Si Jacques Tahureau revendique dans ses Dialogues (posth. 1565) la « hardiesse de bien parler », tout en s’en prenant aux « pipeurs de merde », Furetière, plus d’un siècle plus tard, définit dans son Dictionnaire universel (1690), l’injure comme une « parole qu’on dit pour offenser quelqu’un, en luy reprochant quelque defaut, ou quelque vice vray ou faux ». Le lexicographe y rappelle aussi l’étymologie de l’injure (injuria, « ce qui se fait sans raison, sans justice ») et donne la mesure du vaste champ couvert par les propos insultants et leurs contextes d’énonciation, depuis les libelles diffamatoires, les scènes de combat militaires, les algarades de rue ou les discours passés au crible de la rhétorique. Comment définir les injures et quels termes s’en rapprochent aux XVIe et XVIIe siècles ? Quelles sont les formes que peut prendre la violence verbale lorsqu’elle est adressée ? Injure, insulte, invective : ces trois termes, qui ne sont pas synonymes, semblent avoir en commun de circonscrire le domaine de l’affront verbal et de témoigner, par le préfixe « in- » qu’ils partagent, du mordant d’une violence illocutoire choisie pour blesser l’adversaire.
L’injure, comme l’insulte d’ailleurs, se caractérise par « la nomination de l’autre (ou sa catégorisation, son étiquetage) et le fait que cette nomination soulève le problème de sa justice ou de sa justesse »1. Pourtant l’injure ne signale pas nécessairement la fin de l’échange : au contraire, elle fonctionne souvent « comme un embrayeur dans la surenchère polémique », en plus d’être « une ressource pleinement intégrée à la démarche argumentative »2. Dans les traités de rhétorique, vituperatio et reprehensio vitae appartiennent à la rhétorique du blâme, qui est une composante du discours épidictique au même titre que la louange. Dans le discours judiciaire, l’injure fait partie de l’arsenal du movere – « à condition qu’elle soit formulée avec ironie et qu’elle suscite le rire »3, précise Cicéron, là où Quintilien y voit plutôt un procédé indigne du bon orateur.
L’invective est une forme énonciative liée à « l’apostrophe » et à la « prise à témoin »4, dont l’intensité et la virulence verbale peuvent varier, mais qui relève également d’une forme d’interpellation agressive de l’autre. Elle est aussi un « genre de discours » théorisé par Jérôme et Augustin, au IVe siècle de notre ère, dans le cadre de la réfutation de l’hérétique, « qui réapparaît en force à la Renaissance »5 et peut être rapproché des satires personnelles6 et autres discours contre. Les exemples donnés par Furetière de cet « emportement de parole » renvoient à la rhétorique judiciaire (« Les parties animées recherchent cet Advocat, parce qu’il est fort sur l’invective »), ainsi qu’à l’éloquence de la chaire (« Le Predicateur a fait une longue invective contre l’hypocrisie »), tout en caractérisant plus largement les querelles de la République des Lettres (« les ouvrages critiques des Auteurs sont de perpetuelles invectives »).
Sans du tout se limiter au genre de l’invective, lui-même singulièrement divers, le questionnement initié à l’occasion de ce numéro de revue sur l’injure et l’insulte cherche au contraire à l’envisager comme un « mode » agressif d’interpellation et, plus largement, de communication (oral mais aussi écrit) qui traverse les genres et les styles7. Performative, l’injure « possède donc une dimension fortement dialogique »8. Elle contribuerait par ailleurs à l’émergence d’une « sphère publique », ici convoquée sous la forme d’un « tiers-spectateur »9, sans qui il ne peut y avoir diffamation et à cause de qui il est également difficile de ne pas répondre.
L’objectif de ce numéro de revue est ainsi de réfléchir à la spécificité et à la polyvalence des injures aux XVIe et XVIIe siècles dans des corpus et des contextes d’énonciations variés. Parmi les questionnements possibles, on retiendra les axes suivants :
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Comment articuler la production d’injure à des inscriptions sociales et confessionnelles précises qui leur donnent toute leur force ? Quelles injures circulent et lesquelles sont limitées à un milieu, à un groupe, à une religion ? Qui peut manier l’injure et qui ne le peut pas ?
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Quelles sont les dimensions pragmatiques de l’injure ? Quelles injures semblent déterminées par leur adresse à des publics visés ? Comment l’approche par la réception révèle le façonnage des injures ? Quelles « règles du débat » sont ainsi transgressées à un niveau rhétorique, mais aussi social et éthique ?
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Comment réfléchir à la création linguistique propre au champ de l’injure : par exemple, quels néologismes font la réputation des libellistes ? Quelle inventivité verbale devient la marque de reconnaissance du style d’un auteur ou d’une écriture collective ?
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Comment cerner les « attendus » de l’injure (typologies héritées ou détournées, comparaisons éculées resémantisées en contexte, bestiaires, etc.), qui l’inscrivent dans une intertextualité complexe ? Quels sont les répertoires ou les ressources à disposition (pensons aux injures tirées de la Bible) ? Et quelle mémoire de l’injure ces effets de reprise supposent-ils des contemporains ?
Les propositions de communications (un titre et un résumé de 300 mots) sont à envoyer, accompagnées d’un bref CV, aux-co-directeurs du numéro, avant le 1er avril 2026 :
Les contributrices et contributeurs retenus seront avisés en juin 2026. Les articles feront l’objet d’un numéro de la revue Pratiques et formes littéraires 16-18, pour une publication prévue à l’automne 2027.
