Du singulier au pluriel : iconologie, iconologies
Dans le cadre complexe du débat sur les méthodes de l’histoire de l’art, la réflexion sur l’iconologie a traversé plusieurs phases, et le terme même d’« iconologie » a revêtu des acceptions variées, selon les écoles historiographiques auxquelles il était intégré – un point récemment souligné lors d’un colloque où le mot, à juste titre, a été décliné au pluriel1. Néanmoins, les reconstructions historiques n’ont abordé que de façon partielle le rôle joué par le travail de traduction – et plus précisément d’autotraduction – dans les changements qu’a connus la portée de ce terme au sein de l’histoire de l’art, et dans sa réception critique. Cette évolution mouvementée de l’iconologie comporte des phases d’adhésions enthousiastes et de réfutations tranchées.
Entendue comme méthode pour situer des œuvres d’art ou des motifs au sein de vastes connexions culturelles et de systèmes de pensée articulés, l’iconologie représente depuis des décennies l’une des approches les plus largement utilisées dans l’historiographie occidentale sur l’art, de part et d’autre de l’Atlantique, tout en étant également appliquée à des objets et à des thèmes étrangers aux canons de l’art occidental. Toutefois, il n’y a pas de consensus sur la manière de la définir : comme une discipline, une branche de l’histoire de l’art, comme une pratique ou comme un outil théorique2. Aujourd’hui, dans les descriptions des méthodes de l’histoire de l’art, on trouve fréquemment une caractérisation schématique de l’iconologie comme étant à l’opposé du formalisme. S’il est vrai que déjà les premiers représentants de l’iconologie, au début du xxe siècle, avaient critiqué le formalisme et la séparation qu’il postule entre « forme » et « contenu », il convient également de rappeler que les frontières entre ces méthodes n’étaient pas si rigides. En outre, cette approche schématique – partisans de la « forme » vs partisans du « contenu » – a également simplifié, dans une certaine mesure, un débat aux dimensions transnationale et plurilingue. Or, si l’on prend le recul nécessaire, il apparaît que le contexte linguistique et culturel des études iconologiques issues du côté germanophone permet de saisir des éléments de la genèse de cette approche qui ont été rarement mis en valeur jusqu’à présent.
Bien qu’elle ait eu un plus large écho dans les pays anglophones, l’iconologie reste en fait profondément liée à la tradition philosophique allemande et au nom d’Aby Warburg dont la bibliothèque s’est progressivement transformée en institut de recherche au cours des trois premières décennies du xxe siècle3. Une tradition de recherche qui a pu se poursuivre et se développer même après l’émigration de presque tous les membres de cet institut, dans une continuité assurée notamment par les activités, l’enseignement et les textes des intellectuels réunis autour du noyau d’origine, et qui se sont attachés au travail délicat de médiation culturelle.
En réalité, lorsque la KBW (Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg) quitte Hambourg pour Londres en décembre 1933, quelques mois seulement après l’arrivée des nazis au pouvoir, le groupe de chercheurs qu’elle abritait avait engagé, depuis un certain temps déjà, un dialogue étroit avec des collègues anglophones ; c’est ainsi que se préparait la voie d’une « migration culturelle », qui a déjà été l’objet de nombreuses reconstructions, notamment sur le plan historico-biographique et historico-institutionnel4. Rappelons au passage que l’ampleur même des horizons de recherche de Warburg supposait un échange scientifique constant à l’échelle internationale, comme en témoignent à la fois la correspondance entre l’ensemble des chercheurs impliqués et le large éventail de revues qui, dans différents espaces linguistiques, de l’Italie à la France, de la Belgique à la Grande-Bretagne et aux États-Unis, publient des comptes rendus sur les travaux promus par la KBW.
Il n’en reste pas moins que la fracture induite par l’émigration a non seulement modifié l’emplacement géographique de la bibliothèque, devenue le Warburg Institute, mais aussi le centre de gravité et la répartition de cet échange international. C’est pourquoi il paraît utile d’examiner de façon analytique, en parallèle et au-delà des aspects historiques et institutionnels, la manière dont le filtre linguistique a pu avoir un impact sur la méthode et sur les contenus des recherches d’origine « warburgienne » – recherches caractérisées, peut-être plus que toute autre méthode d’histoire de l’art, par l’analyse du lien profond entre mot et image, « Wort und Bild ». Dans cette contribution, je propose de m’attarder sur un texte théorique et programmatique d’Edgar Wind, paru d’abord en allemand et presque simultanément autotraduit en anglais. L’objectif de ces pages sera de mettre en lumière quelques preuves linguistiques d’un changement qui a marqué, entre autres, l’histoire de l’histoire de l’art. Je tenterai de montrer comment ce cas particulier de circulation du savoir a été déterminant. En effet, tant le texte allemand de Wind que sa version anglaise dévoilent avec une grande clarté que la « méthode iconologique » ne constituait à l’origine qu’une partie organique du vaste programme de recherche kulturwissenschaftlich initié par les études de Warburg. Comme nous le verrons, le travail de traduction de Wind, bien que subtil et calibré, n’a pas empêché, toutefois, que l’« iconologie » fût comprise comme une branche autonome et même distincte de la Kulturwissenschaft.
Une autotraduction d’Edgar Wind : la kulturwissenschaftliche Bibliographie
À la différence des textes d’autres chercheurs liés à la bibliothèque de Warburg, la production scientifique de Wind présente dès le départ un caractère bilingue, où l’autotraduction joue un rôle essentiel. Étant issu d’une famille plurilingue (son père était un commerçant juif d’origine russe né en Argentine, tandis que sa mère était d’origine roumaine), il a pratiqué l’anglais et le français depuis son enfance, en famille et à l’école, bien qu’il ait effectué ses études dans un environnement germanophone entre Berlin, Fribourg, Vienne et Hambourg. Il a commencé à enseigner et à écrire également en anglais dès le début de sa carrière universitaire5. Les premiers travaux qu’il a publiés dans les domaines de l’esthétique et de l’épistémologie s’efforcent de mêler la tradition philosophique germanophone et les plus récents développements du pragmatisme américain marqués par les travaux de Charles Sanders Peirce, John Dewey et William James6. Dans ses contributions en philosophie de la science, Wind dialogue non seulement avec les auteurs néo-kantiens allemands, Ernst Cassirer entre autres, mais aussi avec des voix issues du monde anglophone, comme Alfred North Whitehead7 – ce sont deux univers linguistico-culturels au sein desquels le travail de Wind fait l’objet d’analyses et de critiques8. Dès 1927, au contact de Warburg, Wind assimile des outils de recherche qu’il utilisera plus tard, en les intégrant peu à peu à sa propre formation philosophique composite. Il travaille alors sur un sujet de postdoctorat en gnoséologie sous la direction de Panofsky et Cassirer. Mais il fait preuve d’une franche autonomie intellectuelle, et l’on perçoit déjà les premiers signes de rivalité avec son mentor Erwin Panofsky9.
Après la mort de Warburg, en 1929, Wind fait partie de ceux qui se donnent pour tâche de perpétuer l’héritage intellectuel du maître, tâche d’autant plus compliquée qu’un grand nombre de chercheurs de la KBW prennent la décision d’émigrer dès le début des années trente. Si les destinations sont variées, les pays anglophones dominent, et peu à peu, les publications se font en anglais : Ernst Cassirer part pour Oxford juste après la prise de pouvoir d’Hitler, mais il continue d’écrire et de publier principalement en allemand jusqu’à son émigration définitive aux États-Unis en 1941 ; Erwin Panofsky, professeur invité à New York dès l’automne 1931, s’installe définitivement sur la côte est des États-Unis et publie presque exclusivement en anglais à partir de 1933 ; Raymond Klibansky s’installe à Londres puis à Oxford. Certains des chercheurs d’origine juive restés en Allemagne, comme le médiéviste Hans Liebeschütz ou le philosophe Walter Solmitz, sont arrêtés après les pogroms de novembre 1938 et ne s’exileront que plus tard. Fritz Saxl, Gertrud Bing et Edgar Wind sont donc vraiment ceux qui gèrent alors la KBW et assurent son transfert à Londres.
En novembre 1930, Wind obtient le titre de professeur, la venia legendi en philosophie, et commence à enseigner à l’université de Hambourg. Il donne des cours magistraux d’esthétique, des leçons sur les fondements de la philosophie de l’histoire et de la culture, ainsi que des approfondissements sur la philosophie anglo-américaine contemporaine et sur l’art et l’esthétique en Angleterre au xviiie siècle10. En 1931, il publie sa première étude « iconologique », fondée sur une analyse parallèle des sources théoriques et figuratives : il soutient la thèse selon laquelle les différentes conceptions de l’art du portrait des principaux peintres anglais du xviiie siècle refléteraient les débats philosophiques sur la nature humaine de la même époque11. Cette étude est issue d’un cycle annuel de conférences de la KBW, dont le dernier organisé à Hambourg avec pour thème England und die Antike. Ces nouvelles orientations de ses sujets de recherches témoignent du fait que Wind lie ses activités au domaine anglais, bien avant de transférer l’institut Warburg à Londres12. Les contacts qu’il établit lors de ses séjours de recherche en Angleterre se révéleront inestimables lorsqu’il s’agira d’obtenir les conditions pratiques et diplomatiques de l’installation d’une institution allemande en Grande-Bretagne13.
L’introduction programmatique à la Kulturwissenschaftliche Bibliographie zum Nachleben der Antike, rédigée par Wind en allemand et en anglais, représente un cas emblématique. Parue en 1934, cette publication de l’institut Warburg est un projet réalisé, pour ainsi dire, à la veille de son départ, même s’il avait été entamé quelques années plus tôt sous une forme (et dans un cadre éditorial) nettement moins révolutionnaire14. Dans un précédent article, j’ai eu l’occasion d’esquisser les généalogies théoriques et les implications politiques de ce texte15, des observations qui seront complétées et approfondies dans les pages qui suivent, où je propose une analyse plus fouillée des changements de terminologie et de stratégie rhétorique suscités par l’autotraduction de Wind, révélant en filigrane les effets à long terme d’une telle opération.
À première vue, le volume se présente comme un simple répertoire bibliographique commenté, semblable à maintes entreprises nées de la collaboration entre universitaires, et visant à consigner, diffuser et examiner les œuvres parues sur une même période dans un domaine d’étude donné. Dans son introduction, Wind le décrit comme une opération en réalité plus subtile, bien loin de la pure compilation. La réalisation de l’édition anglaise du répertoire confirme et développe d’ailleurs cette intention : la bibliographie raisonnée (rédigée en allemand par plusieurs auteurs) y est reproduite à l’identique, alors que l’introduction autotraduite par Wind s’en distingue.
La version allemande du texte affirme d’emblée l’originalité de l’opération, contrairement aux autres œuvres apparemment semblables (y compris en dehors de l’espace linguistique allemand). Avec une clarté presque géométrique, Wind explique que l’ouvrage « poursuit un triple objectif16 ». Premièrement, la Kulturwissenschaftliche Bibliographie zum Nachleben der Antike, à l’instar de toute autre bibliographie, se veut un répertoire ; deuxièmement, là aussi comme les autres bibliographies, elle a pour ambition d’aider et d’encourager ceux qui font de la recherche ; mais elle vise, troisièmement, un autre objectif bien distinct de toute autre bibliographie disponible, puisqu’elle se pose comme une sorte de manifeste d’une nouvelle orientation méthodologique (suggérée par l’adjectif « kulturwissenschaftlich », sur lequel nous reviendrons).
Wind obtient donc un effet rhétorique qui se fonde sur l’ajout d’un élément inhabituel dans un paysage déjà connu. En se démarquant du reste des bibliographies consacrées à un certain sujet ou domaine d’étude, où la signification du thème est à la fois évidente et implicite, Wind présente un cas où le sujet même fait l’objet d’un débat parmi les chercheurs – surtout parmi les chercheurs germanophones. L’idée de proposer une bibliographie spécifique sur le Nachleben der Antike revêt donc une valeur programmatique, et implicitement politique. C’est ce que révèle, là encore, la surface rhétorique du texte. En plaidant en faveur d’une méthode complète, Wind explicite de façon provocante des objections courantes à propos du caractère en apparence désuet – presque « inactuel », pourrait-on dire – du programme de recherche promu par la bibliothèque Warburg. Au cœur de ces objections et de la réfutation développée par Wind se niche le terme de « Kulturwissenschaft ». D’une part, ce terme s’inscrit dans la continuité de la tradition philosophique du xixe siècle, d’autre part, il revendique une charge novatrice en indiquant une manière nouvelle de formuler les problèmes de la recherche historique17.
Parmi les objectifs d’un programme aussi ambitieux, on peut déceler une prise de position contre les « tendances pédagogiques et culturelles » dominantes dans les années 1920 et 1930, une question qui devenait de plus en plus urgente pour les chercheurs reliés à la KBW. Bien que le statut des « sciences humaines » ait été en effet sujet à controverse dès le dernier quart du xixe siècle – en particulier dans le contexte du débat interne à l’académie allemande – avec l’arrivée du nazisme au pouvoir, cette controverse prend, écrit Wind, un ton de menace pure et simple envers la tradition « humaniste »18. Il explique alors l’originalité de la Kulturwissenschaftliche Bibliographie en invoquant une conception renouvelée de l’« humanisme » qui, loin de coïncider avec la simple érudition, s’appuie sur une distinction sémantique fondamentale entre une signification abstraite et une signification concrète.
Dans les années 1930, le terme de « Kulturwissenschaft » évoquait en fait une espèce de « postulat théorico-scientifique », comme l’atteste le langage académique germanophone et plus particulièrement les systématisations théoriques des philosophes néo-kantiens Heinrich Rickert et Wilhelm Windelband19, qui parlaient de Kulturwissenschaft par opposition à Naturwissenschaft afin de fonder et de légitimer philosophiquement – et plus précisément épistémologiquement – la méthode des « sciences humaines ». En même temps, leur position se voulait différente de la perspective néo-hégélienne implicite dans l’adoption du terme « Geisteswissenschaften » (principalement utilisé au pluriel) qui accentuait la dimension historique et psychologique du Geist (terme central de la philosophie hégélienne, souvent traduit par « esprit ») à partir d’une opposition radicale, ontologique, entre monde physique et monde psychique20.
Or la nouvelle acception warburgienne du terme « Kulturwissenschaft », explique Wind, prend une valeur beaucoup plus concrète21. Elle découle de la pratique même de la recherche et réunit deux directions apparemment divergentes et bien enracinées dans la culture académique allemande : d’un côté, la vision historique de Jacob Burckhardt, centrée sur la Renaissance dans l’ensemble de ses manifestations culturelles ; de l’autre, l’orientation anthropologique inaugurée par Hermann Usener en matière de philologie et d’histoire des croyances mythiques et religieuses et des rituels du monde antique. Wind souligne les points communs à Burckhardt et Usener et conclut par une formule concise et efficace : « L’attention portée à la culture dans son ensemble, guidée par un intérêt spécifique pour la fonction des éléments antiques toujours vivants donne à la présente bibliographie sa forme méthodologique22. »
Intraduisibilité ?
À cet incipit « géométrique » et programmatique correspond, en anglais, un paragraphe intitulé « Theme and Method » qui fait pendant au « Methode und Thema » en allemand et qui s’ouvre par l’exposition d’un problème de traduction déjà signalé sous forme macroscopique dans le double frontispice et le titre même de l’ouvrage :
Le thème général de cette Bibliographie – la survivance de la tradition grecque et romaine – est familier aux lecteurs anglais. Ils peuvent cependant éprouver une certaine appréhension en voyant sur le frontispice allemand le mot intraduisible de « kulturwissenschaftlich », censé indiquer la méthode employée23.
La construction rhétorique de Wind, qui met l’accent sur un apparent paradoxe, se révèle ici particulièrement efficace : l’élément qui caractérise la méthode, sa nature kulturwissenschaftlich, est déclaré « intraduisible » et tout bonnement supprimé du titre anglais.
En réalité, l’insistance sur cet élément controversé, qui ressort de toute façon dans la trame du texte anglais, est déjà présente dans la version allemande, où le terme « Kulturwissenschaft » et sa variante adjectivale « kulturwissenschaftlich » sont, comme nous l’avons vu, la clé de voûte d’une argumentation qui procède par questions rhétoriques et réfutations. Tout en conservant la même structure dialectique, le texte anglais l’applique cependant à des termes différents. Nous avons observé que, dans la version allemande, Wind contestait avant tout les objections sur la légitimité et l’originalité du thème de la bibliographie, en simulant les arguments de ceux qui considéraient le Nachleben der Antike comme un simple recueil, presque mécanique, de témoignages de la tradition classique conservés aux époques post-antiques – recueil qui, de surcroît, n’intéressait qu’un cercle limité d’humanistes vieux jeu et indifférents aux préoccupations réelles de la culture contemporaine.
Évidemment, Wind n’attend pas de telles objections de la part du monde intellectuel anglais, et il décrète même qu’est « familier aux lecteurs anglais » le thème de la Bibliography, à savoir « la survivance de la tradition grecque et romaine », traduction plutôt superficielle ou rapide de l’allemand « Nachleben der Antike ». Puis il déplace la controverse sur le terme « kulturwissenschaftlich », en en explicitant, là encore, les possibles implications et objections. Avec un ajustement subtil, voire rhétorique, Wind substitue à l’image presque scolastique de la dispute ouverte (« un problème […] dont la pertinence, ou plutôt l’existence même […] est encore débattue24 »), un « some misgiving » (« une certaine crainte ») plus indirect, immédiatement expliqué en termes d’esprit politique : les « connotations singulières » du terme « kulturwissenschaftlich » auraient évoqué à l’oreille anglaise, note Wind, ces « slogans des temps de guerre qui sont parvenus à ruiner complètement la réputation du mot Kultur25. » Par le renouvellement sémantique de ce dernier terme, la méthode proposée par Wind se voit ainsi liée à une prise de distance par rapport à un passé récent – symbolisé par la culture politique et académique de l’époque de Guillaume II – indissociable, à l’évidence, du souvenir de la Première Guerre mondiale. La polémique entre Dilthey et Rickert quant à l’utilisation de « Geisteswissenschaft » ou « Kulturwissenschaft » pour définir et classer les disciplines humanistes atteint ainsi un niveau plus général.
En outre, si la version allemande opposait au langage abstrait de la philosophie spéculative une généalogie concrète de la nouvelle acception de « Kulturwissenschaft », condensée dans les programmes scientifiques de Burckhardt et Usener, il apparaît nécessaire d’expliciter dans le texte anglais un autre maillon de la chaîne généalogique, à savoir le plus évident et le plus proche : la pensée de Warburg lui-même, fondateur de la méthode et de l’institut de recherche qui porte son nom (et qui finance cette Bibliography). Connu des spécialistes de l’art du xve siècle (y compris anglophones), le nom de Warburg et son plaidoyer contre les cloisonnements disciplinaires rigides n’étaient peut-être pas si familiers du public beaucoup plus large que visait la Bibliography. C’est à ce stade que Wind insère, entre guillemets, l’approximation qu’il a trouvée pour traduire le terme « Kulturwissenschaft » comme « l’idée d’une “science de la civilisation” globale26 » où le mot « civilization » renvoie de manière cohérente aux deux pôles du débat politique et culturel « Kultur » et « Zivilisation »27. Donc, pas de « cultural science », expression devenue fréquente dans les études les plus récentes sur Warburg, quoique toujours accompagnée d’explications. Plutôt que d’isoler le terme, Wind tente, dans son intervention programmatique, de le réinsérer dans la trame d’un discours partagé au sein d’un espace linguistique plus large, en en exposant les implications à la lumière de la situation politique en Europe. Preuve de la complexité de cette opération, l’appellation de la KBW est modifiée lors du transfert de l’institut en Grande-Bretagne : l’adjectif « kulturwissenschaftlich » n’apparaît plus dans le nouveau nom de l’institution, pas plus qu’il n’apparaît sur le frontispice anglais de la Bibliography.
Presque en guise de compensation, l’introduction anglaise de Wind s’attarde longuement sur la généalogie du terme « kulturwissenschaftlich » et – avec un écart éloquent par rapport à la version allemande – l’insère dans la tradition intellectuelle anglophone. Dans la version anglaise, les noms de Burckhardt et Usener sont suivis de deux notes de bas de page qui listent leurs œuvres principales, aucune d’entre elles n’étant alors traduite en anglais. Puis, pour expliquer l’opposition apparente et les traits communs, Wind recourt de nouveau à l’expédient d’une question rhétorique provocatrice où il rapproche les sources germanophones d’auteurs anglophones avec lesquels ils ont des affinités intellectuelles : d’un côté, l’idée de la Renaissance de Burckhardt est associée à celle de Walter Pater ou de John Addington Symonds et, de l’autre, le programme scientifique d’Usener à celui de Sir James Frazer. Si de tels rapprochements se révèlent efficaces, c’est précisément parce qu’ils permettent de déduire que le public anglais connaît non seulement le thème général de la Bibliography, mais aussi sa généalogie. Par exemple au début du xxe siècle, l’étude des rituels dans la culture antique était pratiquée par le groupe des « ritualistes » réunis à Cambridge autour de Frazer, bien conscients des affinités intellectuelles avec Usener28. Car là encore, la construction rhétorique de Wind part précisément d’une incongruité apparente – qui est évidente également pour le public anglais – ou plutôt de la tentative de concilier deux tendances à première vue opposées (la haute culture de Burckhardt d’une part et le folklore d’Usener de l’autre, entre l’Olympe et les « démons » de la tradition classique), pour mettre en lumière la particularité du programme de recherche de Warburg.
Création d’équivalences
Sans rompre la continuité du texte anglais, le paragraphe suivant s’appuie, à nouveau, sur une structure dualiste pour exposer la théorie warburgienne de la « polarité des symboles ». Ce passage marque le changement le plus significatif entre la version allemande et l’autotraduction, peut-être même le seul changement macroscopique relevé par les commentateurs et les interprètes successifs. Alors qu’il y a encore en allemand une articulation polémique dans le paragraphe intitulé « Kritik der Geistesgeschichte », la version anglaise passe directement au thème du « symbole », élément central de la Kulturwissenschaft au sens où Warburg l’entend. Mais si le texte allemand, dans le paragraphe « Das Symbol als Gegenstand kulturwissenschaftlicher Forschung » insiste sur cette définition de la méthode, le texte anglais, avec le titre plus sobre de « Symbols in History », contourne une nouvelle fois le nœud traductif et essaie de créer par d’autres moyens un équivalent au mot « kulturwissenschaftlich ».
Sans surprise, la radicalité de la « Kritik der Geistesgeschichte » de Wind provoque de vives réactions parmi les premiers commentateurs allemands de la Bibliographie : l’historien de l’art Robert Oertel, bien qu’appréciant les travaux effectués sous l’égide de la KBW, rédige un article très critique spécifiquement dirigé contre l’introduction de Wind, son ambition théorique et sa notion de symbole29. En revanche, les articles publiés dans les revues anglophones ignorent tout bonnement la polémique30.
Dans sa « Kritik der Geistesgeschichte », Wind évoque quelques figures marquantes de la scène intellectuelle allemande, de Heinrich Wölfflin à Wilhelm Windelband et à Wilhelm Dilthey, et à travers la critique de leurs positions, il offre une définition du mot « kulturwissenschaftlich » construite par antithèse : contre l’autonomie et l’isolement des disciplines individuelles, Wind défend une approche holistique de la totalité des manifestations culturelles ; contre la tendance généralisante et essentialiste de la Geistesgeschichte soutenue par Dilthey sur la base d’un schéma hégélien, il plaide en faveur des recherches concrètes du détail, élément déjà proverbial de la méthode dite warburgienne. Tant dans la perspective holistique que pour chacune de ces recherches, la référence au thème du symbole est décisive. Sur ce point, la version anglaise recoupe l’original allemand : dans les deux cas, Wind présente la théorie du caractère « polaire » des symboles comme la clé de voûte des recherches de Warburg sur la transmission culturelle.
En fait, l’étude des symboles et de leur fonctionnement est l’un des aspects qui distinguent radicalement l’approche de Warburg de celle de certains autres historiens de l’art de sa génération, qui étaient également attentifs aux facteurs sociaux et culturels à l’origine des faits artistiques31. Warburg s’intéresse à la production et à la réception des œuvres d’art non seulement en termes de reconstruction historique, mais aussi en tant que modes de symbolisation, révélateurs de tensions psychologiques, à la fois des individus créateurs et des « personnalités collectives »32. À l’instar de Nietzsche, Warburg approfondit le thème de l’intervalle et de l’équilibre jamais définitif entre les deux pôles psychiques de la contemplation sereine et de l’abandon orgiaque aux émotions. C’était en particulier dans le sein de l’esthétique psychologique allemande de la fin du xixe siècle que la conception classique d’une « polarité » du comportement psychique avait été appliquée à l’étude des symboles. Et parmi les théoriciens du symbole, comme Wind l’avait souligné pour la première fois avec lucidité, Warburg s’appuie sur Friedrich Theodor Vischer, philosophe et écrivain allemand auteur d’un article sur « Le symbole » de 1887 très célèbre dans l’esthétique germanophone, mais qui n’avait pas été traduit en anglais à l’époque33.
Il peut être utile de rappeler brièvement l’une de ses thèses fondamentales. Vischer définit le symbole comme la connexion d’une image et d’une signification par l’intermédiaire d’une comparaison. Ce que distinguent les différentes formes de symbolisme, c’est précisément l’espèce de cette comparaison, qui peut nous apparaître de manière plus ou moins claire. Si la connexion n’est pas clairement conçue, l’image et sa signification apparaissent comme identiques, comme dans le cas de la métaphore ou du symbolisme religieux (le pain et le vin sont le corps du Christ) ; au pôle opposé, la connexion est claire et consciente dans le cas du symbolisme logico-rationnel, où l’image et la signification sont clairement discernables, comme dans les comparaisons ou l’allégorie. Une troisième forme intermédiaire du symbolisme, ni claire ni obscure, est celle qui peut être considérée comme la plus proche du faire artistique. Comme le résume Wind, on a cette forme intermédiaire
là où le symbole est compris comme signe tout en demeurant vivant comme image, là où l’excitation psychique, tendue entre ces deux pôles, n’est ni assez concentrée par la force liante de la métaphore pour se décharger en action ni assez déliée par l’ordre analysant de la pensée pour se volatiliser en concepts. Et c’est précisément là que l’’image’ (au sens du simulacre artistique) a sa place. Le faire artistique […] et le plaisir artistique […] se nourrissent tous deux – telle est la leçon de Warburg – des énergies les plus sombres de la vie humaine ; ils leur demeurent attachés et s’en voient menacés même là où un équilibre harmonieux a – pour un instant – réussi34.
Cet accent mis sur « les énergies les plus sombres de la vie humaine » est également à la base d’une nouvelle interprétation des remplois de l’art antique gréco-romain dans les époques post-antiques : Warburg vise à « corriger » la lecture de Winckelmann et, en étudiant l’art italien du xve siècle, montre comment les artistes de la première Renaissance avaient repris à l’Antiquité non pas seulement la tranquillité apollonienne, mais aussi « les modèles d’une gestualité pathétique intensifiée » qu’il définit, avec l’un de ses plus célèbres néologismes, « Pathosformeln »35. Ces « formules » figuratives, qu’il conçoit par analogie avec la linguistique et définit également comme « superlatifs du langage des gestes » ou encore comme « Urworte », « paroles primordiales » en termes goethéens36, peuvent être considérées comme des symboles de forme intermédiaire selon la classification de Vischer, dotés d’un caractère essentiellement ambivalent.
Or, pour comprendre cette ambivalence, Warburg avait eu recours également aux recherches des théoriciens de l’expression et de la mémoire, en cherchant des pistes de réflexion dans des livres tels que The Expression of the Emotions in Man and Animals (1872) de Charles Darwin – donc pas seulement dans le domaine de l’esthétique et de la linguistique germanophone. Comme l’a montré Carlo Ginzburg, un passage du livre de Darwin, dans lequel il parle de la contiguïté des états émotifs extrêmes, peut être vu comme décisif pour l’élaboration de la notion de « Pathosformel » et même pour le choix d’un de ses exemples figuratifs récurrents : Darwin cite un passage des Discourses on Art de Joshua Reynolds, qui observe comment « les extrémités que peuvent atteindre des passions opposées puissent être représentées par une même action », par exemple dans le cas des gestes de plaisir frénétique d’une bacchante et de celles de douleur d’une Marie-Madeleine37.
Bien qu’il semble avoir ignoré ce détail textuel (Darwin qui cite Reynolds), Wind pouvait se référer à une série de sources issues à la fois de la tradition intellectuelle allemande et anglaise pour présenter la théorie du caractère « polaire » des symboles dans la variante élaborée par Warburg.
Dans la version allemande de l’introduction à la Bibliographie, l’exposé de ce point se déploie autour de termes techniques de la tradition philosophique, cités entre guillemets afin que les lecteurs puissent les saisir dans le contexte approprié – « Verinnerlichung » et « Entäußerung », « nachfühlendes Verstehen » et « reine Deskription », etc. – alors que la version anglaise explique cette conception de la « polarité du symbole » en termes moins connotés, et en insistant surtout sur l’écart logique entre l’idée dynamique de polarité et la rigidité statique des simples antithèses. Dans les deux versions, Wind accentue l’idée warburgienne selon laquelle le symbole représente le produit d’une Auseinandersetzung, d’un conflit entre des forces opposées et interdépendantes. Fondée sur cette tension polaire, la transmission des motifs figuratifs anciens, et de la classical inheritance en général, se révèle comme un processus historique qui n’est ni linéaire ni pacifique. Et le concept warburgien de culture peut être entendu comme un système de relations et non comme un ensemble de lignes parallèles et indépendantes où les disciplines seraient cloisonnées.
La version allemande et la version anglaise du texte de Wind insistent également sur le corollaire de la discontinuité du devenir historique : la tension « polaire » dont se nourrissent les symboles produit des moments de « crise » et de « pause de réflexion » où la mémoire intervient en tant que force active. Dans l’en-tête de la version allemande, on lit comme titre partiel du paragraphe : « Mémoire sociale », en français38. Ce détail intéressant peut être expliqué comme une référence implicite à une source jamais explicitement citée, mais que Wind devait connaître, à savoir l’œuvre de Maurice Halbwachs – bien que cette hypothèse ne semble pas être documentée dans les textes conservés39. Dans le texte anglais, cependant, l’usage du mot « Mnémosyne » pour souligner le lien profond entre la théorie de la mémoire et la transmission de l’antiquité classique est révélateur. Utilisé pour désigner l’ensemble des mécanismes de la mémoire sociale, ce concept est défini comme « problème philosophique central pour l’historien des symboles ». « Mnémosyne », terme que Warburg voulut faire graver sur la porte d’entrée de la KBW à Hambourg, et qui aujourd’hui domine l’entrée de la bibliothèque du Warburg Institute à Londres, n’indique pas seulement un dépôt ou un répertoire de souvenirs, mais une force active de rappel à la mémoire, l’organe même de la connaissance historique. Le paragraphe suivant, « Memory and the Classics », dédié à l’analyse de son fonctionnement au-delà de sa définition philosophique abstraite, introduit une observation supplémentaire, absente de la première version. Le choix du terme « Erinnerung » dans le texte allemand (au lieu de « Mnémosyne » ou de « Gedächtnis ») en souligne le sens actif, c’est-à-dire l’action de se souvenir. Toutefois, le point de fuite, dans les deux versions, reste la définition du Nachleben der Antike comme problème historique à valeur paradigmatique au sein de la culture européenne, profondément lié au destin collectif et individuel de tout chercheur et lecteur de la Bibliographie. C’est l’un des passages les plus intensément politiques du texte. Wind y démontre le caractère vital et irremplaçable de l’étude de l’Antiquité à une époque post-antique, car, au-delà des simples modèles taxinomiques ou normatifs, les symboles forgés dans l’Antiquité constituent un héritage aux effets encore actuels, auquel on ne cessera jamais de se mesurer, en en démêlant ses usages tour à tour imitatifs ou instrumentaux mais en tout cas jamais neutres. La méthode de recherche représentée par la Bibliographie vise alors à reconnaître cette mutation permanente dans la relation avec l’antique. Dans la version anglaise, Wind s’adresse à « tout étudiant – ou patient – de l’histoire européenne40 », et précise la métaphore biologique inhérente à la traduction de « Nachleben » par « survival », sans pour autant l’analyser en détail dans ses aspects problématiques. Son intérêt se concentre plutôt, comme c’était déjà le cas dans l’original allemand, sur le thème de la discontinuité de l’évolution historique, faite de fractures et de retours, du conflit entre les forces de l’oubli et de la mémoire, ainsi que sur les conditions et les conséquences de cet oubli et de cette mémoire : « Étudier la survivance des classiques ne consiste pas seulement à analyser la tradition européenne, mais aussi à participer, même modestement, à son modelage41. » La version anglaise de l’introduction à la Bibliography comprend une étape supplémentaire, indiquée sous le titre de « English antecedents and parallels ». Ce paragraphe n’existe que dans le texte anglais, et précède le guide d’usage de la Bibliographie, lequel décrit l’ordre et le principe de sélection du matériel étudié. Cet élément du texte précise l’objectif – immédiat et à long terme – de l’autotraduction : « examiner quel lien éventuel pourrait être établi entre ce type d’étude et celles en cours en Angleterre42 » ; il s’agit, au-delà des publications et des formes de recherche déjà pratiquées en Angleterre, de faire référence aux sources anglaises qui avaient été décisives pour Warburg lui-même. À travers elles, Wind ancre à un niveau plus profond encore l’affinité élective entre les chercheurs allemands participant à l’entreprise de la Bibliography et leur nouvelle terre d’adoption : Charles Darwin, Thomas Carlyle, Samuel Butler (traducteur des théories d’Ewald Hering sur la mémoire). Bien que citées sciemment de façon rapide et concise – peut-être sous la pression d’une publication réalisée en un très court laps de temps43 – ces sources servent à suggérer un sentiment de familiarité associé à celui d’originalité que la méthode kulturwissenschaftlich aurait dû susciter chez le public anglophone.
La Kulturwissenschaft et la « méthode dite iconologique »
Quant au dernier paragraphe de son introduction, Wind y structure son propos de manière similaire dans les versions allemande et anglaise. La version anglaise est parfois plus succincte, tandis que la version allemande offre quelques précisions dans les notes de bas de page. L’une d’entre elles en particulier est assez éloquente : Wind y assume l’entière responsabilité du contenu de ces pages d’introduction, précisant que les différents auteurs des nombreux articles de la bibliographie ne s’étaient précédemment pas accordés sur un programme philosophique précis44. Une indication presque prophétique si l’on considère la rupture survenue entre l’un des auteurs des commentaires et le directeur du Warburg Institute de l’époque après la parution de la Bibliographie45, et si on lit l’attaque acerbe dans les pages du journal de Goebbels, le Völkischer Beobachter46. Malgré cette précision dictée à l’évidence par la prudence politique, Wind ne cache pas pour autant le caractère collectif de l’entreprise, au point d’annoncer dans les deux versions de l’introduction le projet (jamais réalisé) de publication d’un catalogue de la bibliothèque de Warburg. Il s’agirait non seulement d’intégrer le caractère, d’une certaine manière contingent, de la bibliographie annuelle, mais aussi et surtout de rendre raison de l’immensité et de l’organicité de la méthode kulturwissenschaftlich.
C’est justement dans les dernières pages de la version anglaise de cette introduction, qui expliquent l’articulation des thèmes de la Bibliographie, que la « méthode dite iconologique » est évoquée comme l’une des différentes branches des études présentées47. Wind semble ainsi suggérer que, bien que le fondateur de la KBW ait reçu une formation d’historien de l’art, l’analyse de la tradition visuelle et l’interprétation des thèmes figuratifs n’étaient pas une fin en soi pour son projet de recherche, mais devaient toujours s’insérer dans un horizon plus large. Résoudre un rébus iconographique – écrivait Warburg dans son essai magistral sur l’interprétation des fresques de Palazzo Schifanoia à Ferrare, qu’il caractérisait comme une « analyse iconologique » – « tel n’était évidemment pas le propos de [son] exposé ». Il avait voulu plutôt « plaider en faveur d’un élargissement méthodique des frontières de notre science de l’art, dans le domaine de sa matière et dans le domaine géographique48. »
Avec l’articulation de son introduction à la Bibliographie, entreprise qui indiquait indirectement le champ de travail de la KBW, l’intention de Wind était, entre autres, de souligner ce changement de focalisation. L’« analyse iconologique » pratiquée par Warburg, avec une grande érudition et en polémique contre la culture des « formalistes » et des « connaisseurs », pouvait facilement être perçue comme radicalement étrangère à la tradition anglo-saxonne. La version autotraduite par Wind essayait, au contraire, de montrer la généalogie et la proximité des recherches initiées par Warburg avec la tradition intellectuelle du monde anglophone où l’histoire de l’art, comme l’écrit Gertrud Bing, « was regarded with more than slight suspicion49. »
Pourtant, l’histoire de l’accueil des travaux liés au nom de l’institut Warburg dans l’espace linguistico-culturel anglo-saxon (y compris ceux de Wind lui-même) ne se concentre pas sur l’horizon kulturwissenschaftlich, mais presque exclusivement sur cette seule branche de l’interprétation érudite des thèmes figuratifs, jusqu’à finir par superposer les termes « iconologie » et « méthode warburgienne »50, avant même d’en établir une définition adéquate. Le succès rapide de cette assimilation est dû à un autre cas d’autotraduction, certes plus circonscrit mais aux conséquences plus larges. Il s’agit de l’article de Panofsky sur l’interprétation iconographique et iconologique des œuvres d’art, paru en allemand en 1932 dans la revue Logos et republié en anglais dans deux versions légèrement différentes en 1939 et 195551. Jaś Elsner et Katharina Lorenz ont proposé une analyse fine des transformations subies lors de ces différentes étapes, fournissant également une traduction anglaise précise du texte de 193252. Ces différentes versions apparaissent comme des étapes vers la systématisation d’une méthode de la description et de l’analyse des œuvres d’art, articulée sur trois niveaux : la description des simples données visuelles, l’analyse iconographique ou identification du sujet, et l’interprétation iconologique ou enquête sur les symboles et sur les conditions historiques de la création des œuvres d’art. Dans les textes de Panofsky, la discipline de l’histoire de l’art est toujours au premier plan, tandis que la Kulturwissenschaft au sens warburgien reste, pour ainsi dire, à l’arrière-plan. L’autotraduction de Panofsky sonne presque comme une domestication des concepts plutôt que comme une tentative de trouver des équivalences en exploitant les nœuds problématiques des termes « intraduisibles »53. Et il est d’ailleurs significatif que Panofsky ait lui-même été tout à fait conscient des ambiguïtés causées par son autotraduction, comme il le souligne plus tard, dans la préface à l’édition française de ses Essais d’iconologie, datée de 1966 :
Aujourd’hui, en 1966, j’aurais peut-être remplacé le mot-clé du titre, iconologie, par iconographie, plus familier et moins sujet à discussion ; mais – et l’avouer me remplit d’une sorte d’orgueil mélancolique – le fait même que cette substitution soit désormais possible tient précisément, dans une certaine mesure, à l’existence même de ces Essais d’iconologie54.
Le succès qu’il a obtenu ne doit pas occulter son scepticisme radical revendiqué à l’égard de l’efficacité de l’autotraduction, et de la traduction en général55.
Face à de telles conclusions, le texte de Wind pour la Bibliography révèle un caractère presque paradoxalement excentrique et marginal, en contraste avec son inspiration programmatique première. Toutefois, à la lumière de la lecture proposée ici, il semble possible de constater que l’autotraduction de Wind a eu une efficacité à plus long terme. Voulant exposer les composantes de l’ambitieuse méthode kulturwissenschaftlich de Warburg, Wind en avait également indiqué les dimensions « biologique » et anthropologique56 qui, de plus en plus absentes des virtuosités érudites de Panofsky, seraient récupérées et redécouvertes seulement quelques décennies plus tard. On peut d’ailleurs affirmer que les programmes de recherche qui, au cours des dernières décennies, ont soutenu un renouvellement et un élargissement radicaux de l’iconologie – de la Bildwissenschaft à la Bildanthropologie, du Pictorial Turn aux Visual Studies – ont lentement donné lieu à une sorte de traduction à rebours, sollicitant d’une part des études sur les sources de Warburg et, d’autre part, des approfondissements sur la constellation d’intellectuels qui, plus qu’une école ou qu’un collectif fermé, avaient animé, pendant des années, un « laboratoire » ouvert.