Introduction
Entre le joueur et son but, des ennemis. Monstres, animaux sauvages, entités surnaturelles, guerriers génétiquement modifiés, dragons : tout est bon pour montrer le défi exceptionnel que le héros devra réussir à relever. Toutefois, les aliens de Space Invaders et les fantômes de Pac-Man se sont épaissis avec le temps : les ennemis ont davantage de personnalité, des motivations, une voix. C’est le cas des gardes de Dishonored, le jeu d’infiltration d’Arkane Studios, qui bavardent, sifflotent, attendent la relève, urinent, s’ennuient, et animent ainsi une ville ravagée par la peste.
Dishonored se déroule dans la ville de Dunwall, qualifiée par Zonaga et Carter de « dystopique1 », du fait d’une forte stratification sociale entre les classes populaires victimes de la peste et l’aristocratie protégée dans les beaux quartiers. La dystopie est renforcée par la présence de patrouilles dans les rues, soit de Superviseurs, sorte d’armée religieuse, soit par les criminels (notamment le gang de Bottle Street), soit, enfin, par la garde urbaine. Les événements narratifs du jeu s’appuient sur un système de chaos (haut ou bas, selon si les actions du joueur ont été repérées et ont généré du désordre, ou non) qui dépend de la brutalité avec laquelle le joueur se fraie un chemin à travers les différentes missions, et du nombre de morts2.
Kristine Jorgensen décrit ainsi le système de choix de Dishonored :
Dishonored utilise peu le système d’arbre de choix. Les décisions sont le plus souvent faites en fonction d’actions, comme choisir de tuer ou non, d’activer certains mécanismes, ou en décidant d’aller ou non à un certain endroit3.
Ce qu’il faut retenir de ce mode d’interaction, c’est que les alternatives et même les choix ne sont pas clairement affichés au joueur, qui peut donc ignorer en faisant une action qu’il avait une autre possibilité.
Le chaos et les « choix » effectués par le joueur ont des conséquences dans l’environnement du jeu, par exemple à travers le nombre de rats qui peuple la ville, mais également à travers les « aboiements » des ennemis. Ces « aboiements » ou barks sont définis ainsi par la game-designeuse Sarah Beaulieu :
Les barks [aboiements], ce sont ces répliques, ou ces onomatopées, lancées par des NPC (non-playable characters, personnages non-joueurs) dans des situations données (des triggers). […] Ce peut aussi être un dialogue entre deux NPC que vous entendez lorsque vous passez près d’eux. Dans tous les cas, le joueur n’aura pas la possibilité d’intervenir directement : le bark est l’un des éléments qui donnent l’impression que le monde d’un jeu existe et évolue par lui-même4.
Il s’agira au cours de cet article de montrer en quoi les petites phrases ou « aboiements »/barks des gardes de Dishonored contribuent à informer et influencer le narrataire dans son approche du jeu.
Je commencerai par exposer la théorie qui sous-entend cette analyse, puis la méthode de récupération des « petites phrases » et leur catégorisation, et enfin je chercherai à savoir ce que peut faire le narrataire des informations contenues dans ces « petites phrases ».
Narrataire explorateur et narrataire enquêteur
Le narrataire ou joueur modèle
La définition que j’adopte du narrataire s’appuie sur les définitions de « lecteur modèle » et de « joueur modèle », théorisées respectivement par Umberto Eco et Sébastien Genvo.
Le lecteur modèle est défini par Eco comme un lecteur « capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement5 ». Yves Chevrel résume cette notion de la manière suivante : « [l]e lecteur intentionnel est […] un ensemble de comportements, d’attitudes, de connaissances de présupposés que le texte suggère comme autant de conditions de sa propre lisibilité6 ».
De la même manière, selon Sébastien Genvo, le joueur modèle « postule également un ensemble de conditions de succès pour que le contenu potentiel d’une structure de jeu puisse être actualisé7 », et contribue à former le joueur modèle qu’elle prévoit8.
J’ai choisi d’utiliser le terme de narrataire à partir d’un article de Martin Ringot9 ; ce terme m’a en effet semblé particulièrement pertinent pour aborder à la fois les œuvres vidéoludiques et les œuvres littéraires comme c’est le cas dans ma thèse. Le narrataire devient alors le destinataire du récit porté par le texte, ou le jeu vidéo, autrement dit le destinataire projeté par le récit lui-même, à la manière du lecteur modèle d’Umberto Eco. Cette liaison entre le narrataire et le lecteur modèle a été définie par Vincent Jouve, qui caractérise le narrataire extradiégétique comme un « rôle que le texte propose au lecteur, [il] est donc bien le modèle de tous les lecteurs abstraits ou virtuels que les différentes théories de la lecture se sont attachées à définir10 ». C’est sur cette définition que je m’appuie dans l’utilisation du terme « narrataire ».
La narration interactive
L’objet de mon travail portant sur une dimension particulière de la narration interactive, il convient d’abord d’élucider ce que j’entends par ce concept. J’en distinguerai deux traits fondamentaux.
Tout d’abord, la narration interactive implique que le narrataire participe à la construction de la narration ; et le terme « participer » indique ici qu’il ne s’agit pas pour le narrataire de prendre en charge l’intégralité de la narration, comme dans les jeux dits « bacs à sable », mais de s’appuyer sur ce que Dominic Arsenault nomme le « récit enchâssé11 », c’est-à-dire le récit prévu par les développeurs ou créateurs du jeu, par opposition au récit vidéoludique, qui concerne le récit de l’expérience vécue par le joueur.
Ensuite, malgré l’importance de l’interprétation pour la narration interactive, l’interprétation seule, qui intervient sur le résultat final de l’acte narratif, ne relève pas de la narration interactive. Toutefois, dans la mesure où l’interprétation est un processus constant qui intervient à chaque microétape du récit, elle est essentielle à la narration interactive puisqu’elle va intervenir sur la manière dont le narrataire envisage la suite du récit et donc ses participations à venir.
Je définis donc la narration interactive de la manière suivante : il s’agit d’une concrétisation de l’interprétation dans un acte de participation à la narration. J’entends par là que la narration interactive prend place lorsque le narrataire s’appuie sur sa compréhension de la diégèse pour prendre une décision, effectuer une action selon les options qui lui sont données.
Cette définition me permet de montrer en quoi Dishonored relève de la narration interactive : concernant la première distinction, Dishonored est bien une œuvre dans laquelle est mis en place un récit enchâssé sur lequel le narrataire n’a pas prise et qui le guide au fil du jeu – l’assassinat de l’impératrice, puis les différentes missions à accomplir, fixées par le cadre du jeu. Concernant la seconde distinction, Dishonored permet bien au joueur de participer au récit émergent, par son choix d’approche des missions et de résolution de celles-ci, et par sa capacité à dévoiler les multiples microrécits qui se cachent dans le jeu. Enfin, concernant la concrétisation de l’interprétation, elle est particulièrement manifeste dans l’interprétation – quasiment au sens théâtral – du personnage de Corvo. Kristine Jørgensen note ainsi l’importance que peuvent prendre les petites informations disséminées dans le jeu pour le narrataire :
Comme ces informations peuvent apporter des informations supplémentaires à propos des personnages non-joueurs, elles pourraient éclairer certaines situations et permettre au joueur de choisir en toute connaissance de cause12.
La concrétisation de l’interprétation dans Dishonored se fait ainsi par le biais des multiples dialogues, notes, audiographes que le narrataire peut ou non trouver dans le jeu, et qui participent à lui donner des informations sur ses missions, ses victimes et l’univers du jeu. Le narrataire peut ainsi changer ou non sa manière d’approcher telle ou telle mission et la manière dont il souhaite neutraliser sa victime, selon son choix éthique.
Exploration et enquête
La narration interactive de Dishonored fonctionne en s’appuyant sur deux modes de concrétisation de l’interprétation, que j’identifie comme le mode du narrataire-explorateur et le mode du narrataire-enquêteur. Je distingue ces deux notions à partir de celle développée par Martin Ringot dans son article « De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de narration vidéoludique13 ». Le narrataire-enquêteur y est défini de la façon suivante :
nous considérons qu’en matière de jeux vidéo, il n’est pas tant question d’une spatialisation de l’intrigue que de la mise en monde d’une base de données. Ainsi, dans ces jeux, le rôle du narrataire n’est plus celui du récepteur d’un discours narratif, fut-il exprimé par un espace, mais est comparable à celui d’un enquêteur qui rassemble à partir de ses observations du monde fictionnel une série d’informations qu’il réagence pour construire sa propre version du monde fictionnel. Le récit est une des manifestations de cette reconstruction14.
Il me semble qu’il faudrait séparer cette notion de narrataire-enquêteur en deux concepts distincts, à savoir d’une part le narrataire-explorateur, qui concrétise son interprétation dans le choix de son déplacement, et reconstruit ainsi une intrigue spatialisée, et d’autre part le narrataire-enquêteur, qui exploite la base de données pour élaborer le « deuxième récit », selon la définition de l’enquête proposée par Tzvetan Todorov15. Ainsi, la concrétisation de l’interprétation s’effectuerait tant dans le choix de lieux à visiter que dans la coconstruction du récit caché par la mise en relation des indices disséminés dans le jeu, ces deux modalités ne s’excluant bien sûr pas l’une l’autre. Dans Dishonored, elles sont en effet à l’œuvre, d’une part du fait de l’importance des déplacements urbains de l’avatar, et d’autre part du fait des nombreux indices concernant tant le lore que le background des différents personnages.
Caractérisation des petites phrases
Méthodologie du relevé
Les phrases étudiées dans cet article ont été difficiles à récupérer. Malgré les deux parties enregistrées, dans les deux modes de jeu possible (discrétion et assassinat) je ne pouvais être sûre d’avoir récupéré l’ensemble des petites phrases des gardes ; puisque les choix et alternatives proposés dans Dishonored ne sont pas clairement affichés, je ne pouvais être certaine d’avoir exploré chacune d’entre elles, et il était également possible que certaines alternatives ne soient possibles qu’en « chaos moyen », c’est-à-dire lorsque le joueur a alterné entre assistant brutal (ce qui déclenche un chaos élevé) et discrétion (chaos faible), ou lorsqu’il a échoué à être discret. J’ai par conséquent tâché de récupérer ces phrases à partir des fichiers du jeu, mais n’ai pas pu trouver de fichier consacré aux lignes de dialogue des gardes ou même des ennemis. Après une recherche un peu plus approfondie, j’ai compris que les phrases n’étaient pas associées à des types de personnages, mais aux missions : chaque mission est constituée d’un certain nombre de fichiers (en fonction des lieux également), dont l’un, le script, contient les petites phrases. Il aurait fallu par conséquent extraire l’intégralité des scripts du jeu pour pouvoir récupérer les petites phrases, ce que je ne suis pas capable de faire.
Par conséquent, j’ai choisi de croiser mon propre relevé avec celui effectué par les fans et recensé sur le wiki-fandom de Dishonored16, où les aboiements des gardes sont classifiés en fonction du locuteur (Lower Guard, City Watch et Officer). La langue d’origine du jeu est l’anglais, comme indiqué à la fois par la forte présence d’anglophones dans l’équipe du scénario, et par les inscriptions intégrées dans le jeu (affiches, pancartes). J’ai donc utilisé le wiki-fandom anglophone en plus de mon relevé qui avait initialement été fait en français, et j’ai croisé les deux pour vérifier la présence de toutes les phrases. Bien entendu, malgré cette méthode croisée, il est possible que certaines phrases nous aient échappé, à la fois aux fans et à moi.
Classification
Afin de proposer une classification des « petites phrases » des gardes, j’ai commencé par relever manuellement les thèmes présents dans ces phrases ; j’ai ainsi identifié cinq groupes :
- Les informations qui concernent le métier de garde ;
- Ce qui relève de la vie quotidienne (famille, loisirs…) ;
- Les éléments qui soulignent que Dunwall est une ville portuaire ;
- Les références aux rats et autres animaux de l’univers ;
- Les informations sur l’organisation sociopolitique du monde de Dishonored.
Afin de prendre plus de distance vis-à-vis de ce relevé, j’ai fait effectuer une analyse de topic modelling (modèle de sujets) sur le corpus de phrases lemmatisées et sans les stopwords, c’est-à-dire sans les termes « non porteurs de sens » (verbes auxiliaires, pronoms personnels, etc.). J’ai essayé différents paramètres, en cherchant 3, 4, 5, 6 et 10 sujets, et il en est ressorti qu’à partir de 5 sujets les termes se regroupaient en quatre grands pôles, tandis qu’en cherchant 3 et 4 sujets on arrivait plutôt à trois pôles. En comparant les sujets obtenus par l’algorithme avec les paramètres 4, 5 et 6, je n’ai pas réussi à voir émerger de sujets récurrents ou communs, ce qui tiendrait à montrer que le lexique utilisé par les gardes est assez peu spécifique et tourne généralement autour des mêmes thèmes : la surveillance, le travail de garde, la menace, la magie et la maladie. Toutefois, les résultats de l’algorithme m’ont permis de repérer l’importance de vocabulaire référant aux sens (vision, ouïe et goût) que je n’avais pas remarqués lors de ma première lecture.
Mode de perception
Le relevé effectué par les fans sur le wiki-fandom de Dishonored était divisé en plusieurs catégories : d’une part, une séparation en fonction du rang du locuteur, comme indiqué précédemment, et d’autre part une séparation en fonction du contexte d’apparition. Cette séparation m’a permis de connaître, en plus des phrases prononcées, les conditions de leur apparition. Ainsi, les contextes identifiés sur le wiki sont :
- Les idles17 (premières phrases et réponses) ;
- La recherche du protagoniste (en groupe ou seul) ;
- L’apparition de rats ;
- L’attaque du protagoniste ;
- L’alerte (en cas de repérage visuel ou sonore du protagoniste) ;
- Le retour à l’idle après l’alerte ;
- La mort du protagoniste ;
- L’appel à l’aide ;
- La réaction face à la magie.
Parmi ces catégories, seules les idles et l’apparition de rats ne nécessitent aucune action particulière du protagoniste pour être entendues ; ce sont donc celles qui sont perceptibles par tous les joueurs, quel que soit leur mode de jeu – bien qu’un joueur très agressif n’ait probablement pas le temps d’entendre beaucoup les idles. Pour les autres, les actions nécessaires sont :
- Ne pas être discret ;
- Mourir ;
- Attaquer ;
- Utiliser la magie.
Ainsi, un joueur privilégiant l’approche discrète qui n’aurait aucune interaction avec les gardes – c’est-à-dire, qui ne se ferait pas repérer – n’aurait, parmi les catégories que j’ai relevées manuellement, accès qu’aux informations concernant le métier de garde, la vie quotidienne des gardes, les informations sociopolitiques et la présence de rats. Les autres animaux (la présence de chiens, les insultes « worm », « toad18 ») ainsi que les références à l’importance de la rivière dans la ville (les insultes de type « fish bait », « hagfish » et les menaces « I’ll dump you in the river19 ») ne sont pas accessibles à ce type de joueur. Au contraire, un joueur non discret qui n’entendrait pas les idles des gardes aurait accès à toutes les catégories d’informations, bien que celles sur le métier de garde soient peu nombreuses.
Que font les phrases du/au narrataire ?
Furtivité : informations sur le contexte
Les petites phrases des gardes permettent au narrataire d’obtenir des informations supplémentaires sur l’univers dans lequel se déroule le jeu Dishonored. En effet, parmi ces petites phrases et particulièrement dans celles qui se déclenchent lorsque les gardes sont inactifs (idles), nombreuses sont les informations concernant tant leur vie quotidienne que leur environnement. Il en ressort notamment leur préoccupation concernant l’hygiène et la santé (« Hey, can I buy your ration of elixir from today? », « Seen anybody with signs of sickness? », « You should bathe. I can smell you from here », « Any chance you’ll share your food with me tonight20? »), leurs relations familiales (« How old did you say your sister was? », « I’ll write to her again, she has to see reason », « You made someone a widow, damn it21! ») et leur goût pour l’alcool (« Hey don’t you owe me a drink? », « Should we gather for whiskey and cigars tonight22? »).
La différence de classe sociale entre les officiers et les gardes est visible dans ces passages : là où les gardes parlent de boire « a drink », les officiers mentionnent « whiskey and cigars ». Entre les gardes eux-mêmes, il y a manifestement une différence économique entre ceux qui se proposent d’acheter la ration d’élixir de leurs collègues et ceux qui leur demandent de partager leur nourriture. Il me semble qu’on peut ainsi étendre le constat de Rob Gallagher, qui remarque l’intérêt particulier que porte Dishonored à la question politique du genre23, aux questions économiques également. En croisant les informations issues des missions, de l’environnement et les petites phrases des gardes, le narrataire peut ainsi se représenter le contexte dans lequel se déroule le jeu. Ces informations sont principalement perceptibles lorsque le narrataire choisit une approche furtive, qui ne le fait pas ou peu entrer en contact avec les gardes.
Agressivité : informations sur la situation du narrataire
Comme mentionné en parlant du mode de perception des petites phrases, les informations concernant le contexte du jeu sont davantage perceptibles par un joueur visant le chaos faible, en se faisant peu repérer et en n’attaquant pas. À l’inverse, les phrases des gardes deviennent de véritables « aboiements », au sens défini par Sarah Beaulieu24, guidant le narrataire dans ses choix d’actions, dès lors que celui-ci devient plus agressif. À travers les petites phrases des gardes, le narrataire peut ainsi savoir s’il a été repéré – ce qui, malgré le redoublement de l’information via une icône, n’est pas toujours évident, selon la difficulté du jeu et la distance de vision des gardes ; en effet, les gardes ont des phrases spécifiques à la recherche, mais également lorsqu’ils abandonnent, prévenant ainsi le narrataire qu’il est à nouveau en sécurité : on passe de « Check under everything! » à « Probably rats, into everything25 », chez les officiers par exemple. Dans d’autres cas, la phrase des gardes comporte une information qui n’est pas redoublée par l’interface visuelle : ainsi dans le cas de la découverte d’un corps (endormi ou mort), le cri d’alerte du garde informe le narrataire, probablement éloigné, qu’il doit redoubler de prudence. Dans le cas d’une approche plus agressive, les petites phrases concernent alors principalement le narrataire et contiennent des informations à son propos ; ils ont donc une influence plus forte sur les actions du narrataire et orientent ses réactions aux événements du jeu.
Illustrer la place du narrataire dans le monde du jeu selon son approche
J’ai parlé du rôle que joue la notion de chaos dans Dishonored et en particulier dans la perception des petites phrases des gardes, mais il me semble que ces petites phrases influencent elles aussi la manière dont le narrataire va percevoir le chaos. Bien qu’elles ne se modifient pas en fonction du chaos – si ce n’est que les gardes sont plus susceptibles de croiser des rats, les petites phrases participent à jouer sur l’antipathie ou la sympathie du narrataire pour les personnages non joueurs, comme expliqué par Kristine Jørgensen :
In Dishonored, the player may come across information such as letters and audiographs, or overhear dialogues, and thus get a better understanding of a certain character’s motivation or background. […] However, this information is also used to make characters more complex and human-like. In this sense, the information may also contribute to more complex decision-making processes. However, most often such information does not contribute to create an ethical dilemma or a conflict. On the contrary it tends to reinforce the player’s existing perspective of an individual26.
Comme la perception des phrases est en grande partie liée à l’approche choisie par le narrataire, les petites phrases illustrent finalement la place que prend le narrataire dans l’univers du jeu. Dans le cas d’une approche furtive, le narrataire ne sera pas ou peu perçu par les gardes, dont les phrases se manifesteront en conséquence : elles n’évoqueront pas le personnage d’assassin endossé par Corvo. Le narrataire, en percevant principalement les idle des gardes, se contentera d’être un observateur du monde qui évolue indépendamment de lui, en obtenant des informations sur le contexte. À l’inverse, si le narrataire adopte une approche agressive, les petites phrases des gardes le concerneront plus fréquemment, et le monde qu’il aurait observé en étant furtif se met à tourner autour de lui, le remettant à sa place de « héros ». Les gardes expriment ainsi leur mépris à l’égard du protagoniste lors de sa mort (« All mouth, no trousers », « This was too easy27 »), d’autant plus s’il est tué après avoir lui-même vaincu un de leurs camarades (« Rot in the void! The man you ended was a friend of mine, jackass » ou « You made someone a widow, damn you28 »). Dishonored passe alors d’un jeu d’exploration à un jeu d’action, selon l’approche choisie par le narrataire, qui s’illustre dans les petites phrases qui lui sont perceptibles.
Conclusion
Les petites phrases des gardes contiennent ainsi toute la dualité de Dishonored : dans un contexte de furtivité, elles renforcent l’immersive simulation chère à Arkane Studios et participent à la narration environnementale, permettant au narrataire de déployer toute sa curiosité pour l’environnement dans lequel il évolue et de s’informer sur la vie quotidienne d’une partie des habitants de Dunwall dans le contexte de crise qu’est celui du jeu. Si le gameplay choisi est plus agressif, les petites phrases prennent alors leur rôle d’aboiement, informant le narrataire non plus sur le contexte du jeu, mais sur sa propre situation et sa propre relation aux gardes, participant cette fois-ci au feedback donné au narrataire, redoublant ou remplaçant les alertes visuelles. Tantôt observateur silencieux, traversant le monde du jeu comme une ombre et sans avoir de retour sur l’influence de ses actions, tantôt assassin connu et recherché de tous, percevant directement l’influence de ses actions, le narrataire peut évaluer le rôle qu’il a adopté dans l’univers en fonction des petites phrases qu’il a perçues.
Les petites phrases des gardes sont donc un support essentiel pour la narration interactive de Dishonored, qui s’appuie essentiellement sur l’environnement29 : quelles que soient les informations qu’elles fournissent, elles contribuent à illustrer la réussite ou l’échec de l’approche choisie par le narrataire. Elles influencent son choix d’approche en humanisant les gardes, dans leur bonté comme dans leurs bassesses, et offrent donc un support à l’interprétation du narrataire, lui permettant d’ajuster ses actions en fonction de la place qu’il souhaite occuper dans la ville de Dunwall.