1. Introduction
La recherche a porté son attention sur les apports de l’écriture à la réflexivité. Il a été montré que l’écriture outille le développement de connaissances et l’expression personnelle. Elle constitue une occasion de formalisation et de prise de distance critique par rapport à l’action et elle peut s’avérer un moyen d’appropriation, de personnalisation des apprentissages, voire d’émancipation (Goody, 1986 ; Bucheton et Chabanne, 2002) ; en revanche, les effets de la coécriture restent peu explorés, y compris à l’international (Natland, 2021).
Par ailleurs, des travaux ont questionné la posture des auteurs et autrices d’écrits réflexifs. Fanny Rinck (2011), dans le numéro du Français aujourd’hui intitulé « Penser à l’écrit », et également autrice dans ce numéro, fait référence à des publications antérieures (Delcambre et Laborde-Milaa, 2002 ; Reuter et Delcambre, 2002 ; Donahue, 2002 ; Hyland, 2002 ; Rinck, 2006) à propos de la difficulté des étudiants et stagiaires à adopter à la fois une posture critique par rapport à la pratique d’écriture et un positionnement personnel, et par là une posture d’auteur.
Cette question des postures auctoriales se pose également en situation de coécriture et on peut faire l’hypothèse qu’elle se pose de manière différente et peut‑être accrue, du fait de l’hétérogénéité des personnes contributrices.
Comment écrit‑on ensemble ? À quel lectorat s’adresse‑t‑on ? Comment prend‑on les lecteurs et lectrices en compte ? Ces questions invitent à une mise en abime de l’écriture à plusieurs puisqu’il s’agit d’écrire ensemble en interrogeant ses pratiques en la matière. Dans ce numéro 2 de Partages, on lira des récits d’expérience de coécriture mais aussi et surtout des réflexions sur le processus de corédaction.
2. Écriture collaborative et activité enseignante
Les métiers de l’enseignement présentent une large part d’activité écrite.
Les écritures en situation professionnelle se définissent d’abord comme outils de travail (Cros et al., 2009). Le constat d’un faible intérêt pour les écrits professionnels des enseignants et enseignantes a donné lieu à publication (Daunay, 2011) pour mieux comprendre ces écrits non seulement en les étudiant pour eux‑mêmes, mais aussi pour ce qu’ils révèlent de la manière dont les personnes pensent leur métier. Cependant, ces publications ne traitent pas explicitement d’écrits corédigés. Elles présentent la contribution du monde enseignant à la rédaction, comme témoins ou sources de données, mais non dans des rôles corédactionnels ou coauctoriaux.
Les écrits enseignants ordinaires sont nombreux et présentent une variété de destinataires, de visées, de supports d’écriture et de formes discursives et textuelles : écrits de préparation, tableau de la classe, supports de cours, cahier ou journal de bord, cahier de texte de la classe en ligne, trace écrite de séance, mais aussi correspondances diverses, notamment avec les élèves et les familles, bulletins, annotations de copies. Cette liste n’est pas exhaustive, mais permet d’envisager la diversité des productions écrites liées à l’activité enseignante, dans une société de démultiplication des outils rédactionnels, notamment numériques et des espaces de diffusion (Poce et al., 2017).
Ces écrits ne s’inscrivent pas dans une visée de réflexivité enseignante. C’est sans doute pour cette raison qu’ils sont peu analysés par la recherche. Ils ne sont pas traités comme relevant d’une activité spécifiquement rédactionnelle. Ainsi, composer ou faire composer aux élèves une trace écrite du travail de classe et du travail individuel, relève bien d’une activité rédactionnelle et si ce n’est d’une corédaction, au moins d’une écriture nourrie d’une coénonciation (Promonet, 2015a, 2015b) en classe. De même, préparer une séance en co‑intervention demande une corédaction ou une coformalisation qui peut simplement prendre la forme d’une sélection concertée de supports en amont de la classe. Le compte rendu d’une réunion fait également partie des écrits qui peuvent être rédigés ou corédigés entre pairs ou avec d’autres partenaires selon des visées communes (concertation, recherche, élaboration d’un projet…). Dans plusieurs de ces situations (en classe, en formation et en recherche), enseignants et enseignantes peuvent aussi être en situation de rédiger à partir d’autres auteurs ou autrices. Mais, là encore, ces travaux ne traitent pas explicitement d’écrits corédigés.
Même dans les recherches dites collaboratives, la rédaction dans une démarche de coécriture entre les chercheurs et les enseignants impliqués est peu explorée. Les travaux publiés sur ces recherches interrogent la collaboration, mais abordent rarement la question sous l’angle de la corédaction.
3. Écrire ensemble
Cette coactivité exige une forme de dialogue à double visée : il s’agit d’une part de faire progresser le texte et d’autre part d’en discuter la production (Apothéloz, 2004).
Écrire ensemble permet de formaliser son activité, de valoriser des travaux et de diffuser les résultats d’une recherche (Équipe de recherche LéA TEC, 2022 ; Promonet et Romary, 2022 ; Lemoine-Bresson et al., 2023b ; Isambert et al., 2025). En collaboration rédactionnelle, l’écriture peut contribuer à un processus de transformation. L’enjeu est pour chacun des contributeurs d’y trouver « une vraie place » (Marcel, 2023). Deux cas de figure : les corédacteurs occupent des places similaires, qu’ils soient élèves, étudiants, enseignants, formateurs ou chercheurs (Raulet-Marcel, 2018 ; Hindrycks et Poffé, 2022) ; ou bien il y a hétérogénéité, altérité, voire asymétrie dans le groupe : par exemple, dans le binôme doctorant-directeur de thèse, la corédaction permet l’acculturation de l’étudiant dans des négociations complexes (Matzler, 2021). Le binôme chercheur‑enseignant, le collectif collaboratif peuvent rencontrer le même type de difficultés (Lehner et Seillier-Ravenel, 2021).
Qu’écrit‑on ensemble et avec qui ? Comment signe‑t‑on le texte produit ? Choisit‑on d’écrire en « je » ou en « nous » ou bien adopte‑t‑on des stratégies énonciatives plus complexes en évitant l’expression en première personne ? Écrit‑on d’une même voix ou sous des formes dialoguées ? Cherche‑t‑on à homogénéiser les statuts des coauteurs ou bien guide‑t‑on le lectorat en lui précisant qui s’exprime au fil du texte ?
Quelle(s) distinction(s) peut‑on faire entre écrire ensemble, écrire avec, écrire pour, écrire sur, écrire conjointement ou corédiger (Dias-Chiaruttini et al., 2022) ? Dans d’autres langues, on trouve également d’autre formules : « co‑writing » ou encore « zusammen schreiben », « kollektives Schreiben » ou « schreiben in der Gruppe » (Karagiannakis, 2009).
Avec quelles visées écrit‑on ensemble ? Pour quels lecteurs ? Dans quels espaces d’édition ? Quelles formes textuelles adopter pour que l’écriture ne vise pas une acculturation des enseignants aux pratiques normées de l’écriture scientifique, mais qu’elle vise une formulation conjointe des fruits de la collaboration entre enseignants et chercheurs ?
Comment le texte se construit‑il en corédaction ? Comment les corédacteurs s’y prennent‑ils, comment leur dialogue s’articule‑t‑il à la composition de leur texte ?
Comment les problèmes rédactionnels se règlent‑ils, en particulier en situation d’asymétrie entre les rédacteurs ? Peut‑on modéliser une pratique de coécriture au service de futures recherches collaboratives ?
C’est dans ce contexte que ce numéro 2 de la revue Partages aborde des pratiques spécifiques de coécriture dans le champ de l’éducation et de la formation. Il rassemble des écrits coproduits entre une diversité de personnes : élèves de l’école à l’université et personnels professionnels de l’enseignement, de la formation de la recherche et du pilotage institutionnel.
Sont ici réunies sept contributions à la compréhension de cette coécriture, dans deux de ses dimensions. D’une part, se pose la question du processus corédactionnel, tant dans la phase de planification que dans les opérations de mise en texte et de révision. D’autre part, émergent la question des rôles, places et postures des personnes contributrices et celle des effets produits par l’activité rédactionnelle plurielle.
Les articles réunis se répartissent selon divers angles d’approche de la coécriture. Écrire ensemble a une portée socialisatrice, et se présente comme un moyen de tisser des liens entre individus dans un collectif. Cela induit des précautions d’écriture en termes de planification et d’organisation et des pratiques de révision du texte proches du dialogue. Cet aspect de la coécriture nécessite discussions et négociations qui, paradoxalement, prennent appui sur un collectif solide dont elles peuvent fragiliser la cohésion. Enfin, écrire ensemble complique la tâche rédactionnelle en même temps qu’elle la densifie.
Les articles, dont les autrices et auteurs exercent différents métiers et différentes fonctions, sont présentés en trois regroupements qui permettent d’interroger les enjeux de la coécriture : écrire ensemble ? Mais dans quel but ?
4. Écrire ensemble pour soutenir une recherche collaborative et en restituer les enjeux
Dans son article, Jean‑François Marcel, professeur d’université, émérite, présente une réflexion sur l’écriture participative dans le cadre d’un projet de recherche mené en collège, dans le cadre d’un « Lieu d’éducation associé à l’IFÉ » (LéA‑IFÉ). Ce projet consiste à accompagner le changement éducatif en combinant recherche et intervention, avec une triple visée : heuristique, praxéologique et critique. Adossé à une méthodologie dite de mise en récit, l’article présente la création collective d’un « texte‑habit d’Arlequin » jusqu’à la publication d’un ouvrage. L’auteur insiste sur le fait que l’écriture participative renforce la légitimité et le pouvoir d’agir de chacun et qu’elle se constitue comme un système où le collectif (« nous ») est central.
À l’auteur resituant seul le fruit de la coécriture succède un collectif de sept autrices impliquées dans un projet de recherche collaborative : Caroline Hache (maitresse de conférences – MCF), Estelle Kerbrat (professeure des écoles – PE), Valérie Webb (conseillère pédagogique de circonscription – CPC), Florence Fougues (PE), Magali Ruiz (coordonnatrice REP+), Sylvie Philipp (psychologue scolaire) et Clotilde Granado (responsable départementale ATD Quart Monde). Elles y interrogent la relation entre le lien école‑famille et la réussite des élèves. Au fil de leur article, elles restituent et analysent le processus de construction du texte collectif par phases successives. Elles montrent comment l’écriture et le collectif s’influencent mutuellement. Écrire ensemble ne gomme pas la diversité des points de vue dans le collectif de recherche. Plutôt que d’homogénéiser les divers positionnements, le groupe préfère transcrire la pluralité. Cet article conçu dans le dialogue, voire le débat, invite à de nouvelles expériences rédactionnelles et partage quelques éléments facilitateurs, à l’adresse de potentiels candidats à la coécriture.
Christophe Müller (inspecteur de l’Éducation nationale de l’enseignement technique) et Julian Manneville (professeur de lycée professionnel en maintenance des véhicules) clôturent cette première partie en poursuivant la réflexion sur les effets réciproques entre écriture et cohésion d’un collectif. La recherche qu’ils présentent porte sur l’analyse d’écrits longs produits par des élèves de lycées professionnels, à des fins certificatives. Il s’agit de penser un accompagnement des élèves propres à optimiser leurs productions. Les auteurs déclinent plusieurs formes de leur expérience de coécriture : des comptes rendus de séances aux articles publiés dans des revues d’interface. Eux aussi insistent sur la réciprocité entre coécriture et cohésion collective. S’ils soulignent, parmi les difficultés rencontrées, la peur d’être jugé, la crainte d’une maitrise insuffisante des codes académiques, ils concluent à la contribution de la coécriture au développement professionnel individuel et collectif, voire à la construction d’une identité collective.
5. Écrire ensemble pour travailler le processus rédactionnel
Fanny Rinck (MCF) et Stéphane Degeorges (CPC) abordent la coécriture dans quatre classes de cycle 3, dites « écrivantes ». L’écriture narrative y est pratiquée régulièrement et soutenue par l’enseignement d’une démarche. L’article présente le dispositif pédagogique mis à l’épreuve des classes, dans le cadre d’une recherche collaborative associant chercheurs, enseignants et conseillers pédagogiques. Il montre également en quoi travail collaboratif et travail sur le processus d’écriture vont de pair.
Les élèves sont amenés à collaborer à diverses phrases de génération du texte, de la planification à la révision, dans une alternance entre travail collectif et production individuelle.
Dans le dispositif présenté, le fait d’écrire ensemble recouvre d’une part un enjeu de socialisation de l’écriture pour les élèves et d’autre part un enjeu de gestion du processus de l’écriture dans le déroulement de la classe. L’étude de la coécriture des élèves invite à interroger le dispositif et son étayage enseignant.
Yannick Djiecheu (attaché temporaire d’enseignement et de recherche) s’intéresse aux ressorts et aux enjeux de la coécriture dans un dispositif de formation spécifique visant à préparer des étudiants et étudiantes allophones à la rédaction d’un mémoire de master. Le dispositif combine des cours de perfectionnement linguistique et de méthodologie universitaire, ainsi que professionnelle. L’étude s’appuie sur un corpus d’écrits biographiques et préparatoires des étudiants au mémoire. L’auteur analyse les étapes préliminaires du processus de corédaction, mettant en lumière diverses dimensions, comme l’aspect biographique, l’interaction entre les différentes cultures linguistiques, et le rôle spécifique de l’enseignant. Cette recherche montre la complexité et l’intérêt du processus de coécriture dans un contexte multiculturel et plurilingue, tout en explorant les défis et les opportunités qu’il présente tant pour les apprenants et apprenantes que les enseignants et enseignantes.
6. Écrire ensemble pour faire vivre les langues, dans une approche artistique
Dans son article, Elsa Caron (MCF) analyse et met en questionnement un projet d’écriture collaborative basé sur le mouvement #MeToo. Le projet prend place au cœur d’un atelier théâtre plurilingue et interculturel. Il permet l’utilisation d’outils numériques comme Framapad et WhatsApp pour faciliter l’écriture collective en plusieurs langues. L’étude menée par Elsa Caron se focalise sur les dynamiques de collaboration des personnes participantes, les négociations identitaires et les représentations qui émergent durant le processus créatif. Des formes d’écriture en réseau émergent grâce aux outils numériques. Le projet vise à donner une place à la femme tout en explorant la question de l’émancipation à travers l’écriture, les contacts entre les langues et l’utilisation d’outils numériques. L’article souligne l’intersection et la synergie entre la didactique du FLE, l’écriture collaborative, le théâtre et la technologie numérique.
Dans sa contribution, Camille Vorger (maitresse d’enseignement et de recherche) nous montre que le partage est un concept central dans le slam. Il est à considérer parfois comme forme de poésie scénique ou d’autres fois comme outil didactique. Lors d’ateliers slam, les personnes participantes partagent leurs mots, elles et ils leur donnent vie sur scène face à un public. Cette approche collaborative se retrouve dans de nombreux projets artistiques, albums et podcasts, où les slameurs conjuguent leurs voix et leurs plumes. Le slam offre ainsi un espace propice à une écriture partagée, tournée vers l’oralité et la performance, que Camille Vorger nomme « écridire ». Selon l’autrice, cette forme d’expression artistique favorise la créativité collective, l’engagement social et l’inclusion, tout en permettant à des voix diverses de s’exprimer et d’être entendues.