Poésie et histoire, entre œuvre de mémoire et œuvre de communauté : l’exemple de Glissant

DOI : 10.35562/marge.475

Abstract

L’article tente d’analyser ce qu’il en est des relations entre l’univers poétique de Glissant et l’histoire, à travers notamment l’un de ses recueils majeurs, Les Indes ; et en abordant les notions d’épique, de tragique et la vision particulière qu’il donne du paysage antillais.

Text

La poésie comme un espace d’écriture éthéré, déréalisé, déshistoricisant, à la fois installée dans une forme d’éternel présent et prisonnière d’une focale par trop subjective, voilà nombre de clichés qui perdurent, contre l’évidence pourtant des liens étroits qu’entretiennent le dire poétique et ce qui a nom histoire, notamment dans notre contemporanéité (xxe-xxie). Poésie et histoire sont loin de « fonctionner » en effet en monades séparées, ou dans un jeu d’opposition simpliste ignorant les réalités de notre histoire littéraire puisqu’il suffit d’évoquer ici l’importance du registre épique ou celui de la poésie dite « de circonstance ». Ajoutons que les logiques et les enjeux constitutifs du chant poétique imposent clairement de tout autres ambitions qui résonnent avec éclat dans des credos bien révélateurs : « … je crois avoir toujours obéi à un instinct qui me portait à considérer que l’objet le plus haut de la poésie [est] le monde : le monde en devenir, le monde tel qu’il nous bouscule […], le monde tel que nous voulons y entrer1 ». Ainsi, il n’y a « plus de poète pour ignorer le mouvement de l’Histoire2 »…

Certes, en général, il n’y a guère, dans un poème, exposé frontal d’un phénomène ou d’une vérité proprement historique, quoique…, rappelons-nous que ce que l’on désigne comme poésie de la Shoah, celle de Celan, Sachs ou de Jabès par exemple, tente bien de restituer toute l’historicité des événements et fait ressurgir dans toute son horreur l’extrême violence de l’expérience des camps, cette « tumeur dans la mémoire3 » dont ces auteurs n’hésitent pas à témoigner4.

Loin donc de la prégnance de certains stéréotypes aux effets lénifiants – stéréotypes dont il faudrait d’ailleurs interroger la persistance –, le texte poétique au xxe-xxie s’avère rarement faire abstraction de l’histoire sur laquelle il a plutôt tendance même, à notre avis, à se (re) centrer, jusqu’à s’évertuer à en déchiffrer les obscurs… Histoire alors comme amont et entour féconds, expérience vitale même, raccordant l’esthétique à l’éthique et à l’ontologique et préservant tant le pouvoir d’insurrection de la voix poétique que sa vertu émotionnelle et cognitive. Autrement dit, il sera intéressant ici d’essayer d’analyser ce qu’il en est du maillage des relations poésie/histoire, qu’il s’agisse de leurs modes d’échanges et de dialogues, des genres de traitement qu’opèrent les écritures poétiques sur la matière historique, du type de fabrique tout simplement du référent historique dans le poème, des formes et spécificités du dire l’histoire en poésie, tout cela qui permet, sans doute, de penser et repenser l’histoire au-delà assurément de perceptions purement factuelles. Dès lors, si le texte poétique donne chair, voix et consistance à cette réalité-là, l’histoire, des plus fondamentales ; selon quels paradigmes, registres et ethos, avec quels schèmes d’intelligibilité et quelle légitimité, selon quels enjeux et exigences cela s’opère-t-il ? Voilà autant d’interrogations, la plupart « à tiroirs » d’ailleurs, à mobiliser et appréhender d’emblée. Mais pour mieux traiter ces questions, on tentera d’éviter le double écueil de la décontextualisation et de l’essentialisme en limitant notre champ d’étude à la poésie francophone des Antilles, et plus encore, en centrant le propos sur les recueils de Glissant, polygraphe à la fois poète, penseur et romancier, ce qui nous permettra, du moins nous l’espérons, d’engager sur ces sujets une réflexion plus approfondie, ne serait-ce que du fait de l’ampleur de l’œuvre de Glissant.

En premier lieu, on sait combien l’histoire se révèle être une composante majeure, à maints égards matricielle, des littératures francophones, combien elle en est, même, une dimension constitutive et profondément structurante. Avec en outre ce que Glissant n’a pas hésité à nommer le « refoulé historique5 » (en référence à la colonisation, à la traite, à l’esclavage et au néocolonialisme notamment…), les circonstances, comme le cadre et les conditions d’avènement et d’existence des littératures francophones, permettent assurément de mieux saisir l’attraction comme les enjeux d’un tel tropisme. Un tropisme qu’il ne faudrait pourtant pas seulement rabattre dans la commodité d’évidence d’un banal dénominateur commun à portée politique et qu’il ne faudrait pas non plus réduire à une homogénéité sans écarts ni tensions. Il y aurait là en effet un principe de minoration du rôle décisif, pionnier même, des poètes « francophones » : pensons à cet égard à la Négritude, à Césaire bien sûr et au rôle fondateur qu’a pu jouer son Cahier d’un retour au pays natal… Il y aurait là également la tentation d’un véritable effacement de la force de réinvention lyrique propre à celles et ceux, qui, aux Antilles, ont écrit avec la même volonté d’« audace marronne6 » que Césaire, témoins pleinement unis à l’histoire7, ou, tel Glissant, plongés « dans l’Histoire, jusqu’à la moindre moelle8 ».

D’autant que si l’on érige en modèle littéraire de ce lien effectif initial entre langage poétique et histoire la « danse brise-carcan9 » du « marmonneur de mots10 » et porte-voix Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal, si se trouve scellée là cette vocation à un dialogue des plus étroits, on ne peut que noter combien, avec la génération suivante, et jusque dans le pluriel de ses formes d’engagement d’écriture de l’histoire, se découvrent des prolongements, des exigences et des paradigmes quelque peu distincts. Des configurations et des perspectives non pas d’une autre nature certes, mais qui semblent vouloir « autopsier » le passé comme l’aujourd’hui ou notre devenir assez différemment, « (méditant) » ainsi « un nouveau rapport entre histoire et littérature » et s’obligeant même à « le vivre autrement11 »… Interroger ces modalités inusitées de transcription de l’histoire chères à Glissant, modalités peut-être plus démystificatrices et certainement plus polyphoniques, voilà ce sur quoi nous aimerions porter maintenant notre réflexion.

Il convient tout d’abord de souligner à quel point, pour Glissant, dès ses premiers recueils – Le Sang rivé (1947-1954 ,mais recueil publié en 1961) ; Un champ d’îles (1953) ; La Terre inquiète (1954) ; Les Indes (1956) –, et avant même qu’il n’aborde le roman (La Lézarde, 1958) et le théâtre (Monsieur Toussaint, 1961), « la matière […] dans quoi l’ouvrage chemine12 », matière à convoquer et exhumer même, matière à débattre, refonder et inventer aussi, matière à habiter et réciter, matière à réactiver et à réhumaniser surtout, cette matière est bien, avant tout, celle de l’histoire, l’histoire des Antilles, avec sa « géographie torturée13 », son silence à « bêcher », sa « mémoire rocailleuse », « son cri [qui a pris] racines » et toute sa « souffrance comme un hiver aux sources des profondeurs »14

Les premières pages du Sang rivé citées ici sont en tout cas requises par une emprise langagière d’emblée manifeste : celle d’un lieu, l’assise d’un paysage autant concret que symbolique d’ailleurs, ramenant au jour, au-delà de son abrupte consistance, toute la matérialité du temps.

Un temps véritablement et profondément spatialisé, incarné sans pittoresque aucun ici, et dont le paysage se fait dès lors en quelque sorte le socle fondateur, dans un emmêlement d’accords et de complémentarités réciproques assez remarquables. Le lieu au juste se mue en espace de résonance et de révélation à la fois de la polyphonie des mémoires réunies dans ce « magma insurrectionnel », dans cette « mosaïque fluide et mouvante15 » que fut et demeure toujours bien sûr la Caraïbe. Glissant, ainsi, dès les premiers recueils, semble vouloir repenser, si ce n’est « réévaluer » certains discours historiques (avec leurs lacunes et leurs censures), et s’engage à explorer tout le tramé de singularité mémorielle des Antilles à l’aune de l’expérience du paysage, poète avalant « à goulées pleines la terre16 » pour que l’histoire « roule en [lui] ses graviers17 » et que l’écrire se noue définitivement au levain de l’imaginaire d’un site qui ne cesse de rendre présent le poids du passé, mais augure aussi d’autres devenirs…

On retrouve là, en vérité, l’un des enjeux majeurs de l’entreprise scripturale de Glissant, tel qu’il le formule dans Le Discours antillais : « Je voudrais […] montrer comment l’Histoire (qu’on la conçoive comme énoncé ou comme vécu) et la Littérature rejoignent une même problématique : le relevé, ou le repère, d’un rapport collectif des hommes à leur entour18 ». Ou plus explicitement encore, et toujours dans Le Discours antillais : « Notre paysage est son propre monument : la trace qu’il signifie est repérable par-dessous. C’est tout histoire19 ».

Se vouloir immergé dans l’histoire, avec la conscience aiguë de toutes ces strates temporelles qui la constituent, c’est donc pour Glissant privilégier dans sa poésie les multiples modalités d’incrustation, pourrait-on dire, du temps, de son épaisseur événementielle, dans le plus charnel, le plus tangible du contexte spatial, l’île caribéenne, c’est en arpenter la terre pour mieux en « [réciter] son savoir20 », pour mieux en donner à sentir « les cicatrices des cannes dans les tibias noirs toujours21 » ou le « labour » qui « sert aux plaies » et « convient au supplice22 », avec toujours dans la voix pour « dénouer ce temps » l’impérieuse exigence « d’avoir / Pour balance la mer et pour mesure le sel noir / Ensemencé du sang des peuples qui périrent23 »…

Le nouage temps-espace, trace mémorielle et tracé paysager s’impose d’évidence ici avec une forme de démultiplication des images et de télescopages des plans temporels qui semblent surtout converger vers le même point de fuite central, l’histoire des Antilles, de la traite à l’esclavage et au marronnage notamment, mais pas seulement puisque les cris de l’aujourd’hui y résonnent aussi. Force est de constater, du moins, que l’histoire est captée et rendue sensible de façon saisissante, et par l’intensité de reprise de certains motifs qui rythment tous les premiers recueils (sel, noir, mornes, ravines, rivage, mer…), et par les continuels cadrages sur ce que Glissant nomme le « penser-terre24 », addition ici d’attache au plus concret du paysage qui soit, nommée et renommée sans fin, et d’aimantation persistante à la matière tragique de l’histoire des Antilles. Le paysage se fait ainsi, dans le poème, concentré de mémoire, nullement miroir par contre, plutôt chair vibrante de toutes les rémanences de l’avant ou des saveurs de l’aujourd’hui. À cet égard d’ailleurs, le propos de Glissant, lorsqu’il évoque le monde caribéen dans ses essais, se révèle particulièrement éclairant :

La signification (« l’histoire ») du paysage ou de la Nature, c’est la clarté révélée du processus par quoi une communauté coupée de ses liens ou de ses racines […] peu à peu souffre le paysage, mérite sa Nature, connaît son pays. Approfondir la signification, c’est porter cette clarté à la conscience. L’effort ardu vers la terre est un effort dans l’histoire. Il n’y a pas ici de matière donnée qui soit sauve de la passion du temps25.

L’imaginaire du paysage antillais, tel qu’il se décline dans l’œuvre poétique glissantienne, en ce sens, nous confronte toujours à l’histoire, lui donne forme, souffle et en témoigne poétiquement en inscrivant, dans le champ de vision offert par les textes, et dans une même continuité de présence, toute la profondeur de perspective des paysages évoqués comme le bougé considérable des strates et processus temporels qui ont façonné la Caraïbe.

Bref, le dire poétique de l’histoire se manifeste ici dans ce travail de congruence temps/espace, temps spatialisé pris dans les dimensions les plus tangibles du monde caribéen, incarné par les réalités les plus concrètes du paysage antillais, un dire qui associe donc les dynamiques de l’imaginaire et du symbolique à toutes les ressources de résonance du sensible.

Mais se surajoute à cela chez Glissant le choix délibéré de travailler dans la déshadérence, et parfois même souvent à l’écart des registres et types d’écriture les plus privilégiés par les poètes lorsqu’ils tiennent à prendre en charge l’expression de l’histoire. En effet, l’épique, le tragique ou la déploration élégiaque du tombeau par exemple, sont certes sollicités, mais dès les premiers recueils ils se trouvent comme déclôturés de leur socle définitionnel courant, leurs caractéristiques majeures en partie déconstruites, registres et « catégories » littéraires dès lors réengagés hors de leur atavisme formel autant qu’idéologique, réinventés avec d’autres assises et selon d’autres logiques, en tout cas clairement réactivés et repensés selon d’autres paradigmes et avec d’autres enjeux et exigences.

Si l’on s’attarde d’abord sur la notion d’épique, il est sûr que si Glissant en explore et en exploite, une part du moins, du contenu proprement « anthropologique », avec l’entreprise d’anamnèse, la volonté de « revivifier » l’histoire comme de faire ressurgir la voix du collectif et la pratique rétrospective autant que prospective qui la distinguent, l’ethos glissantien ne s’accommode aucunement par contre de tout ce qui relève d’une inféodation idéologique (constitution d’une nation, hymne de fondation, par nature de fait, parole d’exclusion et de repli identitaire), ou encore des principes et topoï réducteurs ou même mensongers d’une geste héroïque par trop oublieuse du charroi de l’histoire non officielle, celle des oubliés, des humbles, du commun, celle des vaincus et des dominés, celle d’une non-histoire, « naufragée » notamment « dans l’Histoire coloniale26 ». Ni credo guerrier d’une « identité à racine unique et exclusive de l’autre27 », ni recours au sublime d’une imagerie héroïque, ni archaïsme de mythes fondateurs, ni liturgie de conquérants, ni scénographie cérémonielle de l’odyssée des « migrant(s) armé(s)28 », l’archéologie du passé propre à l’épique tel que le promeut Glissant renvoie bien à une tout autre conception et à une tout autre vision que celle que nous connaissons habituellement.

En effet, si l’on se réfère par exemple à l’œuvre épique la plus caractéristique de Glissant, Les Indes (1955-1956), grande geste poétique consacrée à la conquête des Amériques et déployant l’odyssée ici polyphonique des « Écumeurs29 » « marins » et « conquérants »30 d’abord, « Grands Découvreurs31 », pilleurs, massacreurs et « marchands de chair32 », celle des « transhumants » déportés, puis celle des « héros sombres » Toussaint ou Dessalines, jusqu’au chant d’« âpre douceur » enfin de l’horizon de « La relation »33 ; il y a bien dans Les Indes un réinvestissement du genre, mais avec le choix d’une dynamique des voix dont le déroulé autant que l’ampleur tragique et éclatante fait clairement justice à une histoire contée « à parts égales34 ». Ce qui veut dire que la pluralité des points de vue, des perspectives, des vécus, des schémas mentaux et des consciences, qu’il s’agisse de l’épopée criminelle et « (fameuse)35 » des vainqueurs comme de la « contre-épopée36 » des vaincus, chant de mort de peuples crucifiés, vendus, troqués, voués au « vieux serment de ne pas être37 », cette pluridimensionnalité chère à Glissant, bref, cette « vision prophétique » et englobante « du passé38 » permet que surgisse dans toute sa bigarrure « l’unité diffractée […] qui constitue les Antilles39 ». Tout ici donc coexiste, prend chair et présence, dans un foisonnement de complexe interdépendance qui ouvre pleinement à « la Relation (dans tous les sens du terme, récit comme témoignage, contact et mise en rapport) des histoires40 » et par là même ouvre au Divers, cela qui « signifie l’effort humain vers une relation transversale, sans transcendance universaliste41 »…

D’évidence, la topographie des Indes croise sources, matériaux, motifs, représentations et récits. Elle en repense, déplace et déconstruit les mythes, les imaginaires et les rêves (terme d’ailleurs récurrent dans le texte), elle tient concert des « traces-mémoires42 » les plus diverses et donne parole aux rémanences de tout l’avant fondateur dans une forme de dire-avec et de dire-ensemble qui fait résolument émerger un autre registre de l’épique43, celui qui « aujourd’hui notamment prononce le partage, la dispersion du récit et, contre l’Histoire, la rencontre enfin des histoires des peuples44 »… Cet épique-là trouve ainsi sens et valeur dans l’affirmation d’un composite de voix, d’éléments de narration et de régimes de référentialités différents qui offre une mêlée d’histoires en mesure de « [présumer un] demain partagé45 ». Dans Les Indes (comme dans nombre de ses autres recueils d’ailleurs), Glissant poète, « obscur témoin46 », fait donc « travailler » ensemble les pires cauchemars de « L’Antan47 », génocide, déportation, esclavage, comme le matériau héroïsant, mais lacunaire de l’histoire officielle, les multiples résistances des rebelles, quimboiseurs, nègres marrons, libérateurs et braves parfois « de terrible mémoire », comme « l’oraison de gloire » des « Découvreurs »48… De ce fait, il évoque bel et bien « l’Inde de souffrance » comme celles « du rêve49 » ou de l’aujourd’hui, dans l’ample pluriel vivant ici d’un texte toujours à dessein polyphonique, un texte qui, loin d’exprimer quelque mythe fondateur que ce soit, se veut plutôt critique. Et Glissant, au moyen de cet épique à voix multiples, invente, « prévoit (même) […] un devenir partagé » capable enfin de « porter à la communauté »50.

Le poème épique glissantien, s’il évoque une « histoire qui n’est nulle par donnée51 » (n’oublions pas qu’il fut écrit et publié dans les années 1950), s’il prête attention également aux mémoires recomposées, le plus souvent forcées, de l’histoire officielle, s’il n’oublie aucunement le poids du vivre ici et maintenant et encore moins la tâche de solidarité qui nous unit au futur, tente surtout de donner naissance à un régime lyrico-narratif propre à ouvrir de nouveaux principes d’intelligibilité du passé et propre aussi à poser à nouveaux frais des questionnements essentiels, tant politiques qu’éthiques. En reconfigurant les possibles énonciatifs, en privilégiant une logique qu’on pourrait qualifier de tensionnelle et de relationnelle, jamais limités à la facilité du syncrétique et encore moins à celle de l’uniformisation, Glissant poète, dans un salutaire jeu de déplacements des genres, formes et registres, tisse une toile interprétative au moyen de laquelle il tente de refonder non des mythes, non une éventuelle nation, mais bien une communauté, et plus même, car « notre nécessité aujourd’hui, [c’est d’]affirmer, non une communauté face à l’autre, mais en relation à l’autre52 ».

Cette plongée dans l’histoire à travers l’épique permet clairement ainsi de repenser le sens du collectif, les modalités du vivre-ensemble, mais on peut également noter que le registre tragique, souvent corrélé d’ailleurs à l’épique, le registre tragique, tel qu’utilisé par Glissant, c’est-à-dire comme « une musique de l’obscur » des plus puissantes, participe tout aussi bien d’un même enjeu, entre fonction de « dévoilement » et de « connaissance », véritable « levier de conscience »53 vers un futur de partage et de relation.

Car Glissant, certes, mobilise le tragique, mais il l’ancre dans un cadre qui en circonscrit les aspects pour lui inacceptables, et notamment la figure imposée du héros-modèle luttant contre le Fatum, destin funeste qui le mène au sacrifice. Aujourd’hui en effet, outre que « la notion de fatalité cède à celle d’historicité54 », outre qu’il n’est plus de mise d’évoquer un temps si pétrifié et de telles actions ritualisées, le registre tragique participe pleinement d’une dynamique tant littéraire qu’existentielle pourrait-on dire, et s’avère même plutôt fécond, en n’entravant en rien, bien au contraire, les multiples possibles ouverts du devenir. Bref, reconnaissons que pour Glissant, en ce temps de crise qui est le nôtre, « il y a […] matière […] à un nouvel approfondissement du Tragique et de l’Épique, débordés loin du cadre d’une civilisation ou d’une culture élues55 ».

Entre poésie et histoire, dans la hantise du passé, dans le déploiement de cris de voix diverses résonnent bien chez Glissant une ambition, un vouloir de connaissance comme la quête, la vocation même d’un à-venir qui serait celui d’une « communauté-monde56 », idéal utopique certes, mais ne savons-nous pas à quel point « rien ne se fait sur terre de valable sans utopie57 » ?

En tout cas, et c’est particulièrement précieux pour nous ici, Glissant, praticien du texte et de la mémoire, « casseur de pierre du temps58 » comme il le dit lui-même, ne cesse d’affirmer, de témoigner, de prouver même combien la poésie peut ouvrir les imaginaires et les consciences, combien elle peut être et est selon lui « au principe du rapport au monde59 », de notre rapport au monde et à l’altérité, combien enfin elle est à même de nous éveiller au défi d’un « vivre-en-relation60 ».

Bibliography

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Levinas Emmanuel, Noms propres. Agnon, Buber, Celan [et al.], Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche. Biblio Essais », 1987.

Notes

1 Édouard Glissant, « Solitaire et solidaire. Entretien avec Philippe Artières », in Le Bris Michel et Rouaud Jean (dir.), Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007, p. 77. Return to text

2 Édouard Glissant, Soleil de la conscience, Paris, Gallimard, coll. « Poétique », 1997, p. 14. Return to text

3 Emmanuel Levinas, Noms propres. Agnon, Buber, Celan [et al.], Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche. Biblio Essais », 1987, p. 142. Return to text

4 Voir à ce sujet le très beau livre de Rachel Ertel, Dans la langue de personne. Poésie yiddish de l’anéantissement, Paris, éditions du Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 1993. Return to text

5 Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, « Folio. Essais », 1997, p. 229. Return to text

6 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence africaine, coll. « Poésie », 1994 [1947], p. 53. Return to text

7 En référence à une formule de Maurice Blanchot soulignant combien le rôle de l’écrivain est de « s’unir à l’histoire ». Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 115. Return to text

8 Édouard Glissant, Le Sang rivé, in Poèmes complets, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1994, p. 27. Return to text

9 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 64. Return to text

10 Ibid., p. 33. Return to text

11 Édouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 245. Return to text

12 Édouard Glissant, Le Sel noir ; Le Sang rivé ; Boises, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1995, p. 21. Return to text

13 Id. À noter que ce sont les premiers mots d’adresse (« à toute géographie torturée ») du premier recueil publié… Return to text

14 Ibid., respectivement p. 38, 25, 25 et 33. Return to text

15 Patrick Chamoiseau, Césaire, Perse, Glissant. Les liaisons magnétiques, Paris, Philippe Rey, 2013, p. 81. Return to text

16 Édouard Glissant, Le Sang rivé, op. cit., p. 38. Return to text

17 Ibid., p. 39. Return to text

18 Édouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 237. Return to text

19 Ibid., p. 32. Return to text

20 Édouard Glissant, Le Sel noir, op. cit., p. 77. Return to text

21 Id., Le Sang rivé, Le Sel noir, op. cit., p. 27. Return to text

22 Id., Le Sel noir, op. cit., p. 117. Return to text

23 Ibid., p. 113. Return to text

24 Édouard Glissant, Le Sang rivé, op. cit., p. 31. Return to text

25 Édouard Glissant, L’Intention poétique, Paris, Gallimard, coll. « Poétique », 1997, p. 190. Return to text

26 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1993, p. 38. Return to text

27 Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1996, p. 23. Return to text

28 Ibid., p. 14. Return to text

29 Édouard Glissant, Les Indes, in Poèmes complets, Paris Gallimard, coll. « Blanche », 1994, p. 112. Return to text

30 Ibid., respectivement p. 119 puis p. 129. Return to text

31 Ibid., p. 109. Return to text

32 Ibid., p. 139. Return to text

33 Ibid., respectivement p. 144, 155, 165 et 159. Return to text

34 En référence bien sûr au très bel essai de Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (xvi-xviie siècle), Paris, éditions du Seuil, 2011. Return to text

35 Édouard Glissant, Les Indes, op. cit., p. 115. Return to text

36 En référence à la thèse d’Inès Cazalas, « Contre-épopées généalogiques : fictions nationales et familiales dans les romans de Thomas Bernhard, Claude Simon, Juan Benet et António Lobo Antunes », thèse de doctorat en littérature comparée, sous la direction de P. Dethurens, université de Strasbourg, 2011. Return to text

37 Édouard Glissant, Les Indes, op. cit., p. 157. Return to text

38 Édouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 227. Return to text

39 Ibid., p. 226. Return to text

40 Ibid., p. 276. Return to text

41 Ibid., p. 327. Return to text

42 Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002, p. 139. Return to text

43 On pourrait penser ici à ce que Florence Goyet nomme les « épopées refondatrices »… (cf. projet Épopée). Return to text

44 Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, op. cit., p. 79. Return to text

45 Édouard Glissant, L’Intention poétique, op. cit., p. 191. Return to text

46 Édouard Glissant, Le Sel noir, op. cit., p. 100. Return to text

47 Ibid., p. 147. Return to text

48 Édouard Glissant, Les Indes, op. cit., respectivement p. 149, 165 puis 159. Return to text

49 Ibid., p. 139. Return to text

50 Édouard Glissant, L’Intention poétique, op. cit., respectivement p. 201 puis p. 191. Return to text

51 Édouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 778. Return to text

52 Édouard Glissant, L’Intention poétique, op. cit., p. 199. Return to text

53 Ibid., respectivement dans cette phrase, p. 196, 195, 198 et 216. Return to text

54 Ibid., p. 197. Return to text

55 Ibid., p. 199. Return to text

56 Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, op. cit., p. 79. Return to text

57 Ibid., p. 100. Return to text

58 Édouard Glissant, Le Sel noir, op. cit., p. 35. Return to text

59 Ibid., p. 102. Return to text

60 Formule de Glissant reprise par Chamoiseau dans nombre de ses ouvrages, essais comme récits. Return to text

References

Electronic reference

Évelyne Lloze, « Poésie et histoire, entre œuvre de mémoire et œuvre de communauté : l’exemple de Glissant », Nouveaux cahiers de Marge [Online], 5 | 2022, Online since 10 octobre 2022, connection on 27 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/marge/index.php?id=475

Author

Évelyne Lloze

CELEC, UJM, Saint-Étienne

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