, sont en réalité le résultat d’un débat à la fois long et complexe, qui remonte, si nous voulons fixer une chronologie, au début des années 1970 et même avant.

On peut citer quatre textes très différents, mais qui ont cependant en commun, le but d’affirmer le caractère narrative de l’histoire, nié par une grande partie de l’historiographie du XXe siècle : en 1971 – Paul Veyne publie Comment on écrit l’histoire ; en 1975 Michel de Certeau publie L’Écriture de l’Histoire ; en 1975 – Hayden White publie aux États-Unis Metahistory : the Historical Imagination in Nineteenth Century Europe ; en 1979 Lawrence Stone publie un célèbre article « The Revival of narrative »21. Le cas le plus extrême est celui de Hayden White, un des plus importants représentants du linguistic turn, selon lequel l’historiographie ne serait qu’un exercice rhétorique et argumentatif décroché de tout principe de vérité. Selon cette conception, ce n’est pas la réalité, mais le langage qui constitue le véritable objet de la connaissance. Dans un monde devenu lui-même un texte, c’est le langage qui jouerait un rôle central dans la « construction des identités et des réalités sociales »22. D’où le succès, dans le domaine historiographique inspirée en particulier par Foucault, de termes comme effet de réel, discours, représentations discursives et déconstruction23. Au même point sont parvenues les théories postmodernistes (dont la proximité avec les thèses narrativistes a été tout de suite soulignée) à partir de l’idée de l’épuisement final du projet de modernisation engagé avec les Lumières. Dans un monde globalisé, post-nationaliste et multi-ethnique, le passé, on l’a dit, n’existe pas en dehors de l’imagination.

Face aux risques de cette lecture relativiste, qui pourrait même justifier le révisionnisme le plus trivial, on sait que la réaction des historiens a été immédiate. Ils se sont vus de plus en plus destitués d’une prétendue hégémonie sur la reconstruction du passé et cantonnés à l’unique tâche de vérifier, souvent a posteriori, la vraisemblance des récits ayant comme objet des personnages ou des phénomènes historiques. Ils ont ainsi revendiqué, Carlo Ginzburg en tête, le principe de vérité, une vérité considérée comme tension, comme un processus d’évaluation que l’historien, conscient de produire des textes, des discours et des récits, poursuit avec tous ses outils, secondés par la philologie et l’historiographie. Les sources, selon Ginzburg, deviennent ainsi des objets opaques qu’il faut examiner en tant que preuves24. Selon Franco Benigno, qui a souligné aussi la valeur de l’histoire en tant que discipline, dans le sens de communauté de discussion et confrontation entre différentes interprétations du passé avec une modalité moins narrative qu’argumentative, l’historien a le droit de proposer une interprétation « uniquement en conformité avec le dicible qui est, sur un plan éthique, ce que les sources nous permettent d’affirmer. Pas une voie, donc, mais un périmètre, ce qui reste d’un processus d’exclusion »25.

En France, le débat a été vif aussi. La position de Paul Ricœur semble toutefois nuancée. Il affirme que le « temps de l’historien » est caractérisé par une tension entre identité narrative et vérité26. À partir de cette constatation, Chartier a justement observé que le débat ouvert par Lawrence Stone sur le regain de succès du narratif est une question mal posée, fondée sur un supposé retour de la narration en histoire. « Si toute histoire », écrit Chartier, « est dépendante des figures et des formules de récits, comment imaginer un retour là où il n’y a jamais eu départ ? »27. Le problème serait alors autre, et consisterait dans le choix possible entre différentes modalités de récit et leurs modèles implicites ou explicites.

La question ne se limite toutefois pas à un problème de choix et le problème n’est pas seulement de résister à la dérive relativiste, en réaffirmant la valeur de l’exercice critique de l’historien. Il faut se demander aussi d’où vient cette dérive, ce besoin de narration qui se reflète également dans la littérature et qui recoupe, encore une fois, le débat sur le postmodernisme. Le thème du fond est celui de la mémoire et de l’usage public de l’histoire, surtout au moment où l’on enregistre la vague nouvelle de l’historical fiction et, comme je l’ai souligné plus haut, d’un certain style narratif des essais historiques. La forme est habituellement celle de la chronique, dans le sens polysémique du terme : en tant que relation d’événements sur une période de temps plus ou moins longue, mais aussi en tant que manière de raconter dépourvue d’une analyse complexe des faits racontés.

N’est-ce pas une coïncidence tout à fait curieuse (en réalité, ce n’est absolument pas une coïncidence !), si ce retour, cette explosion de l’historical fiction s’est produite au moment où l’on commençait, dans le domaine théorique et historiographique, à remettre en question le statut même de l’histoire, en rejetant la distinction entre le récit littéraire et le récit historiographique ? Il s’agit là d’une position extrême (on l’a vu chez White), qui, pourrions-nous ajouter, représente bien la déstructuration post-moderne des relations entre le présent, le passé et l’avenir. Comme l’a suggéré François Hartog, on se trouve dans un régime d’historicité qui relève du « présentisme », une sorte d’historicisation immédiate du présent, où ce dernier est omniprésent et l’histoire est remplacée par la mémoire28. Dans ce cadre complexe, on peut se demander d’où vient ce double processus (littéraire et historiographique) de retour à la narration historique et, en même temps, de négation de l’histoire, au sens traditionnel du terme. Les critiques littéraires ont immédiatement mis en évidence les raisons du retour à la fiction historique : les pressions du marché éditorial, le déclin de l’engagement et la crise des idéologies29. Dans un tel contexte, le retour de la fiction historique serait une sorte de réponse au relativisme de l’historiographie, à la nature autoréférentielle de l’histoire, une sorte de besoin obsessionnel de repenser l’histoire, une réponse à la désagrégation post-moderne de l’histoire30.

Northrop Frye écrit à propos des romans de Walter Scott que le genre historique « émerge toujours dans les périodes de changement rapides, dans les moments où les visions anciennes du monde tombent devant les nouvelles »31. Dans ce contexte, selon Margherita Ganeri, la fiction historique est aujourd’hui le « succédané de la désagrégation de la mémoire historique »32. La narration du passé aurait ainsi la fonction d’exorciser « les peurs produites par la révolution informatique » et de « représenter les mutations anthropologiques et cognitives produites par les langages multimédias sur les processus de sélection de la mémoire historique »33. On peut alors se demander si, dans un tel contexte, le public est capable de distinguer entre l’histoire et la fiction. Il y a en effet un souci, un besoin collectif de vérité. Mais avec quels instruments peut-on saisir la vérité, si le statut même de connaissance de l’histoire est remis en question ?

Un cas typique et d’actualité est celui de Wikipedia, qui a fondé son succès sur l’idée d’un savoir prétendument « neutre », dégagé de la notion classique d’auteur et d’autorité, cette dernière étant remplacée par la « sagesse de la foule » ou, pour citer Pierre Lévy, de l’« intelligence collective »34, un concept qui a été mis fortement en cause sur le plan euristique et épistémologique. Nous ne pouvons pas entrer ici dans les détails d’une controverse, d’ailleurs très spécieuse, sur le pourcentage de fiabilité du contenu de l’« encyclopédie libre ». Le manque de clarté, pour ce qui concerne les auteurs des articles et des sources, mais aussi quant à ceux qui ont la tâche d’approuver, de modifier ou de corriger le contenu, rend toute l’opération difficilement évaluable, du moment que la transparence n’est plus « l’épine dorsale » du principe que l’on prétend pourtant exalter : la liberté du savoir à l’égard de toute forme de manipulation ou de censure, explicite ou cachée. Le point essentiel, ici, est plutôt la question de modificabilité, théoriquement infinie, du texte. Cette anxiety of influence, mentionnée par Harold Bloom dans les années soixante-dix, a été dépassée par une révision continue du contenu, par une intertextualité infinie, par une répétition incessante et une accumulation de citations de citations35. Dans un tel contexte, les notions mêmes d’information et connaissance, bien distinctes dans notre tradition culturelle, sont ignorées. Même sans aller jusqu’aux visions extrémistes voire catastrophistes de certains critiques36, il est raisonnable de se demander si tout cela ne se fait pas au détriment de l’esprit critique, d’une capacité d’analyse des sources et de discernement qui permet de distinguer, pour reprendre encore une fois les termes de Ginzburg, entre vrai, faux et fictif37.

Walter J. Ong, dès le milieu des années quatre-vingt, annonçait le début d’une ère d’« oralité secondaire » causée par la diffusion de la technologie électronique (nous dirions aujourd’hui numérique et multimédia) avec « des similitudes frappantes avec l’oralité du fait de son ancien mécanisme de participation, le sens de la communauté, de la concentration sur le moment présent »38. Dans ce contexte de transformation anthropologique et cognitive, les historiens ont fortement insisté sur le risque d’une dissolution du statut de l’histoire. Chartier, Vidal-Naquet et d’autres ont souligné les « fortes tentations de l’histoire identitaire » et le risque de brouillage de « toute distinction entre un savoir contrôlé, universellement acceptable, et des constructions mythiques qui viennent conforter mémoires et aspirations particulières »39. Hobsbawn a parlé de l’« anachronisme comme technique la plus commode et courante pour créer une histoire propre à satisfaire les besoins de collectifs ou des communautés imaginaires »40. Chartier incite à résister à cette dérive avec tous les instruments critiques que la discipline historique s’est donnée depuis plus d’un siècle. On peut pourtant se demander si cette attitude défensive, plus que justifiée dans les cas mentionnés, ne doit pas être accompagnée d’une révision de certain outils heuristiques, par exemple de la notion même de « faits ». Selon les dernières réflexions historiographiques, ceux-ci devraient être considérés comme le résultat d’un processus de construction textuelle, non plus comme des données immuables, mais comme « produits de pratiques sociales, négociées entre les acteurs »41. Sur cette voie, Natalie Zemon Davis est même arrivée à proposer qu’on abandonne le vieux binôme vrai/faux, et que l’on évalue les faits à partir d’une série de questions concernant aussi le probable, le vraisemblable, etc.42. Peut-être s’agit-il seulement d’une provocation, mais celle-ci mériterait d’être approfondie.

Notes

1 Cité par F. SAVATER dans Misterio, Emoción y Riesgo. Sobre Libros y Películas de Aventuras, Editorial Ariel, 2008, p. 8 (traduction personnelle). Retour au texte

2 M. de CERVANTÈS, L’Ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, I, Paris, Seuil, 2001, p. 98. Retour au texte

3 J. L. BORGES, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », in Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1993, p. 473. Retour au texte

4 L. LANG, Délit de fiction. La littérature, pourquoi, Paris, Gallimard, 2011, p. 57. Sur cette étude, voir M. Martinat, Tra storia e fiction. Il racconto della realtà nel mondo contemporaneo, Milan, et. al./Edizioni, 2013, p. 100 et suiv.. Retour au texte

5 R. SAVIANO, Gomorra. Dans l’empire de la camorra, Paris, Gallimard, 2007 (éd. or. 2006) ; E. Carrère, L’Adversaire, Paris, POL, 1999. Pour quelques considérations sur le livre de Carrère, voir M. Martinat, op. cit., p. 98-100. Retour au texte

6 Il existe à ce propos une vaste bibliographie non seulement théorique mais pratique, qui mériterait une analyse à part. Je cite ici parmi les autres : A. DILLARD, L. GUTKIND, In Fact. The Best of Creative Nonfiction, New York, Norton, 2005; L. GUTKIND, Keep It Real: Everything You Need to Know About Researching and Writing Creative Nonfiction, New York, Norton, 2008; M. KRAMER, W. CALL, Telling True stories. A nonfiction writers from the Nieman Foundation for Journalism, Londres, Peguin, 2007; P. RUBIE, The Elements of Narrative Nonfiction. How to write and Sell the Novel of True Events, Fresno (Ca.), Quill Driver, 2006. Retour au texte

7 Sur le revival en Italie voir M. GANERI, Il Romanzo storico in Italia. Il dibattito critico alle origini del post-moderno, San Cesario di Lecce, Manni, 1999 et M. SACCO MESSINEO (dir.), Il Romanzo e la storia, Palerme, Duepunti edizioni, 2007. Sur les techniques d’écriture, dans ces derniers années, s’est développée toute une littérature pratique dont je me limite à citer, parmi d’autres, J. A. THOM, The Art and Craft of Writing Historical Fiction, Cincinnati, Ohio, Writer’s Digest, Books, 2010 ; M. COOK, M. ARCHIBALD et al. (dir.), Historical Fiction Writing. A practical guide and tool-kit, Tavistock, Active Sprite Press, 2011. Voir aussi A. S. Byatt, On Histories and stories, Cambridge, Harvard University Press, 2000. Retour au texte

8 T. CAPOTE, Conversations, ed. M. T. Inge, Jackson, Univ. Press of Mississippi, 1987, p. 70. Retour au texte

9 Voir notamment L. SCHWEIZER, Latex, Paris, Seuil, 2008 ; R. JAUFFRET, Sévère, Paris, Seuil, 2010 ; J. HOMMAGE, Comme une Sterne en plein vol, originairement publié sous forme de feuilleton sur le Nouvel Observateur en 2010 et après sur le site http://lavenuslitteraire.com/ CommeUneSterneEnPleinVolChap1.htm. Retour au texte

10 A. DAL LAGO, Eroi di carta. Il caso Gomorra e altre epopee, Roma, Manifestolibri, 2010, p. 33 (traduction personnelle). Retour au texte

11 Ibid., p. 16 et suiv. Retour au texte

12 Ibid. Retour au texte

13 Ibid., p. 36. Retour au texte

14 K. SUMMERSCALE, The suspicions of Mr. Whicher or The murder at Road Hill, London, Bloomsbury, 2009. Retour au texte

15 ID., L’affaire de Road Hill House. L’assassinat du petit Saville Kent, Paris, C. Bourgois, 2008. Retour au texte

16 ID., Omicidio a Road Hill House ovvero Invenzione e rovina di un detective, Torino, Einaudi, 2008. Sur la collection « Frontiere », voir les observations de M. Martinat, op. cit., p. 142-9. Retour au texte

17 Voir M. GANERI, op. cit.. Retour au texte

18 R. CHARTIER, « Récit et Histoire », S. Mesure, P. Savidan (dir.), Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, 2006, p. 969-72 et ici 969. Retour au texte

19 Ibid. Retour au texte

20 Ibid. Voir aussi R. CHARTIER, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998. Retour au texte

21 P. VEYNE, Comment on écrit l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1971 ; M. DE CERTEAU, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975 ; H. WHITE, Metahistory. The Historical Imagination in Nineteenth century Europe, The Johns Hopkins Baltimora and London, The Johns Hopkins University Press, 1973; L. STONE, « The revival of Narrative: Reflections on a New Old History », Past and Present, 1979, 85(1), p. 3-24. Retour au texte

22 C. DELACROIX, « Linguistic turn », C. DELACROIX, F. DOSSE, P. GARCIA, N. OFFENSTADT (dir.), Historiographies, I, Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, p. 476-90 et ici 477. Retour au texte

23 Ibid. Retour au texte

24 C. Ginzburg, Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, Paris, Le Seuil, 2003 (éd. or. 2000). Retour au texte

25 F. BENIGNO, « Dell’utilità e del danno di Hayden White per la storia », Contemporanea, 2008, XI, 3, p. 515-21 et ici 518 (traduction personnelle). Retour au texte

26 Voir à ce propos C. DELACROIX, « Écriture de l’histoire », Historiographies, II, Concepts et débats, op cit., p. 731-43. Retour au texte

27 R. CHARTIER, « Récit et Histoire », op. cit. Retour au texte

28 F. HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003. Du même auteur voir aussi Évidences de l’histoire. Ce que voient les historiens, Paris, EHESS, 2005. Retour au texte

29 M. GANERI, op. cit., p. 7. Retour au texte

30 Ibid. p. 10 et suiv. Retour au texte

31 N. FRYE, S. BAKER, G. PARKINS, Historical Novel, New York, Harper and Row, 1985, p. 227, cité par M. GANERI, op. cit., p. 10 (traduction personnelle). Retour au texte

32 Ibid., p. 11 (traduction personnelle). Retour au texte

33 Ibid. (traduction personnelle). Retour au texte

34 P. LÉVY, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, Paris, La Découverte, 1994. Retour au texte

35 H. BLOOM, The Anxiety of Influence, New York, Oxford University Press, 1973 cité par W. J. ONG, Oralità e scrittura. Le tecnologie della parola, Bologna, il Mulino, 1986, p. 189. Retour au texte

36 Voir par exemple A. KEEN, Le Culte des amateurs. Comment Internet d’aujourd’hui est de tuer notre culture, Paris, Scali, 2008. Retour au texte

37 C. Ginzburg, Le Fil et les traces. Vrai, faux, fictif, Lagrasse, Verdier, 2010. Retour au texte

38 W. J. ONG, op. cit., p. 191 (traduction personnelle). Retour au texte

39 R. CHARTIER, « Récit et Histoire », op. cit., p. 971. Voir aussi P. VIDAL NAQUET, Les Assassins de la mémoire. « Un Eichmann de papier» et autres études sur le révisionnisme, Paris, La Découverte, 1987. Retour au texte

40 E. Hobsbawn, « L’historien entre la quête d’universalité et la quête d’identité », Diogène, 1994, 168, p. 52-86. Retour au texte

41 G. CALVI, « A proposito di Hayden White : master narratives e contro narrazioni », Contemporanea, 2008, XI, p. 522-7 et ici 523, qui cite le numéro de Quaderni Storici, 2001, 3, intitulé Fatti : storie dell’evidenza empirica. Retour au texte

42 N. Zemon Davis, Trickster Travels. A Sixteenth-Century Muslim Between World, New York, Hill and Wang, 2006 cité par G. CALVI, op. cit., p. 524 (l’édition française du livre de N. Zemon Davis est parue chez Payot en 2007, avec le titre Léon l’Africain). Sur ce thème voir aussi C. Ginzburg, « Prove e Possibilità. In margine a Il ritorno di Martin Guerre di Natalie Zemon Davis », in N. Zemon Davis, Il Ritorno di Martin Guerre, Torino, Einaudi, 1984, p. 131-154. La post-face de Ginzburg a été publiée en français dans une nouvelle édition du livre de N. Zemon Davis, Le retour de Martin Guerre, Paris, Tallandier, 2008. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Lisa Roscioni, « Narrative nonfiction/historical fiction : l’histoireentre marché éditorial et métier d’historien », Les Carnets du LARHRA [En ligne], 2 | 2013, mis en ligne le 24 septembre 2024, consulté le 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/larhra/index.php?id=1107

Auteur

Lisa Roscioni

Lisa Roscioni, historienne, enseigne l’Histoire moderne à l’Université de Parme. Ses recherches portent sur l’histoire sociale des institutions et des savoirs médicaux, de l’histoire de la justice et de ses représentations et sur l’histoire culturelle du XVIIe siècle. Elle a publié, entre autres, Il governo della follia. Ospedali, medici e pazzi nell’Età moderna, Milan, Bruno Mondadori, 2011 et Lo smemorato di Collegno. Storia italiana di un’ identità contesa, Turin, Einaudi, 2009

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