Je pense qu’une grande partie de son attrait réside dans son caractère égalitaire. Un jeu Bitsy ressemblera à un jeu Bitsy, quel que soit le niveau de la développeureuse qui l’utilise. Il n’y a pas de place pour invalider le travail des gens en le qualifiant d’amateur parce que, par définition, il n’existe que pour y faire de petites choses1. »
Nathalie Lawhead
Introduction
En 2012 paraît Rise of the Videogame Zinester: How Freaks, Normals, Amateurs, Artists, Dreamers, Drop-outs, Queers, Housewives and People Like You Are Taking Back an Art Form2, ouvrage manifeste écrit par Anna Anthropy qui appelle à une plus grande diversité de créations par la multiplication de l’accès à des moteurs de jeux par des « amateur·rice·s, des femmes au foyer, des dilettantes, des personnes comme vous et moi ». Quatre ans plus tard est créé un moteur de jeu qui va profondément impacter les productions indépendantes : Bitsy3, un moteur de jeux en pixel art, facile à prendre en main par des non-professionnel·les4 et fonctionnant sur la majorité des ordinateurs sur navigateur. En 2021, Nathalie Lawhead consacre un article de son blog à Bitsy soulignant l’aspect égalitaire des productions qu’il permet.
Læ Pang Pang Club est un projet artistique animé par des créateurixes5 développant un système de soutien et d’échange autour de la création de jeux par des non-professionnel·le·s. Fondé par Robin Moretti en 2018 et porté depuis janvier 2020 par Leslie Astier avec la coopération active de læ Pang Pang Crew, læ Club se dédie à l’exploration des formes expérimentales vidéoludiques, au questionnement et à l’expression personnelle par le jeu. Par des game jams bienveillantes, læ Club questionne productivité et normes de publication des jeux. Les jeux créés à læ Club explorent des rapports à l’intime, à la création et reflètent les identités queers et trans*6 ainsi que les prises de position féministes, antivalidistes et anticapitalistes de leurs créateurixes7. Les formats courts et les outils rapides à prendre en main, comme Bitsy, sont encouragés dans les jams de læ Club pour leur facilité de prise en main. Dans cet article, nous nourrirons nos questionnements des pratiques de création menées au sein de læ Pang Pang Club8 depuis 2020 en assumant une triple posture de joueureuxe-créateurixe-chercheureuxe. Nous nous inspirons des pratiques de recherche-création proposées par Erin Manning et Brian Massumi en valorisant l’importance du « processus, de l’action en train de se faire, de l’immanence active9 ». Pour cela nous tisserons, entre collectif et individuel, des trajectoires rapportant l’outil et ses usages en game jams. Voulant approcher avec prudence un matériau dont la brièveté pourrait être accablée par l’imposition de discours analytiques, nous travaillerons dès que possible avec le paratexte produit par les auteurixes et nous référerons aux pages itch.io rédigées par les créateurixes ainsi qu’aux articles du site internet qui servent de journal de læ Pang Pang Club pour contextualiser les productions. Des références seront apportées pour alimenter la conceptualisation dont certaines n’ont pas été discutées au sein de læ Club : cependant, les références à Anna Anthropy, aux walking simulators, à Gamergate10, à Nathalie Lawhead et à Brendan Keogh font partie de références communes de læ Club discutées lors de sessions vocales et structurent nos postures partagées de créateurixes.
Si j’utilise le nous de courtoisie tout au long de l’article, c’est qu’il s’agit de travaux menés au sein de læ Club qui est une collective : ma position sera néanmoins située puisque j’administre læ Club, que j’ai organisé une partie des événements mentionnés et ai créé certains bitsies du corpus de læ Pang Pang Club.
Suivant le postulat de Nathalie Lawhead qu’« un jeu Bitsy ressemblera toujours à un autre jeu Bitsy11 », dans le cadre de cet article, nous nous focaliserons dans un principe métonymique sur les plus petits jeux fabriqués avec le moteur à læ Club : des jeux parcourables en une vingtaine de clics ou une poignée de secondes. Entre unicité et diversité, nous nous demanderons quels usages Bitsy et ses contextes d’utilisation encouragent dans ses formes même les plus brèves et les plus situées.
En étudiant le design du moteur et ses inspirations, nous verrons comment Adam Le Doux a conçu Bitsy pour créer des récits personnels. Ensuite, nous approcherons Bitsy en tant que moteur privilégié pour partager des mondes et en étudiant les thèmes des game jams et le paratexte d’un corpus de bitsies d’une minute créés au sein de læ Pang Pang Club. Nous mettrons en valeur le potentiel pluriel de ce qui peut se jouer dans un bitsy en étudiant l’espace ludique de trois bitsies indexés dans le corpus sous le tag « Short », jeux caractérisés par leur brièveté. Enfin nous ouvrirons notre réflexion à l’inscription de ces Short bitsies, à leur courte échelle, dans un effort continué d’ouverture du champ vidéoludique à de nouvelles voix et propositions.
Les jeux que nous étudierons ici constituent des ensembles spontanément construits, par la participation des créateurixes, dans le cadre d’un événement créatif. Nous cherchons à les présenter dans leur dimension contextuelle et collective aussi bien qu’auctoriale et individuelle.
Héritier de la révolution Twine, Bitsy et les simulateurs de marche
Lorsqu’il crée Bitsy en 2016, Adam Le Doux est un ingénieur-informaticien en burnout après avoir essayé de faire un jeu, du game engine au gameplay, seul, en parallèle de son travail alimentaire. Cherchant à continuer son projet en se focalisant uniquement sur le design narratif, Adam s’inspire de Twine et de Pico 8, deux moteurs créés par des auteurs pour des auteurixces12.
Twine est un outil d’écriture de fiction hypertextuelle13 créé en 2009 par Chris Klimas. Le moteur simplifie l’écriture avec peu ou pas de code et permet de tester son jeu et de le publier en HTML rapidement. Avec le travail d’artistes comme Anna Anthropy, Porpentine ou Mattie Brice, la Twine revolution14 a contribué à populariser les personal games15 : des jeux créés par des personnes seules parlant de leur vécu et qui questionnent « un grand nombre des normes et valeurs dominantes de la conception de jeux classiques, qu’il s’agisse du processus, des mécanismes ou du contenu16 ».
Inspiré par Twine, Pico 8 est un moteur de jeu publié en 2015 par Lexaloffle Games. Pico 8 impose différentes contraintes : la définition des tuiles (8x8) et de l’écran (128x128) et « la taille des cartouches [sont] essentiellement choisie[s] de manière à ce que vous ne puissiez pas faire de grandes choses. […] Cela vous oblige […] à vous concentrer sur ce qui est important pour vous et à jeter ce qui ne l’est pas17. »
Accélérant les processus de développement en enlevant la friction du code comme Twine, et favorisant un design concis comme les cartouches Pico 818, Bitsy invite à faire, défaire et refaire dans un environnement de design minimaliste. Bitsy est un moteur open source qui permet de créer de courts récits et univers interactifs en pixel art. Un bitsy est composé de trois couleurs, d’un avatar de 8x8 pixels et d’une salle de 512x512 pixels. Il peut présenter des personnages non-joueureuxes, des objets à ramasser et se dérouler sur plusieurs salles. Il se joue à l’aide des flèches directionnelles. Dans Bitsy, il n’y a ni forces physiques comme la gravité et la vélocité ni notion de temps machinique prévu dans le moteur ce qui rend certaines mécaniques de contact (pousser, frapper) et d’accélération (résoudre vite) difficiles à implanter. Enfin, Bitsy permet de travailler sur navigateur et ne nécessite pas d’ordinateur puissant.
Dès sa première version, Le Doux conçoit Bitsy autour de contraintes inspirées des walking simulators19 pour créer des ébauches autobiographiques20. Ce genre de jeu est caractérisé par ses mécaniques non violentes de déambulation, de rencontre et de collecte à visées narratives21. Faisant l’objet de nombreuses querelles et quolibets sur la nature du jeu à raconter ou non des histoires, l’appellation walking simulators apparue lors du Gamergate a été depuis appropriée par des développeureuxes, comme Le Doux, avec une volonté revendiquée de repenser l’espace et les mécaniques de jeux22. Selon Jon Stone, ces choix de design encouragent par leurs restrictions formelles les créateurixes à graviter vers des récits minimalistes qui, à l’image d’autres poèmes vidéoludiques, jouent sur la répétition, l’ambiguïté et l’économie du langage23. Par son design, Bitsy orienterait vers un certain type de productions et nous allons étudier ses inscriptions dans des communautés de pratique24.
Bitsy un moteur en contexte : thématiques et indexations de bitsies fabriqués en game jams
Six mois après avoir lancé Bitsy, Adam Le Doux organise la première Monthly Bitsy Jam25. Cette pratique mensuelle26 structure une communauté active sur Discord et sur Itch.io. Le thème des jams est soumis par les créateurixes qui votent chaque mois27. La popularité de Bitsy est concomitante de la popularité de itch.io28, plateforme créée en 2016 qui facilite la publication de jeux en créant des pages permettant d’héberger jeux et game jams. Itch.io est « un lieu où la conception du média peut être pensée comme un “support personnel d’expression” (Hurel, 2020 : 1429) ». À ce jour, le site héberge quelques milliers de bitsies30.
Depuis la deuxième Monthly Bitsy Jam, aucune Bitsy jam n’est notée, enlevant ainsi la compétition entre les participantes et favorisant des notations et commentaires libres. Les thèmes des game jams sont soumis à une communauté qui collabore à leur exploration. Ils marquent une inscription des bitsies dans le quotidien, le personnel et le politique : on y retrouve des lieux, des transports, de la nourriture, des petits animaux, ainsi que des pratiques liées à la technologie, des mentions de l’au-delà et de la mort ou encore des préoccupations environnementales et non humaines. Cette pratique de la game jam et des jams bienveillantes31 a inspiré les méthodes de travail de læ Club.
Fig. 1. Liste des 80 thèmes des Bitsy Monthly Jams, de la plus récente (no dialogue, 04/24) à la plus ancienne (Breakfast, 04/17)
Crédits : Adam Le Doux, itch.io
Source : page d’Adam Le Doux sur itch.io.
Læ Pang Pang Club œuvre pour la création de jeux expérimentaux : relancés juste avant la première vague de covid-19, les thèmes des game jams en portent la marque. Portés par des créateurixes en lien avec leurs pratiques, ils sont souvent liés à l’introspection, au soin et au questionnement des formes de production. Chaque thème est un prétexte de partage de références et d’échanges prenant forme par la page de la game jam et l’écriture possible d’un article. Les sessions vocales permettent à chacun·e de partager ses idées et ses questions, théoriques ou pratiques, liées à la conception de son jeu. Parfois, un jeu reste à l’état de projet et sa trace32 consignée dans l’article restituant la jam.
La première game jam Bitsy à læ Pang Pang Club a été coorganisée avec Peter Februar, qui se présente comme game développeur de bitsies. À l’occasion de la Monthly Bitsy Jam : Ghost Ship, nous avions discuté sur itch.io du format du bitsy-haïku, un bitsy parcourable en quelques clics composé d’une salle unique et de trois phrases qu’il avait utilisé pour son jeu Too late, Larry. Autour de cette contrainte, la Bitsy-Haiku Jam s’est tenue à læ Club en octobre 202033. Poussant la brièveté des bitsies, cette game jam proposait de faire un jeu en une salle et trois phrases, les créateurixes pouvaient utiliser le format classique du haïku (rythmique et thématique) ou utiliser une versification libre. Cette jam a lancé une pratique plus globale de Bitsy au sein de læ Club. Depuis, sur les quatorze game jams organisées à læ Pang Pang Club, des bitsies ont été soumis à dix game jams (cf. Fig. 2) indépendamment de la longueur temporelle de celles-ci, 3 heures ou un mois et demi34. Parmi ces jams, quatre seulement étaient explicitement destinées à la création de bitsies et bitsies 3D35. Pour les événements sur lesquels le choix du moteur de jeu était libre : deux game jams étaient courtes au format essai, où la demande était de réfléchir sur le « vrai » jeu vidéo, trois game jams étaient dévolues à l’exploration de nos rapports au soin36, à la blessure et à l’amour37 et une jam faisait hommage à l’internet 2.038. Dans cet ensemble, deux jams étaient liées thématiquement « Le vrai jeu vidéo c’est…39 » et « Le vrai jeu vidéo 240 » et deux jams présentaient une parenté volontaire de prolongement d’une thématique « Limbes41 » et « Errance42 ». Ainsi sur l’ensemble des game jams, les créateurixes se sont positionné·es sur le médium vidéoludique, sur des rapports intrapersonnels, et ont écrit des formes poétiques et conçu des lieux liés à la mémoire. Pour compléter cette inscription thématique, nous allons regarder le paratexte rédigé par les créateurixes pour indexer et identifier leurs jeux sur itch.io.
Crédits : Leslie Astier
Source : Itch.io
Les tags permettent de référencer le contenu : itch.io suggère des tags existants et leur orthographe en complétion automatique, mais n’impose pas de catégorisation dans ce champ à saisie libre. Cette pratique d’indexation est propre à chaque créateurixe : elle dénote un besoin d’inscription dans un champ43 et peut donner aux joueureuxes une première lecture du jeu, elle peut être influencée par les tags utilisés par les autres créateurixes de la jam ou par ses recherches personnelles sur itch.io.
Fig. 3. Occurrences de tags itch.io pour les 60 jeux Bitsy créés à læ Pang Pang Club
Crédits : Leslie Astier
Source : Itch.io.
Ce classement des tags des soixante bitsies créés à læ Club identifie différents types d’inscriptions. Les tags choisis par les créateurixes peuvent dénoter de contraintes techniques, d’indications atmosphériques ou de thématiques. De l’ensemble, les deux tags les plus récurrents sont Bitsy (38) et Short (25). Suivant notre parti pris métonymique, dans l’ensemble de 25, si nous enlevons les jeux faisant plus d’une minute ou de vingt clics, nous arrivons à un ensemble de 16 jeux.
En étudiant le paratexte, nous avons cherché à identifier des lieux et thématiques d’utilisation de Bitsy en game jams, que nous allons maintenant approfondir dans la présentation de jeux courts identifiés comme « Bitsy Short ».
Une pluralité de voix
Dans l’ensemble des jeux d’une minute ou moins, nous allons maintenant décrire trois bitsies qui se rattachent tous au tag « Short ». Cette sélection s’est établie pour montrer différents types de discours (rapporté, adressé) et différentes manières de présenter l’espace et la place de læ jouereuxe dans celui-ci.
Dans Jumelles44, créé pour la Bitsy-Haiku Jam, Paulette nous accueille avec la phrase « Un orage gronde », puis le jeu s’ouvre sur un ciel qui s’obscurcit. Plus l’on avance dans le jeu à l’aide de la flèche droite, plus les nuages se rapprochent couvrant le ciel. Soudain, de bleu, le ciel vire en un clic à l’orange. Un éclair marbre le ciel. Un clic, le ciel revient au bleu sombre, un clic, un nouvel éclair, des bris de voix sous forme de dialogues rapportés et le jeu se termine. Læ créateurixe joue sur des mécanismes de tension et relâche, le premier éclair apparaît comme une surprise, le deuxième comme une relâche. Reproduisant un souvenir, nous sommes dans une vue à la première personne, læ joueureuxe n’a pas de présence physique clairement définie, mais c’est elle·lui qui avec la flèche directionnelle active le récit. Paulette décrit son jeu avec les tags suivants : 2D, art game, Bitsy, Experimental, haiku, Minimalist, Pixel, Short.
Fig. 4. Capture d’écran de Jumelles, Paulette
Crédits : Paulette, itch.io.
Source : Page de Paulette sur itch.io.
Enregistré sous des tags similaires (1-bit, 2D, art game, chaos, essay, Experimental, Queer, Short), Chaotic Thinking45 est un jeu réalisé par Lucas Friche et Leslie Astier pour la jam « Limbes » comme un essai autour du chaos et des binarités dans nos schémas de pensée. L’espace et le texte interagissent sous forme de diaporama, plus que sur une suite de cause et de conséquence physique. Par les flèches, la joueureuxe déroule soit le texte, soit les images, dans une séquence pensée par les créateurixes et accompagnée d’une musique rythmée. Ce bitsy fait parcourir à læ joueureuxe un chemin préétabli, il n’y a ni avatar visible ni conception d’un espace mimétique.
Fig. 5. Capture d’écran de Chaotic Thinking, Leslie Astier et Lucas Friche
Crédits : Leslie Astier et Lucas Friche, itch.io.
Source : Page de Leslie Astier sur itch.io.
Retournant au corpus, nous pouvons extraire un troisième jeu classé comme atmospheric, bitsy, retro, short : Co teu primero bico / Avec ton premier baiser46 est une course décortiquée plan par plan. Sur un pont, un personnage voit de l’autre côté une personne, en cliquant nous nous rendons compte que nous faisons avancer l’un vers l’autre. Alors qu’ils échangent leur premier baiser, le ciel change de couleur ; les personnages continuent alors d’avancer de quelques pas, la musique s’emballe et le jeu se termine en nous laissant supposer la fin de la traversée. Korgen écrit ici un poème d’amour bilingue en galicien et en français le long d’une jetée. Cette fois encore, nous suivons un déroulé préconstruit, mais notre présence est matérialisée dans la scène, l’espace esquissé nous donne un sentiment de lieu plus précis et en trois phrases, l’on voit et tombe amoureux·ses.
Fig. 6. Capture d’écran de Co teu primero bico / Avec ton premier baiser, Korgen
Crédits : Krogen, itch.io.
Source : Page de Krogen, itch.io.
Dans le corpus, nous avons extrait trois écritures très différentes du temps et de l’espace, des souvenirs rejoués dans un espace à la première ou troisième personne où le texte peut être mimétique (dialogues), poétique (vers) ou démonstratif (essai). La présence de læ joueureuxe a des effets très différents sur l’espace ludique, mais pour ces trois jeux son interaction, limitée à presser sur la flèche droite du clavier, impulse le déroulé du temps et du sens.
Dans le « genre » bitsy, Stone citant Brendan Keogh47 voit la possibilité de modéliser une nouvelle forme de joueureuxe-créateurixe : læ cyborg qui se caractérise par sa capacité à mettre en relation l’humain et la machine :
Keogh décrit un fossé dans la culture du jeu vidéo entre le domaine du « hacker » – cette perspective qui conceptualise le jeu en termes de pouvoir, d'agentivité et de systèmes à maîtriser, et qui est portée par des « valeurs normatives, hégémoniques et masculines » (2018, 181) – et la culture plus marginalisée du « cyborg » qui « embrasse l'hybridité, l'impureté et la partialité ultime requises pour que la chair s'incorpore à la machine48 ».
Plus loin, l’auteur souligne que là où auparavant læ joueureuxe cherchait la victoire, dorénavant il·elle « s’intéresse davantage à la dimension participative et sensorielle du jeu vidéo qu’à l’expérience de relever et de surmonter un défi49 ». Replaçant l’émergence d’un·e joueureuxe-cyborg en lien avec le Manifeste Cyborg, nous pensons qu’un bitsy, par son aspect court, partiel et séquencé, met en jeu des subjectivités en recherche de complétion, créant ainsi des lieux temporaires de communes individualités50. Dans des propositions d’espaces et de discours minimalistes, les bitsies convoquent des expériences vécues ou proposent des questions à réfléchir ensemble. L’inscription à une jam est une action qui se contextualise dans un lieu d’individualités partagées : chaque personne peut participer en qualité d’auteurixe, sous forme de jeu soumis à la jam, en qualité de joueureuxe en jouant les prototypes et jeux soumis, en notant en étoiles et en commentant, en qualité de chercheureuxe/aide en contribuant au Discord avec ses savoirs, retours et références. Chaque game jam va permettre à des créateurixes occasionnel·le·s ou récidivant·e·s de venir relater, dire, entendre et jouer le relatif de chacune. Il y a peu d’obstacles dans le parcours d’un bitsy et parfois même la présence de læ joueureuxe n’influe que le rythme d’un déroulé préétabli. La présence de læ joueureuxe semble contourner l’autotélisme performatif pour favoriser la participation à un exercice collaboratif et expressif :
L'incarnation de læ joueureuxe n'est donc pas un moyen de faciliter le triomphe sur l'adversité, mais plutôt de permettre la participation à un exercice de collaboration et d'expression51.
Par le séquençage, entre textes et/ou images, rythmes et répétitions, læ joueureuxe tisse par son parcours et sa sensibilité le sens du jeu :
Les jeux Bitsy en tant que genre, ainsi que les expériences de séquençage interactif [encouragent] à compléter des motifs et des rythmes [dans le but] de rechercher du sens, là où cela signifiait traditionnellement la recherche de la victoire52.
Si le message émerge d’une relation entre joueureuxe et auteurixe médiée par l’interface du jeu vidéo53, dans le cas des shortest bitsies, il est également le fruit d’un moteur et d’un contexte de production relationnel qui encouragent échanges et collaborations pour favoriser de nouvelles formes auctoriales partagées.
S’il ne suffit parfois que d’une vingtaine de clics pour finir le jeu, les bitsies s’articulent à une relation centrale de l’auteurixe en collaboration avec une joueureuxe qui active l’expérience ludique.
En jouant et créant sur itch.io l’on voit un pullulement de formes et de voix qui apparaissent et ouvrent des perspectives de décentrement vers les cercles hobbyistes, artistiques et critiques du jeu dont Bitsy semble l’un des nombreux éléments constitutifs. Rappelant la généalogie de Twine et Pico 8, nous avons commencé par rattacher Bitsy à la famille des walking simulators pour marquer les différences mécaniques et thématiques des jeux créés avec le moteur. Dans la seconde partie, nous avons étudié l’inscription thématique des bitsies dans des jams et sur itch.io pour faire ressortir deux filtres utilisés à læ Club, « Bitsy » et « Short ». Enfin, nous avons cherché en valorisant trois approches différentes de l’espace ludique des « Shortest Bitsies » à montrer des stratégies de création mettant en valeur des voix créatives en lien les unes avec les autres contextualisées dans une recherche de sens partagé.
Bitsy, comme d’autres moteurs créés par des auteurixes pour des auteurixes54 encouragent la multiplication de « titres conçus en dehors des moules industriels55 ». Les bitsies questionnent les normes de l’interactivité (temps de jeu, interactivité, ambiguïté) en plaçant l’auteurixe au centre de la conception et læ joueureuxe au centre de l’activation.
Pour conclure, sans essentialiser, nous voudrions profiter de la nature phénoménale et discursive du genre56 pour proposer un résumé du shortest bitsy tel que pratiqué à læ Pang Pang Club et dont l’usage relèvera d’une proposition artistique d’inspiration57 :
Les shortest bitsies de læ Pang Pang Club sont des jeux d’auteurixes caractérisés par leur segmentivité où l’espace est soumis à une volonté de proposer des rapprochements sémantiques, plutôt que des obstacles fonctionnels triomphables. S’il·elle n’a pas besoin de compétences techniques de spécialistes, læ joueureuxe est néanmoins la personne sur qui l’activation du shortest bitsy repose, par son impulsion sur les touches de clavier et sa participation sensorielle. Les shortest bitsies sont souvent joués et créés par des créateurixes-joueureuxes qui alternent leur posture par l’intermédiaire d’une ou plusieurs plateformes. Le shortest bitsy propose en quelques clics de parcourir des espaces mentaux ou des lieux schématisés questionnant nos rapports au quotidien et au monde : ses mécaniques sont non violentes, mais peuvent faire mention de rapports à un environnement qui l’est.
Ayant poussé le postulat de la microétude au plus petit, cette synthèse pourrait être enrichie d’une étude élargie des 1 390 short bitsies tagués sur itch.io58. Elle pourrait également ouvrir à une étude plus générale des productions faites avec Bitsy, en comparaison avec d’autres outils d’auteurixes pour préciser les champs de production alternatifs et la multiplicité des mécaniques et genres qui les constituent, notamment dans le cadre d’une étude croisée des « petits jeux59 ». Cette ouverture permettrait de repenser, plus globalement et de manière intersectionnelle, les modes de production hobbyistes comme des pratiques culturelles et sociales émulant dans et autour du jeu des mécaniques proches du tend and befriend et s’éloignant du fight or flight ou du conquer et harvest60. Ces questionnements pourraient ouvrir à une recherche-création polyphonique dans le cadre d’ateliers destinés à des non-professionel·les61 poursuivant les questionnements portés par læ Club autour de ce qui ferait « vrai » jeu vidéo, de qui produit, avec quoi, comment et pour qui.