I. Fragments de l’histoire contemporaine : Requiem, « L’Insurrection au-delà des chênaies », « Dans un tourbillon de neige »
Dans un entretien accordé à Jean-Pierre Vidal en avril 1989, Philippe Jaccottet signale le caractère « exceptionnel » dans son œuvre des poèmes écrits en réaction à des moments historiques et en dénombre trois : « L’Insurrection au-delà des chênaies » et « Dans un tourbillon de neige », poèmes de L’Ignorant « dictés par une réaction assez violente aux événements de l’insurrection hongroise en 1956 », ainsi que Requiem, long poème paru en 1947 en Suisse chez Henry-Louis Mermod, inspiré par « la mort de jeunes otages français dans le Vercors1 ». Comme le remarque Hervé Ferrage, il est significatif « que ces […] seules concessions de la poésie à l’actualité soient placées sous le signe de la violence guerrière, de la destruction et de la mort2 ». L’histoire n’est donc pas tout à fait absente de la poésie de Philippe Jaccottet. Pourtant, même dans ces trois exemples où l’événement historique – d’après l’auteur en personne – est à l’origine de l’écriture poétique, les faits ne sont pas directement nommés.
Le refus de nommer
Requiem, nous apprend Philippe Jaccottet dans les « Remarques » qui suivent la réédition du texte en 1991, fut inspiré par « une liasse de photographies qui montraient des cadavres de jeunes otages ou de jeunes maquisards du Vercors torturés puis abattus par les Allemands3 ». Cette prose rétrospective offre trois clefs de lecture : celle de la violence, comme le suggèrent les participes « torturés » et « abattus », celle du scandale de la jeunesse des morts et celle de l’histoire, évoquée par la mise en présence de deux opposants, les maquisards et les Allemands. Néanmoins, seuls la violence et le scandale de la jeunesse sacrifiée figurent dans le texte de Requiem. Ainsi le poète insiste-t-il sur la jeunesse des morts, qualifiés de « trop jeunes morts », « garçons », « fils » ou « enfants », à travers la répétition du vocatif de lamentation « ô jeunes morts ». La violence, quant à elle, est dite sans dire le combat, par l’évocation des corps mutilés. Le poème se construit en effet sur une opposition entre un univers sensuel et bucolique perdu et la réalité absurde du corps gâché par la mort :
Enfants écorchés vifs !
Écorchés,
c’est-à-dire la peau des joues livrée aux ongles sales,
tirée, puis arrachée,
et lacérées les lèvres embrasseuses,
[…]
et dans la bouche où les oranges fondaient
ces couteaux enfoncés,
plantés dans les gencives,
au moins pitié pour les yeux qui regardent4 !
De la guerre, toutefois, nulle mention n’est faite. Si, d’une part, l’identité des jeunes garçons, niée par la mort, est noyée dans des pluriels indéterminés (« ils », « enfants », « jeunes morts ») et devient même objet de questionnement douloureux (« Qui sont-ils, de quel nom les appeler ? »), les Allemands, d’autre part, ne sont pas désignés comme tels. Au contraire, c’est par le même pronom, « ils », que le poète les mentionne sobrement : « ils vous ont jetés / à la vieille nuit tigre5 ».
Dans « L’Insurrection au-delà des chênaies » s’esquisse la narration d’un combat entre « l’homme sans nom » et « un taureau tout en armes », dans un univers urbain suggéré par les mots « rue » et « asphalte »6. Il s’agit en réalité du récit d’un affrontement entre un manifestant et un char conduisant à la mort du premier, dans les rues de Budapest. Seul le mot « insurrection », dans le titre, suggère le lien avec l’événementiel, avec l’histoire en train de se produire. Adoptant la même manière que dans Requiem, Philippe Jaccottet insiste plutôt sur la violence portée sur le corps, qui est désarticulé, privé de sa cohérence : « enfonce dans l’asphalte tête et corps », « [le crâne] s’écrase ». Les subordonnées relatives « où tant de rêve trouvait place » et « où naguère le fugace amour courait » mettent en lumière le scandale de l’abîme entre les aspirations humaines et la puissance négatrice de la guerre. Le poème suivant, « Dans un tourbillon de neige », évoque plus sobrement encore des « cavaliers » face à un « pesant monstre ». Comme dans Requiem, la désignation des protagonistes par le pronom indéfini « ils » – qui est ici mis en relief par un procédé anaphorique – signale le refus de nommer.
Abstraire la poésie des contingences historiques
Cette réserve dans ses œuvres s’explique en premier lieu par la conception même que Philippe Jaccottet se fait du rôle de l’écrivain, et plus particulièrement du poète : la poésie est hauteur en ceci qu’elle induit une abstraction des contingences, pour s’adresser à tous. Le refus de nommer ne signifie pas que l’histoire ne peut imprégner l’œuvre, mais que celle-ci, pour s’inscrire dans la durée, pour être œuvre « majeure », doit proscrire la mention, la réduction de son propos à une circonstance :
On peut se demander si l’écrivain simplement doué, plus ou moins doué (comme la plupart d’entre nous), a ou non le devoir de « s’engager ». Oui. Mais il est certain que les œuvres majeures ne sont liées qu’à elles-mêmes (dans le temps de leur élaboration), et que ce sont elles, finalement, qui parlent le plus longtemps et au plus grand nombre7.
La distance – mise en relief par les guillemets – avec laquelle Philippe Jaccottet mentionne la question de l’engagement amorce le déplacement de l’enjeu poétique sur le terrain de la morale. En effet, dans le sillage des événements du début du xxe siècle, la mention de l’histoire – ou plus précisément de ce qui est pressenti comme appelé à devenir historique – se lie intrinsèquement à celle de l’engagement politique. Alors que la plupart des auteurs partagent la conception sartrienne de l’engagement définie en 1948 dans Qu’est-ce que la littérature ?, Philippe Jaccottet ne manque pas de faire entendre, dans ses articles de revue notamment, un appel au recul et à la distance critique. Il s’indigne du reproche fait à certains auteurs de vivre en retrait du monde politique8, s’insurge contre les « écrivains contemporains » qui « ont abusé de l’événement à des fins méprisables9 », s’inquiète d’« une certaine forme d’esprit de parti10 » qui règne dans les milieux de la critique littéraire. La méfiance vis-à-vis d’une poésie « de dénonciation ou de proclamation11 » ancre donc plus profondément encore son refus de l’exploitation poétique explicite d’un fait historique :
[J]e ne crois pas qu’il y ait de poésie valable qui ne naisse d’une vulnérabilité au monde extérieur, donc aussi aux événements de l’histoire. Seulement, de là à en faire le thème même de l’œuvre, il y a un très grand pas, puisque l’on n’est pas véritablement dedans, que l’on est qu’un spectateur, et que neuf fois sur dix, dans ces cas-là, il n’en sort qu’une poésie de tract, une poésie moralisante et qui ne tient pas durablement, ne mérite pas durablement le nom de poésie12.
Ainsi, la réticence vis-à-vis d’une poésie mentionnant explicitement l’histoire résulte à la fois de la définition de la poésie par la hauteur et de la méfiance face à l’instrumentalisation complaisante des horreurs de la guerre.
« Pleurer ne creuse pas de graves plaies »
Le silence résulte plus fondamentalement encore d’une conscience aiguë de l’abîme séparant l’homme qui subit l’histoire de l’écrivain qui l’observe. Ce motif est déjà présent dans Requiem, où toutefois le scandale porte davantage sur la séparation entre les morts et les vivants :
C’est le dortoir des morts. Et moi, comme un voleur,
je voudrais leur cacher ma trop visible vie13…
Ici, le verbe « cacher » signale un renversement de l’obscène : ce n’est plus la liasse de photographies qui est scandaleuse, passée sous le manteau, mais bien la vie même du poète qui continue, là où celle des autres s’est arrêtée.
Entre Requiem et « L’Insurrection au-delà des chênaies », cette prise de conscience devient l’objet même du poème. En effet, ce poème de L’Ignorant donne à entendre une méditation sur la parole, sur son échec. Le texte s’ouvre et se clôt ainsi sur deux quatrains où le poète réfléchit sur la vanité de son propos :
Autre chose est de proclamer le deuil
dans l’enceinte abritée de ces montagnes,
autre chose de sortir sur le seuil
pour affronter l’atrocité qui gagne.
[…]
Songes tranquilles sous l’abri des chênes :
pleurer ne creuse pas de graves plaies,
crier ne rompra pas la moindre chaîne :
rien ne franchit les frontières bouclées14.
Entre le manifestant et le poète, les montagnes et les chênaies représentent un obstacle à la communion par la parole. Les montagnes, notamment, forment une « enceinte abritée », mais protègent seulement de la réalité du combat et non de sa vision : en cela elles sont « transparentes15 ». Dans une certaine mesure, cette enceinte abritée est le poème lui-même, de forme circulaire. Les rimes croisées renforcent l’impossibilité de la rencontre que signale le parallélisme « autre chose […] autre chose » dans le premier quatrain. La réflexion sur le langage prend la forme de définitions gnomiques au présent, où l’ignorant se pare d’au moins une certitude, celle de la vanité de sa parole. De fait, l’abîme entre le poème et la violence du réel est une angoisse récurrente pour Jaccottet, qui écrivait déjà en 1950 dans sa correspondance avec Gustave Roud : « Quelle drôle de figure fait le maigre solitaire, ce timide rôdeur de haies, à combiner ses petits mots quand il y a tant de grands problèmes16 ! ». En 1974, les huit poèmes de « Parler » dans Chants d’en bas17 adopteront le même effort de définition que « L’Insurrection au-delà des chênaies », pour dire cette fois la fragilité de la poésie dans l’épreuve du deuil.
À la méditation sur l’inutilité des propos face à la violence se joint la pudeur de l’écrivain, qui se refuse à décrire les atrocités, estimant que c’est assez qu’elles soient vécues. Souvent dans les textes, Jaccottet s’intime ainsi le silence, exigeant en creux la même pudeur de la part de son lecteur. Dans « L’Insurrection au-delà des chênaies », le dernier quatrain interrompt, en un geste de volte-face caractéristique, la tentative de récit de la mort du manifestant. C’est un geste de méfiance vis-à-vis d’une écriture complaisante devant l’horreur : la même année, en 1956, Philippe Jaccottet écrit par ailleurs dans son discours de remerciement pour le prix Rambert : « je ne veux pas insister sur l’atrocité des événements qui nous ont oppressés et nous oppressent encore : la souffrance des autres devient un peu trop aisément l’argument d’une paisible démonstration18 ». D’autres exemples témoignent de la continuité de cette réticence dans son œuvre : en 1961, dans L’Obscurité, le personnage du disciple, qui a vu des « barricades », refuse de s’étendre sur le sujet : « Il y avait bien de quoi frémir : je passe rapidement là-dessus. Personne n’a besoin que je lui montre ces choses19 ». En 1994, dans « Après beaucoup d’années », prose rétrospective qui s’ouvre sur le poids du malheur et la violence des événements passés, Philippe Jaccottet met en exergue un danger de banalisation, d’acceptation passive de l’atroce : « Tout cela n’est que trop visible, criant. Tellement exhibé, d’ailleurs, crié si haut que beaucoup s’y habituent, que chacun risque de s’en accommoder20. »
Sang et décombres
La destruction, pour ne pas être désignée, nommée, circonstanciée, va tout de même être dite à travers des évocations récurrentes d’éléments métonymiques. Comme le souligne José-Flore Tappy dans la notice d’Airs, le poète, « cherchant la précision du détail », « remplace “ruine”, “terreur”, “destruction”, “vide”, “espace” par des éléments visuels et concrets : la fumée, la terre en hiver, les abeilles21 ». Concernant l’histoire, deux métonymies nous semblent particulièrement signifiantes : celle du sang et celle des décombres.
Le sang, d’une part, illustre l’histoire événementielle, le surgissement de la violence. Dans Requiem, le sang est présent dès l’épigraphe empruntée à L’Enfer de Dante ; dans le corps du texte, il réapparaît ensuite lorsqu’il est question des corps des jeunes morts comme « jarres filées de sang » aux « derniers bonds ensanglantés », avec des « yeux saignants ouverts »22. Dans « L’Insurrection au-delà des chênaies », le « sang » qui se fraie un passage rime avec « instant » : manière de souligner la fulgurance de l’événement et de la mort qu’il suscite.
La métonymie des décombres – explicitée dans le remerciement pour le prix Rambert, où l’auteur mentionne les « décombres de la guerre23 » – signale la destruction visible et palpable au sortir de la guerre, mais aussi la réduction en poussière des bâtiments, des villes, des civilisations qui les ont bâties, au plus long terme. Débris, poussière, cendres, sable : tout le vocabulaire de l’infime, du résidu et de la poudre permet à l’écrivain de matérialiser poétiquement sa vision de l’histoire.
II. L’histoire, dispersion du friable
La poussière, décantation de l’éphémère
La métonymie de la poussière permet de suggérer poétiquement la vision de l’istoire de Philippe Jaccottet, qui est une perception teintée de nostalgie de la finitude linéaire des êtres et de l’entropie des civilisations, par opposition au cycle des saisons.
La vision des décombres de la guerre permet ainsi au poète d’accéder à un savoir paradoxal, qui se fonde sur sa propre inutilité puisqu’il repose sur la reconnaissance du caractère éphémère de tout objet réel :
De ces années de destruction, peut-être finira-t-on par retirer au moins une espèce de savoir, après qu’elles auront anéanti quelques très solides illusions. Celui qui se croyait puissant s’apercevra qu’il dormait sur le fil du rasoir : qu’il ne se retourne pas en rêve, ou ses draps seront vite empoissés et rouges ; celui qui admirait, marchant dans une ville, la fermeté de ses assises et la vieillesse de ses énormes monuments comprendra que les plus lourdes pierres, entassées les unes sur les autres selon des lois qui paraissaient très fortes, ne furent en définitive que des coalitions de poussière24.
Ce texte est extrait d’un article publié en 1952 dans la revue Pour l’Art, repris ensuite dans les Observations. La métaphore du « fil du rasoir », signalant l’incertitude du sort de chacun, est un motif homérique – c’est l’image employée par Nestor, au chant X de L’Iliade : « Mais le besoin est vraiment trop terrible qui accable les Achéens. Leur sort, à tous, à cette heure est sur le tranchant du rasoir : pour les Achéens, est-ce la fin cruelle ? Est-ce le salut25 ? ». Le renversement de situation est également suggéré par l’association des deux images métonymiques précédemment évoquées, celle du sang (« draps […] empoissés et rouges ») et celle de la poussière : nul homme, aussi puissant soit-il, nul bâtiment, aussi solide soit-il, ne sont indestructibles.
Ce paradoxe du savoir portant sur la destruction se traduit dans un poème de L’Ignorant par l’emploi du participe présent « sachant », qui introduit des propositions complétives portant sur l’anéantissement du monde réel :
sachant que les plus hauts murs sont des alliances de poussière
[…]
sachant que si je monte aux belvédères suburbains,
la ville ne sera plus qu’un peu de braises fumantes,
je n’accueillerai plus ces figures terrifiantes
et je marcherai encore bien que ce soit déjà l’hiver
et que le fleuve ait emporté les derniers souvenirs d’hier…
J’habiterai moins tremblant ces forteresses de sable,
car je n’ai plus désir que d’une chose insaisissable,
cette parole dite dans un souffle à la bouche qui attend
et cette brume une seule seconde sur l’astre des yeux brûlants26…
Pour saisir pleinement la portée de cette révélation, le poète doit s’éloigner du bruit, de l’activité de la ville et de ses semblables. C’est ce que suggère le système conditionnel « si je monte […] la ville ne sera plus qu’un peu de braises fumantes ». Cet éloignement est suggéré par un double mouvement, à la fois horizontal et vertical : « monte aux belvédères suburbains ». Il s’agit d’une élévation, que l’on trouve déjà thématisée dans L’Effraie, où le poète se rend « un étage au-dessus des jardins de poussière27 ». Le poème joue sur des effets de renversement entre l’indestructibilité présumée des « plus hauts murs » ou des « forteresses » et la dispersion, l’impondérabilité de la poussière. Cette projection de la pensée se resserre, de la proposition attributive (« les plus hauts murs sont des alliances de poussière ») à l’oxymore (« forteresses de sable »). Elle est d’autant plus saisissante qu’elle est métonymique, et non métaphorique : les bâtiments sont réellement et irrémédiablement voués à la dispersion infinitésimale.
Dès lors, en raison de cette perception paradoxale de l’histoire comme dispersion de débris, le poète dans sa vocation fait face à un déchirement, entre la tentation du désespoir ou au contraire l’éloge de la beauté impondérable des cendres.
« Comment chanterait-on sous ces pierres friables ? »
La tentation du désespoir surgit de la lassitude entraînée par la vision macabre de l’histoire comme « fatras de vieilleries, […] immobile dégringolade de masques, d’ossements et de rognures28 », aggravée par le sentiment de l’inutilité de la parole. Comme nous l’a montré l’étude de « Dans les rues d’une ville où je n’habite qu’en image », le regard que le poète porte autour de lui transforme chaque objet en poussière en devenir, en statue de sable. Ces accumulations de poussières revêtent un poids écrasant pour l’esprit, deviennent enclume. Ainsi Philippe Jaccottet décrit-il, dans « Après beaucoup d’années », « une masse considérable », « une espèce de montagne, en effet, dont la pensée a du mal à faire le tour, le cœur à soutenir le poids »29.
L’érosion dont Philippe Jaccottet constate l’inéluctabilité se charge axiologiquement, devient regrettable déclin : c’est la tentation d’une nostalgie passéiste. Le poète fait part de l’émotion qui le gagne devant le sens du sacré présent chez les civilisations égyptiennes et mésopotamiennes, en contraste avec le désintérêt qu’il constate amèrement chez ses contemporains. Ce constat n’est pas exempt de romantisme, mais il convient de préciser lequel. La nostalgie est en effet l’âme du romantisme, et le passéisme est l’une des nombreuses teintes que prend la palette du romantisme européen. Néanmoins, le scepticisme de Philippe Jaccottet fauche les envols élégiaques de ce passéisme, rappelant que nul retour en arrière n’est possible. Il se rapproche plutôt des romantiques allemands, dont le désir, comme le rappelle Laurent von Eynde, se porte vers un âge d’or « à venir30 ». La différence entre Jaccottet et les romantiques allemands réside dans l’aggravation de la crise, la perte de l’assurance qui permettait de croire en la capacité de la poésie à faire advenir cet âge d’or.
La négativité et le désespoir suscités par l’enfouissement projeté de tout être et de toute réalisation humaine, Jaccottet les retrouve chez un Beckett, au sujet duquel il écrit en décembre 1990, dans une note de ses cahiers : « Peut-être me faudra-t-il reconnaître un jour que Beckett a dit la vérité même de notre temps ? Une clownerie funèbre31. » Jaccottet cite ensuite précisément la description que fait Clov de la « cendre » derrière la fenêtre, dans Fin de partie. Nous retrouvons donc ici, unissant les deux écrivains, le motif des cendres et de la poussière – Cendres est par ailleurs le titre d’une pièce radiophonique de Beckett, diffusée en 1966. Néanmoins, dans la modélisation du « peut-être » et la remise en question plus loin dans le texte d’« une sorte de parti pris du néant » chez le dramaturge irlandais, on devine chez Jaccottet un mouvement contraire, qui serait celui d’une espérance : la quête, dans l’omniprésence de débris, d’une envolée, d’une trouée d’air.
« Fêter de la poussière allumée »
L’anticipation de la réduction des villes en poussière est un motif mélancolique, mais elle peut aussi être consentie, comme dans « Notes pour le petit jour » :
Des femmes crient dans la poussière. Car chanter,
comment chanterait-on sous ces pierres friables ?
La ville avec ses bruits, ses grottes, sa clarté
n’est qu’un des noms pour ces grands empires de sable
dont le dernier commerce est d’ombre et de lumière.
Mais toujours, sur ces gouffres d’eau, luit l’éphémère…
Et c’est la chose que je voudrais maintenant
pouvoir dire, comme si, malgré les apparences,
il m’importait qu’elle fût dite, négligeant
toute beauté et toute gloire : qui avance
dans la poussière n’a que son souffle pour tout bien,
pour toute force qu’un langage peu certain32.
Ce poème de L’Ignorant suggère la possibilité d’un chant dans la poussière, à travers des figures féminines indéterminées qui évoquent des pleureuses, déjà présentes dans Requiem. Comme « Dans les rues d’une ville où je n’habite qu’en image », le texte abonde en oxymores (« pierres friables », « grands empires de sable ») et en négations restrictives qui miment la projection sceptique par la pensée de la démolition à venir. Néanmoins, ce retournement est double : il est aussi éloge paradoxal de ce qui n’est presque rien. Le premier renversement, angoissant, invite au mutisme (« Comment chanterait-on […] ? »), mais le deuxième célèbre la fragilité du monde, et du chant. Dans les deux poèmes, la possibilité du chant est matérialisée par le « souffle », qui est un seuil franchi entre l’imperceptible et le sensible. Dès lors, quoique « peu certain », le langage est raffermi. Dans le premier poème, cette assurance se traduit par l’emploi des futurs (« je marcherai », « j’habiterai ») et l’évocation du « désir », signe de vie ; dans « Notes pour le petit jour », elle est suggérée par le rejet de « Pouvoir dire » en tête de vers et la tournure proverbiale « qui avance dans la poussière / n’a que son souffle pour tout bien […] ».
Plus tard, dans Airs, qui paraît en 1967, ce chant devient même celui de la fête :
Monde pas mieux abrité
que la beauté trop aimée,
passer en toi, c’est fêter
de la poussière allumée33
Comme le relève Hervé Ferrage, la poussière n’est plus « un signe funèbre et oppressant », mais « une chose légère et brillante34 ». Le poète n’emploie pas cette fois de négation restrictive, mais associe la poussière et la lumière au plus près l’une de l’autre, dans un poème qui prend lui-même la forme d’un éclat vif et transitoire.
Est possible alors un consentement non à la violence de l’histoire, mais à son éparpillement progressif, puisque la beauté même réside dans le fragile et l’éphémère. C’est aussi une nouvelle éthique, celle de la précarité et de la prudence. Le 10 mai 1957, dans un article intitulé « Comment lire la poésie35 », Philippe Jaccottet la formulait par des oppositions métaphoriques restées célèbres : celles de la bougie contre la bombe à hydrogène et de la graine contre le tonnerre36.
Le poète refuse la stagnation désolée, la pétrification. Face à la pullulation des poussières, il ne propose pas de faire un inventaire, ni de détourner le regard, mais de rester disponible, comme il l’exprime au sujet d’un apologue tiré du Livre de l’épreuve d’Attar, à la fin de la troisième livrée de La Semaison :
[L]’horreur des milliers et des milliers de morts accumulés depuis le commencement de l’histoire, n’est pas une affaire de comptabilité, à laquelle s’useraient bientôt les doigts les plus patients, l’âme la plus vaillante, à laquelle ne suffirait pas, d’ailleurs, une surface de toile grande comme l’univers ; mais […] la seule réponse à lui opposer serait la danse sacrée qui répond au tournoiement silencieux du ciel nocturne ; ou, pour nous autres, plus modestement, puisque nous ne dansons plus en derviches, la poursuite de l’écoute du monde et de sa traduction sur le tissu de la page, en laquelle nul ne songerait plus alors à voir un linceul37.
L’écœurement face au dénombrement des morts, qui devient vulgaire « affaire de comptabilité », suscite le désir d’un autre rapport au monde. Ce texte de décembre 1994 entre en résonance avec « Après beaucoup d’années » – où nous avions lu plus tôt l’accumulation pesante de tous les débris de l’histoire –, qui évoque ensuite la possibilité d’« une autre façon de compter, de peser, une autre mesure du réel dans le rapport qui se crée avec lui dès lors qu’il nous devient, en quelque manière et pour quelque part que ce soit, intérieur38 ». Le poète appelle de ses vœux le passage du mécanique à la vie, du comptable à ce qui compte. Ce désir se tourne naturellement vers le « sacré », matérialisé ici par la danse des derviches, mais puisque le sens du sacré est perdu, et le passéisme sans issue39, c’est par la palinodie que le poète se fixe une nouvelle ligne de conduite, qui est la poésie, définie comme « la poursuite de l’écoute du monde et de sa traduction sur le tissu de la page ». Devant l’accumulation des cendres et des poussières, rien ne sert de gémir ni de vouloir reconstruire : le poète se fait promeneur, prêt à se laisser surprendre au milieu des poussières décantées.
III. Le chercheur de décombres
Ainsi de peu à peu crût l’empire Romain,
Tant qu’il fut dépouillé par la barbare main,
Qui ne laissa de lui que ces marques antiques
Que chacun va pillant : comme on voit le glaneur
Cheminant pas à pas recueillir les reliques
De ce qui va tombant après le moissonneur.
Joachim Du Bellay, Les Antiquités de Rome
La lumière dans les débris : le poète en glaneur
Face à la désagrégation, la tâche du poète est de recueillir les éclats parsemés dans les débris du monde, de chercher inlassablement, et sans garantie d’obtenir aucune vérité, ce qui brille dans les décombres. Cette définition du poète en glaneur est un leitmotiv dans l’œuvre de Philippe Jaccottet. Elle figure déjà dans ce sonnet de L’Effraie, en 1953 :
Comme un homme qui se plairait dans la tristesse
plutôt que de changer de ville ou bien d’errer,
je m’entête à fouiller ces décombres, ces caisses,
ces gravats sous lesquels le corps est enterré
que formèrent nos corps quand ils étaient serrés
sur un lit de passage avec des cris de liesse.
(C’est dans ce temps que notre ciel s’est éclairé,
d’un astre sombre, et que j’eus bientôt mis en pièces…)
Ah ! lâcher pour de bon ferraille, plâtre et planches !
Non, comme un chien je flaire un parfum répandu
et gratte si profond qu’enfin j’aurai mon dû :
de tomber à mon tour en poussière bien blanche
et de n’être plus rien qu’ossements vermoulus
pour avoir trop cherché ce que j’avais perdu40.
Le poète affirme sa présence dans le monde et sa disponibilité sensorielle à travers des verbes d’action, dont l’aspect imperfectif souligne la continuité : « je m’entête à fouiller », « je flaire […] et gratte ». Le surgissement étonnant de l’évocation érotique des corps emmêlés, au deuxième quatrain, permet de se figurer la plénitude d’un « temps » occupé de constructions et de joies, mais qui repose sur un « lit de passage » transitoire. Dans les deux tercets s’amorce un adieu poétique qui est toutefois aussitôt rejeté, au bénéfice d’une nouvelle comparaison, animale cette fois-ci. Celle-ci remobilise l’imaginaire de la fouille et révèle, par la tournure négative de la périphrase « ce que j’avais perdu », que le moteur de la quête poétique est le sentiment de la perte.
À la même époque, dans la quatrième livrée des premières « Observations » à la revue Pour l’Art, en 1952, l’auteur décline le motif sous forme prosaïque :
Mais aujourd’hui, quel poète pourrait écrire une « Ode à l’Automne », sans risquer d’échafauder artificiellement une demeure solide, alors qu’il n’y a plus de réel que la lézarde et les gravats ? C’est dans les décombres de la vie quotidienne que l’on poursuit malgré tout le scintillement du monde indestructible, comme les enfants cherchent des tessons de verre dans les amoncellements d’ordure41.
Que cherche le poète ? Dans le sonnet de L’Effraie, la périphrase « ce que j’avais perdu » pointe le désir, le manque, et non l’objet lui-même. Dans le texte en prose, ce désir se dit aussi par le détour : non par une périphrase, mais par la comparaison avec les enfants. Néanmoins, cette dernière offre un indice éclairant à travers le complément « tessons de verre », qui permet de matérialiser l’objet de la quête. Comme les enfants, le poète cherche un éclat, un rayon de lumière.
En 1958, avec la parution de L’Ignorant, le leitmotiv ressurgit dans le poème « Le travail du poète », dont le titre signale la portée métapoétique. Philippe Jaccottet définit dans le quatrain liminaire la tâche du poète par comparaison avec la veille du berger, comme une attention portée à « tout ce qui risque de se perdre s’il s’endort ». Les deux strophes suivantes offrent une tentative d’exploration de cette périphrase :
Ainsi, contre le mur éclairé par l’été
(mais ne serait-ce pas plutôt par sa mémoire),
dans la tranquillité du jour je vous regarde,
vous qui vous éloignez toujours plus, qui fuyez,
je vous appelle, qui brillez dans l’herbe obscure
comme autrefois dans le jardin, voix ou lueurs
(nul ne le sait) liant les défunts à l’enfance…
(Est-elle morte, telle dame sous le buis,
Sa lampe éteinte, son bagage dispersé ?
[…]
Dans l’ombre et l’heure d’aujourd’hui se tient cachée,
ne disant mot, cette ombre d’hier. Tel est le monde.
Nous ne le voyons pas très longtemps : juste assez
pour en garder ce qui scintille et va s’éteindre,
pour appeler encore et encore, et trembler
de ne plus voir. Ainsi s’applique l’appauvri,
comme un homme à genoux qu’on verrait s’efforcer
contre le vent de rassembler son maigre feu42…
De nouveau, l’objet de la quête poétique est matérialisé par une lumière vacillante. La lumière se perçoit d’abord parce qu’elle résiste à l’obscurité, comme le montre l’antithèse « brillez dans l’herbe obscure ». Le poète décline l’isotopie d’une lumière tremblante : « lueurs », « scintille » – qui résonne avec le « scintillement du monde » évoqué dans le texte précédemment cité des Observations – et « maigre feu ». Dans la première strophe, il s’agit plutôt d’une quête intérieure et nostalgique, qui mobilise des souvenirs personnels à chérir, comme celui d’une « dame » sur laquelle s’attarde le poète. Puis, dans la deuxième strophe, la portée du poème s’élargit et l’attention à la dame, « ombre d’hier », devient modèle d’attention au « monde ». C’est alors que nous retrouvons le canevas du poète en glaneur qui cherche « ce qui scintille », motif légèrement détourné puisque s’ajoute le thème de la précarité. La substantivation du participe « l’appauvri » fait du poète un être défini par un rapport au passé, qui est celui de la perte – ce qui n’est pas sans rappeler la périphrase déjà évoquée du sonnet de L’Effraie, « ce que j’avais perdu ». Le complément « à genoux » évoque en creux une prière et décrit la posture voûtée du chercheur, qui est irrémédiablement ancré sur le sol. En cela, il est différent des oiseaux qui, eux, vivent dans la plénitude de l’air, comme le montre ce poème paru en 1983, exploitant cette fois-ci explicitement le motif du poète glaneur :
Je nous vois mal en aigles invisibles, à jamais
tournoyant autour de cimes invisibles elles aussi
par excès de lumière…
(À ramasser les tessons du temps,
on ne fait pas l’éternité. Le dos se voûte seulement
comme aux glaneuses. On ne voit plus
que les labours massifs et les traces de la charrue
à travers notre tombe patiente43.)
Ce poème, qui porte le titre du recueil, « Pensées sous les nuages », prend la forme d’une méditation où l’emploi des parenthèses signale les oscillations d’une pensée qui se commente en permanence. Cette fois-ci, le motif du glaneur sert une interrogation angoissée sur le sens de l’activité poétique. Et si l’attention aux signes du réel, pour reprendre un vocable cher au poète, était en fait un aveuglement, une obstruction de la vue, courbant la tête vers le sol, et non vers la lumière ? La formulation proverbiale « À ramasser les tessons du temps, on ne fait pas l’éternité » signale la méfiance du poète vis-à-vis d’une poésie énumérative, qui opposerait vainement à la destruction du monde une impossible entreprise compensatoire d’accumulations de petites trouvailles.
Pourtant, plus loin dans le recueil, la section « Le Mot joie » offre précisément une collection d’observations de celui qui se définit « comme quelqu’un qui creuse dans la brume44 ». En tête de vers, apostrophes (« Jour à peine plus jaune », « Lumière qui te voûtes »), compléments circonstanciels (« Dans la montagne », « Ce matin ») et démonstratifs (« Cette montagne », « Cette lumière ») s’ajoutent les uns aux autres, offrant un relevé des objets d’étonnement du poète. Il s’agit précisément d’une poésie énumérative, d’un « inventaire45 », appelant en creux à un rapport au monde qui se définirait comme humble attention aux petites choses. Ressurgissent alors, dans l’un des poèmes, les « éclats de verre dans la poussière46 » qui attirent le regard du marcheur.
Le motif du chercheur de décombres permet donc au poète de définir métaphoriquement la tâche qu’il se donne, la conduite qu’il juge juste. Cette ligne de conduite est parfois mise à distance, suspectée d’être vaine, par la lucidité exigeante et sans compromis que s’impose Philippe Jaccottet. Les tessons de verre et éclats dans la poussière sont alors autant de leurres miroitants. Ces doutes sont pourtant eux-mêmes chassés par de nouvelles rencontres, rassurant le poète sur la justesse de sa vocation. Nous nous proposons maintenant de parcourir, à titre d’exemple, les récits de deux de ces rencontres glanées au détour de promenades.
Une feuille d’or, et quelques fossiles
Dans la première livrée des Observations, Philippe Jaccottet rapporte une découverte qui le toucha « comme à l’improviste », lors d’une visite du Louvre, dans la salle des Antiquités orientales : « Il y avait là, dans la vitrine centrale, une feuille d’or, de la grandeur d’une page de carnet47 ». Cette découverte a suscité une forte émotion, dont le poète tâche de comprendre rétrospectivement les fondements : le lien entre la page de carnet et les « feuilles d’or » chères à Rimbaud ; le constat que tous les palais s’effritent et deviennent objet de voirie – constat qui pousse le poète, comme nous l’avons vu, à transformer, par une projection de la pensée, tout ce qui l’entoure sous forme de ruines48 – ; le face-à-face, enfin, avec un objet sacré.
Cette émotion devant les objets sumériens et babyloniens est également évoquée dans La Promenade sous les arbres. Philippe Jaccottet y raconte avoir projeté de mener alors une enquête sur les sources temporelles de la poésie : projet qu’il dut abandonner très rapidement, confesse-t-il, par manque de « temps », de « connaissances » et de « forces »49. Peut-être est-ce là un indice qui nous permet de saisir la différence entre la tâche du poète et celle de l’historien ? Dans les deux cas, la production d’un texte est tirée d’une émotion première profondément empathique, mais le poète se désintéresse ensuite de l’approfondissement théorique et des classifications. L’étonnement devant la feuille d’or est en tout cas un exemple de la disponibilité qui caractérise le rapport du poète à l’histoire : si la poésie est perméable à cette dernière, elle l’est dans la mesure où, grâce à l’attention du poète, du surgissement d’une altérité peut mûrir un sentiment propre à devenir poésie.
Par ailleurs, dans la deuxième livrée de La Semaison, Philippe Jaccottet cite la lettre d’un conservateur de musée à qui il avait fait parvenir des fossiles, trouvés lors de promenades. Le spécialiste parle d’un « un ensemble de fossiles provenant de la molasse burdigalienne zoogène50 ». Ce vocabulaire technique et froid heurte la sensibilité du poète, qui lui oppose, sous forme de prétérition, le récit poétique de la trouvaille :
Aurais-je à parler des mêmes fossiles, je devrais, pour me conformer à mon exigence propre, décrire le lieu et le moment où nous les avons découverts, les champs de blé fauché et, à côté, de lavande, où ces sortes de disques bombés dessus et légèrement creusés dessous, avec le dessin plus ou moins bien conservé de leurs fines sutures, se voyaient parmi les pierres, exhumés par la charrue ou de fortes pluies ; j’essaierais de comprendre pourquoi nous sommes touchés et réjouis par cette trouvaille comme les enfants qui fouillent parmi les épaves que rejette une mer troublée51.
Ce texte offre ainsi un bel exemple de l’étonnement suscité par la manifestation inattendue d’un objet singulier. Cette fois-ci, le cadre est tout autre : il ne s’agit plus d’un objet historique construit de main d’homme dans un musée, mais d’un fossile trouvé dans la nature. Comme pour la feuille d’or, la rencontre n’est pas prédéterminée : elle est rendue possible par la disponibilité du poète à l’égard du monde et des manifestations de son histoire – s’agisse-t-il d’histoire humaine, ou naturelle. Cette disponibilité n’est pas sans rappeler l’« attention » prônée par Simone Veil, dont Philippe Jaccottet cite la définition dans ses carnets52. C’est ce que suggère le verbe pronominal « se voyaient » : les fossiles se donnent à voir à celui qui leur porte un regard empreint de simplicité. Dans sa forme, ce court texte qui s’attarde d’abord sur le lieu et le temps de la découverte, puis dans un mouvement de rapprochement sur les formes, les couleurs, les textures, jusqu’aux fines « sutures », évoque les descriptions pongiennes. Un curieux rapprochement peut être établi avec un poème du Parti pris des choses : Francis Ponge, saisissant dans sa main un « coquillage53 », amorce une méditation sur la vanité et la précarité des monuments humains. Revenons toutefois au texte de La Semaison : le motif du poète en glaneur y surgit à travers une comparaison qui, comme dans le passage précédemment cité de la quatrième livrée des Observations54, porte sur des enfants fouillant des décombres. Philippe Jaccottet associe l’enfance à une disponibilité sensorielle joyeuse et naïve à l’égard du monde : il se fait ici héritier de Baudelaire, qui, chez les petites vieilles, retrouve « les yeux divins de la petite fille qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit55 ».
Conclusion
L’histoire, perçue comme éparpillement soudain (par la guerre) ou entropique (par le temps) des débris du monde, est présente dans la poésie de Philippe Jaccottet, à travers de subtils équilibres toujours en tension : faire preuve de compassion sans compassement, de consentement à la ruine sans défaitisme, d’intérêt pour les civilisations passées sans passéisme. De fait, c’est d’abord sous un angle négatif et pessimiste que l’histoire occupe la pensée du poète, qui, saisi par les accumulations de violence qu’elle déroule, projette sur le monde un regard destructeur où tout devient cendres. Néanmoins, résistant à l’écœurement, le poète trouve une conduite qui lui est propre : l’humble disponibilité qui permet de rencontrer, dans les débris, des éclats de sens. S’opère alors un renversement, de la vision angoissée du délabrement à l’éloge de l’impondérable et du vacillement. Dans les textes que nous avons relevés, ce renversement est particulièrement sensible à travers l’emploi des négations restrictives56. Certaines, en effet, servent une vision élégiaque et pessimiste, tandis que d’autres, au contraire, mettent en lumière la beauté de ce qu’elles détachent syntaxiquement :
Négations restrictives pessimistes | « ne furent en définitive que des coalitions de poussière », « Observation I », 1951 « il n’y a plus de réel que la lézarde et les gravats », « Observation IV », 1952 « n’être plus rien qu’ossements vermoulus », L’Effraie, 1953 « ne sera plus qu’un peu de braises fumantes », « Dans les rues d’une ville », L’Ignorant, 1958 « n’est qu’un des noms pour ces grands empires de sable », « Notes pour le petit jour », L’Ignorant, 1958 « On ne voit plus / que les labours massifs et les traces de la charrue », Pensées sous les nuages, 1983 |
Négations restrictives élogieuses | « je n’ai plus désir que d’une chose insaisissable », « Dans les rues d’une ville », L’Ignorant, 1958 « n’a que son souffle pour tout bien / pour toute force qu’un langage peu certain », « Notes pour le petit jour », L’Ignorant, 1958 |
Dans les deux poèmes « Dans les rues d’une ville où je n’habite qu’en image… » et « Notes pour le petit jour », ce glissement advient au sein même du poème. Ces deux textes témoignent ainsi de la réversibilité de la douleur et de la joie dans un monde qui se donne à vivre sur le mode de la perte (à la fois, rappelons-le, par le surgissement brusque de la violence événementielle et le délabrement plus lent, mais tout aussi sûr, opéré par le temps). À la force négatrice de l’histoire répond celle, paradoxale, du presque rien, dont la lumière vacillante se détache mieux dans l’obscurité.
Un point n’aura pas été abordé, ayant pourtant inspiré le titre de cette étude, celui de la connivence de forme entre l’histoire et la poésie : du débris au fragmentaire, des cendres à la semaison. De fait, ce rapprochement a déjà été établi par la critique. Jean-Marc Sourdillon écrit ainsi, au sujet de la forme fragmentaire de La Promenade sous les arbres :
Rien d’étonnant dès lors à ce que la forme choisie soit celle d’une composition fragmentaire, résultant de l’impossibilité à la fois personnelle et historique de construire un discours d’un seul tenant sur l’expérience individuelle telle qu’elle est vécue dans la période de l’après-guerre57.
Nous voudrions simplement y ajouter, pour finir, dans la continuité de cette étude sur les débris et la poussière comme métonymie de l’histoire, une piste, qui serait celle de la décantation. Le terme revient souvent, notamment dans les carnets de La Semaison, suggérant un lien entre celle des poussières de l’histoire, celle des émotions liées aux rencontres poétiques et celle enfin des notes que Jaccottet sème et ne reprend souvent que des années plus tard. En effet, Philippe Jaccottet l’emploie à la fois pour désigner un processus naturel58 et un processus poétique59. Le mot permet aussi de dire le lien avec d’autres poètes admirés : Gustave Roud, chez qui Jaccottet trouve « le sentiment de la transparence par décantation de l’âme, du cœur, du regard60 », Hölderlin61 et Goethe, dont il admire, dans les poèmes, la « suprême décantation62 » de toutes choses. Par un subtil écho, un lien radieux63, cette méditation sur la décantation à l’œuvre chez le poète allemand suit dans les carnets le commentaire d’un poème où Goethe se présente… comme un promeneur cherchant des fossiles. Cet écho s’ajoute ainsi à tous ceux que nous avons voulu relever dans cette étude – miroitements qui suggèrent, en réponse à la violence de l’histoire, la possibilité d’une autre appartenance au monde. Tâtonnements et transitoires éclats opposent alors au traditionnel récit historique, qui mime par sa linéarité la désagrégation qu’il entend rapporter, une nouvelle relation du sens de l’histoire, entre glanage et nouvelle semaison.