Ce troisième numéro de la revue Partages explore les pratiques de lecture et d’écriture dans une variété d’espaces : scolaires, universitaires, de formation, mais également au-delà des cadres institutionnels, dans des lieux culturels et des environnements informels. À travers cette diversité, un fil conducteur se dessine : l’engagement des enseignants et des élèves dans des activités littéraciques, ainsi que la manière dont les processus créatifs transforment les pratiques d’enseignement et les apprentissages.
La créativité se déploie sur deux niveaux complémentaires. Elle se manifeste d’une part à travers la créativité enseignante, que Capron Puozzo (2016) définit comme la capacité à concevoir des idées, des solutions et des comportements nouveaux adaptés aux contraintes du réel, et d’autre part, dans les dispositifs didactiques qui favorisent l’appropriation inventive des pratiques de lecture et d’écriture par les élèves, en encourageant des dynamiques collectives et une posture active. Ces deux dimensions interagissent pour nourrir une créativité pédagogique qui oscille entre invention et innovation comme l’illustrent Boch et al. (2021) : les dispositifs engageants transforment élèves et enseignants en co-auteurs de leurs apprentissages, en articulant « subjectivité et réflexivité, individuel et collectif » (p. 11).
Selon Dias‑Chiaruttini (2020), les dispositifs didactiques favorisent l’émergence de la créativité en articulant engagement personnel et exploration collective. Cette créativité prend racine dans l’expérience et l’expérimentation, en écho aux travaux de Dewey, pour qui l’intelligence libère l’action des schémas préconçus et des finalités figées. La créativité s’expérimente ainsi tout autant qu’elle se réfléchit. Biagioli‑Bilous et Bucheton (1999) conçoivent qu’elle émerge des situations que les acteurs didactiques perçoivent comme créatives : elle s’appuie sur des contextes vécus, où l’interaction entre enseignants, élèves et dispositifs ouvre des perspectives nouvelles. De son côté, De Amaral met en lumière l’importance de l’« engagement différencié », influencé par la valeur perçue des activités et les modalités d’interaction qu’elles proposent. Pour Bucheton et Soulé (2009), c’est également le développement des significations partagées par l’enseignant et les élèves qui est « tributaire de l’engagement réciproque des acteurs » (p. 31). Ces dispositifs peuvent potentiellement agir sur le rapport à l’écrit des élèves (Mercier et Dezutter, 2012) et sur la construction du sujet lecteur-scripteur (Frier, 2006, 2016). Comme le montrent Bochet al. (2021) dans leur introduction au numéro 212 du Français aujourd’hui, les dispositifs pédagogiques engageants transforment élèves et enseignants en co-auteurs de leurs apprentissages, en s’appuyant sur la créativité comme processus à la fois collectif et réflexif.
Ce numéro explore les expériences d’enseignement et d’apprentissage qui placent au cœur des pratiques littéraciques la créativité et l’engagement. Les pratiques littéraciques, selon Rispail (2020), ne se limitent pas aux compétences techniques de lecture et d’écriture. Elles incluent une pluralité d’activités : lire silencieusement ou à haute voix, seul ou pour d’autres ; écrire pour soi ou pour autrui ; interpréter un texte par le corps ou en débattre collectivement. Cette plasticité permet de concevoir des approches novatrices où la créativité joue un rôle essentiel.
Ancrée dans le vécu, la créativité permet un retour réflexif sur les pratiques, ouvrant la voie à l’invention ou à la réinvention de dispositifs éducatifs. Dans le cadre de la formation des enseignants, le principe d’isomorphisme joue un rôle clé. Les futurs enseignants expérimentent eux-mêmes des situations qu’ils reproduiront, adapteront ou enrichiront dans leur pratique. Cette mise en abyme de l’expérience semble favoriser un double apprentissage : d’une part, l’appropriation des outils, et d’autre part, le développement d’une créativité professionnelle, à la fois personnelle et transférable.
La créativité dans une perspective didactique repose sur trois piliers. L’originalité, tout d’abord, qui ne signifie pas nécessairement une invention absolue, mais peut consister à adapter, revisiter ou recontextualiser des idées existantes pour répondre à des besoins spécifiques. Ensuite, la collaboration : les échanges, débats et activités collectives enrichissent les apprentissages et ouvrent de nouvelles perspectives. Enfin, la transformation reconfigure les pratiques existantes permettant une continuité tout en favorisant l’innovation, comme le souligne Dias-Chiaruttini (2025).
Le corps joue également un rôle fondamental. En mobilisant le sensible et l’expérience corporelle, il devient un vecteur d’apprentissage, intensifiant l’impact des activités littéraciques et créatives. Selon Billeter (2012, 2018), agir de manière créative consiste à tisser des liens entre gestes, mots et idées perçus par le corps. Dans ce numéro, il s’agit de construire des liens entre des textes écrits, lus ou entendus, pour se les approprier à travers le corps et la voix sensible. Le Paven Jarno rappelle que « la création de sens quant à l’expérience vécue, au cœur de la créativité de l’agir, ne peut être prédéfinie, programmée précisément, ni maîtrisée. La créativité de l’agir consiste ainsi en un processus continu d’émancipation des cadres de pensée et d’action figés » (§ 27).
Enfin, les environnements physiques — classes, nature, bibliothèques — et les espaces symboliques — outils numériques, lieux culturels — jouent un rôle structurant dans ces pratiques créatives. Dans son analyse des espaces culturels de formation, Bertrand (2023) souligne que ces contextes favorisent l’émergence de nouvelles dynamiques d’enseignement du lire-écrire, en articulant médiations, collaboration et innovation pédagogique (p. 155‑167). Cette dimension spatiale et contextuelle est essentielle pour comprendre comment les dispositifs présentés dans ce numéro, en s’ancrant dans des lieux variés, ouvrent des voies inédites pour une littéracie créative et engagée.
Les sept articles qui composent ce numéro proposent des pratiques créatives explorées dans et hors de la classe, du cycle 2 à l’université, en passant par la formation des enseignants. Ces réflexions reposent sur des expérimentations menées dans les contextes professionnels des auteurs, où l’agir créatif vise à transformer, innover et apprendre autrement.
Nous avons fait le choix de présenter les articles autour de trois axes qui éclairent leurs apports significatifs à notre réflexion. Le premier axe porte sur des dispositifs engageants et les transformations des pratiques qu’ils permettent d’opérer.
Olivia Lewi et Sandrine Brançon explorent une approche interdisciplinaire combinant lecture littéraire et mouvement corporel. En mêlant albums jeunesse et gestuelle chorégraphique, elle invite les étudiants à repenser les actions pédagogiques à travers une appropriation sensible des textes. Lucie Berthod met en évidence l’impact de la théâtralisation des albums en classe de CP, transformant les élèves en co‑créateurs. Caroline Allingri-Machefer, quant à elle, réinvente la pédagogie poétique à travers une « classe dehors », où la rencontre avec Histoire de bleu de Maulpoix dans un environnement naturel suscite une expérience poétique ancrée dans le sensible.
Les articles du deuxième axe s’intéressent à l’engagement et à la posture d’auteur. Yves Renaud valorise un atelier d’écriture où la réécriture et l’ellipse permettent aux participants d’adopter une posture d’auteur en explorant de nouvelles formes textuelles. Sandrine Tailhandier Barbero présente un projet où des étudiants du master Métiers de l’enseignement et de la formation adaptent La Belle et la Bête, développant ainsi leur créativité professionnelle et leur capacité à se positionner en tant qu’auteurs.
L’exploration des langages constitue une autre perspective qui alimente le troisième et dernier axe. Corinne Frassetti Pecques analyse un dispositif de lecture dramatique conçu pour un collège, où les élèves participent activement grâce à des mises en voix, des débats et des outils numériques. Perrine Chambon examine un atelier de traduction littéraire plurilingue à l’université, qui favorise une relecture critique et créative des textes.
Les dispositifs présentés dans ce numéro démontrent que l’articulation entre espace, dispositif et pratique peut ouvrir des voies inédites pour une littéracie créative et engagée. En valorisant l’expérimentation, la collaboration et le retour sur expérience, la créativité se révèle être un moteur puissant pour renouveler durablement les pratiques éducatives.
