Appréhender la matérialité du glitch
Le glitch fait partie de ces petites choses vidéoludiques fréquemment oubliées dans les jeux : aberration graphique, sonorité irrégulière, déformation de modèles 3D, dysfonctionnement systémique, etc. Que ce soit en provoquant le développement de correctifs de jeu (les patches), en faisant émerger des usages vidéoludiques alternatifs ou encore en stimulant les pratiques des communautés de joueurs sur les plates-formes web, cet artefact est rattaché à la transformation formelle des jeux et de leur jouabilité. Par conséquent, il incarne la pierre angulaire d’une culture matérielle jouant un rôle productif notable au sein de l’économie politique des jeux vidéo populaires à grand déploiement dits « AAA » qui embrassent le modèle des « jeux comme services1 ».
L’étude de la culture matérielle du glitch représente alors une avenue privilégiée pour comprendre les processus culturels, économiques et politiques qui façonnent la production et la consommation des jeux comme services. De ce fait, cet article interroge la manière dont le glitch peut enrichir l’analyse des rapports de production qui structurent le développement de cette catégorie de jeux. Une telle réflexion s’inscrit dans la continuité du discours plus large des études de la production de jeu (game production studies) qui se développe dans les études vidéoludiques, notamment autour des travaux de Zabban, Ter Minassian et Noûs2 et de Sotamaa et Švelch3.
Pour appréhender cette question dans toute sa complexité, il importera d’abord de conceptualiser le glitch en tant qu’unité méthodologique adaptée à l’étude matérielle et culturelle des jeux. Dans un second temps, l’analyse des glitches reliés au mème « Cyberbug 2077 » et à la technique de saut nommée le « Kerenzikov Hop » dans l’écosystème de Cyberpunk 20774 sera l’occasion de montrer comment le glitch agit comme activateur culturel et agent provocateur participant à l’évolution des jeux. En dernier lieu, il sera question d’entretenir une réflexion à propos de la performativité critique du glitch dans le cadre de l’économie politique reliant les activités de sa culture matérielle et les opérations de production vidéoludique des jeux-services.
Traquer le travail du glitch : opérationnalisation d’une unité méthodologique
Dans un article de 2017 intitulé « Glitch », Sean Cubitt conceptualise le glitch comme labeur, c’est-à-dire en tant que manifestation du travail imparfait des machines ou systèmes qui coconstruisent l’œuvre. Selon cette théorie, le glitch est un phénomène performatif et productif. Agissant à titre d’« irruptions de la différence dans le flux indifférent de l’échange marchand5 », le glitch expose la matérialité du média dans le média, redirige l’interprétation sur l’a priori historique de l’œuvre et interfère avec l’économie de marché pour travailler dans le sens du commun. En ce sens, le glitch peut être interprété comme la trace des conditions de sa production même, faisant dès lors émerger dans l’expérience les processus matériels, économiques et politiques qui présupposent son existence. Pour clarifier cette ligne de pensée, quelques considérations théoriques sur la notion de trace paraissent nécessaires.
Dans la perspective communicationnelle et sémiotique de Yves Jeanneret, la trace est définie comme « objet inscrit dans une matérialité que nous percevons dans notre environnement extérieur et dotons d’un potentiel de sens particulier, que je propose de spécifier comme la capacité dans le présent de faire référence à un passé absent mais postulé6 ». La trace désigne alors l’élément d’un signe qui active un travail interprétatif cherchant à reconstituer la réalité matérielle préalable au signe. À l’image du punctum de Barthes7, elle émerge dans la subjectivité du récepteur lorsque des jeux d’associations libres auprès des détails formels ouvrent la signification au-delà du sens premier et explicite8. Son actualisation génère un télescopage du passé, du présent et du futur9 ayant la fonction de révéler les conditions de production du signe dans le signe10 et de profiler un horizon de possibilité pour l’existence d’une culture partagée11. Lorsque des dysfonctionnements de la machinerie vidéoludique provoquent l’apparition de glitches, le joueur peut décider d’investir ces signes sur le mode de la trace. Si cela se produit, les détails formels du glitch référeront à la présence non présente des conditions matérielles de production, de distribution et de consommation du glitch dans le glitch.
Étudié comme trace, le glitch devient un outil méthodologique pour retracer la manière dont la culture matérielle du glitch interagit avec l’économie politique qui propulse la transformation des jeux-services. La notion de « produsage » théorisée par Bruns12 permet de bien circonscrire les conditions d’une telle activité économique. Le néologisme « produsage » réunit les notions « production » et « usage » pour refléter le fait que les productions médiatiques contemporaines génèrent des usages qui en retour utilisent différentes plates-formes pour produire des contenus qui relanceront l’émergence d’autres usages, et ainsi de suite. Les jeux vidéo ne sont plus des marchandises fermées ni finales. Ils prennent désormais la forme de services « inachevés et continuellement en développement » qui bénéficient d’une « génération de contenu plus large et distribuée par une large communauté de participants » où chacun des acteurs peut participer activement à « la construction et à l’extension collaboratives et continues de contenus existants en vue d’améliorations futures13 ». Dans le paradigme du produsage, les jeux-services évoluent dans un cycle de mises à jour perpétuelles où se brouille la frontière entre production et consommation, entre travail et jeu, entre développeur et joueur. L’analyse de glitches issus du jeu Cyberpunk 2077 sera l’occasion de faire l’épreuve de la fonction méthodologique du glitch comme trace du labeur du glitch dans le contexte de ce paradigme de production vidéoludique.
De l’utopie à la dystopie : du sable dans l’engrenage du pouvoir
Cyberpunk 2077 est un jeu d’action-RPG (role-playing game14) à monde ouvert qui se déroule dans un univers de science-fiction dystopique. Le récit porte sur un mercenaire joué en perspective à la première personne nommée V. Au fil de ses contrats, l’antihéros explore la ville de Night City, une métropole cosmopolite contrôlée par des mégacorporations. Ces dernières font régner un capitalisme sauvage où prolifèrent les guerres, les inégalités sociales, la criminalité et la corruption. L’intrigue pousse V dans un récit de conflit identitaire et de vengeance qui donnera lieu à des combats au corps-à-corps, des fusillades, des séquences d’infiltration et des poursuites en voiture, le tout armé d’un arsenal d’augmentations cybernétiques bonifiant les capacités du personnage.
Ces quelques descriptions suffisent à contextualiser l’engouement massif des joueurs avant la date de sortie du jeu. Au grand désarroi des adeptes, cette dernière sera repoussée trois fois entre le 16 avril et le 10 décembre 2020. Pour respecter les nouveaux échéanciers, un article de la revue Bloomberg15 révèle que la compagnie éditrice et développeuse du jeu a ordonné la semaine de travail de six jours à partir du mois de septembre 2020 (période nommée crunch dans l’industrie16). Cette décision d’affaires imposait des heures de travail supplémentaires sur une durée d’une vingtaine de semaines en plus de briser une promesse faite par le studio en mai 2019 au sujet d’une politique non obligatoire à l’égard du crunch17.
Malgré ces ajustements de production, Cyberpunk 2077 est parasité de plusieurs glitches à sa sortie. Selon les témoignages de vingt employés ou ex-employés de CD Projekt RED18, l’état du jeu est imputable aux conditions de travail difficiles liées à son développement. Sont nommés entre autres la vision de projet trop ambitieuse et instable, les échéanciers irréalistes, la mauvaise gestion de la main-d’œuvre, les lacunes technologiques de l’engin de jeu et la primauté du marketing sur le développement. En définitive, cette réalité de production forme la base matérielle sous-jacente aux glitches qui corrompent la ville de Night City.
« Cyberbug 2077 » : exploitation du travail
La découverte des glitches a tôt fait d’innerver la culture matérielle du glitch en déclenchant des activités collectives de documentation, de partage et de communication. En réaction aux défauts de production aux promesses non tenues de CD Projekt RED, les internautes se sont spontanément mobilisés autour d’un mème culturel appelé « Cyberbug 2077 ». Ce dernier se consacre à la dénonciation et au traitement ironique des multiples bugs rencontrés dans Cyberpunk 2077. Quelques jours après la sortie du jeu, l’usage du mot-clic « #Cyberbug2077 » sur la plate-forme X (Twitter) sert à référencer plusieurs comportements systémiques aberrants. Par exemple, on peut voir des avatars qui tombent sous la carte de jeu en raison de perforations dans l’environnement19, des voitures catapultées dans le ciel à la suite de problèmes de détection de collision20, des personnages non-joueurs en suspension dans les airs21 ou encore des enchevêtrements de modèles 3D radicalement déformés22.
Sur la plate-forme YouTube, on peut consulter des vidéos du mème qui dépassent les millions de visionnements. Dans ce créneau, on retrouve les productions de Anders Lundbjörk23, Campbell Beans24, Crowbcat25, Gameplayrj26, NikTek27, R. AMELL28 et stevenposting29. Un motif récurrent de ces exemples consiste à entrechoquer des extraits de la campagne promotionnelle de Cyberpunk 2077 avec la figure du glitch. Par exemple, la vidéo de stevenposting réemploie l’introduction de la bande-annonce officielle du jeu présentée lors de l’édition 2018 du E330. Comme dans la version originale, un travelling latéral montre V se diriger vers une fenêtre dans un wagon de métro. Au bout de la trajectoire, un mouvement panoramique de la caméra révèle Night City en plan de grand ensemble. Cependant, plutôt que de voir des images photoréalistes haute définition de la métropole qui rayonne de ses édifices futuristes, ses néons colorés, ses projections publicitaires et ses voitures volantes, on voit apparaître un paysage du jeu composé de quelques bâtiments cubiques rudimentaires suspendus dans le vide devant un arrière-plan de ciel grisâtre dont la texture est de très basse résolution.
Forcée de réagir au phénomène du « Cyberbug 2077 », la direction de CD Projekt RED s’est adonnée à un exercice de relation publique difficile déployé le 14 décembre, notamment sur le compte X du jeu31. Dans ce communiqué, la compagnie présente ses excuses aux consommateurs, détaille une nouvelle politique de remboursement pour les achats sur PlayStation 4 et Xbox One, puis annonce la diffusion de deux autres correctifs majeurs en janvier et en février 2021.
Dans son ouvrage de 2006 Unit Operations, Ian Bogost formule une proposition pertinente pour réfléchir à de telles pratiques problématiques de production et de distribution :
Si nous imaginons que des programmeurs travaillant sur un moteur de jeu hypothétique ont été contraints de travailler des centaines d’heures par semaine pour expédier un produit dans des conditions de travail affligeantes, ces dernières deviennent incrustées dans le produit fini32.
Le cas de « Cyberbug 2077 » confirme cette observation. Les glitches proliférant à même la matérialité de Cyberpunk 2077 contiennent en creux non seulement la trace des imperfections techniques du logiciel, mais surtout la trace de la mise sous pression et de l’épuisement des employés du studio ayant été obligés de travailler des heures supplémentaires. Or, c’est en se référant obliquement auxdites conditions de travail difficiles que le mème « Cyberbug 2077 » est parvenu à imposer dans l’espace public la tenue d’un débat critique autour du contexte de production de Cyberpunk 2077, obligeant au passage CD Projekt RED à déployer des mesures de dédommagement de la clientèle.
La reconfiguration temporaire des rapports de pouvoir découlant des usages tactiques du mème « Cyberbug 2077 » valide l’idée selon laquelle les glitches « peuvent être considérés comme la manifestation d’un consumérisme politique et que dans un tel contexte les pratiques [du glitch] peuvent se transformer en action politique33 ». Or, c’est en vertu de sa capacité à s’approprier le glitch pour faire émerger des considérations critiques au sujet des conditions de production des jeux que la culture matérielle du glitch interfère avec le flux habituel de l’échange marchand et relance le processus de production en faveur du commun. Si le glitch constitue une aspérité à colmater, c’est précisément en tant que trace d’une économie politique marquée par l’exploitation de la force productive des travailleurs de l’industrie, ainsi que les abus de confiance vécus au sein de la communauté.
« Kerenzikov Hop » : exploitation du ludo-labeur
Le glitch n’héberge pas uniquement la trace de l’exploitation des travailleurs. Il est aussi l’hôte des traces de l’exploitation des activités ludiques des communautés de joueurs qui réifient les glitches dans les jeux et sur les plates-formes web. Pour réfléchir à de tels phénomènes, Julian Kücklich propose le concept anglais « playbour34 ». Ce dernier désigne les formes de jeu réunissant l’acte de « jouer » (play) et le « travail » (labour). Ce concept, que je traduis par le terme « ludo-labeur », est utile pour raisonner la porosité qui existe entre la production et la consommation dans l’économie politique de produsage des jeux comme services.
Au moment de lancer Cyberpunk 2077, la toute première interaction exige d’autoriser ou d’interdire CD Projekt RED à collecter des rapports d’erreur et des statistiques de jouabilité pour contribuer à l’amélioration du jeu. Cette requête initiale révèle que la jouabilité (et les glitches qui en découlent) se redouble d’une force de ludo-labeur qui est commercialisable par les studios, d’où la nécessité de la surveiller, l’échantillonner et la quantifier. De fait, une journée après le lancement, on compte déjà trois mises à jour importantes. Ceci marque le début d’une longue série de rustines (patches) informées entre autres par les données de jouabilité produites gratuitement par la communauté, puis captées et accumulées par la plate-forme de jeu.
La documentation des glitches sur les plates-formes web fait également partie du bassin de données à disposition des compagnies de jeu pour orienter la production de rustines. Le glitch nommé « Kerenzikov Hop » (K-Hop) est un exemple de cette exploitation de la force de ludo-labeur de la communauté de Cyberpunk 2077. Dans les jours suivant la sortie du jeu, des glitcheurs ont découvert une technique de saut permettant un cumul anormal de vélocité. La méthode exige d’équiper son avatar d’une composante cybernétique nommée « Kerenzikov ». Cet item permet de ralentir le temps lorsque l’action de viser ou d’attaquer est effectuée en même temps qu’une glissade. Dans la version du jeu où il était dysfonctionnel, la réalisation d’une seconde glissade immédiatement à la fin de l’effet de ralenti propulsait brusquement l’avatar vers l’avant. En cumulant des vitesses ahurissantes, V pouvait sauter par-dessus des fossés normalement infranchissables, accéder à des endroits illégitimes de l’espace de jeu et parcourir d’énormes distances en quelques secondes35.
Rapidement, le « K-Hop » a gagné en popularité dans la communauté de Cyberpunk 2077. Sur YouTube, le glitch est à l’origine d’une prolifération de vidéos documentant des usages alternatifs. On retrouve des tutoriels à vocation archivistique avec les productions de eLemonnader36, Pip Lads37 et Nerha38. Les réalisations de nicnacnic speedruns39, Noah Lukens40 et Rocket Sloth41, quant à elles, prennent la forme de guides de stratégie pour la course vidéoludique (speedrunning). Dans le domaine plus expérimental, il existe les vidéos inspirées du parkour comme celles de Daniilo42 et de ELITE08243. Autrement, on note les vidéos de courses de type « drag » où des joueurs au volant de véhicules compétitionnent avec des avatars à pied faisant usage du K-Hop. Les productions de Ashenine44 et de Wynter Bryze45 sont de bons exemples de cette forme de jeu émergente. Avec l’arrivée de la rustine (patch) 1.2, le comportement erroné du Kerenzikov fut rectifié. Dans la liste des changements, on peut lire : « Correction d’un problème où une esquive juste après la fin de l’effet cybernétique du Kerenzikov poussait V vers l’avant sur une grande distance46 ».
La microhistoire du « K-Hop » montre de quelle manière le glitch agit comme « activateurs culturels », c’est-à-dire en tant que formes médiatiques riches « qui fonctionnent comme des catalyseurs mettant en marche un processus partagé de création de sens47 ». En cherchant à maîtriser le « K-Hop », les glitcheurs ont méticuleusement documenté ces conditions de reproduction et ses valeurs d’usage atypiques. Cependant, en jouant de manière différenciée, ils ont exposé une altérité bruyante que CD Projekt RED cherchait justement à garder sous silence, soit les conditions de production affligeantes du studio, la distribution d’un produit défectueux, les promesses non tenues entourant le discours promotionnel, ainsi que l’économie politique responsables de la présence du « K-Hop ». Dans le but de voiler cette altérité et de rétablir le flux indifférencié de l’échange marchand, la compagnie a pu bénéficier des explications détaillées et des preuves audiovisuelles du « K-Hop » consolidées sur YouTube par la force de ludo-labeur des glitcheurs. Les contenus générés par les utilisateurs ont dès lors participé d’un tout informationnel responsable du développement du correctif de jeu 1.2.
Les vidéos YouTube de ce glitch désormais corrigé portent les traces d’une économie politique de produsage propre au modèle des jeux comme services. Ces traces montrent que dans le cadre de cette économie, les glitcheurs sont exploités en tant que testeurs de jeu non rémunérés. Leur ludo-labeur et leurs données de glitches sont réifiés par l’entremise d’un processus de marchandisation à travers lequel les compagnies de jeu procèdent à la réparation du produit, à l’amélioration du jeu-service et à la bonification de sa valeur sur le marché. Le cas du « K-Hop » révèle que la commercialisation des valeurs du glitch repose en partie sur la capacité des entreprises à surveiller, à capter, à opérationnaliser sous forme de rustines les glitches qui sont produits et documentés par la force de ludo-labeur des glitcheurs.
Performativité critique du glitch : contours d’une agentivité singulière
La conceptualisation du glitch comme trace est venue préciser une méthode d’analyse pour retracer les processus matériels, économiques et politiques par l’entremise desquels la culture matérielle du glitch participe à l’économie de produsage des jeux comme services. L’application de cette méthode à l’analyse du mème « Cyberbug 2077 » et du « K-Hop » a montré que l’agentivité cocréative, culturelle et politique de cette culture repose sur son aptitude à s’approprier la performativité critique du glitch pour briser l’illusion de transparence entre les représentations fictionnelles et leur base matérielle. Pour reprendre le raisonnement de Betancourt :
Le rôle critique du glitch […] nécessite qu[‘il] rende sensible l’économie politique qui a produit l’œuvre défectueuse. […] Pour que les dimensions productives de l’œuvre [c’est-à-dire] sa physicalité, les supports matériels nécessaires à la production, les coûts économiques associés à sa fabrication, sa distribution et sa présentation [puissent émerger dans l’interprétation], les aspects de la production doivent devenir le centre de l’attention [et] ceci est une question de contenu et de contexte et non pas de forme. Ce n’est que lorsque les œuvres glitchées sont comprises comme affichant cette altérité qu’elles offrent des potentiels de dissidence à la fois esthétiques et politiques ; une réalité qui repose sur la façon dont le public interprète l’œuvre48.
En effet, les glitches étudiés dans cet article sont parvenus à faire intervenir dans l’expérience vidéoludique diverses formes d’interprétation, de jouabilité et d’activités culturelles basées sur une investigation critique de cette altérité de production dont parle Betancourt. Ce processus s’est concrétisé pleinement lorsque les glitches liés au mème « Cyberbug 2007 » ont interrompu le flux économique du capital en faveur du commun. Les aberrations documentées dans les bandes-annonces parodiées comme celle de stevenposting ont précisément provoqué une telle interruption. En propageant des informations dérangeantes affectant la réputation de CD Projekt RED, ces glitches ont permis l’aménagement d’un espace de résistance culturelle altérant momentanément le rapport de forces à l’avantage de la communauté. Cet espace est devenu un réel levier politique pour défendre les droits des consommateurs, nourrir une réflexion critique à propos des conditions de travail liées au crunch et dénoncer des pratiques promotionnelles trompeuses.
Pour sa part, le cas du « K-Hop » a été l’occasion de poser un regard critique sur l’exploitation de la force de ludo-labeur des joueurs au sein de l’économie politique de produsage des jeux comme service. Ici, la fonction critique du glitch a été d’exposer le détournement commercial de deux types de données dans le développement des nouvelles versions de Cyberpunk 2077. D’une part, les données de jouabilité produites gratuitement par les joueurs et échantillonnées automatiquement par le logiciel de jeu. D’autre part, les contenus générés par les utilisateurs sur YouTube. Cette analyse a illustré la capacité du glitch à mettre en relief les processus de marchandisation du glitch et des activités propres à la culture matérielle du glitch. Il a ainsi été possible d’aborder les dynamiques de pouvoir afférentes à la reconfiguration des rapports de production et d’exploitation dans ce modèle économique.
Pour approfondir de telles perspectives d’analyse, il apparaît nécessaire d’étoffer une conceptualisation du glitch et du ludo-labeur dans la continuité des études sur le microtravail49, la plateformisation50 ou encore le travail du clic51. De tels prolongements permettraient de mieux circonscrire la pertinence du glitch du point de vue des recherches sur la production vidéoludique. Plus encore, ceux-ci viendraient raffiner la compréhension de l’économie politique qui structure les relations entre la culture matérielle du glitch, les phénomènes de plateformisation des jeux-services ainsi que les modes et les moyens de production, de distribution et de consommation qui caractérisent le modèle des jeux comme service.