Introduction
Parmi les différents avatars de jeux de cartes numériques contemporains, les deckbuilders roguelite forment un genre qui en tant que consensus culturel1 2 s’est progressivement établi à partir de 2015 et qui constitue aujourd’hui une catégorie largement employée. Comme certains genres vidéoludiques3 et à la différence d’autres4, il identifie les jeux en fonction des mécaniques de jeux. Plus précisément, il décrit des œuvres qui mêlent les mécaniques du jeu de construction de pioche5 et les principes du jeu roguelite (terme formé à partir du jeu Rogue, caractérisé par l’aléatoire et tirant sa différence avec le roguelike de la persistance d’une progression entre les différentes parties6). Parmi les représentants emblématiques du genre on peut citer Slay The Spire7, dans lequel la joueuse8 progresse dans les niveaux d’un édifice en gagnant des combats menés en piochant et combinant des cartes qui représentent les actions et les ressources à sa disposition. Face à la fortune actuelle du terme, cet article propose d’étudier le genre par le biais d’un processus de design.
Ancrée dans le champ de la recherche-création9 et plus précisément de la recherche-création médiatique10 11, l’étude se base sur la production réalisée au sein du studio indépendant The Seed Crew, créé en 2019 et basé à Toulouse, et porte sur leur projet le plus récent, Robots & Theatre. Comme ce nom provisoire l’indique, le jeu représente un robot jugé inutile qui décide que sa nouvelle fonction sera de sauver un théâtre abandonné, en faisant (à sa manière) des représentations littéraires devant un public d’autres machines. L’analyse est réalisée par deux chercheuses du studio12 : l’une y est employée depuis 2020 en tant qu’artiste-chercheuse, l’autre a rejoint le studio en mars 2023 en tant que sociologue, avec une double mission de recherche et d’étude des publics. L’étude mobilise ainsi un double cadre méthodologique13 : l’observation participante et le récit de pratique14. En pratique, les chercheuses ont saisi les opportunités fournies par leur présence et leur position au sein du studio pour collecter systématiquement des données lors des nombreux événements qui rythment la production d’un jeu. Le récit de pratique proposé dans cet article se concentre sur l’analyse des captations des réunions de design, de l’ensemble des comptes rendus de réunion, des documents de design et des échanges sur le groupe Discord de l’entreprise. En reconstruisant de la distance par rapport à ce matériau dans le temps de l’analyse, la consultation de ces différentes sources a permis de reconstituer le flux événementiel et d’identifier certains événements marquants dans la création. Cependant, par rapport à la modélisation du cycle heuristique de la recherche-création proposée par Paquin15, qui distingue clairement une phase d’exploration et de production en studio, une phase de récit de pratique, et une phase de bilan, cet écrit réflexif se situe au milieu de la phase de création. Au moment de rédaction de cet article, certains documents de design sont en train d’être produits, le prototype commence à être programmé, la direction artistique finit de se consolider.
Proposer l’étude d’un objet qui n’est pas encore figé et de son processus créatif encore en cours a un double intérêt. D’abord, dans un contexte où les industries culturelles sont frileuses pour communiquer la façon dont le travail est réalisé au sein des entreprises (logique symbolisée par les Non-Disclosure Agreements16), cette temporalité permet de faire circuler en dehors du lieu de production ce qu’est le design en train d’être fait. Ensuite, cette analyse fait état d’une manière de travailler particulière, marquée par le positionnement de l’entreprise au confluent de temporalités et de contraintes venant de mondes différents (notamment celui des entreprises qui étaient les premiers clients du studio, celui des industries culturelles, celui du monde académique) et par la collaboration entre des personnes avec des expertises professionnelles variées (les différentes disciplines du design, mais aussi le marketing, la stratégie commerciale, etc.).
L’étude présentée ici s’ancre donc dans plusieurs débats scientifiques contemporains en design, en sociologie des industries culturelles et en game studies. Elle propose notamment un développement possible de la méthodologie du récit de pratique, susceptible d’enrichir les travaux de recherche-création. Cette étude s’adresse aussi aux professionnelles du design, dans et hors de l’industrie du jeu vidéo, dans son travail d’explicitation de questionnements et de processus habituellement opaques. Enfin, l’article contribue aux recherches sur les conditions de production du jeu vidéo en proposant un récit de l’intérieur des imbrications des enjeux matériels, créatifs et éthiques, nourri par une enquête de terrain qui explore les nuances et les complexités de la production au quotidien.
Proposer un récit en cours de pratique est alors une tentative pour participer à répondre à l’interrogation générale suivante : quels sont les enjeux du design pour un deckbuilder roguelite aujourd’hui ? Nous nous questionnerons en particulier sur la forme que prend l’enchevêtrement des enjeux (matériels, éthiques, créatifs notamment) dans la création d’un deckbuilder et ce que les caractéristiques du genre – aléatoire, modularité, mais aussi rapport à la violence – font au processus de design. Pour répondre à cette question, en nous basant sur Robots & Theatre, nous nous intéresserons d’abord aux conditions de production, puis aux pratiques de design.
Le deckbuilder roguelite, une réponse aux conditions économiques et créatives du jeu vidéo indépendant
Il est significatif que la réunion de lancement du projet Robots & Theatre ait été consacrée à la question du genre du jeu. Ce choix a précédé, et, dans une certaine mesure, conditionné toutes les décisions qui ont suivi, qu’elles portent sur les mécanismes, l’univers, la narration ou la direction artistique. Le processus par lequel le genre a été choisi par les membres de l’équipe est lui-même révélateur des priorités qui structurent la production dans un studio de jeu vidéo indépendant.
Créer dans un marché
Lors de la réunion, les membres de l’équipe commencent par faire la liste des contraintes à respecter et six d’entre elles sont retenues. Le jeu doit être grand public, développé pour mobile, et compatible avec un temps de production court, c’est-à-dire de moins d’un an. Le jeu doit aussi pouvoir nourrir des projets de recherche, dans la mesure où le studio emploie une (bientôt deux) chercheuse(s) dont le poste dépend du dispositif du crédit d’impôt-recherche. S’y ajoute l’ambition que le jeu promeuve les valeurs du studio, qui se définit comme une entreprise à impact et dont les précédentes productions étaient des jeux sérieux de formation à la diversité et l’inclusion en entreprise et à l’école. Enfin, il faut un jeu « qui emballe tout le monde » dans l’équipe, pour reprendre la formule employée dans le compte rendu de la réunion du 13 février 2023, composée majoritairement de créatrices qui sont aussi des joueuses assidues. La question de la viabilité économique apparaît en creux : il faut un jeu susceptible de se vendre largement, en demandant un investissement limité en termes de ressources, et qui ne met pas en danger le studio.
La situation du studio reflète les transformations à l’œuvre depuis le début des années 2000 dans l’industrie du jeu vidéo, en particulier la plus grande accessibilité des plates-formes de distribution et des outils de création à des acteurs de petite envergure. Ce contexte n’implique cependant pas une émancipation des contraintes économiques, au contraire. La tension entre (schématiquement) ambitions économiques et ambitions créatives est constitutive du champ du jeu vidéo, et aucun de ses acteurs n’y échappe17. Cette tension entre logique extrinsèque et logique intrinsèque au champ prend une forme particulière dans les espaces de la production dite indépendante. La soutenabilité de la création collective dépend de la survie du studio ou de l’équipe en tant qu’organisation, et donc de la capacité de ses membres à la maintenir à flots financièrement18, y compris en faisant des choix créatifs viables. La question de la viabilité économique ne règne pas pour autant en priorité incontestée, et d’autres valeurs organisent le champ du jeu vidéo. Satisfaction créative, création collective, reconnaissance par les pairs comptent aussi, particulièrement pour les professionnelles qui ont fait le choix de l’« indé » alors qu’elles auraient pu travailler ailleurs19. C’est dans cette tension que se situent les premiers choix de l’équipe.
Lors de la première réunion, plusieurs genres sont mentionnés, par exemple les « jeux de drague » (dating sims) et les jeux de gestion. Mais c’est le deckbuilder roguelite qui est retenu. Ses caractéristiques génériques répondent aux besoins identifiés : il peut être réalisé en peu de temps, son format se prête à l’ajout de contenu progressif après la sortie, et c’est un genre déjà bien présent sur mobile. La place centrale donnée au combat pose problème à l’équipe pour des raisons éthiques, mais c’est un mécanisme qui peut être détourné. Surtout, le deckbuilder roguelite est un genre « en vogue » qui rencontre un certain succès commercial depuis 2019 et la sortie du jeu indépendant Slay The Spire. Cet engouement est illustré par un rapide tour d’horizon des jeux étiquetés « deckbuilder roguelite/like » sur différentes plates-formes : 82% des 457 jeux recensés sont sortis après 202020. La décision est donc prise de créer un jeu qui aura d’autant plus de chance de trouver son public qu’il rencontre un succès croissant21.
Le deckbuilder roguelite permet surtout de prendre en compte les ressources temporelles et matérielles limitées d’un studio indépendant. Il faut par exemple considérer les contraintes calendaires de la narrative designer, qui mène d’autres projets pour le studio en parallèle, et les préférences techniques de la directrice artistique, qui veut limiter le recours aux animations 3D vu le peu de temps de développement. Les codes génériques du deckbuilder roguelike sont compatibles avec une certaine économie des moyens22. On y trouve généralement des textes courts limités par le format des cartes, avec peu ou pas de dialogues, et des directions artistiques en 2D, souvent inspirées par le pixel art et les styles cartoon. C’est un aspect d’autant plus stratégique que, dans un premier temps, le jeu est financé uniquement par les fonds du studio. À moyen terme, le studio sollicite des investissements privés et dépose des dossiers de demandes de subventions auprès d’institutions françaises et européennes. Mais la temporalité des financements est longue et, dans l’intervalle, le studio dépend de la commercialisation de ses précédents jeux.
Un entremêlement de choix économiques et créatifs
Après cette réunion inaugurale, la question du modèle économique du jeu est abordée en pointillé. Les réunions suivantes sont émaillées d’allusions aux possibles stratégies de commercialisation (microtransactions23, par exemple), parfois sur le ton de la plaisanterie, souvent pour justifier un choix créatif, toujours en lien avec des réflexions éthiques. Quand le sujet est à nouveau abordé au bout de quelques mois, les membres de l’équipe réalisent qu’elles manquent d’informations et ne sont pas en mesure de prendre certaines décisions qui ont des implications en termes de créativité, de cohérence et de viabilité économique du projet. C’est notamment le cas pour le choix de la plate-forme de commercialisation du jeu, un problème soulevé lors d’une réunion de l’équipe :
Tant que la question mobile ou PC (ou dans quel ordre) n’est pas tranchée, c’est difficile de prendre des décisions sur le modèle économique. […] Le choix mobile/PC implique beaucoup de choses pour la suite, de la DA au design24.
Les deckbuilders roguelite se sont d’abord fait connaître sur PC, en particulier sur la plate-forme Steam, qui en accueille toujours la majorité (304 des 457 jeux recensés). Mais le genre s’est ensuite diffusé sur des plates-formes mobiles (157 des 457 jeux), et les jeux les plus récents sont souvent présents sur les deux types de supports, parfois même sur console. Chaque support implique un modèle économique différent, qui correspond aux pratiques des joueuses et à la manière dont les plates-formes se rémunèrent. Ainsi, pour les deckbuilders roguelite sur PC et en particulier sur Steam, le modèle dominant est celui de l’achat du produit fini, quoique les jeux sont de plus en plus souvent disponibles en accès anticipé, alors que les jeux sur mobile sont habituellement téléchargeables gratuitement, mais rentabilisés par des publicités en jeu et des microtransactions. Le choix du support affecte donc les décisions de design et de développement, par exemple sur le plan graphique :
Et comme on est sur mobile […] c’est difficile à faire de manière lisible puisque trop chargé. [I]l faut faire quelque chose de très lisible, qui peut être détaillé mais avec un fond très fade et des formes nettes25.
Le choix du support a des implications non seulement sur le plan commercial, mais aussi en ce qui concerne les aspects techniques, narratifs, artistiques. Selon la taille de l’écran, par exemple, les artistes doivent faire des choix créatifs différents pour assurer la qualité visuelle, la lisibilité et l’accessibilité. Les décisions concernant la commercialisation et la monétisation du jeu sont donc indissociables des décisions créatives.
« Un jeu qui n’intéressera pas tout le monde » : négocier les codes du deckbuilder roguelite
Le genre du jeu a un rôle important tout au long du développement dans la mesure où les décisions sont prises en fonction de ses codes et de ses références. Il s’agit pour l’équipe de trouver un positionnement par rapport au genre choisi : on peut prendre plus ou moins de liberté avec les codes génériques ou bien les détourner. Dans le cas qui nous occupe, le genre a partiellement été choisi pour son succès commercial et l’existence d’une communauté de joueuses très investies. Dans ce contexte, il est risqué de s’émanciper des codes et de proposer aux joueuses expérimentées une expérience déstabilisante qui ne leur offre pas ce qu’elles cherchent dans un deckbuilder. Il est d’autant plus problématique de détourner les codes génériques que les textes courts du deckbuilder imposent la concision et le recours à l’implicite. La difficulté est relevée très tôt :
Une difficulté vient du fait qu’il s’agit d’un deckbuilder et pas d’un jeu narratif, donc on n’a pas la marge de manœuvre pour expliquer longuement les classes. On risque de tomber dans un jeu « à lire26 ».
La question du choix du genre renvoie donc en creux à celle des publics imaginés du jeu. Les réunions sont traversées de références à ces futures joueuses et à leurs attentes. À l’occasion d’une réunion sur la commercialisation du jeu, il s’avère que différentes figures de joueuses se télescopent :
On imagine quelqu’un qui a l’habitude des deckbuilders, qui joue à des jeux indés, qui aime les jeux bizarres. On n’imagine pas tous-tes les mêmes joueur-ses, en fait27.
La réunion suivante est consacrée à l’identification de ce public imaginé. À l’issue d’une discussion collective, deux figures archétypiques de joueuses sont retenues : les joueuses intensives de deckbuilders et les joueuses intéressées par les jeux expérimentaux, en particulier sur le plan artistique. Ce qui se traduit, sur le plan créatif, par le choix d’un game design qui correspond aux codes génériques du deckbuilder roguelite, mais avec des choix artistiques et narratifs qui s’en émancipent. L’équipe cherche à créer une expérience de jeu nouvelle tout en tenant compte des habitudes des joueuses.
Un genre aléatoire et modulaire qui se prête au détournement
Si les contraintes de production d’un deckbuilder roguelite dans un jeune studio indépendant impliquent de respecter ses codes en ce qui concerne les mécaniques de jeu, nos envies créatives se caractérisent par une volonté de détourner les codes thématiques et narratifs du genre. Le détournement ne désigne pas seulement ici « le réemploi dans une nouvelle unité d’éléments artistiques préexistants28 », dans la lignée du mouvement de l’internationale situationniste, mais aussi, de manière plus large, des pratiques de reprise et de transformation. Les formes classiques de « braconnage culturel29 » et d’appropriation des objets techniques30 trouvent une actualisation dans la culture vidéoludique31. Cette pratique créative du détournement est facilitée par l’aléatoire des jeux de cartes32, et a fortiori des deckbuilders roguelite : la modularité incertaine accueille volontiers l’assemblage d’éléments a priori disparates, discordants, hétéroclites.
Aléatoire et assemblage d’imaginaires hétérogènes
Au début du processus créatif, les premières recherches sur les jeux existants révèlent que les deckbuilders sont généralement empreints d’une « masculinité militarisée33 ». Le fait que la joueuse joue contre la machine (ordinateur ou téléphone mobile) est souvent doublé par le thème de l’affrontement, comme dans Night of the Full Moon34 ou Griftlands35. Une des premières préoccupations de l’équipe a été de se débarrasser de cette idée de confrontation :
Nous avons beaucoup réfléchi à la manière dont on pourrait faire un roguelite deckbuilder sans combat. […] Les cartes pourraient être : 1- des objets qui permettent de construire un chemin (idée d’une quête, des personnes donnent de nouvelles cartes au fur et à mesure de l’avancée) […] 2- des mots. Ex : Rap Battle, conversation où on convainc quelqu’un de quelque chose […] 3- des actions. Tu dois satisfaire les demandes/attentes de quelqu’un36.
C’est le refus d’une énième représentation de la violence qui nous a poussées à mobiliser la littérature dans la diégèse du jeu. Et le format de la carte à jouer nous a entraînées à penser une représentation de la littérature non pas par le texte ou la construction d’histoire avec un sens, mais par ses mécaniques et ses procédés. Ceci constitue une des pistes de recherche du projet : une représentation vidéoludique de la littérature pour la présenter comme pratique culturelle qui peut être réappropriée, avec par exemple des « cartes [qui sont] des ressorts scénaristiques (suspense…), des styles (rimes)37 ».
L’envie de mélanger des éléments divers se ressent dans le choix d’un narrative design qui repose sur l’association d’éléments a priori discordants. Nous décidons que la littérature sera faite par des robots. Cette figure émerge à la fois parce qu’elle ne nécessite pas de représentation réaliste de pratiques littéraires, parce qu’elle permet une représentation de la littérature qui s’attache à la forme et pas au fond, mais aussi parce qu’elle porte, comme nous l’avons conçu, l’idée d’agrégat hétéroclite. L’équipe cherche
des figures qui ne sont pas porteuses de stéréotypes (directs) […] par ex. des mécas ou des Schmorghblorghs38 [,] […] des androïdes ; une ambiance à la Wall-E, une idée qui plaît d’autant plus que les robots se prêtent à la construction/reconstruction et à l’ajout de parts39 ».
Se dessine alors explicitement le fil directeur de la création : la reprise de représentations existantes et leur transformation par l’association avec d’autres imaginaires. C’est l’argument mis en valeur dans le document de direction artistique produit pour un dossier de financement :
plutôt que des représentations véridiques et cohérentes entre elles, des catégorisations rigides, on cherche plutôt à mettre en lien les imaginaires (littéraires, informatiques, robotiques…) pour ouvrir de nouveaux chemins de pensée40.
Dans la pratique de la direction artistique, le mélange des imaginaires littéraires (et plus particulièrement le théâtre) et informatiques influe sur le design de l’interface, qui est visuellement une partie essentielle d’un deckbuilder roguelite. Très codifiée, l’interface utilisateur (UI) multiplie les représentations des cartes, qui ne sont pas seulement les éléments joués par la joueuse, mais aussi, par exemple, la manière dont sont présentés différents événements du jeu. Le visuel de la carte invite à penser au contour et, dans le cadre d’un imaginaire informatique, nous a évoqué à la fois les écrans et les circuits. Pour mêler à ces références machiniques des allusions au théâtre, non seulement des éléments visuels typiques sont repris (comme les rideaux de scène), mais nous avons aussi décidé de marier les deux imaginaires en retravaillant l’esthétique art déco (en particulier sa matérialisation dans l’architecture de lieux culturels). Fonctionnant par reprise et transformation via des associations déroutantes, le détournement consiste, dans ce cas, à utiliser des codes d’un mouvement artistique créé en réaction à l’industrialisation et s’inspirant des formes de la nature pour représenter des machines.
Dans la pratique concrète du narrative design, la logique de mélange d’imaginaires hétéroclites est d’abord à l’œuvre lorsqu’il s’agit de nommer les différents éléments du jeu. En particulier, les cartes de la joueuse qui sont un élément central dans l’expérience de jeu et leur quantité limitée de texte nécessitent un mélange efficace entre imaginaire littéraire et imaginaire informatique. Le titre évoque ainsi des procédés littéraires (figures de style, types d’intrigues, formes théâtrales, etc.), tandis que les mécaniques renvoient à des instructions informatiques (optimiser, dupliquer, etc.). La pratique de détournement par reprise et associations transformatives se matérialise aussi dans les discussions sur le ton du jeu. Dès le départ, l’idée de décalage est au cœur des envies créatives. Ainsi,
nous avons aussi rediscuté du ton du jeu. Sans vouloir faire un jeu drôle (parce que l’humour est très ancré dans des logiques culturelles et subjectives), on peut travailler sur le décalage, le mélange des genres comme « humour41 ».
L’humour est au centre de nombreuses (re)discussions avant qu’un consensus soit trouvé en parlant d’absurde, qui peut être interprété de différentes manières.
Si l’absurde est bien entendu possible et utilisé dans différents genres médiatiques, il est particulièrement bien accueilli par les logiques narratives du deckbuilder roguelite, puisque l’aléatoire est au cœur d’une partie du fonctionnement narratif. La logique d’assemblage disparate est ainsi à l’œuvre dans un autre plan de la pratique de narrative design : l’écriture des événements narratifs. Suivant les formes classiques des deckbuilders roguelite, ces derniers sont à la fois optionnels pour la joueuse (qui peut faire une partie complète sans choisir d’y accéder) et distribués aléatoirement au sein d’une partie du jeu par le programme informatique. Conçus comme des « storylets42 » ou « narramiettes43 » en français, ils sont des contenus indépendants les uns des autres qui ont à la fois des conditions d’apparition (acte du jeu) et des conséquences narratives et ludiques. Il est ainsi possible de multiplier les vignettes narratives qui dépeignent des machines essayant de comprendre des codes culturels associés au théâtre, sans nécessiter de proposer des récits détaillés à la joueuse qui fermeraient les interprétations possibles.
Faible cohérence narrative et robots non anthropomorphes
Avec ses logiques qui poussent le curseur vers l’incohérence narrative (aléatoire, caractère optionnel, répétition), le deckbuilder roguelite est un lieu particulièrement propice pour des représentations atypiques. Dans les fictions médiatiques, les robots sont souvent anthropomorphisés et dépeints comme des esclaves – ou au moins imaginés comme ayant des relations conflictuelles avec les humains44. Ils sont alors valorisés lorsqu’ils présentent des critères liés à l’humanité, comme la conscience ou les sentiments45. Essayer de s’éloigner de ces représentations, c’est tenter d’imaginer (tout en ayant conscience des limites de la démarche) des formes, des cultures et des sociabilisations robotiques.
On peut imaginer les robots comme proches des humains (fabriqués par ou pour eux) ou comme des êtres à la position et vision du monde distinctes (pas juste des proxys d’humains). On peut garder les deux et les mettre en tension. L’intérêt de jouer avec les robots comme des êtres distincts et autonomes vient remettre en cause nos représentations et nos manières de penser le monde46.
La volonté de ne pas anthropomorphiser les robots pose d’abord le défi de leur représentation visuelle. Comme il a déjà été mentionné, cette figure a été choisie parce qu’elle résonne avec l’idée de combinaison d’appareils divers. Le document de narrative design imagine des « [a]ssemblages de robots qui viennent de domaines humains différents (armement, agriculture, médical…) et de technologies différentes. »
Dans la conception visuelle, cette logique d’assemblage n’est pas évidente, parce que le refus de personnification implique que les entités n’aient pas de visages et d’expressions humaines et, pour les animations, qu’ils aient des mouvements répétitifs.
De même, dans l’écriture de l’histoire, les robots sont le moins possible représentés à l’aune de critères humains, ce qui signifie notamment ne pas utiliser les clichés sur la création littéraire (spleen, inspiration, etc.), mais aussi faire attention au vocabulaire employé. Dans un document de narrative design relu par plusieurs personnes, on peut ainsi lire un commentaire qui questionne le choix du mot « life » (« vie ») pour parler de l’existence d’un robot : « […] operating span/length ? je ne sais pas si [life] n’est pas trop ant[h]ropomorphique ».
Le problème de la non-anthropomorphisation se pose aussi quand il s’agit de nommer les éléments de jeu que sont les personnages non joueurs. Attribuer un nom est une logique humaine (donc on voudrait l’éviter), mais identifier individuellement les robots est nécessaire pour que la joueuse puisse se repérer dans le jeu.
Face à ce problème, nous avons décidé d’utiliser des descriptions. Plus précisément, les robots sont désignés par rapport à leur fonction (par exemple « le robot de lumière »). Cela permet à la fois de tenir la ligne créatrice de la non-anthropomorphisation des robots et de ne pas perdre la joueuse. Ce sont des enjeux identifiés pendant les discussions de l’équipe :
Mais le risque est d’aller très loin dans l’effort de non-anthropomorphisation et de perdre les joueur-ses, par exemple si on ne distingue pas les robots. […] S’éloigner trop des codes des jeux existants risque de créer de la confusion47.
La tentative de non-anthropomorphisation n’est pas évidente, parce qu’elle pose en permanence la question de l’équilibre entre les associations étranges et les représentations non stéréotypées d’un côté, et la compréhensibilité du jeu de l’autre. Une réunion donne l’occasion d’aborder frontalement
le défi de l’anthropomorphisme : on veut l’éviter mais ça pose des difficultés en termes de lisibilité, d’habitude des joueuses, de temps de production48.
Tenir au mieux la ligne directrice de la non-anthropomorphisation est rendue possible par les codes du deckbuilder roguelite. C’est parce que le genre est (à l’heure actuelle) défini par des personnages peu caractérisés, par un récit assez limité et parce que la charge émotionnelle du jeu vient principalement de ses mécaniques ludiques plutôt que de ses ressorts narratifs (notamment l’attachement aux personnages) qu’il est réalisable d’essayer d’imaginer des robots qui ne sont pas fondamentalement des ersatz des humaines.
Prendre soin dans le deckbuilder roguelite : une éthique de design pour protagonistes et joueuses
L’aléatoire et la modularité du deckbuilder roguelite sont propices à expérimenter des formes inhabituelles et des assemblages curieux qui transforment les éléments originaux. Si le design d’un jeu s’inscrivant dans ce genre se conjugue très bien avec une pratique de détournement, il nécessite aussi de prendre en compte la facilité à entrer dans le jeu pour la joueuse (parfois désignée sous le terme d’approachability dans l’industrie). Un document de direction créative, rédigé pour une demande de financement destinée à être évaluée par des acteurs de l’industrie vidéoludique, se veut rassurant :
Cette tentative de subvertir les normes en les associant arbitrairement à d’autres cadres de pensée ne doit cependant pas être un prétexte pour ne pas désigner avec care49.
Dans une perspective féministe, Berenice Fisher et Joan Tronto définissent ainsi le concept :
[N]ous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie50.
Sans déplier l’ensemble des présupposés de la notion, il est possible de rappeler que le soin porte dans cet usage une dimension sociale, culturelle et politique. Le care est alors une pratique et implique à la fois une pensée et une action. En créant le jeu, nous n’avons pas pour ambition de faire un « care game », au sens d’un jeu qui cherche à prendre soin de la joueuse51. La notion de care renvoie davantage à une éthique de design, au sens employé par Marine Royer et Denis Pellerin52. Dans notre pratique, l’attention particulière concerne la joueuse, mais aussi les différentes entités que le jeu mobilise.
Prendre soin des non-humains
L’ensemble des réflexions sur la non-anthropomorphisation témoigne d’une volonté de prendre soin des non-humains. Ainsi, l’équipe s’interroge :
on a envie que le ton soit humoristique et drôle, mais ça pose une difficulté, parce que ça implique d’humaniser le robot et de rire aux dépends du robot (par exemple le robot vacille ou a des comportements inappropriés pour le théâtre53).
Et ce souci s’étend plus généralement à l’environnement. Sans que ce soit le thème central du jeu, la narration montre des machines mises à la décharge, des outils qui s’accumulent, mais qui ne servent plus, des appareils dont l’obsolescence est programmée. Le document de demande de financement préparé pendant l’été revendique l’idée qu’
[i]l ne s’agit pas d’une démarche didactique, visant à informer et éduquer, mais d’une démarche centrée sur l’expérience et la réflexion : à quoi ressemble(ra) la vie dans un monde jonché des débris de notre mode de vie consumériste et extractiviste54 ?
Sans basculer ni du côté de la technophilie ni du côté de la technophobie, le jeu essaye d’imaginer un futur différent des représentations habituelles, et en ce sens tente de prendre soin de l’ensemble des entités qui pourraient le peupler.
Prendre soin de la joueuse
Plus évidemment peut-être, l’éthique du care dans le design concerne la joueuse. Si designer avec care n’est jamais évident, il nous a paru particulièrement difficile de le faire au sein d’un deckbuilder roguelite à cause de ses codes génériques ludiques et narratifs.
Le refus de représenter un combat renvoie à cette volonté de ne pas confronter la joueuse à une énième représentation violente. Cependant, la mise en jeu d’une opposition qui n’est pas un affrontement a été particulièrement difficile à imaginer – à tel point que, pendant les premières réunions qui servaient à définir les principes généraux du jeu, les descriptions des mécaniques ludiques ont longtemps été proches des fonctionnements d’un jeu de gestion. À l’occasion d’une des premières réunions,
[l]es jeux de gestion avec des ressources représentées comme des cartes (comme Underhand) ont été signalées comme une alternative si le choix d’un roguelite deckbuilder s’avère infructueux ou trop compliqué avec l’ADN de la boîte55.
Plus tard dans le processus créatif, ce sont les réactions de la foule de robots face à la littérature qui ont posé problème. Lors d’une réunion l’équipe réalise que faire attaquer les robots par la foule qui les regarde « ressemble trop à un combat classique » et envisage des récits alternatifs. Par exemple,
la foule pourrait être Unreal [un moteur de jeu vidéo qui a donné du fil à retordre aux développeurs lors du précédent jeu] quand [un développeur] veut coder un truc : la foule ne fait pas exprès mais provoque des catastrophes. Ça permet de faire une foule qui n’est pas agressive. Par ex. des cartes comme [package] Lost, Erreur Système, Boucle Infinie56.
Dans la même logique que le refus des combats, la décision de l’assemblage d’imaginaires hétéroclites se veut aussi être une manière de prendre soin de la joueuse. Une première version du jeu qui mettait en jeu des raconteuses d’histoires de civilisations et d’époques différentes a été abandonnée. Même en essayant de travailler le mieux possible (en consultant des personnes concernées, notamment), dans les conditions de productions qui sont les nôtres (temps réduit, ressources financières limitées), cette première itération du narrative design pouvait devenir de l’appropriation culturelle, dans une logique similaire à ce que dénonce l’analyse d’Ascension: Dawn of Champions57 proposée par Sabine Harrer58. Et, pour la joueuse, nous n’avons pas voulu prendre ce risque. Dans le contexte d’une industrie dans laquelle les prises de position en faveur de la diversité des représentations ne sont pas largement plébiscitées par les communautés de joueurs59, cette décision n’est pas seulement une décision stratégique pour se prémunir des critiques, mais aussi une position éthique forte. Une discussion récapitulative sur le serveur Discord du studio identifie le problème en ces termes :
[il] vient d’une décision prise la semaine dernière : être dans le monde des morts avec des figures du passé qui incarnent des cultures et des pratiques existantes. D’où la proposition de passer dans le futur, pour désactiver les risques d’appropriation accidentelle60.
La figure du robot fait d’assemblage est une forme de care non seulement parce qu’elle permet de limiter l’appropriation culturelle, mais aussi parce qu’elle met en valeur une identité faite d’assemblage et qui ne rentre pas dans les normes. Dès l’origine, le projet s’inscrit ainsi dans la lignée des queer game studies61 et des expérimentations pour queeriser un jeu grand public.
En effet, si l’univers construit est complexe, avec ses robots improductifs, faits d’assemblages et non anthropomorphes qui font une sorte de littérature sans texte, nous tentons de ne pas déstabiliser complètement la joueuse. Cela signifie d’abord respecter les codes des deckbuilders roguelite connus : la joueuse-modèle est une habituée du genre, et lui proposer un fonctionnement ludique assez classique est une manière de répondre à son horizon d’attente.
Dans le contexte d’une culture vidéoludique qui tend encore à valoriser les jeux punitifs, tant du côté production que réception62, la décision de donner priorité à la compréhensibilité du jeu est davantage un engagement éthique qu’un choix commercial sécurisant pour le studio.
Dans le cadre de ce projet et avec les moyens qui sont les nôtres, prendre soin de la joueuse consiste alors avant tout à « rendre vivable le monde63 » en refusant d’y ajouter de nouveaux éléments agressifs.
Conclusion
L’étude de cas d’un deckbuilder roguelite se prête à une réflexion sur les enjeux du design de la carte à jouer numérique. L’analyse explore trois dimensions du développement qui reflètent à la fois les possibilités offertes par un genre inscrit dans la longue tradition des jeux de cartes et les modalités contemporaines de la création vidéoludique. Dans un premier temps, le choix du deckbuilder roguelite par l’équipe du studio renvoie aux conditions de production, notamment dans les studios indépendants, et à la manière dont s’entremêlent considérations commerciales et ambitions créatives sous l’égide d’un public imaginé. Dans un deuxième temps, les caractéristiques du deckbuilder roguelite rendent le genre particulièrement propice au détournement, aux combinaisons inattendues et aux représentations inhabituelles, permettant par exemple d’assembler robots et théâtre tout en prenant de la distance vis-à-vis des imaginaires militarisés et anthropomorphiques du genre. Dans un troisième temps, le jeu a permis l’exploration d’une éthique de design particulière centrée sur le care, un effort pour prendre soin des protagonistes et des joueuses qui implique de refuser certains codes du deckbuilder tout en respectant les attentes des habituées du genre.
L’analyse s’appuie sur un récit en cours de pratique, méthode qui se prête à l’étude du processus créatif en train de se faire. Dans le cas d’un studio de jeux vidéo indépendant, cette approche permet de saisir les tensions et les nuances de la collaboration créative dans une industrie culturelle tout en mettant en valeur le travail quotidien, continu et difficilement perceptible de l’extérieur, d’équilibre entre les différentes contraintes et envies.
Dans la continuité des réflexions proposées dans cet article, on pourrait s’interroger sur les processus de design soutenables pour les créatrices. Il s’agirait de croiser des réflexions sur les conditions de travail à des propositions sur une éthique du care dans le design64 qui concerne les personnes qui créent le jeu. En effet, les créatrices de jeux vidéo indépendants évoluent dans un marché de l’emploi saturé au sein d’une industrie culturelle de plus en plus exigeante avec ses travailleuses, poussées à devenir des « entrepreneuses culturelles » constamment sur la brèche65. De surcroît, la mobilisation croissante des travailleuses du jeu vidéo dans différents pays révèle à la fois la difficulté à faire respecter les normes légales sur les conditions de travail et à éviter l’évolution des pratiques et des lois dans un sens qui défavorise les employées66. Dans ce contexte, il est important de réfléchir à ce que les praticiennes peuvent mettre en place elles-mêmes pour assurer la préservation de leur force créatrice67, par exemple en se donnant le droit de faire ce qui nous fait plaisir, ou plus simplement ce qui nous demande le moins d’effort.