Les réflexions qui suivent proposent un parcours entre deux massifs poétiques disjoints, éloignés dans le temps et dans l’espace, dissemblables en tous points : la poésie baudelairienne et des poèmes écrits dans le ghetto de Varsovie entre 1941 et 1943. La disjonction est au principe du parcours : nullement d’affirmer une continuité au sein d’une quelconque « histoire de la poésie » (européenne, par exemple), mais au contraire d’assumer l’hétérogène, pour réfléchir aux enjeux du rapprochement effectué. On présente d’un côté, donc, la poésie la plus célébrée et la plus transmise qui soit ; de l’autre, des poèmes de Władysław Szlengel, peu connus en France malgré une traduction récente1 : lus comme les témoignages ou les traces de l’activité littéraire dans le ghetto de Varsovie, ces poèmes ne sont jamais détachés des circonstances de leur production, à la différence du poème baudelairien, qui fonctionne comme un classique, toujours disponible à l’actualisation.
Le rapprochement est malaisé, entre une œuvre-monument et des poèmes qui se sont donnés à lire, on va le voir, comme des « poèmes-documents ». Si, le monument Baudelaire peut entrer dans des mises en série (anthologies de grands auteurs, réflexions transversales sur la poésie de Paris ou les figures littéraires du Mal), mais sans jamais cesser de valoir pour lui-même, sans perdre de sa monumentalité. Baudelaire apparaît comme le poète superlatif. Szlengel, lui, n’apparaît le plus souvent que comme un poète qu’on pourrait dire « partitif », un poète parmi d’autres, un poète dont la production est référée à des séries : il est « un des poètes » du ghetto de Varsovie, ses œuvres sont « des » poèmes du ghetto de Varsovie. On pourrait donc envisager ses poèmes comme des cas et poser avec eux des questions plus générales : comment l’ensemble des situations et des événements que l’on regroupe sous le nom de Shoah a-t-il trouvé des représentations littéraires ? qu’en est-il de la production poétique à l’intérieur de la production scripturaire abondante du ghetto de Varsovie ? qu’en est-il de la poésie de Szlengel, en polonais, à l’intérieur de la production poétique du ghetto (en polonais et en yiddish) ? qu’en est-il de la poésie produite par les juifs enfermés dans le ghetto de Varsovie à l’intérieur de la production poétique, ou plus largement littéraire, dans la Pologne occupée par les nazis ? etc. En arrière-plan, se posent des questions d’histoire et d’histoire littéraire polonaises qui sont hors du champ de cet article : la poésie produite par des juifs polonais dans les ghettos et dans les camps, en polonais et a fortiori en yiddish, appartient-elle, et comment, au canon de la littérature polonaise2 ? le sort des Juifs dans la Pologne occupée par les nazis est-il considéré comme un élément de l’histoire nationale polonaise ? Depuis le début des années 2000, le travail d’un historien comme Jan T. Gross vise précisément à faire reconnaître l’extermination des juifs polonais – l’assassinat de trois millions d’habitants de la Pologne – comme une dimension majeure de l’histoire sociale, politique et culturelle polonaise, et on sait à quel point ce travail et les recherches qu’il a inspirées suscitent l’hostilité des milieux nationalistes en Pologne3. Il faut toutefois souligner que la prestigieuse collection polonaise « Biblioteka Narodowa » (Bibliothèque nationale) a publié en 2019 une anthologie de textes composés dans le ghetto de Varsovie sous le titre « Archives Ringelblum4 » : trois poèmes de Szlengel figurent dans la rubrique « Textes littéraires/poésie ».
Une telle publication dans la collection qui accueille les grands noms de la littérature polonaise, mais aussi Franz Kafka, Marcel Proust ou Thomas Mann, constitue un événement littéraire et culturel important5. Il entre dans le projet infiniment plus restreint de cet article une intention voisine : regarder Szlengel et Baudelaire dans le même mouvement, c’est aussi militer pour une plus grande visibilité, une meilleure connaissance des poèmes du ghetto de Varsovie. L’enjeu, toutefois, ne se situe pas ici au niveau d’une reconnaissance de la valeur de la poésie de Szlengel (valeur sur laquelle, au demeurant, des discussions existent depuis le temps même de leur production, nous y reviendrons). Il s’agit de soumettre des poèmes écrits par des poètes en des lieux et des temps très différents à un questionnement historique commun : que documentent ces poèmes en tant que poèmes ? Si la distance de la valeur et de la reconnaissance littéraires est grande, infranchissable, peut-être, entre Charles Baudelaire et Władysław Szlengel, un mince lien unit leurs expériences : l’expérience d’avoir été des poètes dans un environnement urbain marqué par la violence et la destruction. Ces violences sont toutefois sans commune mesure : la répression politique des années 1848-1851 et l’haussmannisation d’une part ; la destruction programmée, l’enfermement, l’humiliation, la peur, la faim et l’assassinat de masse de l’autre. Pour le dire autrement, les circonstances de la production poétique apparaissent fort éloignées, à ceci près que Szlengel comme Baudelaire ont capturé, dans leurs poèmes, quelque chose d’une expérience urbaine bouleversée. Ils l’ont capturé et l’ont transmis.
La mise en regard de leurs actes poétiques pourrait donc passer par une réflexion sur le statut de la ou des « circonstances » en poésie, au sens où l’on parle de « poésie de circonstance » pour désigner l’arrimage d’une production poétique à un contexte qui la déterminerait (ou qu’elle transcenderait). Encore faut-il déployer le terme et les échelles que vise son emploi. Rien de plus flou, de plus impondérable, que les circonstances, y compris dans leur usage juridique : les circonstances sont ce que l’on invoque pour « atténuer », ou « aggraver », le crime ou le délit. C’est l’environnement, le contexte, le milieu. On se souvient de la critique adressée par François Furet aux « adeptes de la théorie des “circonstances”6 » pour justifier la Terreur révolutionnaire. Les circonstances ont souvent un parfum d’excuse. Cependant, vues par des études littéraires, elles apparaissent aussi comme le territoire des biographes et des historiens, et fonctionnent parfois comme un redoutable instrument de dévalorisation des textes. Quand ils regardent en direction de la littérature en général, les historiens travaillent en effet le plus souvent sur ce que Gérard Genette appelait « les circonstances, les conditions, les répercussions sociales du fait littéraire7 ». Le monde historique, dans lequel la littérature est produite, concerne un ensemble d’acteurs sociaux, d’institutions et d’activités sociales. Le fait social et historique de la littérature dessine donc les « circonstances » générales de l’œuvre littéraire singulière. Or, il y a d’autres circonstances, celles dans lesquelles apparaissent les œuvres, celles qui les nourrissent ou les marquent : circonstances minuscules, biographiques, anecdotiques, dont l’élucidation nourrit parfois le commentaire ou l’explication de texte ; circonstances majuscules, historiques, déterminantes. Ainsi en est-il lorsque l’on parle de « poésie de cour », de « poésie du front » pour la première guerre mondiale, de « poésie de la résistance » ou encore de « poèmes des camps et des ghettos » pour la seconde. Le complément du nom indique à la fois une relation d’appartenance à la situation historique qu’il désigne (la poésie des combattants, des résistants, des prisonniers), mais caractérise aussi la production poétique à partir de la circonstance historique. Cette caractérisation dit déjà quelque chose des poèmes, avant même de les avoir lus : elle dit quelque chose des contenus, peut-être des thèmes, des tropes récurrents. Elle ordonne un horizon d’attente, dessine des corpus8 et a de possibles implications axiologiques : si le poème semble absorbé par sa circonstance, alors sa valeur sera souvent tenue comme moins grande que celle du poème qui saura transfigurer et transmettre la circonstance9. Le poète traversant le « nouveau Carrousel » et pensant à Andromaque (c’est le début du poème Le Cygne, dont il sera bientôt question) n’écrit pas une pièce réductible à la circonstance : au contraire, c’est l’acte poétique qui donne à la circonstance la dimension d’une expérience universelle et transmissible (« la forme d’une ville / Change plus vite, hélas !, que le cœur d’un mortel »). La valeur littéraire du poème serait donc inversement proportionnelle à sa « circonstancialité », si l’on peut dire, mais ce que la littérature perdrait serait un gain pour l’histoire : habité par la circonstance qui le caractérise, le poème gagnerait alors une valeur documentaire qui intéresserait l’historien. C’est d’ailleurs ce que l’on peut lire dans la préface de l’anthologie polonaise Pieśń ujdzie cało… [Le chant s’échappera], consacrée aux « poèmes sur les Juifs pendant l’occupation allemande » et où sont publiés en 1947, pour la première fois, des poèmes de Szlengel. Le préfacier, Michał Borwicz, qui a lui-même été un prisonnier poète, souligne la valeur quasi documentaire des poèmes les plus humbles : « les “papillons d’un jour” étaient liés le plus étroitement, le plus directement possible avec l’air cauchemardesque de ces années-là. Ce n’est pas des grandes œuvres qu’il s’agit ici, il s’agit de cet “air”10 ».
L’opposition entre le poème qui transcende la circonstance et celui que la circonstance épuise presque laisserait donc à l’histoire des corpus de faible intensité poétique, pendant que les « monuments » lui échapperaient. Le parcours proposé ici voudrait justement contrevenir à cette répartition des rôles, ce qui ne peut se faire qu’en se tenant à distance du couple circonstance-valeur ; en évitant toute définition ontologique de la poésie et en observant précisément des actes poétiques pris dans l’histoire. Soit donc deux poètes à plus de 1 500 km et d’un siècle de distance, dans deux métropoles bouleversées : un flâneur mélancolique et un satiriste juif affamé et condamné à une mort certaine (Szlengel est assassiné le 8 mai 1943). Quel parcours peut-on tracer de l’un à l’autre, lorsque l’on se demande ce que leurs poèmes documentent en tant que poèmes, attachés à des circonstances historiques par ailleurs connues et documentées ? Quel regard peut-on porter sur l’un à partir de l’autre ? Je voudrais ici formuler quelques propositions pour une lecture historienne d’écrits poétiques, d’actes d’écriture effectués dans des formes conçues, identifiées et transmises comme relevant de « la poésie » en leurs temps comme dans le nôtre, et dessiner quelques pistes pour une lecture « historienne » de la poésie, une lecture sans réduction documentaire, attentive à la création poétique comme pratique sociale et au geste poétique comme geste dans l’histoire. Comme l’hétérogène est au principe de cette expérimentation, on se gardera de trop généraliser au moment de conclure.
I. Un cygne dans Paris
Dans un dialogue radiophonique avec l’historien Georges Duby en 1974, le spécialiste d’Honoré de Balzac, Pierre Barbéris, a introduit une réflexion intéressante sur le partage entre lecture historique (ou documentaire) et lecture littéraire :
Le document littéraire est bien sûr un document historique, et peut être lu en tant que tel. Ceci dit, il a son langage propre, et il dit des choses que ne dit pas le document historique. Que le document littéraire ait valeur historique, c’est incontestable, et on pourrait en donner de nombreux exemples. Il n’en demeure pas moins qu’à partir du moment où on fait la lecture historique du document littéraire, le document littéraire ne cesse pas pour autant d’être intéressant en tant que littéraire, c’est-à-dire que la lecture de sa signification historique fait qu’il y a, malgré tout, un reste11.
Le « reste » échappe donc à la « lecture historique » (de l’historien) : il peut être compris comme ce noyau du texte, de l’œuvre, qui échappe à l’histoire et se prête aux réactualisations constantes qu’opèrent nos diverses lectures. Pour Barbéris, ce reste laissé par la lecture « documentaire » a pourtant une signification historique, qu’il se donne précisément pour tâche d’élucider en tant que spécialiste de littérature12.
Soit le célèbre poème de Baudelaire, inlassablement commenté, Le Cygne, poème du cycle « Tableaux parisiens » inséré dans la deuxième édition des Fleurs du Mal en 1861. La mélancolie urbaine jaillit de l’évocation d’une expérience particulière, la traversée du « nouveau Carrousel », et datable – les travaux du Louvre sont lancés dès 1849 par le préfet Berger et préludent aux grands travaux haussmanniens de la décennie 1850. De cette expérience, le poème de Baudelaire désigne le contexte historique (« le vieux Paris n’est plus ») et l’assortit d’un commentaire prêt à traverser le temps (« la forme d’une ville / change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel »), dans une parenthèse que le critique Dolf Oehler qualifie comme la « plus pathétique que l’on trouve dans la poésie sur Paris13 ». « Le vieux Paris n’est plus » est à la fois un contexte et une déploration d’époque : la phrase renvoie à quantité d’œuvres contemporaines, d’Alfred Delvau aux frères Goncourt, en passant par Victor Fournel et Édouard Fournier, ou encore les eaux-fortes de Charles Meryon que Baudelaire admirait tant. Le poème présente donc à son lecteur un contenu référentiel, historique : destruction du « vieux Paris », édification du nouveau, « palais neufs, échafaudages, blocs / Vieux faubourgs ». La destruction du vieux Louvre, c’est à la fois la disparition du quartier du Doyenné et son impasse nervalienne chère à la bohème romantique – un lieu déjà mis en littérature par Gérard de Nerval, dont les textes sur la « Bohême galante » ont été publiés dans le journal L’Artiste en 1852 –, et l’effacement d’un haut lieu de la répression de juin 1848, dont l’issue fut l’assassinat de prisonniers qui avaient été enfermés dans les souterrains des Tuileries le 25 juin14. Dolf Oehler, dans son long commentaire sur Le Cygne, revient sur cette « affaire du Carrousel », évoquée aussi dans L’Éducation sentimentale, et juge que « le poète aborde l’histoire vraie par en dessous, vue des millions de pauvres qui gisent dans la poussière15 ». La traversée du nouveau Carrousel féconde en tout cas la « mémoire fertile » du promeneur et surgissent des souvenirs : un « champ de baraques », une « ménagerie ». Arrive alors le cygne en manque d’eau, qui se mêle à d’autres images de la perte et de l’exil – Andromaque, une « négresse » sur le trottoir –, jusqu’à l’évocation finale des « captifs » et des « vaincus ». Le cygne assoiffé piétinant dans la poussière – en ce lieu du vieux Paris voué à la disparition – devient l’image même de la perte et de la défaite.
Il faut souligner que lecture allégorique comme lecture documentaire sont programmées par le poème lui-même, « puisque “tout pour [le poète] devient allégorie” » alors même qu’il exhibe des indications référentielles, situées dans le temps (« jadis ») et l’espace (« là »). Ce geste de programmation de la lecture peut échapper à l’historien, qui ne lirait Le Cygne que comme un témoignage sur la destruction du vieux Paris, mais il peut être contextualisé comme « reste » doté d’une « signification historique » : en proposant à son lecteur ce parcours référentiel et allégorique, Baudelaire contribue à la mise en littérature, à la littérarisation16 de la disparition du vieux Paris. Plus intemporelle, plus résistante à la contextualisation (sauf à travailler dans la perspective d’une histoire culturelle de la référence à l’Antiquité au xixe siècle) est Andromaque, figure noble dont la confrontation avec la prostituée tristement exotique, cette « négresse, amaigrie et phtisique, / Piétinant dans la boue », produit un choc, ce que Walter Benjamin appelle le « mouvement de berceau » entre l’Antiquité et la modernité17. La « négresse phtisique », elle, appartient bien à l’univers historique et situé de la prostitution parisienne. Au-delà de la lecture documentaire et allégorique proposée par Baudelaire, Oehler propose d’analyser tout le poème comme un poème « crypté » et de ramener l’ensemble de ses éléments à l’histoire politique de 1848 : le cygne assoiffé évadé de sa cage, frottant le pavé et baignant ses ailes dans la « poudre », est une image du peuple révolutionnaire, qui se souvient d’avoir regardé le ciel de juin depuis les souterrains des Tuileries. Viennent dans la deuxième strophe de la deuxième partie les « exilés », ceux de 1848, frères du grand exilé Victor Hugo, auquel le poème est dédié. Quant à Andromaque, la veuve d’Hector, tombée sous la main de Pyrrhus puis léguée à Hélénus, son beau-frère, c’est la République tombée dans la main du général Cavaignac après juin 1848 – « vil bétail » / « vile canaille » –, avant d’aller à Louis Napoléon Bonaparte – lors des élections du 10 décembre. Oehler souligne d’ailleurs la similitude de cadence et de sonorité entre la « République » et « Andromaque », et approfondit le commentaire en évoquant les représentations féminines de la République chez les dessinateurs du temps. L’Africaine, enfin, rappellerait l’abolition de l’esclavage de 1848 : c’est une orpheline de la République (« À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve »), etc. Oehler densifie donc encore la « signification historique » du reste du Cygne, dans une lecture de décryptage qui tourne volontairement le dos à une analyse esthétique de la modernité du lyrisme baudelairien18.
On peut confronter cette lecture « historique » à une autre, celle d’Yves Bonnefoy, qui dégage un autre mode d’historicité du Cygne : dans un article de 1992 consacré à « L’événement poétique », Bonnefoy fait du poème le lieu même de l’événement19. Le poème n’enferme pas, par un savant réseau de mises en images que le commentaire doit s’évertuer à déchiffrer, une expérience historique qui lui serait extérieure (répression de juin 1848, travaux du Second Empire) : il est en tant que tel une expérience historique. Bonnefoy désigne comme événement poétique le moment où la rhétorique habituelle, la rhétorique facile et pernicieuse, est déstabilisée et où, dans le combat avec la langue, dans le secouement du « joug » de l’écriture et de ses « catégories irrépressiblement esthétiques », quelque chose s’ajoute au monde20. Le poème débute dans le registre noble, le racinien, le virgilien : « je » pense à Andromaque. « Mais tout s’éclaircit, [écrit Yves Bonnefoy] quand a lieu ce que j’appelle un événement : en l’occurrence l’apparition devant Baudelaire d’un cygne évadé de sa cage, c’est-à-dire perdu, et ravagé d’inquiétude. » Ce cygne qui baigne ses ailes dans la poudre n’est pas du tout un cygne de la « tradition littéraire », de la grande poésie classique, mais un « cygne de ce matin de Paris » (je souligne), un « cygne de la finitude, impensable au sein d’aucun monde-image » : un cygne situé. Le cygne, c’est la discontinuité rhétorique qui désorganise – Bonnefoy écrit « désaccorde » – le réseau classique des tropes et des images : d’autres images, d’autres métaphores, neuves et « qui auront la chance de pouvoir s’infléchir vers une problématique du temps vécu », vont devoir l’investir. Le Cygne apparaît ainsi comme le « grand poème de la finitude comprise » : il s’agit bien de la « réalité d’un moment de saisissement, de vrai bouleversement, au seuil d’une réflexion indéniablement tournée vers la finitude21 ». L’événement d’écriture est donc défini par Bonnefoy comme
un moment, enfin, où le poète, observant ce travail qui se fait en lui, peut s’engager dans une méditation qui le guidera peut-être, l’ouvrira davantage à l’expérience qu’il entrevoit. J’oppose cet événement – qui est une réaction de l’écriture à quelque chose d’en dehors d’elle – à ces situations où la réalité extérieure semble se prêter à un poète mais sans rien faire que lui abandonner des aspects – son apparence, et non sa qualité de présence – pour ce qui demeure une construction du désir22.
L’auteur désigne bien l’existence d’une expérience historique extérieure au poème (« la réalité extérieure »), mais ce qu’il saisit, dans le poème de Baudelaire, c’est l’événementialité – également historique – de l’écriture, c’est un événement dans la langue, dans le travail des mots et des images. Christian Jouhaud et Dinah Ribard reformulent l’analyse de Bonnefoy en ces termes :
[L]e poète part d’un projet, d’une vision et d’un rapport à la langue, d’un répertoire d’images qu’il commence par mobiliser et agencer ; puis son travail bouleverse et périme tout ce qui a permis son avancée ; c’est cela l’événement : la langue travaillée dément le projet de travail, elle recompose le monde qui lui donnait vie, le « réseau entier » des tropes et des images qui lançaient le poème se trouve subverti par l’événement d’écriture du surgissement d’une image qui brise les autres, « réaction de l’écriture à quelque chose d’en dehors d’elle »23.
En quoi cet « événement poétique » pourrait-il concerner le savoir historique, et comment ? Les analyses de Bonnefoy sur Baudelaire reposent sur des contextualisations historiques larges : il a souligné dans de nombreux textes l’importance centrale des expériences de la ville moderne comme celles d’une quête de l’invisible, du flot des choses réelles et périssables et de la finitude pour saisir le projet poétique de Nerval ou de Baudelaire24. À l’inverse les événements poétiques intéressent aussi l’histoire, souligne Bonnefoy (qui s’adresse dans cet article à des historiens25) :
[Les] événements du [poète] ont donc toujours du sens dans le devenir historique, d’où suit que l’historien des idées et même celui des faits devraient grandement en tenir compte. Peut-être même devrait-il reconnaître en eux, sinon ce qui mène l’histoire, du moins ce qui en éclaire les motivations aujourd’hui encore incomprises26.
Un événement d’écriture pourrait donc se prêter à une élucidation proprement historique. Dans Le Cygne lu par Yves Bonnefoy, ce n’est d’ailleurs pas l’expérience historique collective, celle de 1848 ou de la destruction du vieux Paris, qui fait événement, mais le souvenir d’un animal de ménagerie : c’est un souvenir personnel, une anecdote27 de l’année 1846, un choc, peut-être, que Bonnefoy n’analyse pas sous l’angle de l’allégorie28, mais pour lui-même, pour ce qui en est dit, et dont le poème est la trace, trace de mots et d’images, trace dans la matière poétique elle-même. C’est la trace poétique qui est l’événement.
Bien qu’elle sépare l’expérience historique (« la réalité extérieure ») des « événements du poète », la lecture d’Yves Bonnefoy invite à déplacer le partage établi par Pierre Barbéris entre ce qui relève d’une lecture documentaire de premier niveau (historique) et ce reste disponible pour une mise en perspective également historique, mais attentive aux moyens littéraires considérés eux-mêmes dans l’histoire. En effet les deux gestes supposent souvent que puisse être désigné un contexte historique stable, connaissable et extérieur au texte, à partir duquel la qualité documentaire de l’œuvre serait évaluée (premier niveau), ou qui permettrait de comprendre l’historicité des opérations textuelles et littéraires effectuées (deuxième niveau). Or, le « contexte » n’est que ce que produisent les opérations de contextualisation : il n’existe pas comme une entité stable, un morceau de passé qui serait connaissable pour nous de la même façon que la réalité présente. Ce que nous connaissons du passé nous vient au travers des traces multiples, fixées, et parfois transmises, sur des supports variés ; parmi elles, des œuvres littéraires qui ont traversé le temps et qui, ce faisant, contribuent à nous faire connaître le passé dont elles proviennent29.
On a d’ailleurs déjà remarqué que, dans Le Cygne, c’est le poème lui-même qui réalise la première opération de contextualisation (« le vieux Paris n’est plus »). Cette dernière est, dans le cadre du poème, une opération d’écriture qui exhibe les circonstances et programme une lecture, d’ailleurs promise à un succès durable, du Cygne comme poème de la mélancolie urbaine : c’est donc une action d’écriture, effectuée quelques années après la destruction du vieux Louvre, et dont l’efficace a traversé le temps30. Pour le dire autrement, la contextualisation proposée par Baudelaire appartient, en tant qu’action d’écriture produite dans un poème et au moyen d’un poème, au même monde historique que celui de la destruction de Paris, qui a suscité de très nombreux écrits, administratifs aussi bien que poétiques. De cette efficace de la contextualisation non pour nous, qui recevons Le Cygne comme un poème de la mélancolie urbaine à travers le temps, mais pour les contemporains de Baudelaire, on peut prendre à témoin l’un des grands défenseurs du vieux Paris, Édouard Fournier, en 1864 :
Vous vous souvenez du temps où, tout près de l’endroit où l’on voyait l’hôtel de Nantes, les pieds dans la boue, la tête dans les nues, se dresser comme un îlot à six étages, la place du Carrousel était encombrée d’échoppes d’oiseliers et de marchands de bric-à-brac. Certes, auprès du palais si copieusement sculpté qui en a pris la place, ces misérables masures de bois ne sont guère regrettables. Il faut être poëte pour les regretter, et poëte encore pour jeter en nous la contagion de ce regret, et nous faire soupirer sur ce passé d’oiseaux criards, de planches pourries, en présence des fastueuses façades que le présent a vu s’élever à cette même place. M. Charles Baudelaire a réussi, par l’énergique magie de ses vers, à produire en nous ce miracle31.
Le Cygne appartient bien au monde historique du début des années 1860, il s’ajoute à ce monde, il en est une réalité – en tant qu’écrit littéraire produit et lu par des lecteurs réels –, au même titre que les magasins de bric-à-brac, les oiseliers de « jadis » et les palais « d’aujourd’hui » : il agit, en tant que poème, dans ce monde bouleversé par la reconfiguration impériale de Paris, en rappelant ce qui fut et en montrant ce que font à un poète ces « chers souvenirs ». Le poème s’insère ainsi dans l’ensemble des pratiques scripturaires qui retiennent par et dans l’imprimé le Paris qui s’en va et qui énumèrent les lieux, les noms de rues, les souvenirs anecdotiques ou littéraires attachés aux espaces effacés par l’haussmannisation. Il agit dans ce monde de pierres et de mots en tant que poème, c’est-à-dire en tant que texte attentivement composé, où le choix des mots est exhibé, donné à lire. En vers et en prose, la littérature mélancolique peut alors devenir, à l’inverse, le contexte possible, ou l’environnement textuel, de promenades effectives dans le nouveau Paris. C’est une expérience supplémentaire évoquée par Le Cygne, qui commence par montrer un poète saisi d’un souvenir littéraire (et antique) en traversant le « nouveau Carrousel » : penser à Andromaque éplorée dans ses douleurs de veuve face au tombeau vide d’Hector au bord d’un « petit fleuve » qui en rappelle un autre (plus large et tout proche du Louvre), c’est bien faire de la littérature le contexte de l’expérience vécue. La traversée du nouveau Carrousel capturée en poésie est une expérience inextricablement littéraire et historique : une expérience historique (marcher dans un lieu du nouveau Paris) révélée à sa vérité par le souvenir littéraire (Virgile) d’un flâneur (poète, lecteur, promeneur). L’expérience littéraire est aussi historique, car le fait de savoir convoquer des souvenirs de L’Enéide au milieu d’une simple promenade est lui-même un savoir littéraire situé dans une histoire de la transmission des classiques latins. L’expérience historique révélée à sa vérité devient ainsi à son tour une expérience littéraire infiniment réitérable par la lecture de celui ou de celle qui apprend que « la forme d’une ville change plus vite », etc. Le début du Cygne produit alors une vérité qui n’est pas une vérité seulement historique et référentielle (la mélancolie urbaine des années 1860), mais une vérité expérientielle, capturée et transmise par un savoir littéraire32 (un savoir lire, un savoir écrire).
II. Une rivière et du pain à Varsovie
Dans la préface déjà citée du volume « Le Chant s’échappera… », l’anthologie de 1947 qui publia certains des poèmes de Władysław Szlengel, on peut lire le poème suivant :
Quelque part dans le monde, quelque part, au loin,
Il y a du vert, des herbes, des brouillards sur la rivière,
Et la forêt et au-dessus de la tête jour et nuit.
Pas seulement le ciel, l’immensité du ciel.
Se promener de nouveau ne serait-ce qu’une fois parmi les arbres –
Entendre encore le vent chanter dans les feuillages –
S’étendre sur la mousse et rester couchée ainsi,
Longtemps, longtemps.
Je sais, c’est une pensée ridicule,
Mais aujourd’hui une nostalgie bête et folle
S’est emparée de moi !
Oh ! je sais, ça prendra quelques jours
Ça passera tout seul
Et je retrouverai mon équilibre, ma raison33.
Il s’agit là d’un poème anonyme et sans qualité, d’un lyrisme moins vibrant que celui du « vert paradis des amours enfantines, / l’innocent paradis plein de plaisirs furtifs », avec ses « brocs de vin, le soir, dans les bosquets », dans le poème de Baudelaire Moesta et errabunda. Le préfacier de 1947 qui cite ces strophes nous apprend qu’elles étaient des paroles de chanson : un rêve de promenade et de sieste au bord de la rivière, qui donne apparemment une faible prise à la lecture documentaire ou historique. Pourtant, ce poème figure bien dans une anthologie des « poèmes sur les Juifs pendant l’occupation allemande ». La préface nous apprend qu’il était chanté dans un cabaret du ghetto de Varsovie, le cabaret Femina, rue Leszno, qui ouvrit en juin 1941 et produisit jusqu’en juillet 1942 – au moment de la première grande déportation des juifs de Varsovie vers Treblinka – des pièces de théâtre, des revues et des opérettes. Sur la scène du cabaret Femina, l’humour offrait une parade à des conditions de vie de plus en plus difficiles. La chanson fut écrite par le directeur de ce théâtre, Jerzy Jurandot, pour la chanteuse vedette Wiera Gran34, qui interprétait un spectacle ironiquement intitulé « Szafa gra », une expression polonaise imaginée pour dire « tout va bien ». Rien de plus circonstanciel, donc, que cette chanson, rien de plus essentiel que ces circonstances pour comprendre l’action du lyrisme de ce poème. Comme dans Le Cygne, il faut considérer comme référentiels les marqueurs de temps et d’espace : « au loin » (en polonais : « daleko »), ce n’est pas le « au loin » de toute nostalgie pour une nature inaccessible, mais le « au loin » concret et réellement inaccessible qui commençait au-delà du mur infranchissable du ghetto à Varsovie en 1941. « Au loin », « quelque part dans le monde », de l’autre côté de la muraille, s’étend une autre ville, des faubourgs, des banlieues mêmes, trouées de verdure, traversées de rivières, cernées de forêts. « Quelque part », donc, il y a du vert et de l’eau. « Se promener de nouveau ne serait-ce qu’une fois parmi les arbres » prend dès lors une signification historique : c’est sortir du ghetto de Varsovie pour vivre « de nouveau » normalement.
Michał Borwicz, le préfacier du volume, propose le commentaire suivant :
Selon les conventions traditionnelles, cette chanson-là pourrait tout aussi bien évoquer une ouvrière qui travaille dur à la ville et qui se languit de la nature, qu’une dame ou encore une danseuse de cabaret, fatiguée des cafés, des bals et des hommages. … C’est ce que dit le texte si on l’analyse sans prendre en compte les circonstances, qui ne sont pas explicitées. Et pourtant, le fait est que cette chanson a été composée et produite dans le ghetto. Ce « menu » détail change le message de cette chanson toute simple. Les banals accessoires de la poésie de cabaret, comme ces termes très généraux vert, herbes, brouillards sur la rivière, forêt, arbres, vent (que tout cela – n’est-ce pas ? – est usé !), dans l’atmosphère saturée de crime du ghetto, prenaient un sens concret et exceptionnellement plein. Tout ce qui ailleurs n’aurait exprimé qu’un « caprice », là exprimait le cri muet et désespéré de centaines de milliers de prisonniers35.
Chaque mot devient dès lors la trace d’un manque : manque d’arbres, de forêts, de rivières, d’insouciance et de liberté. Une lecture documentaire serait donc possible, elle s’effectuerait en creux, en négatif en quelque sorte, puisque chaque mot documente l’absence réelle de son référent. Cependant, c’est surtout « le reste » – la forme du poème – qui fait trace. Ce sonnet d’un romantisme ordinaire est bien le genre d’écrit que l’on compose et que l’on écoute en temps de paix. De ce fait, produite sur la scène d’un cabaret du ghetto, la forme elle-même raconte un passé qui n’est plus, un passé où l’on pouvait écrire des poèmes, chanter des chansons, en rêvant au bord des rivières (sans toujours y aller, mais en y pensant comme à un horizon possible). Le lyrisme banal de cette chanson est une des expressions culturelles de la vie ordinaire, de la vie normale : la chanteuse qui fredonne ces vers sur la scène du cabaret Femina rappelle aussi aux spectateurs comme on chantait avant. Le poème chanté fait alors trace de l’abolition d’un rapport au temps ordinaire qui est celui de la projection de soi dans la rêverie lyrique, abolition qui suscite une bouffée douloureuse – mais « ça passera ».
Le « reste » ainsi dégagé possède une signification historique tragique et effrayante. Il y a bien là, je crois, un événement poétique, qui a lieu dans la performance des mots dits et chantés sur une scène en une date et un lieu déterminés (Femina, juillet 1941), dans une situation qui contredit l’usage habituel de la poésie lyrique. Cette performance à contre-emploi pourrait encore avoir du sens dans n’importe quel spectacle comique : on pense au moment où le doux songe du rêveur est brutalement secoué par l’irruption d’un grossier personnage ou d’un geste trivial. Dans une telle situation, néanmoins, le sens des mots n’est pas affecté. Pour le rêveur qui pense à une sieste au bord de la rivière, mais se fait secouer, par exemple, par la chute d’un objet ou le coup de bâton du gendarme, la sieste dans les hautes herbes n’est qu’une aspiration inappropriée dans l’instant. L’aspiration demeure toutefois. Dans notre cas, l’environnement modifie le sens des mots « au loin », « au bord de la rivière » et « là-bas » : ils cessent d’être les marqueurs d’un rêve de nature, pour signifier des lieux concrets, réels, mais inaccessibles.
Le texte n’a aucune intériorité qui se suffirait à elle-même, mais le recours aux circonstances serait, on le voit, particulièrement trompeur pour décrire ce qui a lieu : cette chanson est en effet tout entière une chanson de circonstances, mais rien ne l’indique, dans son texte, quand elle en est détachée. Il n’y a pas d’extériorité des circonstances à disposer autour du texte : c’est par la performance que la chanson agit dans le monde avec ses mots (et sans doute sa mélodie), et c’est bien dans ce monde, sur la scène où ces mots sont prononcés, chantés, qu’« au loin » perd son sens vague et conventionnellement poétique pour trouver sa valeur référentielle, située, historique et terrifiante. Autrement dit, il y a bien un événement poétique, au sens de Bonnefoy, dans la mesure où le « réseau des tropes et des images » est bouleversé et que les mots les plus banals sont rendus à leur présence historique. L’événement n’a pourtant pas lieu dans la langue poétique, mais dans le choc de son usage sur une scène en un lieu et un temps donnés, choc qui affecte ce qu’« au loin » veut dire, choc qui ébranle la banalité lyrique des hautes herbes et du ciel étoilé. Voici ce que le ghetto fait à la poésie : il en défait le système d’images.
On peut avancer, à partir de ce premier exemple, vers d’autres usages de la poésie dans le ghetto – usages que cet article ne fera qu’effleurer. Władysław Szlengel était l’un des poètes de cabaret actifs dans le ghetto jusqu’à l’été 1942, quand la « grande déportation » envoie à Treblinka plus de 300 000 de ses habitants en quelques semaines. C’est dans un cabaret voisin du Femina, le Stzuka (« L’Art »), qu’il présentait son « Journal vivant » (« Żywy Dzienny »), une sorte de chronique poétique, « un commentaire drolatique de l’actualité » selon l’historien Samuel Kassow36. Après la grande déportation de juillet 1942, il continua de lire son « Journal » en se déplaçant dans les appartements du ghetto. Certains de ses poèmes furent tapés à la machine et reproduits en quelques exemplaires. Quand la résistance juive prit les armes, au début de l’année 1943, il écrivit son poème le plus fameux, « Contre attaque », qui circula plus largement et que Borwicz baptisa, bien plus tard et pour le public français, « la Marseillaise du ghetto37 ». Szlengel fut assassiné par les nazis le 8 mai 1943 : une partie de ses poèmes avait été recueillie par le groupe responsable des archives clandestines sous la houlette d’Emanuel Ringelblum, une autre confiée à un ami non juif, qui les transmit après la guerre à Michał Borwicz, alors directeur de la Commission historique juive de Cracovie et engagé dans la préparation de l’anthologie des « poèmes sur les juifs sous l’occupation allemande ». En 1960, un dernier paquet fut retrouvé dans une vieille table qu’un habitant de Varsovie s’apprêtait à découper en morceau pour se chauffer38.
Dans un texte testamentaire en prose du début de l’année 1943, « Ce que je lisais aux morts », Szlengel a désigné ses derniers poèmes comme des « poèmes-documents » : « wiersze-dokumenty ». Comment comprendre cette expression ? Documents de quoi et surtout, documents, comment ? « Poèmes-documents » implique que le poème en tant que tel est document et non pas, ou pas seulement, que son contenu est documentaire. Cette lecture documentaire, au sens de Pierre Barbéris, est pourtant possible. C’est celle qu’effectue en particulier Emanuel Ringelblum quand, après la mort du poète du ghetto (et avant son propre assassinat, en mars 1944), il rédige un portrait de Szlengel :
Les poèmes exprimaient les humeurs du ghetto. Ils étaient déclamés et récités. Ils se transmettaient de la main à la main sous forme de copies dactylographiées ou d’hectographies. Bien que médiocres d’un point de vue artistique, les poèmes devinrent très populaires et ceux qui les entendaient en étaient émus aux larmes parce qu’ils étaient d’actualité, qu’ils portaient sur les problèmes de la vie des Juifs, leurs émotions39.
L’historien qu’était Ringelblum nous tend les clés d’une lecture historienne et documentaire des poèmes, une lecture dans laquelle la médiocrité artistique est associée à la densité informative, donc à la valeur documentaire, de ces écrits, qui expriment les « humeurs du ghetto ». Certes, ces poèmes sont aussi devenus des documents, de par le geste même qui a consisté à les recueillir et à les sauver de la destruction en les cachant avec les autres archives du ghetto : comme toutes les pièces des archives Ringelblum, les tapuscrits des poèmes de Szlengel, aujourd’hui conservés dans les fonds de l’Institut historique juif de Varsovie, sont des restes matériels de la vie du ghetto40. Néanmoins, si Szlengel envisageait ses poèmes comme des documents, c’était bien au moment de leur composition et, on le suppose, sans considérer leur valeur documentaire comme la contrepartie de leur faible valeur artistique. « Poèmes-documents » désigne un geste poétique que l’ensemble du parcours effectué ici, depuis l’expérience baudelairienne et sa lecture par Yves Bonnefoy, peut nous permettre d’éclairer un peu.
Chleb (Le pain) a été écrit par W. Szlengel en juillet 1941 : il fait partie du lot des poèmes « satiriques » de la période du cabaret Stzuka conservés dans les archives Ringelblum et on peut en consulter les photographies numériques sur le site de l’Institut historique juif de Varsovie41. Sur l’écran, on voit le poème en double, à l’encre noire et à l’encre bleue, car le poème avait été tapé sur un papier pelure doublé d’une feuille carbone : c’est la trace d’un souci de conservation, mais aussi du mode rudimentaire de publication mentionné par Ringelblum. On voit aussi sur le papier des taches sombres, des marques d’humidité et une large déchirure, qui nous prive d’une partie du poème. Le document porte les stigmates de l’histoire de son sauvetage dans les caisses de métal et les bidons enterrés sous le ghetto avant la destruction de ce dernier, puis exhumés en 1946, gorgés d’eau. Tout ne put être récupéré, dont la partie centrale de ce poème. De même que les autres pièces des archives Ringelblum, le poème de Szlengel nous vient comme un document : il a été conservé comme archive et son état matériel témoigne de l’histoire de son sauvetage. L’histoire matérielle de cet écrit en fait un document, au même titre que tous les objets survivants du ghetto. Seulement, c’est un écrit, une série de mots, de phrases, d’énoncés : il peut être recopié, publié et traduit, reproduit et partagé, et l’on peut alors s’interroger sur la nature documentaire du geste poétique envisagé par son auteur.
Avant même de lire, on s’arrête au titre, Chleb – le pain –, et à la mention d’une date à la fin du poème : Varsovie, juillet 1941. Les mentions liminaire et finale du poème désignent un contenu documentaire, historique. Il va bien s’agir, comme l’écrit Ringelblum, des « problèmes de la vie des Juifs ». Szlengel avait fui Varsovie en 1939 après l’invasion de la Pologne et s’était réfugié dans la zone occupée par les Soviétiques, à Białystok, puis à Lwów, avec sa femme, où ils restèrent jusqu’au mois de juin 1941. L’invasion de l’Est de la Pologne par les troupes allemandes, en juin, les contraint à retourner à Varsovie. Szlengel découvre le ghetto : c’est le moment où les morts, de faim, de maladie et d’épuisement, commencent à s’entasser. Qu’en est-il du pain et de la faim à Varsovie en juillet 1941 ?
Le pain42
Sur la table il y a un pain entamé au quart,
C’est le pain du rationnement,
Celui qu’ils donnent avec une carte.
Des yeux je le dévore ce pain à la mie grise
Et ces images se forment dans mon esprit :
La rue… dans le bruit et dans les cris
Dans le caniveau, sur la chaussée, sur le trottoir
Se tiennent les vendeurs de pain
Madame, vous permettez ? – Pas la peine.
Et ils vantent leur pain blanc, leur pain de seigle,
Pain de luxe, pain noir de deux kilos43,
Contre sa chemise noire et sale,
Le vendeur, un gamin, serre le pain.
Il le tient bien fort, comme un précieux trésor,
Ce grand pain de froment, blanc, odorant.
Panier contre panier, comme une armée en ordre de bataille,
Il y a tant de pain aujourd’hui au marché !
Cris, marchandages, jurons, serments,
Cercles des clients,
Autour des vendeurs,
Mains tendues,
Visages fiévreux,
Ce pain, elle le vend, elle l’achète – la rue…
[fragment déchiré]
Dans la rue, sur la chaussée, comme un lapin en fuite,
Se faufilant entre les charrettes, les triporteurs, les tramways,
Un homme court, poursuivi par les coups de bâtons policiers.
Il ne s’en soucie guère. Le morceau de pain
Il le dévore avidement : cette fois il veut manger à sa faim.
La rue indifférente s’arrête net
Les coups pleuvent sur les membres de l’homme
Tant pis s’il a faim, battez-le !
Tant pis s’il est battu par le policier,
C’est ça qu’il faut, dit la rue.
La rue… au pied du mur de séparation,
Au pied du barrage contre le typhus,
Un chuchotement, un signe de reconnaissance, et malgré ce barrage
Ils font passer un grand sac de pain.
Vite, ils s’en emparent, l’enveloppent de haillons,
Vite, vite, ils échappent à la surveillance.
Mais il est cher le pain de contrebande,
Celui qu’on a sans carte de rationnement,
L’homme pauvre, il ne peut qu’en rêver.
Pour certains seulement, pour ceux qui ont de la chance,
La Communauté ou le ZYTOS distribuent du pain.
Alors, pour changer, une autre image : un bureau,
Derrière une table, un fonctionnaire armé d’un stylo,
Un cri, du bruit, une bousculade, des voix qui s’élèvent,
Il fait chaud, on étouffe, on est serré, fumée, cigarettes,
Devant la porte, une queue – démesurément longue – s’étire.
Ils se poussent, la faim n’attend pas, elle n’est pas patiente la faim,
Un policier ou un gardien, sourd aux suppliques,
Laisse entrer lentement, au compte-gouttes,
Ceux qui crient, il les chasse.
Un deux trois dix : ils sont debout, ils attendent
Le pain, le pain de leurs rêves, compté au décagramme près.
Au décagramme, presque au gramme,
Un pain que bien souvent, malheureusement, nous n’avons pas.
Ce pain qui est devenu un rêve, ce pain qui est devenu un poème,
Aujourd’hui, on ne parle que de son prix.
Moi… je n’écoute pas ces conversations, elles ne rassasient pas,
Pourquoi parler, la faim, mieux vaut la cacher,
Pourquoi causer du souci aux autres, pourquoi s’affliger ?
Aujourd’hui mieux vaut se taire, ce que je fais justement,
Tant pis si tu as un poids sur ton estomac,
La douleur pour toi, un visage souriant pour les autres,
Et même si parfois, c’est difficile, à travers un voile de larmes,
Souris, mon frère, souris, car comme toi les autres
Vous devez survivre, il ne faut pas pleurer.
Le jour viendra, où à nouveau il y aura plein de pain,
Pour tout le monde, pour tout le monde ! Vous entendez ?
Un jour où la vie recommencera.
Varsovie, juillet 1941
Satirique, ce poème ? On pourrait dire aussi : cruel, ironique et désespéré. Le poème est narratif : il évoque des choses vues (« obrazy », des images, des vignettes) : la fièvre du marché, la bataille pour le pain, les coups, la rue indifférente, la contrebande autour du mur de séparation, les bureaux des institutions du ghetto (la « Communauté » et l’entraide juive ou « ZYTOS »), les distributions de pain détaillé en « décagrammes » ; le poème rapporte des propos entendus, des « conversations ». Un « je » s’adresse à un « tu » – « bracie », frère –, un « je » affamé raconté par le « je » qui écrit le poème. Cette série de choses vues et entendues, attestées par l’utilisation de la première personne, associées à l’évocation de la faim (la pression dans l’estomac), jusqu’à l’adresse finale, suspendue entre le sarcasme et l’espoir (« Le jour viendra, où à nouveau il y aura plein de pain »), cet ensemble constitue bien une capture en poésie de l’état de la question du pain à Varsovie en juillet 1941.
La première partie du poème documente la faim : elle la montre et la représente. Elle montre la faim du « je », le poète, assis devant une table, puis parmi les autres dans la rue ou dans un bureau, et qui rapporte les conflits, l’attente, l’impatience, les cris et l’espoir absurde. Le poème montre les lieux et les mots de la faim, il matérialise en mots le pain absent, car celui-ci est devenu aussi immatériel qu’un poème. Chleb documente la faim avec les ressources mêmes de la poésie : l’expérience de la faim est montrée, déposée dans le poème comme cet espace où l’écrit peut capturer des images et faire entendre des voix, montrer des voix, installer du silence dans les mots, et, surtout, montrer ce que devient la langue quand la vie ordinaire est poussée jusqu’au plus extrême dénuement, quand le pain est si rare qu’il en devient immatériel. De ce point de vue, il n’y a en effet pas d’opposition entre poème et document.
« Ce pain qui est devenu un rêve, ce pain qui est devenu un poème », continue Szlengel : là se situe l’événement poétique au sens de Bonnefoy, cet événement dans la langue, cet événement du poète en réponse à une réalité extérieure qui affecte non le sens des mots, mais leur capacité à faire image. La réalité extérieure redistribue les possibilités métaphoriques. On ne peut plus parler du « pain des rêves », de ces rêves qui nourrissent comme le pain quand il n’y a pas de pain, quand le pain est absent à en devenir aussi immatériel qu’un poème, quand seul le poème peut faire exister matériellement – dans la matière des mots – le pain absent : pain de seigle, pain noir, pain de froment. Le « pain de leurs rêves » cesse d’être une métaphore quand, au ghetto, on rêve de manger : il se matérialise, se découpe au décagramme près. Le glissement des mots du pain vers ce très littéral pain des rêves détaillé en menus morceaux de dix grammes montre bien la subversion du « réseau des tropes et des images », une subversion qui ramène le mot pain à l’absence de la chose pain. Ce poème est littéralement un document, dans la mesure où il se montre comme le seul lieu où il y a du pain. Quand le pain est rare et se découpe en unités si petites qu’il en devient évanescent, seul existe le pain écrit. Les métaphores ordinaires ne sont pas bouleversées par le surgissement d’une image, comme celle du « cygne de la finitude », mais bien anéanties et montrées comme telles par le poème, qui documente ainsi, également, l’effet de la faim sur les pratiques métaphoriques ordinaires.
*
Dans un récit écrit au retour de sa captivité comme prisonnier de guerre dans un camp réservé par les Allemands aux évadés récidivistes et situé sur le territoire oriental de la Pologne occupée, à Rawa Ruska, l’écrivain français Pierre Gascar évoque une conversation avec un travailleur juif de cette ville, où la population juive, avant d’être éliminée en décembre 1942, avait été concentrée et contrainte au travail pour l’industrie allemande.
On entrait dans un univers qui peut-être n’avait jamais cessé d’exister derrière le solide rempart des mots où les images d’une vieille rhétorique n’ouvraient jusqu’ici que des fenêtres sans profondeur ; on vous arrachait vraiment maintenant le pain de la bouche, il ne vous restait que les yeux pour pleurer, on vous saignait réellement aux quatre veines, on mourait comme un chien et nul n’aurait douté que, pendant les nuits d’hiver, les pierres se fendissent. Apprentis-sorciers du langage : nous sentions rouler jusqu’à nous et sur nous, échappées des cosses sèches des formules, les surréalités de l’enfer : le noir de la peste, l’orgueil des poux, le pain des larmes44.
Les réflexions de Pierre Gascar peuvent être rapprochées de celles que Michał Borwicz (qui avait été, en tant que juif, détenu dans un camp de travail et de mise à mort à l’ouest de Lwów) consacre aux pratiques littéraires dans les camps, d’abord dans un essai publié en Pologne en 1946 (Littérature au camp45), puis, après son départ de Pologne en 1947, dans un ouvrage paru la même année que le récit de Gascar, en 1953, à Paris : Écrits des condamnés à mort sous l’occupation hitlérienne46. En reliant les propos de Borwicz à ceux de Gascar, on pourrait dessiner une configuration critique un peu oubliée, qui en son temps fut soucieuse de comprendre ce que les camps et les ghettos avaient fait à la langue poétique. Il vaudrait la peine de s’intéresser à ces réflexions menées par des hommes de lettres qui avaient connu, dans des positions certes très différentes, les épreuves de la guerre, ne serait-ce que pour faire contrepoids aux réflexions parfois simplistes tirées des propos de Theodor Adorno sur l’impossibilité d’écrire de la poésie après Auschwitz. Notre propos, ici, aura été plus limité et volontairement plus ponctuel. Nous aurons essayé de construire une démarche herméneutique et historique apte à saisir des poèmes comme la chanson de Jurandot ou les « satires » de Szlengel dans leur dimension expérientielle et événementielle de poèmes. Le cheminement esquissé ici, depuis Baudelaire et par les réflexions d’Yves Bonnefoy, aura précisément tenté de restituer cette dimension. On pourrait formuler les choses autrement et dire qu’en partant du monument littéraire qu’est Le Cygne, on aura tenté de proposer une description des « poèmes-documents » du ghetto de Varsovie non seulement comme d’émouvantes traces, les reliques d’une pratique poétique dans le ghetto, l’écho des inquiétudes et des humeurs d’une population dans la détresse, mais bien également comme des expériences poétiques et historiques de et dans l’événement.
Un tel cheminement ne va pas sans risques : risque d’aplatissement des poèmes et risque de mise en équivalence de situations historiques différentes. La démarche ici adoptée aura cherché à mettre en contact deux « moments », sans postuler aucune continuité temporelle, deux moments que nous regardons depuis notre présent, mais que nous ne pouvons pas regarder de la même manière. Le Cygne, comme monument de la poésie française, ne vient à nous qu’au travers de multiples couches critiques sédimentées : chaque expérience de lecture traverse ces couches (et peut les ignorer), chaque expérience de lecture actualise le poème selon une dynamique transhistorique qu’il a lui-même contribué à construire en articulant l’expérience datée de la traversée d’un lieu de Paris à un sentiment mélancolique lui-même transhistorique. La violence de l’haussmannisation parisienne ne nous touche guère (le plus souvent), nous nous en sommes accommodés. Le Cygne est toutefois un poème de notre présent. Les poèmes « du ghetto de Varsovie » ne sont jamais désignés que par ce complément de nom qui manifeste, on l’a dit, une appartenance, tout en caractérisant par avance des contenus. Attachés à ce passé dont nous ne pouvons nous accommoder, ils en sont les témoins tragiques ; peut-on essayer de les lire aussi pour ce qu’ils ont été, des poèmes en leur temps ? C’est en les regardant depuis le monument baudelairien, en mobilisant pour eux l’intensité de la réflexion historique et critique suscitée par Le Cygne, qu’on a tenté de saisir leur densité expérientielle en tant que poèmes, d’en saisir l’événementialité poétique – une événementialité à distance de toute problématique des circonstances qui, elle, opposerait le poème apte à transcender les circonstances au poème tout entier attaché à elles. C’est bien le cygne assoiffé défiant les images de la grande poésie qui nous permet de regarder le pain des rêves ou, du moins, d’essayer de regarder le pain des rêves de Szlengel et sa métaphore dé-figurée comme un objet pour l’histoire, c’est-à-dire aussi dans la violence de sa présence, pour nous, maintenant.