En 1850, Alfred de Musset n’a pas encore quarante ans quand il rédige ce qu’il sait vraisemblablement être l’un de ses tout derniers poèmes. Il s’agit d’un « Sonnet au lecteur », destiné à clore la réédition du volume des Poésies nouvelles, parues pour la première fois dix ans plus tôt. Il y dresse un bilan amer à propos de la place de son œuvre dans un grand ta panta rei qu’il perçoit comme fatal à la poésie :
Jusqu’à présent, lecteur, suivant l’antique usage,
Je te disais bonjour à la première page.
Mon livre cette fois se ferme moins gaîment ;
En vérité, ce siècle est un mauvais moment.
Tout s’en va, les plaisirs et les mœurs d’un autre âge,
Les Rois, les Dieux vaincus, le hasard triomphant,
Rosalinde et Suzon qui me trouvent trop sage,
Lamartine vieilli qui me traite en enfant.
La politique, hélas ! voilà notre misère.
Mes meilleurs ennemis me conseillent d’en faire,
Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi, non.
Je veux, quand on m’a lu, qu’on puisse me relire.
Si deux noms, par hasard, s’embrouillent sur ma lyre,
Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon1.
La désinvolture triste de cet adieu naît du constat douloureux de l’impossible écriture de l’histoire : ses grands événements sont balayés en un hémistiche (« Les Rois, les Dieux vaincus ») ; le second hémistiche (« le hasard triomphant ») dénie à ces événements tout pouvoir de signifiance, tandis que le vers suivant les ravale au même rang que les déboires amoureux du poète (les désillusions de « Rosalinde » et « Suzon »). Quant à ceux qui font l’histoire en même temps que la poésie (Lamartine), ils sont renvoyés à leur caducité et à leurs palinodies. L’inexorable fuite du temps, aggravée au xixe siècle par la sensation d’une accélération sans précédent du mouvement historique, expose en effet le poète qui s’engage dans ce torrent à être emporté avec lui. Autrement dit, inscrire la poésie dans le temps long de l’histoire équivaut paradoxalement pour Musset à la priver d’une valeur durable, faute de pouvoir assigner à la marche des temps une lisibilité définitive. On peut interpréter en ce sens le renoncement du poète à la fin de « La Nuit de Mai » : « L’homme n’écrit rien sur le sable / À l’heure où passe l’aquilon2. » Si la fin de la strophe impute le choix du silence à des souffrances personnelles (« […] j’ai souffert un dur martyre, / Et le moins que j’en pourrais dire, / Si je l’essayais sur ma lyre, / La briserait comme un roseau3. »), les connotations de « l’aquilon » renvoient aux métaphores romantiques des révolutions comme orages ou tempêtes et signalent que les bouleversements collectifs sont également en cause.
Ce refus de prendre position dans le temps, bien que rétrograde, est aussi le fruit d’un moment historique et d’une conscience aiguë de ce qui fait la spécificité de ce moment : le vertige de la vitesse est la marque distinctive du demi-siècle qui vient de s’écouler. De cette actualité d’un poème qui se voudrait inactuel témoigne la fiction énonciative mise en place, ce dialogue qui postule une lecture presque immédiatement contemporaine de l’écriture. On n’échappe pas au flux de l’histoire ; aussi Musset s’y précipite-t-il délibérément, moins par des prises de position idéologiques que par des choix esthétiques.
Ses textes métapoétiques proclament pourtant le plus souvent un reploiement vers l’intime comme lieu de l’impalpable et de l’éphémère, une attention aux souffles, aux étincelles, aux frémissements de l’émotion, qui, par leur brièveté même, échappent à la durée et donc à la corrosion du temps. Ainsi que Patrick Berthier l’a montré4, la poésie s’identifie alors aux formes volatiles de l’oralité : le chant (la célèbre « Voix du cœur, qui seule au cœur arrive5 » des stances « À la Malibran »), mais aussi la parole, voire la causerie. L’esthétique du dialogue, perceptible dans le dernier « Sonnet au lecteur », est exploitée de manière radicale et presque systématique dans « Namouna », qui se présente comme une conversation à bâtons rompus avec le lecteur – ou mieux, la lectrice. L’une des strophes de ce poème explicite le choix de l’éphémère :
Eh ! Depuis quand un livre est-il donc autre chose
Que le rêve d’un jour qu’on raconte un instant ;
Un oiseau qui gazouille et s’envole ; – une rose
Qu’on respire et qu’on jette, et qui meurt en tombant ; –
Un ami qu’on aborde, avec lequel on cause,
Moitié lui répondant, et moitié l’écoutant6 ?
Parce qu’elle est consciente de sa finitude7, la poésie peut la combattre en saisissant le temps au vol, non pas pour le suspendre, mais pour en restituer les impressions fugaces. Telle est la mission que se donne le poète dans l’« Impromptu en réponse à cette question : Qu’est-ce que la poésie ? » – et le choix générique est déjà le signe de cette instantanéité qui devient la clef de la pérennité :
Chasser tout souvenir et fixer la pensée,
Sur un bel axe d’or la tenir balancée,
Incertaine, inquiète, immobile pourtant ;
Éterniser peut-être un rêve d’un instant ;
[…]
Chanter, rire, pleurer, seul, sans but, au hasard ;
D’un sourire, d’un mot, d’un soupir, d’un regard,
Faire un travail exquis, plein de crainte et de charme,
Faire une perle d’une larme,
Du poète ici-bas voilà la passion,
Voilà son bien, sa vie, et son ambition8.
En changeant la larme en perle, la poésie conserve et prolonge la beauté de l’émotion sans pour autant lui ôter sa fragilité. La poétique de Musset se distingue en cela de la poésie adamantine de Vigny. L’éternité est une « ambition », un « peut-être », un horizon jamais atteint plus qu’un état déjà conquis, elle impulse un mouvement à recommencer sans cesse, de sorte que « fixer la pensée » ne signifie pas la figer. La perle est en effet durable, mais sans dureté ; Musset convoque à plusieurs reprises la légende de Cléopâtre buvant une perle dissoute dans du vinaigre. Dans Les Caprices de Marianne, la perle redevient larme : l’amour est un « mal […] qui fond en une pluie de larmes le cœur le plus dur, comme la perle de Cléopâtre9. » L’image est également convoquée dans « Les Secrètes pensées de Rafaël, gentilhomme français », poème qui, comme le préconise l’« Impromptu », « fixe » une pensée vagabonde dont on ne sait trop si elle est celle du narrateur ou de Rafaël, dandy désœuvré et indifférent à la marche du monde. L’apostrophe à l’aristocratie dans laquelle prend place la métaphore de la perle présente un statut énonciatif particulièrement problématique. La somnolence de Rafaël et le « paradis des rêves de jeunesse » sont mentionnés dans les vers précédents, si bien que l’on ignore si l’apostrophe est un monologue intérieur retraçant la rêverie du personnage, ou l’une des digressions assumées par le poète qui constituent la plus large part du poème :
Reine, reine des cieux, ô mère des amours,
Noble, pâle beauté, douce Aristocratie !
Fille de la richesse… ô toi, toi qu’on oublie,
Que notre pauvre France aimait dans ses vieux jours !
Toi que jadis, du haut de son paratonnerre,
Le roturier Franklin foudroya sur la terre
Où le colon grillé gouverne en liberté
Ses noirs, et son tabac par les lois prohibé ;
Toi qui créas Paris, tuas Athènes et Sparte,
Et, sous le dais sanglant de l’impérial pavois,
Comme autrefois César endormis Bonaparte,
Aux murmures lointains des peuples et des rois ! –
Toi qui, dans ton printemps, de roses couronnée,
Et, comme Iphigénie à l’autel entraînée,
Jeune, tomba frappée au cœur d’un coup mortel…
– As-tu quitté la terre et regagné le ciel ?
Nous te retrouverons, perle de Cléopâtre,
Dans la source féconde, à la teinte rougeâtre,
Qui dans ses flots profonds un jour te consuma10…
L’histoire et la politique envahissent ici le poème, mais subissent un traitement ironique. L’instabilité énonciative et la souplesse de la syntaxe et de la prosodie, qui entrelacent les images au mépris de toute chronologie, viennent brouiller l’énoncé idéologique, ce qui est encore un moyen d’échapper à l’usure que le temps infligerait à une poésie figée, grâce à une pirouette fantaisiste. De même que la perle se dilue et se concrétise tour à tour, l’éloge de l’aristocratie est réversible : il est autant la profession de foi sincère du vicomte de Musset que la divagation de son double, le gentilhomme Rafaël, dont la pensée est embrumée par le sommeil et les vapeurs du punch. La chute du poème souligne cette instabilité. Au haut style de la longue apostrophe enthousiaste succèdent en effet deux vers du dialogue le plus quotidien qui soit : « “Hé ! hé ! dit une voix, parbleu ! Mais le voilà.” / – “Messieurs, dit Rafaël, entrez, j’ai fait un somme11.” » L’histoire mérite sa place dans le poème parce qu’elle est « un rêve d’un instant ».
Elle n’est cependant pas toujours traitée sous l’angle de l’esquive ou de la dérision. Musset l’aborde parfois de manière plus frontale, dans des poèmes de circonstance où il réagit à l’histoire qui se déroule sous ses yeux. Parce qu’ils visent une efficacité, voire un bénéfice immédiat, ces poèmes échappent à la tension qu’induit l’espoir d’une pérennité poétique, perceptible dans le « Sonnet au lecteur ». Condisciple, au collège Henri IV, du duc de Chartres, fils du futur Louis-Philippe, Musset chante les louanges de la famille d’Orléans dans les poèmes « Au Roi, après l’attentat de Meunier », en 1836, et « Sur la Naissance du Comte de Paris », en 1838 – la même année, son ancien camarade de collège obtient pour lui une place de bibliothécaire au ministère de l’Intérieur. Par ces deux poèmes courtisans, Musset s’attache à inscrire l’accession au trône de la maison d’Orléans dans une lecture providentialiste de l’histoire. L’esthétique de l’éphémère a cependant encore ses droits : c’est l’instant fugace de l’événement qui fonde la reconstruction du sens historique. Dans le premier de ces deux poèmes, la trajectoire d’une balle qui manque sa cible est assimilée à un miracle moderne, sacre d’un genre nouveau :
Prince, les assassins consacrent ta puissance.
Ils forcent Dieu lui-même à nous montrer sa main.
Par droit d’élection tu régnais sur la France ;
La balle et le poignard te font un droit divin12.
Le second, composé en l’honneur du fils du duc de Chartres, lequel est devenu duc d’Orléans et héritier du trône, appelle l’apaisement des déchirements du xixe siècle, dans une émotion nécessairement passagère mais universelle, celle que suscite la naissance d’un enfant :
Ce n’est qu’un fils de plus que le ciel t’a donné,
France, ouvre-lui les bras, sans peur, sans flatterie ;
Soulève doucement ta mamelle meurtrie,
Et verse en souriant, vieille mère-patrie,
Une goutte de lait à l’enfant nouveau-né13.
Le lait maternel est ici un avatar de la larme devenue perle ; la réconciliation qui projette l’histoire vers l’avenir demeure donc, comme elle, fragile, soluble dans la violence du réel. Malgré la rhétorique louangeuse du poème, la menace de l’oubli et de l’absurde plane en effet sur un texte qui constitue aussi un abrégé de l’histoire du xixe siècle, sur un mode interrogatif et hypothétique. Le poète harangue la France, la somme de se souvenir de la Révolution, de l’Empire et de leurs excès pour mieux se reconstruire (« Comprends-tu ton destin et sais-tu ton histoire14 ? »), mais l’espoir du progrès demeure ténu, probablement parce qu’il ne repose pas sur une conviction profonde – tout, dans l’œuvre de Musset, le dément :
Mais si Dieu n’a pas fait la souffrance inutile,
Si des maux d’ici-bas quelque bien peut venir ;
Si l’orage apaisé rend le ciel plus tranquille ;
S’il est vrai qu’en tombant sur un terrain fertile,
Les larmes du passé fécondent l’avenir ;
Sache donc profiter de ton expérience,
Toi qu’une jeune reine, en ses touchants adieux,
Appelait autrefois plaisant pays de France15 !
Le raisonnement providentialiste ne suffit pas à assurer la foi en l’avenir ; le système hypothétique en suggère l’instabilité. L’émotion vient donc s’y substituer et l’allusion au poème attribué à Marie Stuart indique que c’est à la poésie de la prendre en charge.
Lorsque le duc d’Orléans meurt, le 13 juillet 1842, d’un accident de cheval, la croyance en une lisibilité de l’histoire, qu’elle ait été sincère ou non, s’éteint avec lui. Un an plus tard, Musset commémore son décès en des vers endeuillés et pessimistes, où la déploration personnelle de la mort d’un ami l’emporte sur l’ambition courtisane : « Pauvre Prince ! quel rêve à ses derniers instants ! / Une heure (qu’est-ce donc qu’une heure pour le Temps ?) / Une heure a détourné tout un siècle16. […] ». L’instant fugitif, cette fois, a eu raison du sens de l’histoire et a aboli le rêve, dont le poème ne peut plus que préserver le souvenir.
Parmi ces poèmes de circonstance, un autre se distingue et constitue même un hapax dans l’œuvre poétique de Musset. Il s’agit de « La Loi sur la presse », publié le 1er septembre 1835 en réaction aux lois répressives promulguées par la Chambre des députés à la suite de l’attentat de Giuseppe Fieschi. Une fois n’est pas coutume, Musset s’engage dans un moment présent qui n’est pas celui de l’instant fugace, mais celui de l’actualité. La distance prudente qu’il conserve d’ordinaire à l’égard de la politique devient intenable lorsque la liberté d’expression est menacée : « Mais morbleu ! c’est un sourd ou c’est une statue / Celui qui ne dit rien de la loi qu’on nous fait17 ! » Le silence peut être choisi ; il ne peut être imposé. Il en va de même de l’histoire : Musset, dans un mouvement comparable à celui de Stendhal dans Racine et Shakespeare, fustige non pas le xviie siècle, mais le modèle sclérosant qu’il est devenu et au nom duquel on censure le présent : « Eh ! s’il est glorieux, qu’il dorme dans sa gloire, / Ce siècle de malheur ; c’est du mien que je suis18. » Pour mieux dénoncer les lois liberticides, il compose néanmoins une fiction historique qui distord les temps : le poème s’achève sur une prosopopée dans laquelle Aristophane revenu à la vie fait la satire d’une France asservie :
Étourdis habitants de la vieille Lutèce,
Dirait-il, qu’avez-vous, et quelle étrange ivresse
Vous fait dormir debout ? Faut-il prendre un bâton ?
Si vous êtes vivants, à quoi pensez-vous donc ?
Pendant que vous dormez, on bâillonne la presse,
Et la chambre en travail enfante une prison19.
Une fois de plus, la poésie lutte contre toute forme de figement en établissant une distinction éminemment romantique entre deux usages du passé : l’un mortifère, pétrifiant, l’autre dynamique et fécond, parce que revivifié par l’émotion du moment – en l’occurrence, l’indignation.
L’inscription de l’histoire dans la poésie est donc, chez Musset, riche d’implications esthétiques, non seulement parce qu’elle induit un questionnement sur le rapport de la parole poétique au temps, mais aussi parce que l’histoire est souvent pensée au prisme de l’art. En octobre 1830, « Les Vœux stériles » annoncent la méditation historique angoissée que déploient Lorenzaccio et La Confession d’un enfant du siècle : le présent est désolé, la grandeur y est inaccessible, faute d’un élan, d’un souffle commun qui pourrait briser la solitude dans laquelle sont enfermées les individualités souffrantes. Au regard de ce désert des âmes, les siècles passés se colorent sous l’effet d’une nostalgie poignante, celle que suscite l’unanimité perdue. Dans La Confession d’un enfant du siècle, on regrette l’enthousiasme de l’épopée impériale, dans Lorenzaccio, le gouvernement éclairé de Côme de Médicis, perçu comme un temps d’équilibre et d’équité, et dans « Les Vœux stériles », l’âge d’or de la peinture de la Renaissance dans l’adoration de laquelle tout un peuple était uni :
Quand Rome combattait Venise et les Lombards
Alors c’étaient des temps bienheureux pour les arts !
Là, c’était Michel-Ange, affaibli par les veilles,
Pâle au milieu des morts, un scalpel à la main,
Cherchant la vie au fond de ce néant humain,
Levant de temps en temps sa tête appesantie,
Pour jeter un regard de colère et d’envie
Sur les palais de Rome, où, du pied de l’autel,
À ses rivaux de loin souriait Raphaël20.
L’histoire des arts est ici écrite en une succession d’images arrêtées, selon une esthétique du tableau en parfaite harmonie avec l’éloge des maîtres italiens. Le poète revit ainsi par l’écriture le paradis perdu des arts, à l’instant même où il déplore sa propre déchéance poétique, indissociable d’une décadence généralisée :
Temps heureux, temps aimés ! Mes mains alors peut-être,
Mes lâches mains pour vous auraient pu s’occuper ;
Mais aujourd’hui pour qui ? dans quel but ? sous quel maître ?
L’artiste est un marchand, et l’art est un métier.
Un pâle simulacre, une vile copie,
Naissent sous le soleil ardent de l’Italie…
Nos œuvres ont un an, nos gloires ont un jour ;
Tout est mort en Europe, – oui, tout, – jusqu’à l’amour21.
En saisissant chaque peintre dans une attitude caractéristique, entre mouvement et immobilité, Musset parvient également à éterniser des instants disparus et regrettés ; il peint un rêve d’histoire. C’est sur le même procédé que repose le panorama historique du premier chant de « Rolla », dans lequel l’Antiquité païenne, puis le Moyen Âge chrétien font tour à tour l’objet d’une fresque miniature, d’un instantané poétique avant l’heure, qui ne vise pas l’exactitude de la reconstitution, mais le pouvoir évocatoire d’une émotion vibrante, particulièrement sensible dans les premiers vers du poème, consacrés à une Grèce panthéiste où la nature, les hommes et les dieux sont animés d’une même jeunesse palpitante :
Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux ?
Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère,
Secouait, vierge encor, les larmes de sa mère,
Et fécondait le monde en tordant ses cheveux ?
Regrettez-vous le temps où les Nymphes lascives
Ondoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux,
Et d’un éclat de rire agaçaient sur les rives
Les Faunes indolents couchés dans les roseaux ?
Où les sources tremblaient des baisers de Narcisse ?
Où, du nord au midi, sur la création
Hercule promenait l’éternelle justice,
Sous son manteau sanglant, taillé dans un lion ?
Où les Sylvains moqueurs, dans l’écorce des chênes,
Avec les rameaux verts se balançaient au vent,
Et sifflaient dans l’écho la chanson du passant ?
Où tout était divin, jusqu’aux douleurs humaines,
Où le monde adorait ce qu’il tue aujourd’hui,
Où quatre mille dieux n’avaient pas un athée,
Où tout était heureux, excepté Prométhée,
Frère aîné de Satan, qui tomba comme lui22 ?
Comme dans « Les Vœux stériles », les tableaux du passé mythifié forment un contraste avec la grisaille d’un présent désenchanté, qu’annonce la chute de Prométhée et de Satan. De même que le règne de l’argent a tué l’art, le scepticisme a stérilisé un monde que vivifiait la foi, quelle qu’elle soit : « D’un siècle sans espoir naît un siècle sans crainte ; / Les comètes du nôtre ont dépeuplé les cieux23. »
L’instantané historique reparaît sur un registre apparemment moins désespéré dans « Sur trois marches de marbre rose », paru en 1849. Ce poème vient combler la béance chronologique creusée par « Les Vœux stériles » et « Rolla », qui, à eux deux, dépeignent l’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance, le siècle de Voltaire et le xixe siècle, mais occultent l’âge classique dont on comprend, dans « La Loi sur la presse », pourquoi Musset s’en défie. La nostalgie du poète embrasse cependant tous les points du passé et, dans « Sur trois marches de marbre rose », une promenade dans les jardins déserts de Versailles lui fournit le prétexte à une évocation des fêtes galantes de l’Ancien Régime, saisies elles aussi en un défilé de portraits animés. Le poète interpelle l’escalier de l’orangerie, pour réveiller la mémoire et le génie des lieux :
Dites-nous, marches gracieuses,
Les rois, les princes, les prélats,
Et les marquis à grands fracas,
Et les belles ambitieuses,
Dont vous avez compté les pas ;
Celles-là surtout j’imagine,
En vous touchant ne pesaient pas,
Lorsque le velours ou l’hermine
Frôlaient vos contours délicats ?
Laquelle était la plus légère ?
Est-ce la reine Montespan ?
Est-ce Hortense avec un roman,
Maintenon avec son bréviaire,
Ou Fontange avec son ruban24 ?
À l’image des trois modestes marches en lesquelles le poète voit le vrai chef-d’œuvre du parc – « Avec quel charme est nuancée / Cette dalle à moitié cassée25 ! » –, le poème privilégie la nuance au contraste et farde la nostalgie de teintes douces. Le présent ne projette pas son ombre sur les souvenirs du Grand Siècle ; en revanche, celui-ci pâlit de la comparaison avec l’Antiquité qui constitue la chute du poème. L’histoire, lue cette fois à rebours, s’avère une nouvelle fois suivre une courbe décadente. Le promeneur solitaire, s’adressant toujours aux trois marches, leur imagine un passé plus radieux :
Aux pays où le soleil brille,
Près d’un temple grec ou latin,
Les beaux pieds d’une jeune fille,
Sentant la bruyère ou le thym,
En te frappant de leurs sandales,
Auraient mieux réjoui tes dalles
Qu’une pantoufle de satin.
Est-ce d’ailleurs pour cet usage
Que la nature avait formé
Ton bloc jadis vierge et sauvage
Que le génie eût animé ?
Lorsque la pioche et la truelle
T’ont scellé dans ce parc boueux,
En t’y plantant malgré les dieux,
Mansard insultait Praxitèle.
Oui, si tes flancs devaient s’ouvrir,
Il fallait en faire sortir
Quelque divinité nouvelle.
Quand sur toi leur scie a grincé,
Les tailleurs de pierre ont blessé
Quelque Vénus dormant encore,
Et la pourpre qui te colore
Te vient du sang qu’elle a versé26.
L’histoire pessimiste des arts ressurgit ainsi, et avec elle une image déjà présente dans « Les Vœux stériles », celle de la statue surgie du fond des âges, véritable résurrection de l’éden grec, seule époque à être célébrée dans les trois poèmes qui constituent la fresque poétique de l’histoire selon Musset :
La langue de ton peuple, ô Grèce, peut mourir.
Nous pouvons oublier le nom de tes montagnes ;
Mais qu’en fouillant le sein de tes blondes campagnes,
Nos regards tout à coup viennent à découvrir
Quelque dieu de tes bois, quelque Vénus perdue…
La langue que parlait le cœur de Phidias
Sera toujours vivante et toujours entendue ;
Les marbres l’ont apprise et ne l’oublieront pas27.
Le marbre rose est à tout prendre plus noir que « Les Vœux stériles » : en 1849, l’histoire rougit du sang de Vénus oubliée et Musset ne croit plus à l’immortalité du génie grec. La conclusion du poème fait en effet résonner une nouvelle fois le constat désespéré de la marche absurde du temps :
Est-il donc vrai que toute chose
Puisse être ainsi foulée aux pieds,
Le rocher où l’aigle se pose,
Comme la feuille de la rose
Qui tombe et meurt dans nos sentiers ?
Est-ce que la commune mère,
Une fois son œuvre accompli,
Au hasard livre la matière,
Comme la pensée à l’oubli ?
Est-ce que la tourmente amère
Jette la perle au lapidaire
Pour qu’il l’écrase sans façon ?
Est-ce que l’absurde vulgaire
Peut tout déshonorer sur terre
Au gré d’un cuistre ou d’un maçon28 ?
Les symboles de la gloire historique (l’aigle) comme ceux de la poésie (la feuille de rose, la perle) sont renvoyés au néant. Un an avant de composer son ultime « Sonnet au lecteur », Musset affirme déjà la vanité d’une écriture qui prétendrait lutter contre la tristesse des temps, la loi inexorable de l’entropie et de la désillusion. Aussi ne cherche-t-il pas à écrire une histoire vraisemblable, à graver dans le marbre les étapes d’un passé qu’il considère comme illisible parce que dépourvu de sens. Or, précisément parce que le sens fait défaut, la poésie mussétienne entretient un dialogue continu avec l’histoire, qu’elle ne cesse d’apostropher et de questionner. Par cette parole toujours mouvante, elle accomplit l’impossible : retrouver la perle dissoute, ranimer les marbres perdus, faire voir et entendre l’éternelle présence de l’éphémère.