Avant tout, nous souhaitons remercier les contributeur·rice·s de ce dossier pour leur travail et pour la richesse et la variété de leurs propositions.
Un grand merci également aux collègues ayant participé au processus d’évaluation en double aveugle, pour la qualité de leurs retours et leur générosité dans les conseils apportés aux auteur·rice·s, ainsi qu’aux organisateur·rice·s du colloque Ces petites choses vidéoludiques oubliées Laura Goudet et Rémi Cayatte.
Enfin, nous tenons à remercier le comité de rédaction des Nouveaux Cahiers de Marge, en particulier Christian Cote, ainsi que l’équipe de Prairial pour leur accompagnement dans la mise en forme de ce dossier.
Dégagement
Contexte et problématisations initiales
Au moment de la rédaction de l’appel à contributions pour ce dossier, le jeu de cartes à jouer et à collectionner Magic The Gathering1 s’apprêtait à célébrer son 30e anniversaire. L’appel rendait notamment compte des dynamiques de crossover développées par Wizards of the Coast pour diversifier à la fois son public et les expériences de jeu proposées par Magic. Entre-temps, cet élan stratégique s’est prolongé et a rencontré un succès commercial et critique, retentissant parfois au-delà des sphères habituelles du jeu de cartes, par exemple par l’intermédiaire de partenariats avec des franchises telles que Le Seigneur des anneaux2 ou Doctor Who3. Au cours de l’année, il est ainsi apparu que la plasticité du système de règles de Magic permettait à ce jeu de fonctionner comme une véritable plate-forme transmédia, capable de s’adapter à n’importe quelle œuvre pour l’incorporer, et la mettre non seulement en jeu, mais en cartes4. De là à dire, non sans facétie, que Magic est un métavers en carton, il n’y a qu’un pas. Nous allons allègrement le franchir, car il est à notre sens tout à fait pertinent d’envisager Magic comme un pendant principalement (mais pas seulement) analogique de Fortnite5, et de penser ce jeu de cartes, certes, comme un support pour la rencontre et l’expression de multiples communautés de joueur·euse·s et de fans, mais aussi comme un dispositif cherchant à structurer des pratiques de jeu et de consommation sur le mode de la phagocytose, c’est-à-dire au détriment d’autres activités.
Dans ce sens, à partir du même point de départ que l’appel, la question centrale de ce dernier semble toujours d’actualité. Pour rappel, nous proposions alors de nous saisir de la carte à jouer « comme média et comme dispositif de narration, avec ses éventuelles écritures spécifiques et ses potentielles métamorphoses numériques et transmédiatiques6 ». Les contributions qui constituent ce dossier thématique proposent une série de réponses et d’actualisations remarquables des problématiques et des axes initiaux de l’appel, qu’il est donc bénéfique de résumer avant de présenter le dossier en lui-même.
Trois problématiques centrales avaient été désignées :
Quels sont les enjeux de l’écriture pour ou avec des cartes à jouer ?
Dans quelle mesure la carte à jouer est-elle un dispositif narratif ?
Qu’est-ce que le numérique et ses cultures font à la carte à jouer ?7
Et trois axes avaient été proposés pour que les auteur·rice·s puissent inscrire leurs travaux :
Les expériences instrumentées de la carte à jouer et ses transformations numériques.
La carte et le jeu de cartes comme récit en puissance à actualiser par le geste.
Fonctions symboliques et narratives de la carte à jouer dans les productions culturelles8.
Bien que séparés, les deux premiers axes de travail étaient pensés pour être mis en relation, de façon à articuler certaines propriétés définitionnelles de la carte à jouer9 avec des enjeux ludiques et des procédés narratifs, tout en interrogeant les éventuelles transformations des expériences de la carte à jouer lors de ces circulations entre le contexte analogique et le contexte numérique.
Dans le premier contexte, la texturalité et la spatialité de la carte sont au cœur de ses manipulations et régissent en partie l’exécution de gestes (mélanger, distribuer, piocher, retourner, poser, pivoter, etc.) qui produisent d’une part une certaine temporalité ludique et corporelle, et qui peuvent, d’autre part, prendre du sens spécifiquement parce qu’ils sont déployés dans un espace tangible et partagé. Ainsi, jouer avec les règles par exemple en piochant une carte et en la gardant cachée, y compris pour soi, pour la révéler avec éclat, ou en prenant la liberté de montrer une carte de sa main pour désamorcer un bluff est un moyen pour les joueur·euse·s de contribuer au récit collectif qu’est une partie de cartes en tirant parti de cette texturalité et de cette spatialité analogiques pour introduire ou résoudre des tensions. Dans le contexte numérique, la machine prend le relais des joueur·euse·s pour effectuer ou transformer certains de ces gestes, comme le mélange ou la distribution, pour en créer de nouveaux, comme l’introduction ex nihilo de nouvelles cartes dans un paquet ou la modification des propriétés des cartes d’un paquet10, ou encore pour offrir de nouvelles possibilités paraludiques, par exemple de personnalisation de son matériel. Autant de transformations que ces deux premiers axes de l’appel invitaient à étudier, séparément ou conjointement, pour explorer les potentialités ludiques, expressives et narratives de la carte à jouer.
Enfin, le troisième axe proposait d’interroger la carte à jouer à partir de ses représentations dans d’autres médias et dans les cultures populaires. Si cet axe ne fait pas l’objet d’un traitement exclusif dans les articles de ce dossier, il n’en est pas pour autant absent. Au contraire, à la lecture des textes, les imaginaires de la carte à jouer infusent bel et bien les objets d’étude et les terrains des auteur·rice·s, et certains aspects de la carte, en particulier sa capacité à générer de l’incertitude en masquant ou en reconfigurant des informations pour mieux les révéler par la suite, semblent essentiels. Dans le dossier, ce troisième axe est également abordé par l’étude de ce qui entoure la carte, que ce soit le plateau de jeu, le cadre plus large du système de règles, le contexte de production d’un jeu de cartes, la communauté de pratique réunie autour d’un même jeu ou, en prenant encore plus de recul, le paysage médiatique et numérique dans lequel se déploient les pratiques de la carte étudiées.
À ce titre, il ressort des contributions de ce dossier qu’une carte à jouer peut porter du sens et procurer une certaine expérience sensible à la fois en tant qu’objet unique et en tant qu’élément d’un ensemble. Ainsi, la lecture qui peut être faite d’une carte dépend aussi bien de ses singularités que de sa position dans des systèmes symboliques et ludiques, eux-mêmes insérés dans des imaginaires étendus. Et réciproquement, manier l’objet « carte à jouer » dans une œuvre d’art, dans une construction narrative, dans une stratégie discursive ou en tant que support d’une relation de care et de confiance, revient à se situer par rapport à des cultures ludique, technique, esthétique, spirituelle et donc par rapport à certains horizons d’attente qu’il s’agira de satisfaire ou de déjouer. Si c’était déjà une piste de recherche implicite au moment de la rédaction de l’appel, il apparaît, à la lecture de ce dossier, qu’en plus des cinq propriétés identifiées par Nathan Altice (la carte à jouer est planaire, uniforme, ordinale, spatiale et texturale), la carte est figurale, dans le sens où elle a valeur de figure. Ce terme est ici à comprendre au sens rhétorique et stylistique, de « saillance11 » discursive et formelle, constituée par des processus successifs de cristallisation, et permettant de s’exprimer et de communiquer en se positionnant vis-à-vis de ces cristallisations, en concordance ou faisant un écart. Dire que les cartes à jouer sont figurales revient à affirmer d’un côté qu’elles sont des dispositifs d’autant plus codifiés que l’histoire de la forme « carte à jouer » est ancienne, et donc que leurs décodages et leurs lectures requièrent une certaine littératie, formée au contact de cultures et d’imaginaires protéiformes. De l’autre côté, envisager la figuralité de la carte à jouer constitue un moyen d’étudier la prolifération plastique de variations autour de la carte, mais aussi la diversité grandissante des pratiques dont elle est le support.
Entretien
Présentation des contributions
Justement, dans « La beauté technique du deckbuilding », Thomas Morisset se concentre sur le plaisir sensible éprouvé au cours de la pratique du deckbuilding, dans le contexte spécifique du format Commander de Magic : The Gathering. Entendu comme une étape préparatoire à toute partie, le deckbuilding consiste en l’assemblage d’un paquet de cartes en tenant compte d’un ensemble de contraintes issues à la fois du système de jeu, du·de la créateur·rice de deck lui·elle-même, mais aussi dans ce cas des spécificités du format Commander. Ainsi, la carte placée à la tête d’un deck de ce format est elle-même une source de contraintes, parce qu’elle peut présenter un schème de conversion auquel il faudra s’accorder pour que le deck fonctionne. En s’appuyant sur la philosophie de la technique de Gilbert Simondon, Thomas Morisset interroge la possibilité de faire l’expérience d’une certaine beauté en consultant la liste des cartes composant un deck. Il démontre également que l’appréciation de cette beauté est aussi bien esthétique que technique et qu’elle repose, ici, sur la réalisation d’un effort de conversion accordé au schème de conversion de la carte choisie pour structurer le deck. La beauté de la liste résiderait donc dans cet accord par l’effort que l’on peut sentir en la consultant.
Le deckbuilding est également central dans le texte de Gabrielle Lavenir et Hélène Sellier, « Enjeux de design des cartes à jouer vidéoludiques : récit en cours de pratique créative d’un deckbuilder roguelite ». Toutefois, cette pratique est ici envisagée depuis la perspective des créateur·rice·s d’un jeu comme la mécanique principale de celui-ci. Le deckbuilding est d’ailleurs si central que le terme est utilisé pour donner une qualification générique au jeu : comment concevoir un deckbuilder ? Dans leur texte, les autrices adoptent une méthodologie de recherche-création médiatique pour décrire et analyser les processus de conception du projet de jeu Robots & Theatre. Elles expliquent notamment que, si le choix du genre du deckbuilder pour celui-ci répondait initialement à des questions de ressources financières et humaines pour le studio, il est rapidement devenu un enjeu créatif à part entière pour aligner le jeu créé avec l’identité du studio. Ainsi, Gabrielle Lavenir et Hélène Sellier montrent en quoi l’hybridation du genre du deckbuilder, avec celui du roguelite est une opération propice au détournement des logiques habituelles d’accumulation et de confrontation de ces genres, au profit de principes de care et de réparation.
Également ancré dans une démarche de recherche-création, le site Cards & Coding12, dont Nicolas Tilly rend compte dans son texte « Cards & Coding, cartes numériques et interactions web », ne propose pas seulement un deck, mais une collection de cartes d’autant plus singulières et uniques qu’elles sont toutes numériques et manipulables en ligne. L’artiste et auteur présente plusieurs approches de la carte à jouer comme forme plastique, et questionne par la création les propriétés de la carte à jouer proposées par Nathan Altice13 . Entre design graphique, code créatif et game design, les cartes créées par Nicolas Tilly, parfois en collaboration avec d’autres artistes, apparaissent comme autant de « micro-univers en puissance ». Travaillée, entre autres, sur papier, avec un plotter, ou par le code, la plasticité de la carte à jouer oscille entre l’analogique et numérique sans perdre en richesse ni en texture, avec un champ des possibles qui ne cesse de se déformer, sans jamais se déchirer. L’épaisseur, la forme, l’erreur d’impression, l’esthétique visuelle, la jouabilité, tout est matière à l’expérimentation et à l’exploration numériques.
Les possibilités, en particulier narratives, qui sont offertes par le numérique à la carte à jouer et aux jeux de cartes font également l’objet du texte suivant dans le dossier, « Carte jouée, récit tissé. Dynamiques et actes narratifs dans Hearthstone : Heroes of Warcraft », par Hafsa Naïm. À partir d’une étude approfondie de ce jeu de cartes numérique focalisée sur l’articulation de ses dimensions narrative et spatiale, l’autrice rejoint la recherche de la création d’accords mise en évidence par Thomas Morisset, non pas dans la constitution de decks, mais dans la conception de l’interface de jeu et dans la structuration de l’expérience proposée. Ainsi, les différents éléments de l’expérience de jeu sont examinés au prisme de la spatialité et de la temporalité pour étudier leurs contributions à la narration. Le texte démontre que Hearthstone met en interaction un ensemble de matières et de mécaniques pour façonner une expérience multisensorielle et multidimensionnelle, dans laquelle l’ancrage systématique dans l’univers plus large de la franchise Warcraft permet de tisser des liens symboliques entre le ludique et le narratif. L’article se conclut d’ailleurs sur l’étude de la suggestion de microrécits par le choix des noms de certaines mécaniques, les termes choisis permettant certes d’expliciter des affordances, mais aussi de donner une qualité et une texture narrative à la mécanique en question, par exemple avec le mot-clé « bonne pioche. »
Enfin, dans leur texte « Le tarot à la carte : vidéos de cartomancie et design de la confiance », Bruno Vétel et Charlène Gomez s’éloignent du ludique, mais conservent les pratiques de la carte à jouer et notamment du tirage comme objet d’étude, en se focalisant sur la cartomancie et sur ses modes de médiatisation en ligne. La question de ce que le numérique fait à la carte, au tirage, et à ses représentations est ici pleinement abordée, dans le sens où les cartes sont mobilisées pour leurs fonctions symboliques et spirituelles, avec l’indispensable médiation du·de la cartomancien·ne. Dans ce cadre, les auteur·rice·s montrent d’une part comment les cartomancien·ne·s adaptent leurs dispositifs médiatiques de monstration, d’interprétation et d’explication à leurs pratiques divinatoires de la carte, par exemple avec des compositions mûrement réfléchies pour mettre le tirage en valeur, ou avec un recours à la face cam pour susciter une relation de confiance. Dans le même sens, la personnalisation est une dynamique importante par laquelle les cartomancien·ne·s d’une part travaillent leur identité de créateur·rice·s au travers de leurs choix esthétiques ou de leurs choix de tarots ou d’oracles, et d’autre part s’appuient sur les fonctionnalités relationnelles et transactionnelles de certaines plates-formes et leur apparente immédiateté dans la communication entre public et créateur·rice. Ainsi, Bruno Vétel et Charlène Gomez mettent en évidence en quoi ces pratiques en ligne, dans lesquelles les créateur·rice·s sont aussi, bien souvent, des consommateur·rice·s, « sont une affaire d’agencement sociotechnique entre dispositifs de médiation » : le jeu de cartes, réapproprié pour devenir le support d’une consultation de voyance, est à nouveau reconfiguré lorsque la consultation bascule en ligne.
Pioche
Des perspectives de recherche
Cinq contributions composent ce dossier, comme autant de cartes dans une main.
Cinq manières de se saisir de la carte à jouer comme objet d’étude, avec des enjeux et des méthodes qui diffèrent, mais qui s’accordent sur un certain potentiel expressif de la carte à jouer. Que celui-ci soit travaillé en amont de la partie, sous la forme d’un accord entre cartes, et en résonance avec un système de règles ; comme une matrice permettant de mettre en jeu et raconter ; pour sa plasticité, sa narrativité ou ses dimensions symbolique et spirituelle, toutes à l’épreuve du numérique, ce potentiel fait de la carte un objet fascinant, support de nombreux usages, catalyseur de relations et vecteur d’expériences partagées et chargées de sens.
Ce dossier vise à contribuer à la compréhension de la diversité des formes et des pratiques de la carte à jouer. Nous espérons qu’il saura répondre à vos attentes et attiser votre curiosité. En effet, à l’issue de ce dossier il reste encore tant de recherches qui pourraient être menées sur la carte à jouer et ses pratiques.
Vous avez maintenant toutes les cartes en main, votre tour peut commencer.
Bonne lecture !