Introduction
Même avant l’ère du numérique, la Francophonie (en tant qu’espace politique, économique, culturel), et/ou la francophonie (vue dans sa dimension linguistique comme l’ensemble de communautés ayant en commun l’usage du français), était déjà au cœur d’une construction discursive complexe, mouvante, voire controversée1. En tout état de cause, si être francophone par exemple pour certains peut être simplement vide de sens2, cette réalité peut sous-tendre a contrario des valeurs positives pour bon nombre d’individus3.
De ce qui précède, la Francophonie4 peut effectivement être assimilée à des postures tendancieusement hégémoniques5, cristallisant de ce point de vue l’emprise des pays du « centre » sur ceux de la « périphérie », tout comme elle peut également être associée à des formes positives de brassage linguistique, pouvant être illustrées de façon particulièrement éclairante au travers des cas de pidginisation et de créolisation du français observés dans de nombreux territoires du Sud.
Par ailleurs, il faut reconnaître que la Francophonie peut être appréhendée intrinsèquement comme un marqueur identitaire qui peut résulter d’une sorte de repoussoir de la culture anglo-saxonne. Nous sommes davantage sur le terrain politique et géostratégique, tout comme il peut s’agir d’un besoin de reconnaissance de valeurs communes au-delà des clivages identitaires et géographiques. Dès lors, on peut mieux saisir les propos d’Ulrich Beck, dans l’optique d’une meilleure compréhension des enjeux d’une Francophonie européenne :
Je dirais tout d’abord que l’Europe est sans doute le plus important laboratoire historique ayant permis de transformer des ennemis en voisins. Le plus important parce que, si l’on considère l’histoire de l’Europe, cette transformation de l’ennemi en voisin était tout simplement inconcevable après les catastrophes que furent les deux guerres mondiales et l’Holocauste. Un lieu de traditions, capable de créer de nouvelles institutions et de nouvelles idées. Comment cela a-t-il pu se produire ? Parce que l’Europe n’a pas été conceptualisée dans sa dimension politique. Elle n’est pas un territoire, ni un État, ni une nation. Elle est un processus continu de transformation historique, dont l’acteur principal est le droit européen6.
Ces précisions faites, Internet ayant contribué notamment à véhiculer l’idée d’une identité essentiellement fluctuante, à rendre davantage diffuse la notion de temps, à fragiliser la question des frontières physiques, comment entrevoir une nouvelle dynamique à la fois théorique, heuristique, épistémologique et méthodologique pour mieux repenser la Francophonie ? Autrement dit, quelles nouvelles configurations identitaires, spatio-temporelles, voire stratégiques émergent de ce qui pourrait être considéré comme le nouveau visage de la Francophonie numérique ?
Pour tenter de répondre à ces différentes interrogations, dans un premier temps, il sera fait état de quatre grands enjeux qui sous-tendent une possible (re)définition de la Francophonie, en tenant compte des diverses réalités propres à la galaxie Internet. Et puis, dans un second temps, le but sera d’ouvrir de nouvelles perspectives de réflexions, en évoquant notamment quelques pistes d’ordre méthodologique pour mieux articuler et adapter le cadre de nouvelles recherches sur la Francophonie entrevue au prisme du numérique.
Le numérique au cœur de grands bouleversements à l’échelle planétaire
C’est clairement un truisme : le numérique a transformé la face du monde, depuis son avènement, voire l’expansion de son usage dans le monde. Dans pratiquement tous les secteurs, son influence est manifeste et grandissante : les consultations à distance sont désormais possibles, on parle, à grand renfort de programmes financés, de voitures complètement autonomes dans un horizon proche, les téléconférences entre scientifiques et chercheurs se multiplient, permettant ainsi à l’écomobilité de devenir une réalité indéniable. Les exemples sont légion quand il s’agit de montrer comment les nouvelles technologies contribuent à la construction de nouvelles logiques sociétales. Incontestablement, Internet facilite la démocratisation des connaissances avec comme autres illustrations majeures la naissance des universités virtuelles, la multiplication des archives ouvertes, la facile constitution des communautés virtuelles, etc. Bref, tous ces nouveaux exemples permettent de voir comment l’écosystème numérique œuvre à une meilleure diffusion de la pensée contemporaine.
Une identité significativement soumise aux lois algorithmiques
L’identité, dans une perspective numérique, est l’expression même de la complexité dans son summum. Elle peut s’assimiler à une collection des traces7, ou participer d’une sorte de médiation technique, sociale et cognitive du sujet numérique8. Réelle ou virtuelle, présence ou absence, publique ou privée, l’identité numérique sous-tend d’une certaine manière des logiques beaucoup plus ambiguës en termes de conceptions et de représentations.
D’entrée de jeu faut-il préciser, dans une perspective à vocation classificatoire, d’après Cardon9, qu’il existe quatre types identitaires sur Internet : l’identité civile (sexe, âge), agissante (passion, goût), narrative (journal intime, famille) et virtuelle (avatar). Cela fait penser que l’identité numérique échappe complètement à sa conception civile, dans une logique traditionnelle (filiation).
Pour aller plus loin, selon Milad Doueihi10, l’identité numérique est à la fois transjuridictionnelle, transpatiale et atemporelle. Elle résulte ainsi d’un ensemble d’activités d’un ou de plusieurs individus en situation d’interaction sur la toile.
Pour être encore plus précis, dire qu’une identité numérique est transjuridictionnelle, c’est poser qu’elle peut avoir une incidence sur des législations et réglementations nationales, même si les États laissent parfois difficilement leur souveraineté remise en cause. Néanmoins l’identité numérique, vue sous cet angle, pose la question épineuse des relations entre les juridictions souveraines et celles basées sur le réseau11.
L’identité numérique est également transpatiale. En d’autres termes, elle n’est pas toujours associée à un lieu. Selon Amanda Lenhart et Mary Madden12, par exemple, 30 % des adolescents mentiraient sur leur âge, leur ville et leur statut social. Par ailleurs, les individus se définissent sur Internet davantage par le biais d’autres critères sociaux13, qui permettent par exemple de se dévoiler et de se positionner par rapport au métier qu’on exerce, à son salaire, au nombre d’amis ou au nombre de suiveurs détenu par un internaute. Du coup, on est avant tout identifié sur la toile par rapport à ce qu’on publie et les retours qui découlent de ses activités en ligne.
L’identité numérique est enfin selon Doueihi atemporelle. Par la magie de la toile, en effet, on peut faire le choix de garder toute sa « jeunesse », indépendamment du temps qui passe. Mieux, de nos jours, on semble avoir le don d’immortalité grâce à Internet. C’est d’ailleurs l’hypothèse qu’avance Fanny Georges dans l’une de ses publications14. Ainsi, la communication numérique intégrerait désormais le monde de l’au-delà, ce qui permet par exemple aux pages web des internautes de continuer de vivre, même après leur disparition.
Bref, l’identité numérique peut être reprécisée, d’un point de vue définitionnel, si l’en s’en tient à la nomenclature de Georges15, selon trois dimensions :
- la somme des traces conservées par le support multimédia (artefact technique) ;
- l’interprétation des traces de l’autre envisagées par le sujet comme supports de présentation de soi dans une « présence à distance », (artefact social) ;
- l’image de soi informée dans le dispositif et participant de la construction de soi (artefact cognitif).
Au total, l’identité numérique ainsi ébauchée serait constitutive d’un réseau de relations plus ou moins distendues. Quid donc de la Francophonie numérique du point de vue identitaire quand on sait par exemple que les communautés d’individus qui peuplent la toile peuvent se constituer selon des logiques autres que régionale, ethnique ou nationale ? C’est pourquoi nous posons l’hypothèse qu’il est davantage question de penser l’identité francophone en termes relationnels, voire transactionnels16, avec comme réalité structurante l’émergence des « acteurs réseau » ayant plus ou moins une nationalité virtuelle, car faite de nœuds, et constitutive de nombreuses métadonnées de nature technique.
Un espace-temps en mouvement perpétuel
D’une manière générale, l’espace peut être considéré comme une sorte d’étendue sur laquelle vit un groupe humain. L’espace, par ailleurs, inclut les notions de distance, de surface et de durée17. Bien plus, selon Philippe Hert « l’espace peut avoir une forme formalisée (striée) ou peut être conçu comme un lieu de représentation (lisse)18 ».
L’univers numérique semble articuler plutôt cette deuxième configuration, car il est davantage question de multidimensionnalité spatiale. Hert envisage dès lors Internet comme une sorte d’objet-frontière ou mieux tel un « support permettant de nouveaux échanges, de nouvelles interactions et de nouveaux liens entre des groupes ayant des perspectives différentes19 ».
S’il est vrai que le numérique n’abolit pas complètement les frontières (Google maps, systèmes de géolocalisation, etc.), il contribue en revanche à leur reconfiguration selon des logiques qui lui sont propres. Ces nouvelles expressions en termes de frontières numériques peuvent être immatérielles, ce qui fait que les États, les régions du monde, voire certaines villes peuvent notamment être associés simplement à des noms de domaine (.fr ; .com, .it, etc.).
Vraisemblablement, une des réalités propres à l’univers numérique est l’équivalent d’une inversion ou d’un amalgame spatial, avec entremêlement des paradigmes public/privé, personnel/professionnel, virtuel/réel20. Le système de fonctionnement de nouveaux réseaux et médias socionumériques, par le biais des délinéarisations21, pour ne prendre que cet exemple, rend possibles ces confusions spatiales.
Il faut également ajouter que les puissants groupes tels Facebook ou Twitter peuvent être considérés comme des « États symboliques », au regard de leur puissance économique et de leur système de gouvernance assez sophistiqués. Dès lors, tenter de dresser une cartographie numérique de la Francophonie en tenant uniquement compte des logiques classiques « Nord / Sud » ; « centre / périphérie » devient en ce sens marqué du sceau de la délicatesse, étant entendu que le cyberespace articule les réalités spatiales plus diffuses. C’est davantage le point d’intersection de plusieurs mondes investis par des groupes et des communautés d’intérêts diverses. Ulrich Beck affirme ainsi avec raison : « Les nouveaux médias n’étant pas liés à un territoire spécifique créent toutes sortes de communications dans lesquelles des individus distants géographiquement mais parfois socialement proches entretiennent une relation22. »
Un autre point majeur concernant la géographie numérique relève du fait que ce sont généralement les acteurs privés qui définissent et configurent ces nouvelles frontières, loin du pouvoir institutionnel et des considérations géographiques. Ce sont notamment les entreprises privées qui gèrent le cloud, s’occupent des adresses IP (numéro unique attribué à chaque équipement connecté à un réseau informatique, etc.).
On peut évoquer à présent la dimension temporelle associée à la galaxie numérique pour avancer dans la réflexion. On est ici loin de la linéarité et de la continuité du point de la chronologie événementielle. Autrement dit, il ne s’agit pas du temps du physicien et de l’horloger. Il peut même arriver des situations de perte de repère temporel. Mieux, le temps numérique est une combinaison de ralentissements et d’accélérations23. C’est donc un temps sous-tendu par les principes d’incertitude, d’instabilité, de fragilité, d’immédiateté et d’instantanéité. Il se veut en cela beaucoup plus construction sociotechnique : « Les temporalités (numériques) sont donc des constructions sociotechniques qui embrassent conjointement des temps comptés, mesurés, prescrits, équipés par des artefacts, et des temps intersubjectifs, propres à des collectifs ou à des personnes24. »
Pour appuyer ces propos, prenons l’exemple d’une publication Facebook et des commentaires des internautes associés. Ces données peuvent être triées notamment selon les entrées commentaires « plus récents » ou « plus pertinents », ce qui contribue à changer radicalement l’ordre temporel. En clair, l’articulation des faits, la narrativité telle que façonnée par Internet semble être une affaire du « présent », de l’immédiateté et de l’instantanéité. En faisant écho à un parallélisme des formes, l’histoire de la Francophonie peut sans doute être questionnée sous cet angle à l’aune de cycles plus courts, en rupture avec une vision passéiste pouvant potentiellement être source de dissonance et conflictualité. La réalité temporelle, de toute façon, dans une dynamique numérique se veut significativement discontinue. La perception du temps se fait en cela d’une certaine manière plus à l’échelle des individus et beaucoup moins par le prisme du temps long de l’histoire. Il existe donc une certaine corrélation entre les dispositifs et leurs usages, et la manière dont s’opère la médiation de la temporalité digitale. Évoquer par exemple la mémoire dans une perspective numérique c’est aussi miser, d’une certaine manière, conjointement sur l’expérience du présent significativement façonnée par l’apport non négligeable des figures « amatrices » ou « profanes »25. En somme, l’on note une sorte de rupture durable qui assure le passage de « l’histoire » à « l’événement », au cœur de nouvelles socialités « horizontales ».
Francophonie et numérique : la culture-monde en scène
La constitution des identités plurielles, l’émergence des centres multiples, la dilution des périphéries, la vocation d’Internet à impulser une certaine égalité du point de vue numérique, les mutations temporelles permettent, dans une certaine mesure, une meilleure représentation des cultures du monde et des valeurs. Mieux, avec le numérique, il est sans doute désormais possible d’impulser des dynamiques non plus « verticales, institutionnelles », mais plus « horizontales, populaires ». Le cas de nombreuses ressources nativement numériques, qui étaient jusque-là hors radar (jeunes auteurs publiant exclusivement en ligne et qui n’auraient jamais été connus ou eu cette chance unique de s’exprimer, de se faire connaître sans le canal d’Internet ; performances artistiques diverses et librement disponibles sur la toile), peut ainsi être éclairant et intéressant, par rapport à toute perspective directement reliée aux questions d’archivage de ces richesses francophones. On voit ici une des illustrations abouties du « sacre de l’amateur26 ». Les notions de disparité et de hiérarchie (territoires, auteurs, œuvres, etc.) tendent donc à disparaître, ou du moins à être relativisées, grâce à l’environnement numérique. Dans ces conditions, tout individu, toute nation, toute ressource disponible peuvent en principe bénéficier des mêmes conditions de visibilité et de circulation en ligne.
Bref nous pouvons confirmer que le décloisonnement et l’horizontalisation des connaissances, la facilité d’accès aux outils et interfaces, voire la gratuité, rendus possibles par le numérique, font en sorte que les « experts » et autres « spécialistes » ne détiennent plus de façon exclusive le monopole de « l’exégèse » ou de la parole. Le manifeste qui a institué par exemple le THATCamp en France a contribué à vulgariser un dispositif asymétrique de prise de parole, suscitant de nombreuses vocations à impulser une certaine démocratie scientifique cristallisée autour des principes d’ouverture, d’auto-organisation et de la liberté des échanges. Voici comment le THATCamp avait été énoncé par ses promoteurs :
Nous, acteurs des digital humanities, nous nous constituons en communauté de pratique solidaire, ouverte, accueillante et libre d’accès. […] Nous lançons un appel pour l’accès libre aux données et aux métadonnées. Celles-ci doivent être documentées et interopérables, autant techniquement que conceptuellement27.
Dès lors, la construction de cette nouvelle Francophonie répond de moins en moins à des protocoles et des normes, voire à des hiérarchies sociales ou des autorités politiques (« patrimoine citoyen28 » ; « démocratie patrimoniale29 »). L’enjeu nouveau donne en tout état des causes l’occasion de dépasser le cap des réalités essentialistes30 et d’établir un véritable lien entre le patrimoine et l’histoire du présent/contemporaine31.
Si avec la Francophonie traditionnelle, il a beaucoup été question notamment des finalités politique, juridique, socio-économique et socio-éducative, la Francophonie numérique, en revanche, appelle plus que jamais au défi « citoyen », avec la possibilité accrue d’inclusion par le prisme d’Internet, en dépit de la fracture numérique dont souffrent encore certains pays dits « en voie de développement ». Mais, d’une certaine manière, les nouvelles technologies rendent possible le rêve d’une meilleure diversité culturelle et linguistique (traduction instantanée, abondance de ressources notamment libres, nouvelles configurations communautaires du point de vue virtuel, etc.).
L’écosystème numérique constitue en clair un canal de médiation et de médiatisation interculturelles et donne la possibilité de redéfinir la Francophonie comme une (nouvelle) communauté de pratiques et de valeurs. Les migrations diverses qui font émerger de nouvelles diasporas, les nombreux brassages culturels, ont même déjà permis depuis longtemps de configurer de nouveaux liens entre les individus et les peuples et de faire de la Francophonie une réalité moins essentialiste et plus cosmopolite.
Vers une approche méthodique nouvelle
L’analyse, l’interprétation des objets du monde et des connaissances par le truchement du numérique exposent, d’une certaine manière, à de nouveaux questionnements et de nouvelles problématiques. La première problématique concerne le corpus en ligne.
Les ressources virtuelles aujourd’hui sont en effet de plus en plus multicanales, multimodales, voire interactives. La notion de « terrain » a connu au passage un nouvel essor, avec des possibilités renforcées et démultipliées d’enquêtes en distanciel. Plus besoin forcément de se déplacer sur le terrain pour obtenir des informations de qualité. Par ailleurs de nouveaux canaux de publication sont en vogue : wikis, blogs, réseaux et médias socionumériques. Il est désormais presque impossible de traiter un corpus numérique sans tenir compte de son environnement de production et de circulation. Les exemples sont nombreux pour traduire cette dynamique et impulser une réflexion en vue d’un renouvellement des fondements de ces méthodes novatrices. Bref tout semble, selon Marin Dacos et Pierre Mounier, opposer l’univers traditionnel et numérique : « le livre contre l’écran ; l’héritage contre l’innovation ; l’interprétation contre le calcul ; le temps long contre l’instantané32 ».
Parler de Francophonie numérique, en termes de méthode, sous-tend dès lors un ensemble de considérations importantes. Nous allons essayer d’illustrer ces points essentiels dans les lignes qui suivent.
Le premier point dans le cadre de cette recherche marquée du sceau de la modernité porte de notre point de vue sur la nécessité d’associer approche qualitative (herméneutique) et quantitative (technique) dans le cas précis d’une prise en compte du corpus en ligne. D’une part, l’aspect qualitatif permet de convoquer les notions de « points de vue » et de « subjectivité » propres à chaque chercheur, en somme de faire écho à son éthos. C’est une orientation bien connue des chercheurs et largement répandue. Concernant la dimension quantitative, elle relève notamment de la nécessité d’acquérir des compétences informatiques dans le cadre analytique, car pour un chercheur, c’est désormais sans doute une des conditions sine qua non pour avoir pleinement la main sur les données numériques disponibles, en toute autonomie. D’ailleurs, selon Éric Guichard et Thierry Poibeau33, la place de la technique dans la construction des problématiques de recherche participe plus que jamais du quotidien de la recherche. Ainsi, la constitution d’un corpus en ligne faisant presque partie de l’acte interprétatif, « l’historien » de la Francophonie, par exemple, pourrait dans cette logique se doter de la compétence d’un « programmeur » pour mieux articuler, gérer et contrôler les archives qu’il veut valoriser.
Par ailleurs, évoquer le quantitatif, c’est faire écho au « nombre » qui permet ici de démultiplier les possibilités de jugements, d’évaluations, d’appréciations et d’expertises des ressources en ligne. L’analyse d’un profil ou d’une page Facebook donne à ce titre des informations fort utiles : nombre d’amis, de posts, partages, goûts, likes, centres d’intérêt, audiences diverses, sites visités, etc.
La deuxième problématique qui nous intéresse fait écho au défi de la « littératie », qui est à l’épicentre de plusieurs disciplines impliquant l’informatique, la littérature, la linguistique, l’intelligence artificielle, l’histoire, la géographie, etc.
Globalement, donc, la littératie est d’essence transdisciplinaire : c’est une « une zone d’échange entre disciplines34 » tant il s’agit de manipuler toute une série d’objets qui permettent notamment de traiter et d’organiser l’information.
Dans une autre logique, Olivier Le Deuff35 associe la notion de littératie à celle de « compétence ». La culture informatique devient dans cette perspective un enjeu majeur pour le plein essor de la recherche qui s’adapte alors mieux à ce qu’il appelle la « convergence numérique ».
L’enjeu de la littératie permet d’inscrire le dialogue entre les disciplines au cœur de l’herméneutique, de l’activité interprétative. Elle encourage la mise en place des passerelles pour fédérer les chercheurs, loin de leur chapelle disciplinaire, voire idéologique. Ainsi, l’analyse d’un objet de sens peut donner lieu à une approche plurielle en fonction du domaine de compétence des uns et des autres.
La troisième préoccupation porte sur la possibilité de donner un certain crédit à « l’approche abductive ». Elle permet en fait une sorte de relativisme interprétatif, en favorisant de nombreuses solutions alternatives en termes de « sous-couches de signification ».
La démarche abductive fait en effet de la recherche de la signification un véritable « acte de calcul ». Plus concrètement, l’abduction est un principe facilitateur de la signification, dont « [l’] enjeu consiste […] à penser autrement, savoir trouver les bonnes relations, les bons interprétants36 ». Aussi permet-elle de changer les hypothèses de départ, ou de les adapter par rapport à des situations singulières, dans un parcours de signification, en cas de nécessité :
Le point de départ de l’abduction est un fait perçu comme surprenant, qui s’inscrit contre des attentes, l’habitude, ou ce qui était jusqu’alors tenu pour acquis. [Concrètement], l’abduction consiste à sélectionner une hypothèse A susceptible d’expliquer le fait C, de telle sorte que si A est vrai, C s’explique comme un fait normal. En d’autres termes, c’est une procédure de normalisation d’un fait surprenant. C’est un effort de raisonnement que l’on entreprend lorsqu’il y a rupture de notre système d’attentes, un raisonnement « imaginatif » faisant appel à nos connaissances37.
Elle ajoute plus loin que l’abduction survient « […] lorsqu’il y a rupture par rapport à un système d’attente, à une expectative [et] un changement d’horizon, de point de vue, qui réoriente ou conduit à une nouvelle interprétation (ou à une nouvelle théorie) 38 ». En clair, par l’abduction, le sens n’est plus juste un principe figé, mais bel et bien un processus dynamique, ouvert et modulable.
De même, nous pouvons rapprocher l’abduction de la nomenclature proposée par Jean Caune39 sur les deux types de paradigmes, à savoir le paradigme de « la modélisation », qui correspond à une sorte de transformation du terrain du sens en une suite algorithmique et celui du « point de vue », qui sous-tend des valeurs de subjectivité, le tempérament, les orientations personnelles, dans l’articulation du sens.
Le paradigme de la modélisation, résume à juste titre Caune, relève d’une rationalité du calcul et de la prévision qui privilégie les manipulations et le jeu sur les énoncés. Il met en œuvre une raison technique ; il prolonge le positivisme qui considère les faits sociaux comme des choses. Ce paradigme correspond à une conscience technocratique qui ne prend pas en compte les résistances ou les initiatives sociales qui viennent s’interposer dans la mise en œuvre des actions des institutions. Le paradigme du point de vue, lui, se structure autour d’une perspective et d’une prospective autres : il prend en compte la subjectivité de la personne. La perspective – la vision théorique – est donnée par les disciplines des sciences humaines qui réintroduisent la primauté du sujet de parole et de son activité communicationnelle, définie comme interaction réalisée par la médiation des productions symboliques40.
Après ces considérations théoriques, il nous revient maintenant d’illustrer plus concrètement nos propos en nous fondant sur le site https://weblitt.msh-lse.fr/, cartographie du web littéraire francophone.
Une nomenclature somme toute complexe
Le site web littéraire francophone propose sept grandes entrées dans la catégorisation des ressources disponibles. Il est important de notifier que cette nomenclature n’est pas figée. Elle se veut souple, réadaptable, et modulable. D’une manière générale, les choses ont été pensées surtout en termes de traits « dominants », « majoritaires », par rapport aux différents choix opérés. C’est la raison pour laquelle, des fois, la distribution proposée peut paraître difficilement compréhensible, voire confuse. Ajoutons que certaines des catégories ont dû évoluer, un site donné pouvant migrer de « numérisé » vers « nativement numérique ». Cette situation peut notamment s’expliquer par la suppression ou l’ajout des données, une nouvelle configuration technique et technologique, de nouveaux choix « éditoriaux », etc. Ces précisions faites, revenons plus amplement sur la typologie proposée et les exemples associés41 :
- Autour des œuvres. Il s’agit d’une manière générale de l’environnement de création des œuvres nativement ou non nativement numériques. Pour illustration, on peut évoquer des éléments paratextuels, péritextuels, épitextuels, etc. Bref, c’est tout ce qui relève du contexte général entourant l’émergence de ces productions numériques. Si l’on prend l’exemple de Facebook, ces éléments vont concerner la date de création du compte ou de la page, le nom de l’auteur, son pseudo ou son avatar, le nombre d’amis total, les interactions diverses (demandes d’amis, partages, likes, etc.). En référence aux propositions de Fanny Georges, ces éléments relèvent globalement de l’identité déclarative, agissante ou calculée.
- Création personnelle. Elle fait état de tout projet littéraire nativement numérique sur site personnel. Sont considérées uniquement des productions qui permettaient d’identifier un auteur « unique » et n’ayant pas fait le choix significatif d’une écriture collaborative. Bien évidemment la plupart des sites sont des plateformes collaboratives où de nombreux internautes aiment s’adonner à une écriture associative et coopérative. Ex. d’une page personnelle sans véritable logique collaborative : https://www.anne-marie-garat.com/.
- Création sur forum et plateforme. Elle implique des œuvres réalisées dans un contexte nativement numérique via les forums et plateformes. La différence ici se situe au niveau de nombreuses interactions que suscitent ces espaces dont la vocation est de favoriser des contributions diverses et variées. Un forum a effectivement pour but de fédérer un ensemble d’internautes s’inscrivant dans une logique d’échanges réguliers. De même, en parlant de plateforme, la possibilité « d’augmentation » au sens de Paveau42 (commentaires, nombreux apports critiques des internautes, voire participations à l’acte d’écriture, propositions de scénarii narratifs, etc.) est démultipliée. Ex :
- Réception critique. Elle concerne les chroniques et critiques littéraires, le booktube ou toute vulgarisation littéraire. C’est simplement la transposition au niveau numérique des réalités déjà observables au niveau de l’environnement traditionnel. Ex. : http://kangnialem.togocultures.com/.
- Ressources numérisées. Il s’agit d’une manière générale de supports littéraires scannés, disponibles en ligne. Si ces ressources se présentent effectivement sous forme scannée, elles peuvent faire parfois l’objet de clics, et donc de délinéarisation. Cela tend à démontrer que cette catégorie est loin d’être autonome et figée. En effet, les ressources numérisées s’entremêlent généralement avec d’autres types de données composites faites de technomots (mots cliquables) ou de technosignes, c’est-à-dire tout symbole cliquable qui permet de passer par exemple d’une page à une autre. Il s’avère difficile donc d’établir une distinction nette et tranchée avec les ressources numériques (produites en contexte électronique hors ligne, sur un ordinateur, un téléphone, une tablette et qui ne sont surtout pas destinées à la mise en réseau) ou avec des données « numériquées », c’est-à-dire nativement numériques, si l’on s’en tient aux propositions de Marie-Anne Paveau. Ex. : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=4231.
- Vie littéraire et communautés. Elle concerne simplement la présence des auteurs en ligne par aires culturelles. Ce sont généralement des espaces web définitoires des réalités liées à l’origine, au pays, au continent d’appartenance. Ex. : http://ile-en-ile.org/.
- Web littéraire non nativement numérique. Elle est sous-tendue par la présence en ligne des œuvres papier sous forme de reprises, de transposition, etc. Cette catégorie relève des cas de figure où Internet sert simplement de canal de rediffusion de l’information et non d’espace de médiation, d’augmentation de remixation ou de transformation informationnelles. Ex. : https://www.laurentgounelle.com/. Au travers de cette page, l’auteur donne notamment des informations sur sa biographie, ses romans, ses différentes activités au quotidien, etc.
Au total, en tenant compte de toutes les catégories présentées, il y a absolument une grande intrication entre elles. De ce point de vue, il n’est pas du tout possible de les délimiter de façon sûre, autonome et objective. L’hétérogénéité des données massives de la cartographie ne permet aucunement une classification des plus fiables et consensuelles. Tout est finalement question de parti pris, pour des ressources significativement labiles, inconstantes et variables. La stratégie abductive trouve pour ainsi dire ici un certain écho face à ces choix hypothétiques, d’où la possibilité légitime de leur remise en question, voire de leur réexamen a posteriori.
Auteur et littérature numériques : de nouvelles interrogations
À partir de quel moment une personne qui publie une ressource donnée sur Internet peut être considérée comme un « auteur » ? À partir de quel moment valider l’appartenance d’un site ou d’un blog à la littérature ? Les publications « amateur » en ligne ne sont-elles pas souvent de simples « clavardages », autrement dit de simples moments de discussions sans aucune incidence « littéraire » ni de dimension « esthétique » ? Ces interrogations cruciales opposent en fait deux écoles de pensée : celle de ceux qui voient les choses de façon verticale, c’est-à-dire qui estiment que pour être « auteur », il faut être reconnue de façon « officielle » ; il faut publier dans une maison d’édition reconnue ou ayant pignon sur rue ; il faut être lu et adoubé par la critique savante ; il faut être reconnu par ses pairs », etc. Il y a également celle de ceux qui estiment que la littérature n’est la chasse gardée de personne et que du moment qu’un internaute est capable d’improviser un poème, de raconter spontanément une histoire sous une forme plus ou moins élaborée, de la coucher par écrit, de proposer une séquence dramatique à même de faire audience, dans une dynamique numérique, il peut bien mériter l’étiquette « d’auteur ». Les choix opérés pour identifier les auteurs en ligne ont justement tenu compte de cette deuxième orientation en retenant « auteurs » ou des « œuvres » qui n’auraient jamais pu être considérés comme tels, or écosystème numérique. On peut considérer dès lors qu’il s’agit d’une « nouvelle littérature populaire nativement numérique ou non » ou à vocation numérique, au sens large. Pour faire de ces nouvelles figures à part entière, il a été ainsi tenu compte de la loi du quantitatif et du nombre : likes, partages, commentaires, etc. à propos de leurs publications. Il faut néanmoins souligner que la plupart de ces productions sont anonymes ou sous pseudonyme. C’est le cas de cette page Facebook43, avec comme nom de baptême « Son sourire m’a ressuscitée », véritable espace d’écriture nativement numérique, qui comptait au 6 février 2022 27 000 abonnés et 280 abonnements. Mentionnons au passage cette courte séquence datée du 19 avril 2021 où « l’auteur » fait étalage de son talent en matière d’écriture :
Je t’aimerai toujours. Je ne sais pas faire autrement.
T’aimer est devenu ma plus belle routine, mon habitude préférée.
Tu es ce chocolat chaud qui fait palpiter mon cœur, cette douche brûlante qui fait fondre mon iceberg de douleur.
De toute évidence, la question de la littérarité, c’est-à-dire celle qui permet de déterminer une œuvre littéraire comme telle, s’est posée avec acuité du point de vue méthodologique. Il a été difficile de se fonder exclusivement sur la logique qualitative, au sens de l’esthétique canonique marquée par l’exigence formelle, l’éthique à toute épreuve, une poétique où priment les valeurs du beau et du génie créatif. Nous avons l’équivalent dans la littérature française : le classicisme, le modèle balzacien, etc.
Une appréhension incertaine des trajectoires d’auteurs par rapport à leur aire géographique
La cartographie permet d’identifier des auteurs par zone géographique et par nationalité, mais comme nous avons essayé de le préciser dans les lignes précédentes, la plupart des ressources sont non seulement anonymes, mais certains auteurs sont dans des situations de double ou de multinationalité. L’entrée « œuvres » a ainsi été pertinente notamment pour des cas de productions anonymes ou sous pseudonyme. Cela dit, la biographie de certains auteurs comme Patrice Nganang montre des réalités d’une grande complexité. Camerounais d’origine, il a fait ses études dans son pays, puis en Allemagne avant de s’installer aux États-Unis dont il est aujourd’hui citoyen. Il se décrit mieux en tant qu’enfant du monde. Il parle en dehors de sa langue maternelle, le français, l’allemand et l’anglais et peut décider de changer de « nationalité » au gré de son humeur du jour, notamment via sa page Facebook où il est très actif. Il écrit en français, même si ses œuvres sont traduites dans de nombreuses langues, mais globalement il ne se considère pas comme un « Francophone », accusant régulièrement la France de tous les maux et vantant plutôt le modèle allemand ou américain comme le parangon en matière de développement et de réussite intégrative.
Conclusion
Notre étude ponctuée par deux temps forts a donné l’occasion d’une part de réinterroger certains modèles signifiants en lien avec la Francophonie numérique, et d’autre part d’éprouver ces réalités de nature cognitive, heuristique, épistémologique, méthodologique et pratique, à la plateforme cartographie du web littéraire francophone, site qui recense l’essentiel des productions des auteurs francophones disponibles en ligne. Nos investigations nous ont ainsi permis de remettre en question un certain nombre de postulats qui concernent notamment la définition d’un auteur ou d’une production numérique à vocation littéraire, une meilleure prise en compte des réalités francophones sous une matrice technologique, la mise en évidence d’une méthodologie à même de fluctuer ou de s’inscrire dans une dynamique transversale ou interdisciplinaire, etc.
Parlant plus singulièrement de la « Francophonie », concept clé de notre propos, nous avons essayé de démontrer qu’au regard de l’émergence de la galaxie Internet, des réseaux et médias socionumériques, les multiples transformations qui sous-tendaient sa nouvelle conception étaient à l’avant-garde de la dilution des identités figées, des cultures minoritaires et des modèles singulièrement « experts ». Elles sont l’expression selon Ulrich Beck du cosmopolitisme ; et ces propos tenus par le chercheur sont plus que jamais d’actualité, au regard des défis actuels d’un monde globalisé et aux frontières distendues :
Le cosmopolitisme est un concept qui appartient à la tradition de la philosophie normative […] l’idée était présente dans toutes sortes de discussions européennes, et, dans l’ensemble, était relativement identique à l’idée d’universalisme. […] [La cosmopolitisation du monde, en revanche] n’est pas intentionnelle, elle n’est pas le fruit de l’action d’une élite, et peut-être même n’a-t-elle pas d’acteur. […] Elle crée des situations spécifiques, des relations spécifiques qui signifient que l’autre, l’autre global, l’autre distant, ou encore l’autre national, est dans un même mouvement inclus et exclu44.
Finalement on assiste au regard de ce qui précède à une sorte de passage des frontières idéologiques45 vers les frontières symboliques46. Ce qui fait dire à tout prendre que la réalité digitale traduit sans doute « une mythologie du numérique » qui se veut à la fois utopie et dystopie47.