Selon les dernières estimations, le volume de données numériques créées ou répliquées à l’échelle mondiale a été multiplié par plus de trente au cours de la dernière décennie, passant de 2 zettaoctets en 2010 à 64,2 zettaoctets en 2020, soit un peu plus de 64 mille milliards de milliards d’octets1. La production est exponentielle et s’est vue largement aggravée par la crise sanitaire. Selon les prévisions de l’IDC (International Data Corporation), la production de données devrait ainsi augmenter en moyenne de 23 % par an jusqu’à 2025. « La quantité de données numériques créées au cours des cinq prochaines années sera supérieure à deux fois la quantité de celles créées depuis l’avènement du stockage numérique2 », a alors précisé le cabinet.
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L’enjeu serait de ne pas laisser au marketing, au data analytics et autres data scientists, le data storytelling3, mais de le détourner à des fins critiques et littéraires. Nous aimerions ainsi interroger dans cet ouvrage, proposé à la suite d’un colloque organisé en partenariat avec LQM (Littérature québécoise mobile), Lifranum (Projet de cartographie du Web francophone) et le laboratoire LLSETI (Langages, littératures, sociétés, études transfrontalières et internationales) en mars 2023, les liens entre données et fictions dans le champ de la littérature numérique. De la protection des données au big data en passant par l’avènement d’une société de surveillance, les données sont un enjeu majeur pour nos sociétés contemporaines, dont les échos se répercutent autant dans les procédés d’écriture des œuvres littéraires numériques que dans les thématiques qu’elles abordent.
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La donnée s’impose comme un mode de visualisation du réel. Selon Serge Abiteboul :
« [Elle] est une description élémentaire d’une réalité. C’est par exemple une observation ou une mesure. La donnée est dépourvue de tout raisonnement, suppositions, constatations, probabilités. Étant indiscutable ou indiscutée, elle sert de base à une recherche ou à un examen quelconque4 ».
Ce qui nous intéressera dans la donnée c’est tout à la fois le rapport étroit qu’elle entretient avec le réel, son statut factuel et la prémisse qu’elle constitue, son caractère inaugural, invitant à l’analyse, mais aussi à l’explication, la mise en récit.
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En effet, l’utilisation des données en contexte littéraire numérique engage bien des questions narratives et fictionnelles : quelle singularité, quel statut pour ces îlots référentiels d’un nouveau genre ?
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Dans la lignée du data art, dont les artistes comme Nathalie Miebach, Aaron Koblin ou Peter Crnokrak s’approprient des données pour produire des représentations numériques ou plastiques5, les auteurs et autrices numériques ont recours à différentes données dans des contextes narratifs à visée non pas documentaire ou didactique, mais fictionnelle. C’est le cas, par exemple, du travail de Françoise Chambefort6 dans Lucette, gare de Clichy7 (2017) qui se construit en temps réel sur le flux de données du réseau ferroviaire de la région parisienne mis en parallèle du récit de Lucette qui vit en face de la gare ; ou de J. R. Carpenter qui, dans In Absentia8 (2008), a recours aux cartes API-Google pour créer une narration interactive non linéaire, constituée d’histoires cartes postales, écrites selon le point de vue d’anciens locataires du Mile-End à Montréal, forcés de quitter leur logement à cause de la gentrification. Dans ces récits, données et fictions se mêlent de manière parfois inextricable, créant comme c’est le cas dans le transmédia Netwars9 (2018), un espace pour le moins paranogène qui sied à l’environnement informationnel contemporain hanté par les complotistes, comme par les fake news10.
L’utilisation des données en contexte littéraire numérique explore aussi les modes d’immersion fictionnelle en inscrivant le corps ou l’espace du sujet lecteur dans l’univers diégétique grâce à l’utilisation de la caméra, du gyroscope ou de la géolocalisation par exemple. S’il existe toute une tradition de cette insertion dans les jeux vidéo, notamment depuis le CD-ROM In Memoriam11 en 2003, précurseur des jeux en réalité augmentée et autres locative narratives, ou encore ambient littérature, ce champ reste à explorer dans le cadre plus spécifique de la littérature numérique. À ce titre, l’œuvre de James Attlee, The Cartographer’s Confession12 (2017), se présente comme une combinaison de fiction et non-fiction, d’espaces imaginés et réels dont le récit repose en partie sur les données de localisations de sa lectrice. Nous pouvons aussi citer Breathe13 (2018), l’application de Kate Pullinger, qui inclut le lecteur au fil de l’histoire grâce à la géolocalisation, au recours à la caméra comme aux données météorologiques et temporelles.
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Certes, la littérature n’a pas attendu le numérique pour avoir recours à des données. Les auteurs·rices peuvent faire des recherches documentaires pour leurs romans, ils·elles peuvent créer dans leurs récits des îlots référentiels ou jouer d’une intertextualité factuelle. Cette soif de réalité à très bien été analysée par David Shields dans Reality Hunger – A Manifesto14. La data-fiction apparaît alors comme une nouvelle forme de ce désir de réalité qui impose en retour d’interroger les spécificités de ces données numériques. Elles semblent, selon nous, reposer sur :
- leur accessibilité en même temps que leur caractère parfois caché (cookies, tracking, surveillance) ;
- leur immédiateté ;
- leur quantité ;
- leur grande reproductibilité, appropriation, copier-coller.
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Posée ainsi, la donnée constitue donc un matériau tout à fait fertile pour les auteurs numériques.
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Si l’on pense également à toutes les œuvres numériques s’insérant sur les réseaux sociaux numériques, qu’il s’agisse de la twittérature ou des romans sur Instagram pour ne citer que ces exemples, c’est la frontière entre réel et fiction qui se voit sans cesse réinterrogée.
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Ces récits provoquent une intrusion de la fiction dans des espaces qui ne lui sont pas originellement destinés, quand bien même ils frayent souvent avec l’autofiction et la distance qu’implique toute représentation de soi. Les réseaux sociaux numériques fonctionnent en effet comme autant de leurres documentaires que ces récits littéraires fictionnels viennent révéler. Les œuvres de littérature numérique sur ces réseaux induisent de nouveaux pactes fictionnels qu’il s’agira dès lors d’analyser.
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Les œuvres numériques semblent donc sinon contribuer, jouer, notamment grâce aux recours aux données, au brouillage des frontières entre réel et fiction. Un brouillage qui correspond à une idée largement répandue que Françoise Lavocat dans Faits et fiction se sera largement attachée à déconstruire, cherchant à « montrer l’existence et la nécessité cognitive, conceptuelle et politique des frontières de la fiction15 » dans tous les arts de la fiction. Partant de ce constat ambivalent : entre la nécessité de fonder les frontières entre fiction et réel et le travail de brouillage perpétuel pratiqué par les auteurs de littérature numérique, cet ouvrage se propose d’explorer comment données et fictions interagissent, ainsi que d’analyser les conséquences narratives, esthétiques et théoriques de ces interactions.