« La politique et l’art […] construisent des “fictions” c’est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce qu’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on peut faire1. » Ce réagencement, pendant la période révolutionnaire française, accompagne l’action politique proprement dite dans le vif même de l’événement. C’est David peignant le serment du jeu de paume, mais sur un mode plus populaire, c’est toute une efflorescence de gravures et estampes modestes, qui permettent de rendre visible ce qui arrive et de le faire circuler grâce aux colporteurs.
Dans ce contexte, on peut distinguer plusieurs registres d’écriture poétique. Je voudrais m’arrêter plus particulièrement sur les poèmes, hymnes et chansons qui sont chantés dans les rues, au travail, dans les fêtes ou déclamés dans les districts puis les sections ou encore les sociétés populaires et parfois envoyés à l’assemblée de 1789 à 1794 par des citoyens ou des groupes de citoyens. Certains viennent même à la barre de l’Assemblée déclamer ou chanter.
Il s’agit d’une poésie de circonstance qui raconte les événements sous une forme sensible et cet effort de mise en mots devient une offrande aux citoyens ou même un « don patriotique » aux représentants et à la nation à laquelle la chanson est offerte.
Poèmes et chansons jouent ainsi un rôle singulier et sont inventés sur un mode qui mérite attention. Ce sont souvent les mêmes auteurs qui écrivent les uns et les autres et ils ne sont pas toujours, tant s’en faut, poètes par vocation ou chansonniers de métiers. Enfin, certains textes sont non attribués à des auteurs, car ils semblent avoir été proposés sur le vif, dans un processus peut-être immédiatement collectif. Michel Delon a mis l’accent sur la manière dont les interactions entre lieux du pouvoir et entre groupes sociaux façonnent cet univers.
La création durant la Révolution se caractérise par des échanges permanents entre inventions individuelle et collective, entre formes savantes et populaires. […] De la rue naissent des refrains, d’autres sont des commandes du Comité d’instruction publique ; les premiers réagissent à l’actualité, la commentent à chaud, les seconds installent déjà la Révolution dans l’histoire et organisent les rites de la République2.
Les révolutionnaires (comme les contre-révolutionnaires) héritent d’un répertoire populaire de chants que chacun connaît. Les musicologues, pour parler de la musique de ces chants, évoquent le « timbre » que l’on fredonne même sans les paroles ; et sur ce timbre, chacun peut écrire d’autres paroles. C’est pourquoi les bouts-rimés des révolutionnaires français sont d’abord des bouts chantés, dont la rythmique est celle de la musique. Ainsi les récits des actes politiques circulent rapidement, deviennent des modèles, puis « les énoncés politiques ou littéraires font effet dans le réel. Ils définissent des modèles de parole et d’action, mais aussi des régimes d’intensité sensible3. »
Certaines musiques très populaires sont de ce fait non seulement un support qui permet l’accélération de la circulation d’énoncés qui sont à la fois politiques et poétiques, mais deviennent également un lieu de l’éducation du thymos telle que les Grecs l’avaient définie pour le théâtre. Ce thymos, chez les Grecs anciens, était le lieu du courage sensible4: le théâtre devait lui permettre de se façonner, de s’affiner, en expérimentant les sensations, les émotions de situations représentées. De fait, les émotions sont alors considérées par exemple chez Platon comme des réactions aux valeurs du bien, du juste, du beau, et elles les véhiculent dans l’action5. Que les affects et les émotions n’entravent pas la moralité de l’individu est une première étape dans l’éducation ; mais qu’ils la soutiennent en est une seconde et telle est la tâche du philosophe, du législateur et du pédagogue. Si les individus sont bien éduqués, ils seront capables de protéger le sentiment de leur dignité et de leur liberté quand le danger sera présent, et ils pourront donner l’alerte.
Les révolutionnaires français ne font donc pas comme les amoureux qui recopient les poèmes qu’ils offrent à leur bien-aimée, ils s’installent dans ces timbres pour représenter la vie politique et sociale vécue et espérée, telle qu’ils la ressentent et ainsi la pensent et la jugent.
Ils fabriquent alors cette intensité sensible liée à une communauté sociale et historique en mettant en mots et en rimes ce qu’on a fait et ce qu’on peut en dire, ce qu’on a vu et ce qu’on peut en faire savoir. Le bout-rimé témoigne d’une raison sensible politique et poétique à l’œuvre.
Toutefois, d’aucuns demanderont : le bout-rimé est-il un acte poétique ?
La question est en soi politique et même révolutionnaire. En effet, en s’emparant de la créativité langagière, les acteurs révolutionnaires « reconfigurent la carte du sensible en brouillant la fonctionnalité des gestes et des rythmes adaptés aux cycles naturels de la production, de la reproduction et de la soumission6 ». Comme geste populaire d’appropriation littéraire du monde, le bout-rimé témoigne du fait que « l’homme est un animal politique parce qu’il est un animal littéraire qui se laisse détourner de sa destination “naturelle” par le pouvoir des mots7 ». Certes, cette appropriation inhabituelle montre que ce pouvoir n’est pas identique socialement et qu’il témoigne de ce partage du sensible qui n’est pas universel, mais socialement et politiquement situé selon des normes qui ne sont pas seulement a priori. Le populaire est parfois déjà lettré, parfois moins, et c’est tout le nuancier du tiers état qui apparaît dans la production patriote.
Laura Mason, dans son livre Singing the French Revolution8, a montré que le chant populaire a été dévalué pendant la prérévolution et les débuts de la Révolution. Il a fallu attendre 1792, l’usage du Ça ira dans l’affrontement aux Tuileries, le 10 août 1792 et La Marseillaise popularisée pour qu’on reconnaisse à ce genre de productions ses vertus mobilisatrices et éducatives. Toutefois, Georges Jacques Danton ne supportait pas que des députations populaires viennent chanter à la barre de l’Assemblée ce qu’il appelait « des chants de foire », là où il voulait entendre des vœux solennels.
Qu’en est-il de ses vertus artistiques ? Si la chanson est un acte poétique populaire, elle doit conduire ceux qui les écrivent à trouver les mots qui permettent au monde de se réfléchir en lui, « en caractères vivants », et ainsi déployer pour ses auditeurs « les cent mille joies et les cent mille tristesses qui leur font battre le cœur9. »
Acceptons de reconnaître l’écriture de ces bouts-rimés puis des hymnes et poèmes qui viendront les institutionnaliser en l’an II, pour orner les fêtes éducatives, comme celle d’authentiques créations poétiques et politiques. Il s’agit de comprendre quelle vérité des situations s’y exprime et donc ce que ces textes permettent de faire et d’être dans cette séquence révolutionnaire, pour ceux qui les écrivent, pour ceux qui les colportent, les chantent ou les écoutent.
1. Mettre en mots l’inouï
1.1. L’événement fondateur vécu sur un mode sensible
L’événement fondateur de la prise de la Bastille est immédiatement mis en mots par les révolutionnaires dans une myriade de productions. J’aimerais montrer avec la chanson intitulée La Prise de la Bastille ou Paris sauvé10 que l’effort entrepris est justement de pouvoir donner à entendre l’inouï. Il s’agit d’un texte anonyme, sur une musique de M. P. Ligny dont on ne sait rien.
Cette chanson permet de raconter un événement inimaginable du côté, justement, de cette fameuse « raison sensible ». Sentir est redevenu une faculté humaine valorisée et être capable de sentir les inflexions des émotions vécues conduit à pouvoir décrire l’émergence d’une nouvelle figure politique : un peuple libre. Or, cette figure est née du « sentiment de la liberté » à défendre le 14 juillet 1789.
La liberté ici n’est pas un vain mot. Elle a des effets immédiats sur le corps et le cœur, et renverser la Bastille, c’est renverser « l’asile de la tyrannie » et finalement la tyrannie elle-même. C’est ainsi mettre fin à l’oppression et chacun sait dans son corps et son cœur, s’il est ou non opprimé, oppressé.
Liberté ! De la tyrannie
Lorsque l’asile est renversé,
Je veux célébrer ton génie,
Car mon cœur n’est plus oppressé.
La prise de la Bastille est donc bien une résistance à l’oppression.
Or, la chanson ne se contente pas d’expliquer ce jugement synthétique, elle explique les transformations des sensations vécues tout au long de la journée. Paris cerné par les armées royales constituées effectivement de gens d’armes soldés ou soldats qui sont bien des mercenaires (ils ne se battent pas pour leur patrie, mais pour gagner leur vie) est enfermée. En outre, pour les révolutionnaires, les armées de mercenaires sont des armées esclaves, mentionnées aussi dans les archives comme des « satellites des despotes ». Ces armées sont donc l’antonyme asymétrique du « brave peuple de Paris ». En outre, la présence de l’armée a produit des « craintes étranges » et une sorte de panique faite d’agitation désordonnée : « On s’agitait de toutes parts ».
Quand de mercenaires phalanges
De Paris cernaient les remparts,
Éprouvant des craintes étranges
On s’agitait de toutes parts ;
Quand Jean-Paul Sartre en 1960, dans la Critique de la raison dialectique, reprend le récit de la prise de la Bastille comme modèle de la constitution d’un groupe en fusion, il décrit le même phénomène, cette fois dans les mots de son effort théorique. Pour Sartre, « la ville est à la fois le lieu […] l’état de siège qui s’esquisse la détermine comme contenant et la population […] désignée sous forme de matérialité scellée par l’acte militaire qui la produit comme foule enfermée11. » Il y a alors face au rassemblement des troupes mandées par le roi, effervescence et communauté d’action par imitation : « On court dans les rues, on crie, on se rassemble, on brûle les barrières de l’octroi12. » Sartre évoque alors le lien « d’altérité de quasi-réciprocité » entre individus qui partagent le même sort. « Les craintes étranges » de la chanson sont celles de cette situation d’enfermement et de danger. La conduite collective n’est pas encore pour Sartre une praxis commune qui témoigne d’un acte de liberté. Même si la peur a conduit ce collectif à s’armer en pillant les armureries, ce n’est pas encore un groupe en fusion, car il agit sous couvert de la peur et chaque individu semble rester séparé des autres. Or, le saut subjectif qui conduit à ce point de bascule événementiel est exprimé par les bouts rimés :
Mais bientôt cette frayeur cède :
Un sentiment plus élevé,
Liberté, t’invoque à son aide,
À ta voix Paris fut sauvé.
Il s’agit de sortir de la peur et de considérer que cette liberté ici invoquée est capable de produire le groupe en fusion, dont la condition est nommée ici « sentiment plus élevé ». Selon Sartre, ce n’est pas le fait que chacun ne puisse plus se sauvegarder lui-même sans faire l’union qui crée la fusion, mais à l’inverse le sentiment que sa propre mort est devenue « spécification du danger commun13 ». Le poème témoigne de cette sensation du passage de l’individuation du danger à cette capacité à agir selon un « sentiment plus élevé », c’est-à-dire en fait plus humanisant, si l’on s’humanise en assumant la condition humaine comme condition politique, c’est-à-dire si l’on assume sa liberté comme liberté politique et donc collective. La sauvegarde n’est pas celle de chaque citoyen, mais bien de Paris, comme nom collectif
Pour Sartre, quand, par extraordinaire, l’action salvatrice prend le dessus en situation, en vue du « salut public », sans qu’un chef domine et sans que l’action soit concertée, alors le groupe en fusion advient et témoigne d’une praxis libre, ce que la chanson explique avec une étonnante limpidité :
Dans ce terrible et brusque orage,
Sans projet, ni plan concerté,
Que de bon sens, que de courage
Parmi le peuple ont éclaté :
La chanson peut alors raconter l’action, non de la prise de la forteresse, mais bien de la défense de la ville comme telle, cette dernière devenant une synecdoque du peuple qui se constitue puis du pays en révolution.
Que d’ordre pour que rien ne sorte
De l’enceinte de la cité :
Des canons sont à chaque porte
Placés avec célérité.
De cent cloches le son lugubre
Est le signal du ralliement.
L’ordre concerté advient alors par le son des cloches, mais c’est pour rallier des groupes constitués précédemment, dans l’ubiquité non concertée. Chacun d’eux poste les canons aux portes de son quartier. Cette ubiquité témoigne de la liberté de chacun, qui pourtant fusionne dans le tout.
1.2. Une chanson-récit, chanter l’histoire populaire pour la diffuser
Le récit, qui fait la part belle à cette communauté politique qui s’inaugure par les sensations et les sentiments (peur, panique, sentiment élevé, bon sens, courage et gravité, du fait de sons lugubres), a vocation à être diffusé.
Dès la deuxième strophe, il s’agit de construire les res gestae du peuple révolutionnaire :
Déjà les filles de Mémoire,
En dépit de tes ennemis,
Consacrent ce trait de l’histoire
Du brave peuple de Paris.
La chanson ne vise donc pas seulement à accompagner le mouvement révolutionnaire, mais bien à en faire l’histoire, qui est un « lieu de mémoire ». Il reste à expliciter ces « filles », car ce ne sont pas des troubadours qui sont appelés à chanter, mais bien des femmes, des allégories qui sont filles d’une sorte de déesse Mémoire. N’est-ce pas déjà Magdeleine, celle décrite par le saint-simonien Achille Rousseau et dont l’amant déçu par le poète professionnel athénien qui manque de cœur, déclare qu’ils se contenteront « de ces chants simples et naïfs que le peuple de toute nation chante dans sa tristesse ou dans sa joie, dans la guerre et les fêtes sans savoir quand et comment ils lui sont venus14 » ? Les chants du peuple sont chantés par des femmes et des femmes amoureuses qui plus est. La temporalité est alors celle d’un futur projeté, où l’événement présent est déjà devenu un événement exemplaire, un exampla.
Peu de temps après la prise de la Bastille, le 21 juillet 1789, Emmanuel-Joseph Sieyès écrit une exposition raisonnée des droits de l’homme et du citoyen et défend le droit de résistance à l’oppression dans ces termes :
Tous ayant un droit découlant de la même origine, il suit que celui qui entreprendrait sur le droit d’un autre, franchirait les bornes de son propre droit ; il suit que le droit de chacun doit être respecté par chaque autre, et que ce droit et ce devoir ne peuvent pas ne pas être réciproques. Donc le droit du faible sur le fort est le même que celui du fort sur le faible. Lorsque le fort parvient à opprimer le faible, il produit effet sans produire obligation. Loin d’imposer un devoir nouveau au faible, il ranime en lui le devoir naturel et impérissable de repousser l’oppression.
C’est donc une vérité éternelle, et qu’on ne peut trop répéter aux hommes, que l’acte par lequel le fort tient le faible sous son joug, ne peut jamais devenir un droit ; et qu’au contraire l’acte par lequel le faible se soustrait au joug du fort, est toujours un droit, que c’est un devoir toujours pressant envers lui-même15.
Il consacre ainsi une théorie de la résistance à l’oppression inscrite d’abord dans le corps, car si on est opprimé, on le sent d’abord dans son corps soumis, son cœur oppressé, par le joug subi. Le langage ne vient que dans un second temps. Il y a ensuite un devoir envers soi-même qui s’impose et fabrique l’étincelle puis la flamme du mouvement apocalyptique, une fin et un surgissement, la fin de l’oppression et le surgissement du droit légitime. Ce droit est alors la seule figure collective née d’une « réciprocité » des droits et devoirs de chacun à chacun. Sieyès est de fait en-deçà du sentiment élevé d’émergence du collectif. Il ne pense que l’individu et les limites de la liberté, afin que cette dernière ne bascule pas dans la confusion avec la pure indépendance négatrice de la reconnaissance de l’altérité. Malgré tout, c’est avec le cœur que l’on pourra actionner l’alarme et savoir qu’il faut résister à l’oppression.
Ainsi, dès 1789 et les débats qui animent le comité de constitution chargé de rédiger une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la dimension sensible du sentiment de l’oppression est théorisée. La sensibilité est alors considérée comme une faculté à la fois divine et révolutionnaire. Comme en amont, chez le Rousseau des Confessions, il faut sentir pour savoir « en vérité ». « Un cœur droit est le premier organe de la vérité, celui qui n’a rien senti ne peut rien apprendre16. »
C’est pourquoi le poème-chanson est bien aussi une leçon de gestes qui éduquera à la fois le thymos, le cœur et l’esprit. Face aux « ennemis » du couplet, la chanson chantée par des femmes est une arme, celle de l’éducation. D’une manière générale, elle est alors confiée pendant cette période révolutionnaire aux femmes, gardiennes du foyer. Les filles de Mémoire éduquent les patriotes grâce aux chansons populaires.
1.3. Une éducation pour dévoiler les simulacres : la Bastille lyonnaise
Les gestes à imiter que nous venons de présenter peuvent inciter les autorités à vouloir faire croire que d’autres bastilles sont à prendre et que les avoir prises équivaut à considérer que la Révolution est faite et que chacun peut donc rentrer dans son foyer.
C’est ce qui se passe à Lyon au mois d’août 1789, autour de ce que l’on appelle la « Bastille lyonnaise », c’est-à-dire le château de Pierre Scize.
Une manifestation publique est complètement orchestrée par les notables de la ville et accompagnée d’une production iconographique abondante, impulsée par les autorités constituées en direction du peuple de Lyon. L’une des aquatintes produites dans ce contexte de propagande permet de cerner les enjeux de cette fabrique esthétique de l’événement révolutionnaire, où la fiction scénographique de la cérémonie est en effet redoublée par une fiction iconographique. L’image s’intitule Pierre Ancise rendu aux citoyens et représente la cérémonie de la supposée prise du château de Pierre Scize, château appartenant au Moyen Âge aux archevêques de Lyon et devenu prison d’État au xviie siècle. Le château est représenté comme une pyramide bardée de canons. Le texte qui l’accompagne évoque « une forteresse élevée sur un roc escarpé dominant la ville de Lion » ; présentée comme « l’effroy du citoyen ». On retrouve l’imaginaire de la Bastille parisienne et l’on constate la construction d’un récit héroïsant pour les gens armés :
[N]otre phalange nationale s’avance et envisage avec horreur, et, sans effroi ce roc menaçant, le gouverneur, vrai patriote lui rend les clés de la Citadelle, en délivre les prisonniers, en disant vive la liberté mes amis, mes frères, voilà le plus beau moment de mon existence17 […].
La prise de la Bastille à Paris a conduit à l’union des hommes du peuple et de la garde nationale bourgeoise, affirmant la souveraineté du tiers état contre l’arbitraire de l’Ancien Régime symbolisé par la forteresse. À Lyon, le château de Pierre Scize n’est pas « pris », mais « rendu aux citoyens ». Cette manifestation symbolise l’alliance des autorités et de l’armée d’Ancien Régime avec la nouvelle milice bourgeoise de volontaires, face à un peuple spectateur d’une souveraineté qui lui échappe complètement. Il faut cependant le convaincre qu’il bénéficie de ce retour d’un fort dans le sein de la nation. C’est là l’ambition d’une telle gravure, qui joue sur l’identification des spectateurs aux acteurs et sur l’association de l’imaginaire de la Bastille parisienne à la Bastille lyonnaise.
La culture populaire finit-elle par s’approprier ce pseudo-événement ? La langue peu lettrée de la gravure pourrait le faire croire, mais une inscription ajoutée en haut de l’image montre que la réception de cette duperie est pour le moins fragile. On peut lire en effet : « image ridicule du château de Pierre Scize ». L’ironisation de l’image n’est pas isolée et l’on trouve au même moment des chansons en patois lyonnais qui ridiculisent également la cérémonie. Pour faire circuler la critique, les gens du petit peuple de Lyon ou ceux qui veulent le dessiller ont eu recours à la chanson. Le récit ressemble alors à un spectacle de guignol avant la lettre, un spectacle de théâtre comique populaire qui peut être représenté avec une lanterne magique.
Lo penons da notre ville de lyon et la municipalita
Par beaucoup nous fare rire
Se sont achemina
Cherchant partot la Bastille
Y l’ont enfin trouva et par biqa la reliqa18
Les membres de la municipalité, qui sont encore les nobles du consulat urbain et non la bourgeoisie d’une ville réellement municipalisée comme à Paris, sont tournés en ridicule, car il n’y a nulle Bastille à Lyon et ils apparaissent d’emblée dans la fabrique d’un récit falsificateur. On imagine des gens en culottes cherchant avec des lorgnons une bastille introuvable.
Si z’on un monument tranquille
Par nous revaillir,
Y nous montron la Bastille, qui z’on fat chuir ;
Grand Guieu ! Oh la bela prise
Dix mille hommes dain un instan
Sain se bouta in chemise
L’on prenu sur le chan
[…] Vitet preni la parole
C’est mosieur le président
Que volave joyer son rolle
In fesan l’importan.
Ils jettent donc leur dévolu sur un monument tranquille et chacun de se moquer d’une mise en scène qui ne trompe personne, malgré les beaux discours. On voit alors apparaître la figure de Louis Vitet, qui est médecin et libéral, et l’on peut comprendre que, dans cette description ridicule, il y a aussi la volonté de nuire à un porte-parole de la bourgeoisie éclairée qui n’est pas encore au pouvoir à Lyon, mais qui manœuvre pour y parvenir.
Admira cela Bastille
Criave celi avoca
autrefai y étave l’exile,
De l’o s’aristocra,
A présent que je son maitre
Je povons nous y moquer
On lo mettra à Bicettre au lieu de lo bastiller
Dans la chanson, les rapports de domination n’ont pas changé et, si la prison emblématique de la tyrannie a disparu, d’autres prisons seront utilisées pour mettre au pas ceux qui se moquent, car ils ne sont pas dupes.
La dernière strophe n’est plus en patois mais en français, ce qui signifie bien que l’objet est éminemment politique et qu’avec ce texte nous voyons comment les chansons sont des véhicules de la propagande et de la contre-propagande, étant entendu que ce mot permet de parler de ce qui, justement, n’a pas de réserves empiriques de vérité, et qu’il faut donc mettre en doute, déconstruire, ce que s’emploie à faire cette chanson, qui vise in fine un auditoire assez vaste.
Citoyens que l’on offense
en se moquant de vous
La bastille qu’on encense
n’est pas digne de vous ;
Nos représentants eux-mêmes
Cherchant à nous dominer
Emploient tous leurs stratagèmes
Pour nous faire égorger.
Le sentiment convoqué ici n’est pas celui de la liberté, mais de la dignité du peuple souverain, qui se joue dans l’art de bien le représenter ou au contraire de faire usage de cette représentation pour le bafouer.
La fausse cérémonie, qui a tenté de fabriquer en lieu et place de l’événement révolutionnaire réprimé un événement de gestion des émotions, est un stratagème qui ne fonctionne pas. La fabrique des émotions associée à la répression produit cette ironisation mordante. Elle est cependant fustigée par les révolutionnaires modérés comme participant de l’agitation royaliste, qui peut effectivement à bon compte dénoncer à son tour l’usurpation de la représentation du pouvoir souverain. Lorsque les émotions sont manipulées par l’esthétisation, il devient plus difficile de s’appuyer sur le cœur, qui doit lui-même devenir retors. Les « matévons » lyonnais ont eu dès lors des difficultés à associer leurs émotions à des repères politiques dans l’espace public, le désordre social s’exprimant dans le désordre symbolique.
La chanson populaire n’échappe pas à cette esthétisation, car elle n’est pas toujours écrite par ceux qui la chantent ou qui la diffusent sur papier volant.
2. L’expérience du conflit politique, chanter les victoires, les défaites et la division
Qu’est-ce que sentir, ou faire expérience ? Faisons-nous tous la même expérience du monde ? Les révolutionnaires questionnent la sensibilité comme faculté de juger et partager les communautés sensibles ou communautés d’opinions politiques. Sont rapidement évoquées les sensibilités politiques. Chacun sait qu’il n’y a pas une seule manière d’être sensible à une situation et que les adversaires s’opposent, pour ne pas sentir et juger de la même manière ce qui arrive19. La chanson est donc un outil qui permet de mettre en scène cette division, d’en jouer, de la faire proliférer comme le font les pamphlets. Cela peut se faire avec bonhomie ou avec âpreté, cela se fait parfois en réécrivant la même chanson comme Ça ira, expression d’abord reprise à la figure bonhomme de Benjamin Franklin.
2.1. Chanter la victoire de la vie comme victoire politique
Une chanson populaire – Enfin v’la donc le roi20 – est chantée dans le Paris populaire immédiatement après les journées d’octobre 1789, où les femmes, suivies de la garde nationale, sont allées chercher le roi pour lui faire ratifier la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et obtenir qu’on s’occupe de ravitailler la ville affamée. Une autre chanson des femmes de la halle emprunte le même timbre, l’air de Catiau dans son galetas. C’est donc un timbre qui a été investi à plusieurs reprises, là encore, par les femmes du peuple quand elles chantent. Or, elles chantent le lien inextricable entre la politique et la vie.
Cette fois, l’expérience vécue et relatée est associée à la rumeur : c’est le Paris qui bruisse de nouvelles, celles des journaux, des lectures à haute voix, des échanges vifs au district et du sentiment de son bon droit. Est dépeinte la Révolution comme un art de vivre libre et joyeux, malgré les difficultés.
Enfin v’la donc que le Roi
Sapergué ! quitte Versailles
Pour v’nir à Paris tout droit
S’installer loin d’la canaille.
La reine est venue aussi
Accompagnée de leurs petits. (bis)
Dans cette strophe, la « canaille » n’est pas le peuple, mais les aristocrates de Versailles qui conseillent mal le roi. On a encore pour lui et sa famille une tendresse qui le protège de la critique réservée à la noblesse de cour, à ceux qui veulent le retour de l’Ancien Régime et qu’on appelle aussi les « noirs », car c’est la couleur de la cocarde de la Reine.
Cette tendresse tient à la manière de parler de la progéniture royale, « les petits », ce qui les rapproche de la vie ordinaire d’une famille ordinaire. Le roi se rapproche ainsi de son peuple et va vivre à Paris comme lui.
Cependant, cette tendresse n’empêche pas de mettre en scène le fait que ce rapprochement n’est pas dû à un désir monarchique, mais bien à la conscience d’un rapport de force qui lui était défavorable.
Paraît qui r’fusait d’venir
Et dansait sur nos cocardes,
Alors il fallut l’quérir
Et abatr’ quinze ou vingt gardes.
À la vue de nos canons
Il devint doux comme un mouton.
Le roi est alors comparé à un animal, mais un animal inoffensif et doux, laineux, blanc, couleur du roi et de la fleur de lys, couleur, aussi, de l’innocence. Néanmoins, le mouton évoque aussi une certaine inintelligence, le mouton obéit. Aussi, si la tendresse est là, l’irrévérence est déjà féroce. Il s’agit donc de mettre en scène un retournement de situation, un coup de théâtre. Il (le roi) dansait sur « nos cocardes » (tricolores les cocardes des patriotes), mais le canon a eu raison de cette profanation d’un objet déjà sacralisé et qui mérite qu’on se mette en branle, voire en guerre. De fait, la chanson bonhomme célèbre une victoire.
Nous l’peupl’, je somm’s ben content
Que le roi soit dans notr’ville,
J’suis pas plus rich’pour autant,
J’ai qu’deux liards dans ma sébile ;
Mais j’pouvons dire qu’avec lui,
Je possédons toujours un louis. (bis)
La victoire n’est pas surestimée. Posséder ce louis-là ne rend pas riche d’autre chose que de cette victoire symbolique, qui ne se fait pas sentir, encore, dans la vie quotidienne ; ça change tout et ça ne change rien, semble dire la chanson d’un ton rigolard.
Maint’nant qu’il est à Paris
Et qu’il boira l’eau d’la Seine
Le roi tout ragaillardi,
F’ra l’amour à notr’souv’raine,
Pour lui mettr’, comm’ dit l’curé,
Un enfant d’chœur dans l’bénitier. (bis)
La chanson devient alors gentiment paillarde, elle évoque le fait que l’eau de la Seine est réputée aphrodisiaque et reprend ainsi les quolibets habituels sur ce roi impuissant, pour les retourner. Ce qui rend impuissant, c’est d’être séparé du peuple et de sa capacité à faire parler la vie. Cette chanson est par conséquent populaire, au sens où l’entendra le saint-simonien Rousseau. Elle est un chant qui dit les drames, le travail, la fête de la vie comme telle et, à ce titre, elle fait pleinement partie du répertoire politique de la Révolution française voulue par amour de la vie, par quête du bonheur.
Le conflit ouvert avec l’aristocratie permettrait de refermer celui avec la famille royale : si celle-ci se révolutionne, elle sera du peuple elle aussi !
2.2. Espérer l’apaisement : Ah ! ça ira !
Ce désir d’apaiser le conflit s’exprime avec intensité dans la chanson écrite par Ladré21, soldat chansonnier des rues, pour la fête de la Concorde, comme si cette fête pouvait permettre de mettre fin à la puissance de la déesse Discorde entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Il s’agit foncièrement d’une chanson d’espoir, exprimé là encore à travers la joie de vivre et chantée par des femmes. C’est bien, à ce titre, un chant de réjouissances :
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Le peuple en ce jour sans cesse répète,
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Pierrette et Margot chantent la guinguette
Réjouissons-nous, le bon temps viendra,
Le peuple français jadis à quia,
L’aristocrate dit : « Mea culpa »22.
Le « ça ira » fait donc la liste de tous les ennemis contre-révolutionnaires, comme les aristocrates par exemple dans ce couplet, et imagine une fin heureuse.
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Le clergé regrette le bien qu’il a ;
Par justice, la nation l’aura.
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Le vrai catéchisme nous instruira
Et l’affreux fanatisme s’éteindra.
Seuls les mutins, c’est-à-dire les émigrés, demeurent in fine de véritables ennemis, mais dont on fait le pari qu’ils vont devoir abandonner leur dessein destructeur.
Malgré les mutins tout réussira,
Nos ennemis confus en restent là
Et nous allons chanter Alléluia !
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
L’autre liste de personnages rassemble ceux qui permettront à la révolution de se réaliser :
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Suivant les maximes de l’Évangile
Du législateur tout s’accomplira.
Celui qui s’élève on l’abaissera
Celui qui s’abaisse on l’élèvera.
Pour être à la loi docile
Tout Français s’exercera.
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Le législateur est gage d’une égalité qui vient. « Il faut raccourcir les géants et rendre les petits plus grands tous à la même hauteur voilà le vrai bonheur » dit une autre chanson bien connue23.
Par le prudent La Fayette,
Tout le monde s’apaisera.
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Enfin Lafayette chef de la garde nationale est encore crédité d’une fonction pacificatrice bénéfique à tous.
Si Ladré joue la carte de la Concorde, il sait comme d’autres que l’égalité restera un vain mot sans maintenir le fameux rapport de force.
Les couplets qui suivent sont moins « gentillets ».
Par les flambeaux de l’auguste assemblée,
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Le peuple armé toujours se gardera.
Le vrai d’avec le faux l’on connaîtra ;
Le citoyen pour le bien soutiendra.
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Quand l’aristocrate protestera,
Le bon citoyen au nez lui rira,
Sans avoir l’âme troublée,
Toujours le plus fort sera.
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Encore une fois, il s’agit de ne pas se laisser berner par le désir de pouvoir rentrer tranquillement chez soi jouir des bienfaits de la Révolution. Avoir du cœur lorsque l’on est en révolution suppose de donner l’alarme quand la justice ou la probité sont attaquées. La parole de vérité est louée ici avec conscience. Ce n’est jamais facile de donner l’alerte.
Avec cœur tout bon Français combattra ;
S’il voit du louche, hardiment parlera.
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
De fait, l’unanimisme ressemble à un leurre, une fausse concorde est fissurée d’emblée, annoncée par ce couplet.
2.3. Douter et s’attrister : le palimpseste du Ça ira
Le petit peuple spectateur, exclu de fait des acteurs de la cérémonie, écrit une autre version de la chanson, où l’aristocratie est comparée au mauvais temps, à la pluie.
Cette version écrite sur le vif pendant une averse témoigne d’un désir d’espérer, mais aussi d’une crainte. Les serments qui sont professés peuvent être trahis et il faut donc avoir foi dans ce qui paraît bien fragile. Le « ça tiendra » fait référence à ces serments.
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira
En dépit d’z’aristocrat’ et d’la pluie.
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira
Nous nous mouillerons, mais ça finira.
Ah ! Ça tiendra, ça tiendra, ça tiendra.
On va trop bien l’nouer pour que ça s’délie :
Ah ! Ça tiendra, ça tiendra, ça tiendra.
Et dans deux mille ans on s’en souviendra24.
Tenir son serment, c’est tenir une foi d’amoureux de la loi, nouer un serment, c’est presque comme nouer un ruban devenu tricolore sur l’autel de la patrie, où la Déclaration des droits, texte vénéré par ceux qui apprennent à lire à leurs enfants, est gravée. Toutefois, le serment est prêté sans illusion, car on sait bien qu’il faut menacer, créer le rapport de force, pour que les serments à la loi et à la nation ne soient pas enfreints par le roi lui-même et l’ensemble du personnel politique qui le soutient.
Comme on r’viendra, on r’viendra, on r’viendra
Couvrir d’son serment l’autel de la patrie !
Comme on r’viendra, on r’viendra, on r’viendra
Au diable donner quiconque l’enfreindra.
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira
En dépit d’z’aristocrat’ et de la pluie.
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira
Nous nous mouillerons, mais ça finira.
Chaque séquence révolutionnaire réinvente alors son Ça ira.
Après la fuite du roi, c’est le même chansonnier Ladré qui le reprend sous la forme d’un Ah ! comme ça va25, plus réaliste et mélancolique. Il exprime sa déception. Le bon temps est désormais un souvenir passé, celui de cette fameuse fête de la Concorde.
Ah ! comm’ça va (ter)
Je ne comprends pas d’où vient la tristesse
Ah ! comm’ça va (ter)
Est-ce que toujours on nous trahira ?
A-t-on oublié ce que l’on jura
Au Champ de Mars ? Quel plaisir ce jour-là !
Ah ! comm’ça va (ter)
Pendant plusieurs jours Ah comme on dansa.
Par de bons repas on se régala ;
Aujourd’hui plus d’allégresse
Et tout va cahin, caha
Ah ! comm’ça va (ter)
Est-ce que toujours on nous trahira ?
Ah ! comm’ça va (ter)
Le peuple est toujours dans l’impatience
Ah ! comm’ça va (ter)
Sans argent, il se voit presqu’aquia.
Dans cette version, c’est le parti des « noirs », c’est-à-dire des contre-révolutionnaires, qui est le parti de ceux qui trahissent, qui font semblant et manipulent :
Mais une noire science
Voudrait troubler tout cela […]
L’insurrection l’on recherchera.
Le pauvre peuple l’on embrouillera
Mais par l’assemblée, il s’éclaircira ; […]
La calomnie en tout temps sifflera,
Nos meilleurs soutiens elle détruira
Mais par la suite à leur gloire
La vérité parlera […]
Le bon, le mauvais toujours s’écriera
N’écoutez pas tout ce qu’on vous dira
De mauvais conseils on vous donnera […]
Jamais le méchant noir ne nous vaincra.
À nous faire battre il excitera ;
La guerre civile il désirera ;
Ainsi l’idée que l’expérience est épreuve de vérité semble encore une fois se brouiller. Même l’expérience peut être travestie par l’art de manipuler les mots. La méfiance à l’égard du langage comme outil falsificateur est une méfiance à l’égard de l’héritage de la cour. La confiance donnée à l’Assemblée, qui doit devenir un temple non seulement de la loi, mais de la vérité, demeure. La séquence qui s’ouvre alors, de la fuite du roi au 10 août 1792, est celle où cette confiance même disparaît.
L’imaginaire autour de la chanson s’emballe quelques mois plus tard et, dans une autre version, elle devient plus cruelle et vindicative. Car chacun sait que les émigrés veulent la guerre, civile à l’intérieur et la guerre de reconquête depuis Coblentz. Face à Coblentz et au Coblentz intérieur, ce couplet anonyme circule :
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Les aristocrates on les pendra !
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Les aristocrates à la lanterne.
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Les aristocrates on les pendra.
Si on n’les pend pas
On les rompra
Si on n’les rompt pas
On les brûlera.
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira !
Les aristocrates on les pendra ;
Et quand on les aura tous pendus,
On leur fichera la paille au c…26
La cruauté peut ici paraître inouïe, mais elle ne fait que retourner l’expérience de l’Ancien Régime contre ceux qui voudraient le voir perdurer. Le gibet et son lot de pendus était en 1789 encore installé à l’entrée des villes. Robert-François Damiens avait été écartelé en place publique le 28 mars 1757 et ses articulations rompues par la puissance de plusieurs chevaux attelés en vue de cet effet. Cela avait marqué les esprits. Quant aux bûchers, ils renvoient à l’expérience de l’inquisition. Certains pensent que ce désir de vengeance mimétique met en danger la Révolution, car il ne faut pas ressembler aux tyrans que l’on combat ; aussi faut-il tenter sinon de l’apaiser, du moins de le contrôler. La vengeance publique, qui est l’un des noms possibles de la terreur, une justice en temps de division sociale, porte cette intention paradoxale de contrôle de la cruauté, concentré dans les mains de la Convention nationale et de ses comités, élus chaque mois.
3. De l’insurrection au désir de communion des cœurs
3.1. Se résoudre à la guerre, à la violence, à la terreur
La guerre voulue par la cour comme par l’Assemblée législative est déclarée le 20 avril 1792. La chanson la plus connue de la période révolutionnaire pour avoir été un succès inégalé est écrite le 25 avril à Strasbourg par Rouget de Lisle, capitaine du génie reçu régulièrement chez le baron Philippe-Frédéric de Dietrich, maire de Strasbourg. À la demande de ce dernier, le chant de guerre est écrit pour galvaniser les troupes de l’armée du Rhin. Il est ainsi revendiqué à la fois par des monarchistes constitutionnels (Rouget de Lisle et Dietrich) et par les clubs politiques strasbourgeois jacobins, dont les affiches placardées dans la ville inspirent les paroles. « Aux armes citoyens, l’étendard de la guerre est déployé, le signal est donné. Il faut combattre, vaincre ou mourir. Aux armes citoyens… Marchons27 », pouvait-on y lire. L’affaire de Suisses de Nancy est également d’actualité à l’époque. Les deux derniers couplets évoquent la trahison de ceux qui ont aidé le roi à fuir- ainsi « Bouillé », et brimé les patriotes et soldats de Nancy, ainsi que les Suisses qui y étaient cantonnés et qui venaient d’être libérés.
Le timbre puise, lui aussi, dans de nombreux airs connus, selon un arrangement énergique et martial. Ce chant fait d’emprunts et d’inspirations diverses répond à l’esprit de nécessité imposé par la guerre.
Ce sont d’abord les lettrés qui le colportent, en faisant imprimer les paroles et la musique, qui circule et connaît un succès particulier à Marseille. Ce sont les volontaires marseillais qui le chantent et le popularisent en remontant à Paris pour la fête du 14 juillet 1792 et l’appel à la protection de la ville, place forte. Il devient alors La Marseillaise.
Ce chant semble chercher l’unité, tout en maintenant une certaine radicalité. Le véritable partage politique et social ne se fait pas à propos de la nécessité de défendre la patrie, mais bien plutôt de la nécessité d’une insurrection, qui permettrait de mettre à bas la monarchie, toujours considérée par les révolutionnaires les plus radicaux comme traître à la patrie. Déchirer le sein de sa mère, c’est entrer en guerre civile et non plus seulement être en guerre avec l’étranger.
Français, en guerriers
magnanimes,
Portez ou retenez vos coups !
Épargnez ces tristes victimes,
À regret s’armant contre nous. (bis)
Mais ces despotes sanguinaires,
Mais ces complices de Bouillé,
Tous ces tigres qui, sans pitié,
Déchirent le sein de leur mère !
Peu après, la question de la vengeance apparaît dans une même strophe aux côtés de la liberté et de l’amour de la patrie.
Amour sacré de la Patrie,
Conduis, soutiens nos bras vengeurs.
Liberté, Liberté chérie,
Combats avec tes défenseurs ! (bis)
L’association de ces trois termes conduit à pouvoir évoquer ce désir de vengeance aussi bien dans le cadre de la guerre étrangère que celui de la guerre intérieure ou civile, celle qui se mène contre la contre-révolution. Le « sang impur » de La Marseillaise est celui de tout contre-révolutionnaire, qu’il soit français ou autrichien.
Cependant, au moment où le chant est écrit, nombre de révolutionnaires redoutent la guerre civile ou quasi-guerre civile, désirée en revanche par les noirs contre-révolutionnaires, comme nous l’avons vu lors de l’analyse du chant Comme ça va.
Ces révolutionnaires espèrent encore une insurrection de velours, c’est-à-dire la possibilité de n’avoir pas à faire couler le sang pour changer de constitution. Des adresses parlent d’« insurrection de la loi ».
En témoignent les poèmes présentés en section puis envoyés à l’assemblée, comme celui du citoyen Desforgues au printemps 1792, alors que se prépare mentalement l’idée d’insurrection aussi bien aux Jacobins, que dans les clubs plus populaires. On espère alors qu’un peuple libre n’aura pas besoin d’une bataille rangée pour passer à la république. Les mêmes craignent que la violence ne soit pas possible à retenir et que la fureur tourne le dos aux valeurs de la raison. Si cette fureur venait des révolutionnaires, la liberté serait en berne, si elle venait des contre-révolutionnaires, elle serait en danger.
Et sur le grand théâtre où nous place le sort,
Liberté c’est la vie et licence la mort.
La licence ose tout sans penser à l’usage
Des souveraines loix, d’une liberté sage ;
Qui dit libre dit homme et non pas furieux.
Il est oh ! mes amis des droits impérieux
Et d’éternelles loix qu’il ne faut pas enfreindre,
Si nous les ignorions nous aurions trop à craindre28
On retrouve dans les vers de cet ancien élève du collège Louis le Grand, proche de Danton, ce souci permanent de la vie que nous avions évoqué pour l’année 1789, en partie parce qu’elle côtoie la mort dans cette période troublée, mais aussi parce que c’est bien au nom de la vie et du bonheur ramenés sur terre que la Révolution se fait. Le poème nous conduit également à retrouver la sacralité de la loi, et plus précisément, très certainement, des droits de l’homme et du citoyen. Enfin, le lien réciproque apparaît de nouveau, fondamental. Il faut protéger contre toute puissance de dissolution ces rapports entre les hommes, qui sont ce qui les rend effectivement humains. Ces liens sont devenus, en ce mois de juin 1792, des liens de salut public ou de sauvegarde réciproque, proche de ceux que nous avons décrits dans le groupe en fusion de 1789. Néanmois, si l’on reste dans le registre sartrien, les révolutionnaires disposent dès lors d’un serment, c’est-à-dire d’une institution qui leur permet d’être en société. Ce serment, c’est bien la déclaration des droits. Par la réciprocité des secours que les citoyens se portent mutuellement, le peuple fusionne à nouveau dans l’enthousiasme.
De l’univers entier, l’histoire en est témoin
Le premier de ces droits, c’est le premier besoin
Sans cesse renaissant que l’on a l’un de l’autre.
Sauvez mon bien soudain et je sauverai le vôtre
Et je m’imposerai la respectable loi
D’oser tout pour celui qui risque tout pour moi.
Alors vous concevez, qu’en un moment de crise
Un peuple tout entier s’enflamme, s’électrise29…
« Oser tout » rend imaginable l’insurrection qui conduit de fait à se passer de roi. Elle a lieu le 10 août 1792 et, juste après, le roi est confirmé dans sa position de grand traître qui a perdu son humanité pour avoir laissé se déchaîner la fureur.
Il est ainsi comparé à un oiseau sauvage dans une chanson populaire intitulée La Trahison punie30, chantée sur l’air de Malbrough s’en va-t-en guerre.
Louis seize est en cage
qu’il mange, qu’il mange du fromage
comme un oiseau sauvage
il faut le conserver
sans le laisser sauver
ainsi que sa femelle
Antoinette hypocrite et cruelle
Gros louis sans cervelle
par elle est attrapé
et le peuple trompé
L’animalisation du couple royal exprime d’une manière assez explicite l’idéologie antimonarchique qui, depuis le milieu du xviiie siècle, conduit à comparer les monarques à des bêtes féroces, tant ils se conduisent en maîtres absolus, en despotes ou tyrans, sans plus tenir compte des règles ordinaires du droit gouvernement, qui doit reposer sur la raison du droit et non sur la violence arbitraire. Or, cette opposition est celle des stoïciens dans le couple humain-inhumain. Ici, les rois sont déclarés inhumains, car ils ne respectent pas les lois de la raison et préfèrent les rapports de force. Là encore, on entend résonner les propos initiaux de Sieyès. La chanson populaire traduit la formation discursive qui fonde la légitimité révolutionnaire dans des mots imagés. Ici, l’ironie est intense, car « l’oiseau liberté » était en cage et, désormais, c’est l’oiseau sauvage qui se retrouve à sa place. L’animal reste sauvage, mais il est devenu petit et quasi inoffensif, on craint juste qu’il s’échappe. Là encore, c’est une manière de rappeler que le roi a tenté de fuir à plusieurs reprises. Il ne faut pas le « laisser sauver » présente un double sens : échapper au jugement, comme après son arrestation à Varenne, et échapper pour une ultime fuite. Cette chanson simple et apparemment anodine est en fait chargée de l’expérience de l’impossible jugement du roi l’été 1791, jugement pourtant réclamé par un nombre impressionnant d’adresses et pétitions envoyées à l’Assemblée, réclamé au champ de mars le 17 juillet 1791, où le peuple de Paris chantant et dansant périt sous les balles du marquis de La Fayette, commandant la garde nationale lors de la fusillade, autorisée par la loi martiale. Cette mémoire douloureuse est inscrite dans le corps social et ici simplement traduite. Le roi, la reine et La Fayette sont des traîtres et doivent donc être punis.
et le peuple trompé
se lève et prend les armes
pour cesser (bis) les alarmes
[…] et n’a-t-on pas raison
De punir ce grand traître
qui voulait toujours seul être maître
mais on luit fait connaître
qu’il n’est plus rien du tout.
[…]
et sa femme Antoinette
ne peut plus rien tramer en cachette
son ami La Fayette
est connu traître aussi
Juger, punir, venger publiquement est devenu, selon les termes révolutionnaires mis en exergue par Colin Lucas31, « un devoir plus sacré que l’insurrection elle-même ». Un « devoir », car il n’est pas si facile de tuer un roi, de vouloir une véritable justice et le débat anime chacun des cœurs. Il faut donc se justifier auprès de soi-même et des autres pour cette vengeance publique, cette « terreur ».
3.2. De la terreur et de l’apaisement : pourquoi chanter ?
Deux années plus tard, dans les Fragments sur les institutions républicaines, Louis-Antoine-Léon de Saint-Just évoque la patrie par des mots analogues à ceux de Desforgues :
La patrie n’est point le sol, elle est la communauté des affections. Chacun combattant pour le salut ou la liberté de ce qui lui est cher, la patrie se trouve défendue. Si chacun sort de sa chaumière, son fusil à la main, la patrie est bientôt sauvée. Chacun combat pour ce qu’il aime : voilà ce qui s’appelle parler de bonne foi. Combattre pour tous n’est que la conséquence32.
La question d’une patrie comme communauté du respect des lois et comme communauté des affections est donc à la fois antérieure à la période dite de la Terreur et postérieure. Elle prend une tournure aiguë après la crise de la lutte des factions de Ventôse et Germinal an II. Cette communauté repose sur les affects sociaux qui sont au cœur du processus éducatif. En effet, chacun sait désormais que si la voix de la vérité est bien celle de l’intuition sensible de chacun, cette dernière peut être perturbée par l’événement révolutionnaire lui-même. Certains considèrent que le plus grand dommage opéré par la contre-révolution et la terreur qui lui a fait obstacle est celui-ci : avoir érodé, abrasé, la sensibilité des citoyens et donc leur faculté de juger.
Cette « communauté des affections » chez Saint-Just comporte une double valence. La première est empirique : il faut nommer ce qui était espéré et projeté et qui a été mis en échec dans le déroulé même de la Révolution, fabriquer les remèdes institutionnels qui permettront de dépasser cet échec. La seconde est utopique : les fragments où il consigne ses pensées sont aussi le lieu d’une foi en l’impossible maintenue coûte que coûte.
Formez des institutions civiles, les institutions auxquelles on n’a point pensé encore : il n’y a point de liberté durable sans elles. Elles soutiennent l’amour de la patrie et l’esprit révolutionnaire même, quand la Révolution est passée. » C’est par là que vous annoncerez la perfection de votre démocratie33 […].
Maximilien de Robespierre souhaite, quant à lui, rendre les citoyens non pas responsables de leurs émotions, mais doués d’« instincts infaillibles » par l’exercice répété d’expériences vécues en simulacres dans les fêtes.
Jacques-Nicolas Billaud-Varenne appelle également à la nécessité d’éduquer les sensibilités :
Les vices sont comme les plantes vénéneuses : il faut les chercher exprès pour en trouver ; au lieu que les productions salutaires et vivifiantes croissent de tous côtés sous nos pas. Cependant, il ne suffirait point d’avoir mis la justice et la vertu à l’ordre du jour si l’on ne s’empressait d’en accélérer les développements par l’instruction publique, non suivant l’idée qu’on attache communément à cette expression, mais telle qu’elle doit être chez un peuple qui se régénère. Pour lui, l’instruction publique n’est pas seulement dans les écoles, ni exclusivement pour l’enfance ; elle est destinée à tous les citoyens. Ce n’est point la simple culture de l’esprit, mais l’épuration du cœur, mais la propagation de sentiments républicains. […] Oublier, dans un État libre, d’éclairer la nation par tous les moyens qui parlent aux sens et à l’âme, c’est perdre de vue ce qui peut coopérer le plus efficacement à la réformation ; c’est compromettre la liberté en négligeant de créer un caractère national qui identifie de plus en plus le peuple à sa constitution. Si la tyrannie a besoin d’abrutir l’espèce humaine pour la mieux comprimer, la république exige que chacun connaisse ses droits et ses devoirs, pour que, jaloux de conserver les premiers, il devienne plus scrupuleux à remplir ses obligations34.
Un certain nombre de membres du comité de salut public font ainsi de la question des institutions civiles le lieu d’un sauvetage des sensibilités et des mœurs républicaines, qui ont tant de difficultés à triompher des mœurs d’Ancien Régime.
L’institution civile – fête, religion, famille – serait alors le lieu où s’éduque le thymos et donc le courage civique, voire le civisme35. Or, la chanson comme art populaire et sans-culotte qui associe parole et musique fait pleinement partie de cette éducation. C’est pourquoi l’Institut national de musique, créé sur l’ancienne école municipale le 18 Brumaire an II fait l’éloge de la musique chez les peuples anciens comme référence et comme modèle pour cette éducation du thymos.
« Les avantages de la musique sont connus et appréciés depuis l’enfance du monde et l’on sait quels prodiges elle a opéré chez les peuples libres de l’Antiquité. Elle n’était pas chez eux un art de pur agrément, mais l’une des bases de leur institution sociale, une partie essentielle de l’éducation et l’un des premiers ressorts du gouvernement. Elle était, entre les mains des plus sages législateurs, l’un des moyens puissants dont ils se servaient pour éclairer les hommes, épurer, adoucir les mœurs, fixer l’esprit public, inspirer l’amour de la patrie et le respect pour les lois, soutenir la patience, échauffer le courage de leurs guerriers et développer dans tous les cœurs le germe des actions utiles et généreuses »36.
C’est donc bien dans ce but d’éducation des facultés sensibles comme des facultés morales que cet institut publie alors chaque mois un ouvrage de musique à divulguer.
[Il] contient cinq morceaux : savoir, une ouverture ou symphonie, pour instrument à vent ou à cordes, un hymne ou chœur patriotique, une marche militaire, ou religieuse, ou funèbre ; un rondeau ou pas de manœuvre et au moins une chanson ou romance civique. […]. Les morceaux qu’il renferme ont été exécutés dans toutes les communes de France : l’amour de la liberté et des arts a formé des réunions de Citoyens, dont les talents n’étaient pas utilisés pour la patrie ; alors jouissant des mêmes avantages que Paris, ces communes eurent aussi des concerts populaires et les hymnes chantés au point central de la république furent répétés au même instant dans toutes ses parties, par le peuple français et par ses armées victorieuses. Un recueil simple de chants et romances civiques inspirés par la haine de la tyrannie et l’amour sacré de la liberté, perpétuant le souvenir des actions chères à la Patrie et dans lesquels des fleurs sont jetées sur la tombe de ceux qui sont morts pour elle, a été composé37.
Les chansons sont en 1793 et 1794 plus que jamais une manière de parler de l’actualité, qu’elle soit guerrière, religieuse, liée à la vie quotidienne ou à la vie politique. Ainsi, si la période de la terreur a divisé et blasé les sensibilités, l’éducation comme institution civile doit réunir et réparer le corps de chacun et le corps social.
La chanson est par la suite convoquée pour refonder cette fameuse cité, dans des fêtes décadaires qui font parties intégrantes des cultes rendus à la religion des devoirs de l’homme, un culte de fait très immanent, où le culte rendu à l’être suprême n’est qu’un élément. On sollicite alors les citoyens non seulement pour qu’ils chantent ce qui a été écrit à Paris, mais pour qu’ils écrivent des poèmes et des hymnes. Ces fêtes décadaires offrent tous les dix jours l’occasion de les partager.
Ainsi, le citoyen Nougaret écrit ces vers français destinés à l’être suprême, afin de préparer la fête du 20 Prairial an II :
La France se réveille, elle sort d’esclavage.
Les rois en frémissant, admirent son courage.
De l’auguste raison elle suit le flambeau.
Son despote insolent tombé dans le tombeau
il entraîne avec lui l’horrible fanatisme
Sur le crime écrasé, s’élève le civisme
Le respect pour les mœurs, la douce égalité
l’amour de la patrie et de la liberté.
Toi seul, ô dieu puissant ! Tu reçois notre hommage
ainsi que la vertu, ta véritable image.
Soutiens (défend raturé) protège un peuple généreux
Qui combat pour les droits des mortels malheureux
Que l’univers s’empresse à suivre notre exemple
Qu’il soit, dans tous les temps digne d’être ton temple38.
Nougaret condense en quelques mots une sorte de théorie de l’émancipation comme réveil et comme œuvre d’un courage associé à la raison, une sorte d’histoire. La question religieuse est associée à la fin du fanatisme, à l’amour de la patrie et à la vertu civique comme hommages rendus à un dieu puissant. Il s’agit d’un déisme devenu religion nationale ou civile dont le texte central reste la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Certains textes lus pour célébrer la fête de l’être suprême ressemblent à des poèmes en prose et l’éloge de la nature y semble alors étrangement proche d’une certaine sensibilité actuelle.
Admirons ce bel éclat que les cieux, colorés par l’aurore, réfléchissent dans l’étang bordé de tilleuls qui se prolonge vis-à-vis de notre retraite. […] Ne perdons pas ces précieux instants, là-haut sous ce treillage de vigne, d’où notre vue peut s’étendre au loin, allons respirer la fraîcheur et les parfums que les zéphirs répandent dans les airs. […]
Plus loin, les oiseaux sortent en foule, pour saluer le soleil à son lever. Les uns voltigent sur la surface des eaux ; d’autres, cachés dans l’épaisseur des feuillages, tantôt, surprennent, par la vivacité et les variations harmonieuses de leurs chants ; tantôt par une mélodie douce et touchante, ils flattent l’oreille plus agréablement encore. De toutes ces voix réunies résulte un concert dont les sons, mêlés aux parfums des fleurs, s’élèvent vers les cieux comme une offrande matinale. Être suprême ! Dieu de l’univers, voilà la seule et vraie image de tes attributs39 ! »
Ces fêtes décadaires se poursuivent après le 9 Thermidor et la chute de Robespierre, Saint-just et Couthon, cette date est simplement ajoutée dans les événements à fêter, mais, comme l’a montré Mona Ozouf40, ce n’est plus le même enthousiasme qui les anime, elles sont devenues des lieux de conformité à l’institution, plus que des lieux d’apaisement réparateur après la bataille pour la liberté. Il n’y a pas, cependant, de véritable coupure et, lors de la fête de la jeunesse en 1797, c’est un poème-chanson publié d’abord dans un recueil d’ariettes patriotiques en 1792 – ou an I de la liberté –, puis dans le Recueil des actions héroïques et civiques des républicains français de l’an II, qui est encore utilisé.
Le père doit secouer son fils pour le faire assister à la fête qui lui est consacrée, fête de la jeunesse. Le poème met en scène les âges de la vie, la romance familiale, civique et guerrière, où l’autel de la patrie demeure le centre de la cérémonie, d’une manière qui semble devenir atemporelle, pourvu que le régime soit républicain. Au cours de cette fête de la jeunesse, décidée le 5 Germinal an VI (25 mars 1797), on organise l’inscription civique des jeunes gens ayant atteint l’âge de 21 ans, la distribution des prix aux élèves d’école les plus méritants et l’intégration officielle, en tant que républicains, des jeunes ayant atteint l’âge de 16 ans. Il s’agit d’arracher la jeunesse aux mains du royalisme. La chanson appartient donc à un répertoire républicain. Nous sommes loin de l’inventivité de 1789, mais au cœur de l’idéal civique de transmission.
Eh ! Quoi ! Tu peux dormir encore !
N’entends-tu pas ces cris d’amour ?
Éveille-toi, voici l’aurore ;
Mon fils, voici ton plus beau jour.
C’est à l’autel de la patrie,
Que tu vas marcher sur mes pas ;
Cours à cette mère attendrie
Qui t’appelle, et t’ouvre les bras.
[…]
Dans tes regards brille une flamme
Qui plaît à mon cœur paternel ;
Ouvre les yeux, fixe ton âme
Sur ce spectacle solennel.
C’est à l’autel de la patrie
Qu’il faut consacrer tes quinze ans
Et c’est là que l’honneur te crie
D’apporter tes premiers serments.
Tu l’as fait ce serment auguste,
Devant la France et devant moi ;
Tu serviras, vaillant et juste,
Ton pays, nos droits et la loi.
C’est à l’autel de la patrie
Que tu viens de le prononcer ;
Plutôt cent fois perdre la vie
Que de jamais y renoncer !
[…]
Si d’une belle, honnête et sage
Tu sais un jour te faire aimer,
Le nœud sacré du mariage
Est le seul que tu dois former :
Mais à l’autel de la patrie
Courez tous les deux vous unir :
Que jamais votre foi trahie
N’ordonne au ciel de vous punir41.
La fidélité ou la trahison de serments faits à son père, à la mère patrie ou à sa femme fonde la qualité du jeune républicain, il s’agit dans chaque cas de respecter la garantie des lois qui sont l’assise de la société, mais c’est moins pour s’émanciper que pour empêcher le retour des rois, comme du fanatisme. L’intertexte avec le chant du départ, mais aussi avec bien des textes issus des premières fêtes décadaires, est immense. La scène du père et du fils est notamment récurrente, afin de pouvoir évoquer l’éducation paternelle.
Conclusions
L’effort poétique populaire, que ce qualificatif permette de parler du petit peuple ou d’un peuple lettré qui s’oppose à l’aristocratie, est bien pendant la période révolutionnaire un effort politique. Avant même d’entrer dans les contenus des poèmes, choisir d’écrire des vers plutôt que des discours est en soi un acte politique qui s’adresse au cœur, perçu comme le fondement de l’homme révolutionnaire. Ce dernier doit sentir, pour pouvoir exercer sa faculté de juger. Les émotions ne sont alors nullement opposées à la raison, elles expriment plutôt une compétence de jugement synthétique, là où le discours argumentatif est analytique. Saint-Just affirme par exemple qu’il faut « honorer l’esprit mais s’appuyer sur le cœur42 ».
Ce jugement synthétique des émotions permet de condenser l’inouï de la novation révolutionnaire et ainsi de décrire ce qui vient sans avoir besoin de le rapporter à des expériences déjà connues. Si l’effort de la littérature est de mettre des mots neufs sur le monde vécu, cet effort est bien un effort littéraire qui, même maladroit, permet de faire circuler cette nouvelle expérience, qui transforme une série d’individus séparés en un peuple qui combat pour sa liberté.
Néanmoins, l’expérience est fragile et les mots du vif, du vivace et de l’aujourd’hui peuvent être recouverts par un autre usage du langage, cette fois falsificateur. Pour mettre dans l’ombre l’expérience, il est possible d’abuser de l’exemplarité d’un événement. En prétendant qu’il est reproductible, on arase son exceptionnalité et l’on espère faire croire que la Révolution est faite quand elle n’a pas commencé. L’effort révolutionnaire consiste ainsi à déjouer ce qui est considéré comme un abus des mots ; non qu’il faille nécessairement refuser la fiction, mais bien refuser l’imbroglio qu’elle peut autoriser entre expérience de vérité – fût-elle une vérité racontée par la fiction, une allégorie – et voile posé sur le monde afin d’empêcher les peuples de se ressaisir de leurs droits. Falsifier en révolution, c’est en effet cela : empêcher les peuples de se ressaisir de leurs droits.
C’est pourquoi, la sensibilité doit être aiguisée et discriminer entre vérité synthétique des émotions esthétiques liées au vécu politique, et falsifications esthétisées qui viennent contredire ce vécu. C’est dans ce processus que l’ironisation devient partie intégrante du dévoilement de la falsification. Les révolutionnaires se sont constamment méfiés de l’esthétisation qui provoque les émotions, refusant par exemple les décrets d’enthousiasme, et ont valorisé l’esthétique qui les fait surgir. Poétiquement, ce couple esthétique-esthétisation ne peut opérer que si les vers déclamés ou chantés coïncident avec l’expérience vécue. La sensibilité n’est pas affinée sans expérience vécue dans le réel et dans les seuls mots. C’est pourquoi le caractère révolutionnaire de l’acte poétique résulte d’abord de cet ajustement au réel. Plus l’écriture versifiée use des lieux connus du genre et moins l’expérience en monde à transmettre est forte.
De ce fait, la poésie révolutionnaire ne peut que se faire l’écho de la conflictualité politique qui habite ce moment. En lisant un poème ou en écoutant une chanson, chacun sent dans son corps s’il éprouve une sensation d’accord ou de désaccord. La lecture orale en public permettait déjà cet « éprouvé ». Dans le registre du corps parlant, c’est sur un mode éminemment physique que l’opinion publique populaire éprouve son unité ou sa division43, qu’elle s’éprouve comme peuple ou comme voix du peuple. En effet, la voix constitue pendant la Révolution française un élément clé du lien politique qui s’institue dans toute assemblée par la lecture à haute voix, le vote à main levée, la décision sur le vif. L’importance du chant trouve là quelques réserves d’explications.
Face à cette conflictualité, la chanson et les poèmes oscillent entre ardeur et espoirs, des espoirs d’apaisement. Du côté de l’ardeur, il convient de témoigner des élans révolutionnaires, des batailles, des victoires. Du côté de l’espoir, il y a une volonté de produire par le chant un témoignage plus ambivalent face aux dangers qui rôdent dans tout conflit, toute division. La chanson cherche, enfin, à apaiser, car l’espoir réside in fine dans la possibilité de finir une révolution dont on attend le bonheur, qui ne peut s’accomplir que lorsque « ça ira ». Or « ça ira » quand la concorde sera ressentie comme tangible, lors de la réunion autour d’un amour de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et de la loi. Tant qu’elle reste une fiction qui endormirait les âmes faibles, alors que cette déclaration est encore bafouée par les aristocrates et les traîtres, ça ne va pas encore. Le palimpseste du Ça ira témoigne de la double nécessité d’espérer et de témoigner de la réalité politique.
La Marseillaise elle-même, pourtant écrite à la demande d’un baron devenu maire de Strasbourg, ne peut faire l’économie de cette réalité politique populaire, du sentiment patriotique, du sentiment du danger. Là encore, le chant condense des émotions vécues alors que la guerre vient d’être déclarée et que la frontière est proche. Quant à l’insurrection, elle est à la fois espérée et redoutée et les poèmes en témoignent au premier chef. Il faudra juger ceux qui ont fait couler le sang, le roi n’est plus « rien du tout » pour être devenu « un grand traître ».
Cependant, une autre dimension de cette poésie révolutionnaire mérite attention. Elle n’est ni du côté du vécu, ni du côté de la falsification, ni du côté de cet art de dire le conflit en l’apaisant, mais appartient au registre de l’idéologie et de l’utopie. Du côté de l’idéologie, nous constatons une certaine conception de la liberté faite de liens réciproques, de l’opposition entre humains et inhumains et, pour dire cette opposition, le recours classique à l’animalisation des inhumains devenus moutons ou oiseau sauvage en cage, quand la liberté est associée à l’oiseau qui vole. En cela, les chansons héritent de l’imaginaire des Lumières, où les tyrans étaient devenus des bêtes féroces, tigres et lions. Le lion souverain, c’est désormais le peuple et il y a là un renversement manifeste des métaphores. Enfin, les poèmes et chansons rendent compte d’une affirmation récurrente : la guerre civile est dangereuse et il faut savoir la contourner, la refuser et la craindre et, pour cela, il faut aimer les lois.
Ce n’est pas petite chose que d’inclure ces enjeux idéologiques dans la condensation poétique et cela témoigne d’une connaissance diffuse d’enjeux théoriques partagés par tous les acteurs révolutionnaires. Il y a ainsi une politique de la philosophie qui a réussi à se faire poétique de la philosophie.
Du côté de l’utopie, il faut faire venir le monde révolutionné en le décrivant comme un futur espéré, cette fois en faisant appel aux émotions vécues dans cette nouvelle manière de faire usage du temps. L’investissement du futur est aussi neuf que l’idée du progrès attendu. Or, investir le futur, c’est alors donner aux poèmes et aux chants une double fonction. La première est une fonction réparatrice des compétences sensibles, après l’épreuve de la période de la guerre de la tyrannie contre la liberté, cette terreur nécessaire qui a « glacé » la révolution. Il faut retrouver l’ardeur et l’espoir, et cela n’a rien d’évident. Les fêtes en l’honneur de l’être suprême disent l’intensité de ce désir d’un monde réconcilié après la violence de la bataille. C’est alors que la question du chant éducatif, de la capacité à prendre exemple sur l’Antiquité pour instituer la société révolutionnée, prend toute son ampleur. L’utopie est ainsi articulée à une pédagogie générale et à la généralisation des institutions civiles. L’écriture oscille entre appropriation locale des commandes publiques unifiées, les fêtes décadaires sont les mêmes pour tout le pays, et l’ordonnancement local de fêtes dont les modèles centralisés sont réagencés. Le vif de l’événement ne semble pas si facile à retrouver et la fête révolutionnaire se fait simulacre. La situation est paradoxale, tant le simulacre avait été moqué dans les versifications populaires. Il est désormais requis pour faire expérience de ce que l’on n’aura justement pas vécu, mais qu’il faut transmettre pour faire des républicains. Là réside la seconde fonction de cet art poétique. Cet objectif transcende la rupture thermidorienne, qui, à ce titre, ne fait pas événement.
La question de la transmission ne surgit pas en 1794 avec les fêtes décadaires, mais y devient plus aiguë. En 1789, il fallait transmettre une expérience vraie pour expliquer le nouveau et ne pas se laisser berner par les faux discours ; en 1794, il faut inventer les institutions qui permettront de fabriquer les compétences d’un citoyen veilleur, capable de protéger ses droits ; en 1797, il faut faire en sorte que le chaînage des générations maintienne les valeurs républicaines.
Cette traversée de la poétique populaire, très arbitraire tant le nombre de textes est hallucinant44, permet de comprendre qu’il y a en la révolution un désir d’écriture, qui s’appuie sur une conception du sensible comme enjeu politique d’abord intuitive, puis très théorisée. À ce titre, la poétique populaire relève d’une pensée littéraire appuyée sur une histoire classique où les femmes occupent un rôle de passeur, car leur chant est gracieux et leurs compétences émotives reconnues. Elles sont les muses et Clio n’est pas loin, car le poème est bien souvent un poème d’histoire, à l’instar de la peinture d’histoire. En 1794, l’histoire comme savoir était justement devenue l’une des institutions civiles nécessaires. Réunir ainsi la musique, la poésie et l’histoire était l’un des vœux les plus chers des révolutionnaires.
Certes, pour pouvoir aujourd’hui recevoir la charge d’intensité émotive véhiculée par ces textes versifiés ou non, il convient de connaître leur référent. Si l’on ne comprend pas le contenu des textes, ils demeurent faibles. Toutefois, n’est-ce pas aussi le cas quand le langage poétique est mis au service d’une réinvention de mythes méconnus par le lecteur ? Là aussi, pour que ce dernier puisse goûter l’art des usages du langage poétique, il convient de lui expliquer malgré tout ce qui est évoqué. Le cinéma a à plusieurs reprises pris en charge cette fonction d’institution civile, où, dans des films qui portent sur la Révolution, le chant est véhicule de l’intensité des sentiments. Renoir met en scène La Marseillaise (1938) et par là même l’ardeur de l’amitié, de l’amour de la révolution avec l’amour filial, maternel conjugal, l’amour érotisé en filigrane et l’amitié en soutien de toute une « communauté des affections » révolutionnaire. Dominique Cabrera, dans le film intitulé Le Beau Dimanche (2007), met en scène le Ah comme ça va et la tristesse qui accompagne le sentiment populaire d’avoir été trahi par ce roi si bien aimé. C’est une femme qui entonne le chant repris en chœur sur la pelouse du moulin d’Andé, devenu champ de mars pour évoquer le 17 juillet 1791 et sa fusillade. Enfin, Pierre Schoeller dans Un peuple et son roi (2018), a choisi de souvent faire entendre des femmes qui chantent. En plein air, ce sont les lavandières qui chantent Enfin v’la donc que le roi à tue-tête et dans la joie de l’événement Après la prise des Tuileries, cependant, une femme traverse l’esplanade sinistre du château dans la tristesse résultant d’un événement nécessaire, l’insurrection, mais ressenti comme malheureux, tant on déplore de morts qui auraient pu être évitées. Elle chante Louis XVI en cage comme un oiseau sauvage. La révolution endeuillée juge son roi d’un ton plaintif, dans une ritournelle redevenue saisissante grâce au cinéma.