Mise en danse de King Lear-Prospero par Maurice Béjart, la théâtralité au service du sens

  • Maurice Béjart’s King Lear-Prospero Choreography: Theatricality a Help to Meaning

DOI : 10.35562/rma.196

Résumés

La danse oscille entre l’expression et la forme, danse pure et danse théâtrale privilégiant l’une ou l’autre selon l’époque et les créateurs. Qu’est-ce qui dans le corps permet l’exercice de la pratique théâtrale ? Le corps dansant est traversé par un désir de langage ; il se situe entre sens et sensation. Les œuvres de Shakespeare ont souvent suscité l’intérêt des chorégraphes qui se posent alors la question du « comment signifier ? », comment mettre en danse le récit d’une œuvre théâtrale ? Quels points de repère permettent de comprendre par quelles modalités la danse peut renvoyer aux conventions du théâtre ? Dans cet article, nous nous intéressons à la façon dont Maurice Béjart allie la chorégraphie littérale du récit de King Lear à sa décomposition pour le rendre plus expressif et significatif. Au‑delà du motif du héros, l’artiste s’affranchit du simple propos illustratif en transposant la narration en mouvements dansés pour donner au texte une valeur universelle.

Dance oscillates between expression and form, pure dance and theatrical dance privileging either the former or the latter according to the period and the creators. What enables the exercise of theatrical practice in the dancer’s body? A language desire runs through the dancer’s body; it is situated between sense and sensation. Shakespeare’s works have often triggered the interest of choreographers who have raised the question of “how to signify”? How can we dance theatre? What are the landmarks recalling theatrical conventions? In this article, we focus on the way Maurice Béjart links the literal choreography of Shakespeare’s King Lear and its de‑composition to make it expressive and significant. Beyond the motif of the hero, the artist frees himself from the mere illustrative expression, transposing the narration into dance movements to give the text a universal value.

Plan

Texte

Derrière ce titre — King Lear-Prospero — s’esquisse l’espace d’une double rencontre : celle du théâtre et de la danse. À travers ces deux univers artistiques, Maurice Béjart opère un travail sur la forme théâtrale ; il décompose le texte fondateur de Shakespeare, le tisse et le recompose chorégraphiquement par un travail de démontage et de remontage.

Maurice Béjart célèbre Shakespeare avec Le Songe d’une nuit d’été en 1953, jetant Ophélie dans les bras de Roméo, Hamlet dans ceux de Juliette, mêlant Antoine, Cléopâtre, Puck et Titania. Il fait ressortir les thèmes de l’incommunicabilité, de l’angoisse, de la fuite inexorable du temps tout en évoquant l’éternité par le corps dansant. Le 17 juin 1994, Maurice Béjart présente à Lausanne une version de King Lear-Prospero dont la première mondiale a lieu à Montpellier le 4 juillet, mêlant danse, et jeu de danseur. La danse lui permet d’arracher King Lear à Shakespeare et de se l’approprier pour valoriser des sentiments et des thèmes universels. Cette version cherche à mettre en scène et en chorégraphie de nouveaux possibles artistiques, à se servir d’éléments du théâtre pour un redéploiement de la force créative. Traiter l’adaptation de la pièce de Shakespeare à la scène chorégraphique exige de se pencher sur l’esthétique théâtrale impliquant les décors, les éclairages, les costumes, le maquillage mais aussi les pas choisis pour raconter les liens unissant les personnages.

Je m’attacherai à montrer comment la théâtralité de King Lear-Prospero dans la chorégraphie de Maurice Béjart prend ici la forme d’une « choréo-dramaturgie », néologisme signifiant la transmission des idées de déconstruction des pratiques dansées et théâtrales, de dissolution des frontières vers des perspectives plus vastes de reconstruction d’un genre hybride avec tous les paramètres compositionnels, de la spatialisation à l’implication corporelle. Afin d’interroger la façon dont Maurice Béjart transforme et réinvente l’histoire écrite par Shakespeare jusqu’à en dévoiler une esthétique nouvelle, idiosyncrasique, je commencerai par m’intéresser aux notions de « danse-théâtre » et de théâtralité selon les approches théoriques de Roland Barthes et de Michel Bernard. Ces éléments me permettront d’aborder dans une seconde partie le langage utilisé par le chorégraphe pour mettre en danse cette œuvre shakespearienne, un langage fondé sur une technique venue du passé, enrichi par des apports personnels. Je décrirai les procédés employés pour faire ressortir le message porté par l’artiste et verrai comment cette chorégraphie, par une accumulation de procédés, se déploie sous un jour différent grâce au regard du chorégraphe.

Le concept de « danse-théâtre »

L’intérêt de Béjart pour le théâtre est manifeste, comme en témoignent ses chorégraphies de Roméo et Juliette (1966) et de King Lear-Prospero (1994) :

J’ai mis en scène des pièces de théâtre, des opéras, j’ai réglé des ballets et j’ai fait des spectacles mixtes employant le chant, la danse. Évidemment, les gens en sont perturbés parce qu’ils ne savent pas très bien comment me classer. Si je suis un metteur en scène qui danse aussi, un danseur qui fait de la mise en scène, on ne sait pas très bien. Mais il n’est pas important de classer. Je pense que le théâtre, à l’origine, dans toutes les cultures, englobait tous les arts. (Béjart 1990, 88)

Pour définir le « phénomène théâtral » (Béjart in Pidoux 1990, 88), base de son travail, il est intéressant de se pencher sur les propos de Michel Bernard concernant une étude sémantique de l’adjectif « théâtral ». Pour lui, ce terme peut relever d’une appartenance au théâtre comme genre littéraire et comme création esthétique, il reflète « ce qu’on croit être l’essence de l’art appelé ‟théâtre” » (97). Cela le distingue des autres formes de spectacles comme la danse, l’opéra, les arts multimédias ou l’art de la performance, tous souvent influencés par le théâtre. L’adjectif « théâtral » décrit également « une dynamique créatrice propre au théâtre » (Bernard 1994, 97). La forme commune est du théâtre dansé ou une danse théâtralisée. Ainsi déclare‑t‑il : « Je crois que lorsqu’on choisit un langage, c’est pour s’exprimer par lui. Ce que j’ai à dire, je le dis à travers la danse, à travers le théâtre, et c’est tout. » (Pidoux 1990, 77) Béjart écrit la danse sur le texte de Shakespeare, l’écriture, c’est « graphé », mais en tant que danseur, c’est « choré ». Parler de mise en corps ou de mise en danse de la littérature renvoie à la question de l’écriture, puisque le chorégraphe écrit de la danse (khoreia : danse, graphein : écrire).

Le terme de « théâtralité » dont l’usage est attesté dès le milieu du xixe siècle, pour désigner ce qui emprunte, revêt ou déforme le caractère du théâtre, est défini ainsi par Roland Barthes dans « Le théâtre de Baudelaire » :

Qu’est-ce que la théâtralité ? C’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submergent le texte sous la plénitude de son langage extérieur. (Barthes 41)

Il envisage donc la théâtralité par soustraction. De son côté, Michel Bernard réfléchit à sa signification dans L’Expressivité du corps. Recherche sur les fondements de la théâtralité, et la décrit comme une propriété du corps en jeu. Des éléments scéniques, la théâtralité se déplace vers l’acteur, le performeur. Pour Patrice Pavis dans le Dictionnaire du théâtre, la théâtralité est « ce qui dans la représentation ou dans le texte dramatique, est spécifiquement théâtral, ou scénique » (395). Elle s’oppose à la littérature, au théâtre de texte, aux dialogues et parfois à la narrativité et à la « ‟dramaticité” d’une fable logiquement construite » (395). La mise en scène, les costumes, les décors, et la chorégraphie participent de la signification de l’œuvre ainsi que le jeu du danseur-acteur, de ses gestes et de ses expressions. Béjart crée sa propre traduction dansée d’un texte.

Du rapprochement entre la danse et le théâtre naît la notion de « danse-théâtre », dans les années 1970, qualifiant un genre hybride différent de la danse moderne et de la danse postmoderne1, dans lequel l’art chorégraphique peut copier le théâtre, et fonctionner avec lui. Développé en Allemagne, le tanzteater de Pina Bausch brouille les frontières entre théâtre et chorégraphie. Dans ce cas, les disciplines confondent leurs apports théoriques pour construire un référentiel commun. On parle de danse-théâtre, jamais de théâtre-danse, éventuellement de théâtre dansé, mais cela renvoie aux comédies-ballets2.

Dans le travail de Maurice Béjart, pour King Lear-Prospero, la danse s’hybride avec le théâtre, la musique, le cinéma, les arts visuels :

Je pense que le théâtre à l’origine, dans toutes les cultures, englobait tous les arts. Le théâtre traditionnel, qu’il vienne du Japon, de la Grèce ancienne, de l’Afrique, des Indiens, est à la fois parlé, chanté et dansé, il est donc normal de retrouver une activité parlée, chantée et dansée dans beaucoup d’œuvres. (Béjart 1990, 88)

L’art chorégraphique, dans ses œuvres, se donne le droit de parler et ne pas danser, de danser et ne pas parler. Sans vouloir classer le chorégraphe dans un courant, il crée King Lear-Prospero à une époque où les artistes s’intéressent au travail pluridisciplinaire : le théâtre est fréquemment ajouté à la danse mais pas l’inverse, pas comme à l’époque des comédies-ballets de Molière dans lesquelles la danse est véritablement ajoutée au théâtre pour apporter un surplus de signification. Cette interaction entre les disciplines devient indispensable pour mieux appréhender le fonctionnement de ce champ artistique hybride, et pour repérer ce qui, dans la danse, fait théâtre. Dans les pièces dansées de Maurice Béjart, on peut constater l’inscription de la représentation dans une dramaturgie et une scénographie ou une mise en scène identifiables comme théâtrales, la transformation du danseur-interprète en acteur, le montage alterné de moments chorégraphiés, musicaux et pantomimiques, la superposition dans un même espace-temps d’actions relevant de la création d’un drame dansé. Dérivant la théâtralité du théâtral, ce dernier peut signifier un univers ontologique constitué de rapports intersubjectifs.

La réflexion sur la théâtralité et le théâtral comme distincts du réel, fait émerger la problématique de la présence sur scène des personnages virtuels. La représentation donne une valeur symbolique au corps des danseurs figurant des personnages dont le premier degré, narratif, est acquis. L’interprète exécute, rend visible une œuvre qu’il n’a pas écrite mais qu’il doit réécrire, dirigé par le chorégraphe. Il intervient d’après l’auteur et d’après le chorégraphe. Il est, pour Béjart « co‑créateur. » Pour lui, « on travaille avec un corps qui a une morphologie, qui est animé et pensant. Je crois que ce corps participe à la créativité et on devrait signer les œuvres avec ces corps » (Béjart 1990, 79). Le danseur n’est pas uniquement l’interprète de la psychologie de son personnage mais devient « machine actoriale » (Deleuze 1970, 92). L’action et l’être s’abîment dans le mouvement, le danseur travaille une présence de soi et à soi dans l’enchaînement des pas. Ceux‑ci parfois se permettent d’apporter leurs propres effets. Le travail du chorégraphe combine pantomime, jeu corporel de l’acteur/danseur, dirigés vers l’effet expressif et informatif. Le corps dansant, ses gestes et mouvements renvoient à des émotions générées par des actions toujours signifiantes. Le danseur s’empare du rôle de personnage et la danse devient action dramatique : la chorégraphie est portée par la structure d’une intrigue concrétisée par des actions. Le guide qui précède celles‑ci, c’est l’histoire puis la musique de Purcell entrecoupée de percussions de Thierry Hochstätter auquel répond parfois un clavicorde joué par Alessio Silvertriri. Pour l’organisation des scènes chorégraphiées, Béjart fait subir une distorsion pour créer un récit sans véritablement raconter une histoire mais en insistant sur les relations entre les personnages, leurs tensions. Comme le souligne Michel Bernard, lors d’un entretien, la créativité de Maurice Béjart se situe sur le plan corporel et se réfère constamment à une sorte de dire sous-jacent, « non pas dire au sens de « dire un message », de signifier quelque chose, mais de vouloir dire » (Béjart 1990, 88). Afin de « vouloir dire », il tisse des forces antagonistes pour faire une lecture psychologique des personnages. Tous les sentiments exprimés sont ancrés dans le réel : angoisse, amour, haine, peur. Le chorégraphe fait jaillir le texte par bribes à travers des situations intersubjectives avec des personnages clairement identifiés dont le jeu traduit des relations. La présence humaine est à la fois signifiante et expressive. Les corps se métaphorisent, se métamorphosent en expression, en effet de sens même lorsqu’ils sont éloignés de toute intention mimétique. Dans La Naissance de la Tragédie, Nietzsche évoque le phénomène du chœur antique tragique, dramatique qui consiste à se voir métamorphosé, à agir dans un autre corps, dans un autre personnage. Dans le processus dionysiaque, l’artiste abandonne sa subjectivité, se métamorphose. L’interprète devient illusion. Danser, c’est se transfigurer, c’est découvrir en soi un autre moi, un moi qui n’obéit plus à la raison mais à la vie.

Béjart explore dans cette œuvre le rapport père/fille en privilégiant les rôles féminins : Cordélia, interprétée par Christine Blanc, Goneril dansée par Sylvie Demandols et Regane par Kathryn Bradney sont le fil conducteur de la chorégraphie. Les rôles du roi et du fou du roi sont également déterminants, comme dans le texte d’origine (ou hypotexte selon la terminologie de Genette3). Les relations tendues et conflictuelles entre les personnages, thème récurrent chez Shakespeare, participent au premier plan de la pièce de Béjart. Il ne privilégie pas le récit lui‑même et ne raconte pas une histoire dont les tensions des personnages sont le seul moteur dramatique. Il s’agit d’un prétexte pour mener une réflexion sur l’être humain avec les corps douloureux du théâtre shakespearien comme fondement de la chorégraphie. Il évoque les rapports de l’homme avec les forces du mal. Cordélia irradie avec elle un désespoir dans un paroxysme gestuel ancré dans le réel. Le chorégraphe s’inspire de mouvements quotidiens observés chez les personnes en souffrance avec des démarches et des postures inhabituelles. Cordélia se déplace les pieds parallèles, les genoux en dedans, le dos voûté dans une expression d’infinie douleur. Par contre, Goneril, conquérante et sûre d’elle, ne se replie pas sur elle-même, elle propulse son corps dans l’espace avec vivacité. L’histoire de Lear et de ses filles n’est qu’une structure permettant de développer des thèmes comme le doute, la folie, l’injustice et l’ingratitude. Le chorégraphe, fidèle à Shakespeare, peint la noirceur de l’âme, les manipulations et la trahison et les dangers de l’amour filial très souvent déçu. Cela dépasse les données d’une simple intrigue pour acquérir une dimension universelle dans les thèmes de la solitude, du voyage, invitations à s’arracher des autres. L’œuvre béjartienne offre également la possibilité de révéler l’universalité des sujets traités : les conséquences de l’héritage, la folie. En cela, la spécificité béjartienne dans la mise en danse de pièces de théâtre se situe, selon Michel Bernard, dans « une sorte de théâtralité-ritualité » (Béjart 1990, 88) dans la mesure où Béjart possède le goût du rituel et traite l’idée de rite dans sa dimension universelle. Il pense que « si le ballet est supérieur à la pièce, c’est que la danse plus que tout autre est un art magique et rituel, donc plus fort que le drame » (Béjart 1995, 203). L’œuvre jouée et dansée appartient à l’humanité tout entière. Il met en scène des êtres humains dans ce qu’ils ont de troublant et de complexe à travers l’expression du bien et du mal, de la justice et de l’injustice. Pour le chorégraphe, « on réussit un ballet sur une pièce de théâtre quand celle‑ci possède un fond rituel, surtout quand on se permet d’oublier un peu l’intrigue de la pièce. Le ballet est une cérémonie magique. Il intègre cette ambiance de cérémonial. Le rite est plus puissant que la pensée ou l’événement. Quand on transforme la pensée en rite, elle va plus loin. Le rituel est à la fois un départ et un aboutissement. » (Béjart 1995, 266)

Béjart répète sans cesse qu’il n’est pas chorégraphe, qu’il est l’homme du spectacle total sans y omettre de la philosophie. King Lear-Prospero n’échappe pas à l’accumulation des procédés incluant un décor sobre, des éclairages et des costumes. Bernard Dort fait de la théâtralité une « polyphonie signifiante ouverte sur le spectateur » (178). Il ajoute : « la théâtralité n’est plus seulement ‟une épaisseur de signes” dont parlait Roland Barthes. Elle est aussi le déplacement de ces signes, leur impossible conjonction, leur confrontation sous le regard du spectateur de cette représentation émancipée » (183). La théâtralité devient liée à une réflexion sur la représentation, sur la mise en scène, recouvrant une valeur symbolique. Béjart parvient à bâtir des univers individuels et collectifs, austères ou sensuels par le jeu des éclairages avec les seuls éléments de décor indispensables à l’action et à la symbolique. Pour pallier la difficulté extrême des adaptations, le chorégraphe opère des choix soumis à la nécessité de faire tenir une action et des personnages dans un décor précis. La traduction de ce drame est renforcée par les effets scénographiques qui définissent un lieu à vocation mimétique. Le spectateur découvre des loges sur les bas-côtés pour évoquer le théâtre-dans-le-théâtre. Les miroirs lui renvoient sa propre image. Une robe beige et des collants académiques blancs pour Cordélia, un manteau rouge pour Lear, un costume de clown, sont autant de moyens d’expression empruntés au spectacle dansé traditionnel, auxquels se mêlent les inventions de l’artiste. Il suffit d’inclure des éclairages pensés à partir de l’obscurité. Ces derniers sont importants pour donner vie aux corps et rendre les formes visibles. La lumière est effectivement fondamentale pour l’élaboration de l’atmosphère apte à entraîner le spectateur dans le drame de même que les relations spatiales des danseurs. Si Cordélia ne se trouve pas dans l’espace lumineux, la chorégraphie n’a plus aucun sens. Un faisceau de projecteurs découvre peu à peu les corps des interprètes. Maintes scènes jouent sur l’obscurité envahissant certaines parties de la scène pour l’élaboration d’une atmosphère apte à entraîner le public dans un monde à la fois imaginaire et très ancré dans la réalité. Le positionnement dans l’espace scénique, est également porteur de sens. Les personnages du père et de la fille à l’avant‑scène, proches des premiers spectateurs, bloquent la vue de ce qui se passe ailleurs. La proxémie, la façon dont ils utilisent l’espace, est culturellement codée : la valeur signifiante et expressive de l’orientation des corps les uns par rapport aux autres, celle des contacts des corps entre eux est également signifiante. La danseuse exprime la confiance, l’amour filial, la peur d’être sacrifiée. Cordelia évolue autour de son père, révoltée et obéissante à la fois. Lear est joué par Larrio Ekson, dont l’attitude altière lui confère une grande présence sur scène. Il avance les mains dans un geste d’apaisement, serre sa fille sur son cœur. Cette leçon de sagesse paternelle exprime tour à tour la violence passionnelle déçue et la sérénité. Les caractères spatiaux et énergétiques indiquent les qualités de leurs relations.

Pour exprimer leur côté tragique, Béjart attache une grande importance aux maquillages et aux regards. Michel Bernard distingue six fonctions du regard utilisées dans cette œuvre : une fonction signifiante (le regard désespéré de Cordélia renseigne sur son état émotif), une fonction expressive (le langage des yeux extériorise des affects lorsque Cordélia semble supplier son père), une fonction relationnelle, lorsque le fou fixe les spectateurs comme pour s’assurer de leur attention, une fonction phatique, qui entretient une relation sans véhiculer d’information, une fonction haptique lorsque les personnages se touchent, et une fonction poétique offrant une ouverture à l’imaginaire. Le maquillage joue un rôle primordial pour apporter du sens en accentuant l’expression naturelle des traits du visage pour les rendre plus visibles. On se rapproche du masque de la tragédie. Les danseurs encerclant Lear se distinguent de lui avec leur visage blanc uniforme accentuant la disgrâce des corps.

Le « fait théâtral » devient « fait dansé ». Béjart, dans cette pièce, ne remplace pas le théâtre par une œuvre chorégraphiée, il se sert de ses apports. La théâtralité chorégraphique dépasse « la théâtralité de théâtre » (Deleuze 2002, 55), pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze. Maurice Béjart se sert du texte de Shakespeare, mais la danse n’est pas au service d’une histoire, elle est elle‑même personnage du spectacle. Le fait théâtral s’efface devant les mouvements chorégraphiés, dont la fonction signifiante se manifeste comme présence. Béjart se situe dans ce que Deleuze et Guattari, dans Mille Plateaux, qualifient « d’espace lisse haptique » (593) opposé à « l’espace strié optique ». Deleuze et Guattari distinguent l’haptique et l’optique, distinction nous permettant de mettre en perspective le théâtre dansé de Béjart. Espace de contacts et d’affects, lieu de création inédite, l’espace lisse haptique est nomade. L’espace strié sédentaire, délimité, est institué par une norme esthétique. Tous deux se mélangent, communiquent, se superposent, sans former toutefois quelque chose d’homogène. Dans cette version dansée de King Lear-Prospero, Béjart cherche à transformer le texte canonique, procédant par soustraction pour convertir le texte en mouvements dansés et envoyer à ce que Deleuze nomme les forces mineures et révolutionnaires d’une œuvre. King Lear-Prospero subit un processus de dé‑théâtralisation et de re‑construction chorégraphiée.

King Lear-Prospero synthétise plusieurs arts. La production du sens se fait par la juxtaposition de tous ces éléments. Pour reprendre les réflexions de Gilles Deleuze sur le lien entre le théâtre et la musique, nous pouvons faire un parallèle avec Maurice Béjart qui allie la forme traditionnelle du ballet à la représentation théâtrale. Deleuze parle de « dé‑présentation » (Deleuze 2003, 73) qui signe la mise en faillite de la représentation mimétique. La forme chorégraphique se mélange avec le théâtre, s’expérimentant comme un spectacle de l’hétérogène, qui joue sur les effets d’union et de désunion entre les arts.

Une nouvelle sémiologie du langage corporel

Lorsque Maurice Béjart conçoit sa chorégraphie King Lear-Prospero, une nouvelle révolution, cette fois tournée vers le passé et non vers l’avenir, se produit et la danse, des années 1980 aux années 2000, après avoir pris ses distances avec le sens, le mimétisme et la figuration, se réapproprie ces valeurs pour un retour du signifié. Carroll Noël parle, à l’instar de Freud4, du « retour du refoulé », « the return of the repressed » (16), un retour à la signification, un néo‑expressionnisme : les artistes redécouvrent les notions de qualités expressives de la danse, de la narration, du référentiel, du contenu, après les avoir délibérément mises de côté des années 1960 aux années 1980. Sally Banes fait part de l’intérêt des chorégraphes pour le récit comme « une stratégie parmi d’autres pour réfuter les préoccupations modernistes, essentialistes, antinarratives de la génération précédente » (49). Le référent évacué par le formalisme des chorégraphes pré-postmodernes et postmodernes fait son retour. Ce qu’il convient d’approfondir, pour faire preuve d’innovation, ce n’est pas la persistance d’une culture noble canonique, ni le travail subversif des dissidences culturelles, mais un sous-genre hybride mêlant des techniques variées comme le punk, le rap et l’hip hop à des traditions chorégraphiques comme le classique et le moderne. Daniel Sibony distingue, de son côté, le « retour du refoulé » de l’émergence d’une nouveauté et oppose le souvenir à la perception présente. Les deux sont liés à la mémoire, qui est double : celle du rappel, celle de l’appel. Pour le rappel, l’histoire émane de la mémoire ; pour l’appel, l’histoire la nourrit : « Quand l’histoire fonctionne comme mémoire-rappel, elle répète ce qui s’est enfoui dans la mémoire : elle réalise ce qui dans le passé était nommable mais refoulé ; ou elle raconte et répète un passé qui lui ressemble » (Sibony 62). Béjart dans cette lignée se penche sur un texte, le décortique et crée une œuvre pluridisciplinaire. Confronté au problème de la transposition du texte théâtral, il a recours au rappel et à l’appel avec son utilisation d’un vocabulaire classique à la fois traditionnel, personnel et personnalisé. Pour lui, la technique classique est fondamentale. Rien n’est possible sans technique : « Il n’y a pas de création sans technique » (Berger in Sibony 190) :

Le ballet académique dépouillé de fleurs, couronnes et autres dentelles qui faisaient les délices de nos grand-mères et en faussaient la signification profonde, demeure d’une beauté évidente et d’une jeunesse inaltérable. Il reste la base indispensable de toute recherche chorégraphique actuelle. (Béjart in Mannoni 191)

Son langage est issu directement des écoles française et russe de la deuxième moitié du xixe siècle. Le chorégraphe estime qu’on « ne peut faire table rase du passé, on n’existe que par rapport à nos ancêtres : tout ce que le passé nous lègue, on doit à la fois l’aimer, le digérer et le nier » (Béjart 1990, 80) et que « se priver d’une telle formation, c’est comme si un architecte n’avait jamais mis les pieds dans une abbaye romane ou une cathédrale gothique » (Béjart in Mannoni 191). Cette technique lui permet de satisfaire « un public qui aime » et non pas « un public qui connaît » : « Qu’est‑ce qu’un connaisseur face à un amoureux ? » (ibid.). Le spectateur s’y retrouve : « les gens ont besoin d’images, ils ont besoin d’émotion, de lyrisme. La danse permet de mélanger un plaisir esthétique, un plaisir dynamique et un plaisir émotionnel. » (Béjart, in Mannoni 195) Béjart forge des inventions personnelles sur le vocabulaire de base et le détourne en fonction du thème, de la musique et de la personnalité de l’interprète. On peut dire le nom des pas codifiés : saut de chat, arabesque, grand jeté, mais la qualité du mouvement varie en fonction de la qualité expressive que l’on veut donner à ce dernier. Les arabesques et les grands jetés chez les danseurs envahissent la scène et occupent plus d’espace que dans le classique codifié pour évoquer l’assurance ou l’agressivité et se terminent avec des pliés à la seconde très larges, comme si les personnages étaient prêts à bondir. Les pliés souvent beaucoup plus profonds, les secondes plus larges et plus ouvertes ancrent les corps dans le sol d’où ils puisent leur énergie ; les arabesques surélevées apportent une dimension altière aux personnages, comme chez Cordélia, ses sœurs et le roi. Les poignets cassés coupent la ligne des bras pour évoquer le désespoir. Béjart fait évoluer un langage chorégraphique dont il a hérité, en élargit les possibilités expressives, mais ne le remet pas fondamentalement en question. Le caractère d’ascèse corporelle de la danse académique prend une dimension mystique. Pour lui, « la tradition n’est pas une chose figée » (Béjart, in Pidoux 77), « la tradition est importante, puisqu’elle est source de transformation. » (Béjart, in Pidoux 87) Il organise son parcours narratif avec des figures codifiées pour que le spectateur les reconnaisse en trouvant suffisamment de repères pour se frayer un chemin.

Il fait des choix esthétiques précis : « Nous mangeons, dit‑il et nous transformons. Il n’y a pas de créateurs. Nous sommes des transformateurs. » (Béjart 1995, 138) Le chorégraphe traduit et transforme mêlant plusieurs techniques, la sienne, le moderne sans renoncer à ses bases classiques, enrichies d’apports nombreux, comme les figures athlétiques du sport et du cirque, afin d’illustrer la thématique complexe qui l’intéresse dans cette œuvre. Il a la capacité à puiser dans le passé tout en s’évadant pour créer une autre tradition, subjective. Il y a chez lui des découvertes innombrables sur le plan corporel. Lorsqu’Isabelle Launay lui pose la question suivante : « Racontez‑vous des histoires ? Comment vous situez‑vous par rapport aux arguments narratifs ? » Béjart répond qu’il distingue trois types de ballets, « Disons qu’il y a des ballets qui sont de la danse pure, du mouvement. D’autres ballets comportent un thème général qu’on ressent, mais pas d’histoire. Et puis il y a des ballets, dans les classiques, comme la Belle au bois dormant, où il y a une histoire, donc cette histoire est racontée » (Béjart, in Pidoux 90).

L’acte chorégraphique béjartien tente d’élaborer un univers symbolique en utilisant son propre vocabulaire et parfois la pantomime. Il s’explique sur ses choix techniques « En général, j’ai beaucoup de mal à faire un ballet sur une pièce de théâtre. J’aime le théâtre, j’aime le mettre en scène. Mais en danse, on perd l’essentiel et on aboutit à une pantomime un peu absurde, un peu ridicule. » (Béjart, in Mannoni 2015, 266) La pantomime, permet aux spectateurs de suivre le fil de l’intrigue. La danse béjartienne a recours à une gestualité à la fois utilitaire, mimétique et expressive. Parfois le geste mime, comme pour la pantomime dans le ballet classique. Cordélia se dissimule les yeux avec les mains en un moment de détresse. Tout semble évident et pourtant le spectateur est surpris par ce qui se passe. Le danseur peut raconter une histoire avec les mouvements pantomimiques puis repartir avec des mouvements purs. La danseuse semble vouloir prendre son élan en effectuant un grand retiré au genou, les bras suspendus, les poignets cassés pour déstructurer la technique classique. Ses cheveux défaits renforcent cette image d’un personnage libre et déterminé dans ses convictions. Elle ne se laissera pas détourner de son objectif par l’appât du gain. Pavis pense que la danse et le mime sont « les plus théâtraux des arts de la représentation » (1976, 123). Béjart repart aussitôt sur le mouvement pur car, pour lui, « la danse pure, c’est traduire l’intraduisible par du mouvement et des formes et c’est ce qui fait sa beauté » (Béjart, in Pidoux 90). Le chorégraphié se substitue au mimétique.

Comme dans la danse-théâtre, la question de l’expressivité du mouvement et de sa signification se répercute à la fois dans le théâtre et la danse qui entrecroisent leur réflexion pour renouveler le spectacle vivant. Béjart travaille à la fois sur le mouvement et sur le geste et, comme les chorégraphes modernes, il insiste sur l’expressivité des mouvements utilisés. Le geste dansé devient langage à la fois expressif et significatif. Celui‑ci, pour Doris Humphrey, chorégraphe moderne états-unienne, est composé d’autres artifices que le théâtre : un acteur jouant une scène dans laquelle son personnage est tourmenté va probablement marcher de long en large accompagnant son déplacement de gestes naturels à l’être humain dans ce genre de situation. Le danseur, quant à lui, peut effectuer les mêmes gestes, mais il doit les transposer pour ne pas tomber dans le mime qui, au théâtre ou à l’opéra, établit des règles de communication par le mouvement. Humphrey illustre cette idée de cette manière :

Les transes amoureuses de Pierrot, par exemple, étaient formulées et enseignées comme style de jeu dramatique, les mains appuyées sur le cœur, le corps précipité sur un genou, cela est encore un cliché de l’opéra ancien. Ces schémas et d’autres du même type sont aujourd’hui trop usés et désuets pour être utiles au danseur sauf dans une étude de style ou une satire. (Humphrey 136)

Cette courte description ressemble à de la pantomime. Il convient, selon Doris Humphrey, de distinguer l’expression verbale et l’expression corporelle :

Le comédien n’a pas à placer son corps en déséquilibre, dans une position périlleuse lors d’une scène houleuse, car le drame se joue avec des mots, soutenus par des gestes crédibles et relativement naturels. Mais la danse peut décoller vers le symbolisme, où le mouvement, stylisé, construit, exprimera un état émotionnel avec éloquence, sans réalisme aucun. […] La forme dans l’espace, plus que tout autre facteur du mouvement donne à voir le plus immédiatement, intention, climat et sens. (Humphrey 136)

Le danseur fait un mouvement et l’histoire vient par fragments. Béjart pense que le mouvement est supérieur à la parole : « J’ai beaucoup de ballets avec des thèmes, avec des arguments, avec des histoires, avec des prétentions philosophiques, mais c’est le mouvement qui est important, et lorsque le mouvement dit la même chose que la pensée, tout d’un coup, la pensée est claire. » (Béjart, in Pidoux 83) Le décloisonnement des valeurs traditionnelles de la danse soulève la question d’une nouvelle sémiologie du langage corporel : de primaire ou primitif, à métaphorique, puis abstrait c’est-à-dire vide de symbolique et d’imaginaire, le corps redevient énonciatif. Cette évolution se retrouve dans le mouvement qui nous entraîne d’un corps physique naturellement expressif tel que le font ressortir les études physiognomoniques delsartiennes, au tout début du xxe siècle, à un corps chorégraphié symbolique, expressif, mis en avant par les chorégraphes modernes insistant sur la dichotomie entre geste et mouvement. Loïe Fuller, s’interroge : « Qu’est‑ce que la danse ? Elle est mouvement. Qu’est‑ce que le mouvement ? L’expression d’une sensation. Une sensation est la réverbération que le corps reçoit quand une impression frappe l’esprit. » (Fuller, in Crémézi 32). Le corps dansant articule mouvement, geste, temps, énergie, dynamisme, kinesthésie. Chez Béjart, le texte shakespearien, exécuté avec le rythme, la vitesse, les énergies prévalant sur le récit, compte moins que le mouvement qui adjoint la fonction rythmique à la fonction signifiante ; il sert de source et de contexte pour la chorégraphie. Cela rejoint la remarque émise par Josef Nadj sur la « danse-théâtre », motivée, selon lui, par la recherche « d’un langage commun qui est le geste » (Nadj, in Bloedé 82). La vitesse, la lenteur, les changements entre l’une et l’autre, entraînent les énoncés gestuels dans un cheminement de transformations. L’écriture chorégraphique traduit dans un langage spontané l’angoisse de l’homme face à la femme en ayant recours au geste comme symbole. La danse, comportant une part de non‑figurativité, oscille entre l’expression et la forme, danse pure ou danse théâtrale privilégiant l’une ou l’autre selon les scènes. Chez Maurice Béjart, on constate de plus en plus, en effet, l’altération de la danse par le théâtre, avec l’inscription de l’événement dans une dramaturgie, la transformation du danseur interprète en acteur, l’alternance de moments chorégraphiés et de moments théâtraux. Des réalités relevant respectivement du théâtre et de la danse se superposent pour visiblement créer encore plus de sens. Béjart mêle l’art du ballet, du cirque, de la magie et s’oriente vers le théâtre total. Son éclectisme constitue le fondement de sa liberté intérieure.

Pour ses innovations chorégraphiées, Béjart utilise l’abstraction plutôt que le mimétisme. Grâce au mouvement stylisé et construit, idiosyncrasique, il fait évoluer le langage chorégraphique dont il a hérité, en démultiplie les possibilités expressives. Le danseur se concentre sur les qualités somatiques des corps confrontés aux techniques des portés, des arabesques et des attitudes. Cette liberté élargit ses possibilités d’expression. Les danseurs ne travaillent pas une approche totalement inédite du mouvement mais manipulent des éléments habituels du langage établi : des pirouettes, des jetés, des pas de bourrée, des temps de flèche utilisés dans des pas de deux, de trois et des ensembles, mais les adages et les variations sont enrichis d’évasions et de détours inspirés par l’imagination du chorégraphe. Il forge des inventions personnelles sur ce vocabulaire de base ; il le détourne en fonction du thème, de la musique, de la personnalité de l’interprète et le développe en cassant les structures pour les recomposer. L’univers conflictuel du langage de Shakespeare transparaît à travers l’écriture chorégraphique : gestes saccadés, répétition des actions. Son vocabulaire engendre des images spécifiquement béjartiennes avec une iconographie directement issue du patrimoine culturel. Lear et Cordélia ne se lamentent pas dans des contorsions mélodramatiques mais les portés chargés d’émotion évoquent leurs relations difficiles. Lorsque Lear en position assise sur une chaise rouge comme son manteau soutient Cordélia allongée sur ses genoux, il semble la bercer comme il bercerait un enfant. La grande inventivité gestuelle du chorégraphe se manifeste par des juxtapositions : il fait exécuter des mouvements angulaires pour la partie supérieure du corps, pendant que les membres inférieurs conservent le style académique. Ni reconstitution, ni pastiche, la danse mêle certains mouvements classiques aux gestes quotidiens parodiés. Le chorégraphe puise dans le passé artistique tout en s’en évadant pour créer une autre tradition, subjective, idiosyncrasique, mais tout de même proche de l’héritage.

Comme il est difficile de caractériser des personnages avec le vocabulaire classique, leur description transparaît à travers la dénotation kinesthésique et somatique plus que par la connotation symbolique. Les pas de deux restent des pas de deux mais avec plus de fluidité dans la qualité du mouvement et plus d’émotion dans l’exécution et les regards échangés. Le chorégraphe replace l’œuvre sous le signe de la trahison et du combat à mener contre la solitude sans renoncer aux élans lyriques des pas dans les duos et les soli dans lesquels on retrouve la spécificité du style théâtral de Béjart dans l’alliance d’un propos de nature philosophique et d’images d’une grande sensualité. La danse parfois épurée et sobre de Cordélia en forme de méditation pudique, rend l’instant bouleversant d’intensité. Béjart utilise aussi beaucoup les mouvements athlétiques, comme dans le sport. En effet, « le xxe siècle a redécouvert la danse à l’aube du siècle avec Duncan et Diaghilev, et a redécouvert le sport. Il est normal que parfois la danse et le sport se rencontrent, et aient beaucoup de points communs » (Béjart, in Pidoux 91). Les mouvements d’ensemble effectués par les danseurs occupent un espace plus important avec les arabesques sans fin, des retirés, les cambrés dans une position de déséquilibre rétabli avec plus d’intensité pour illustrer le conflit et la confiance en soi.

Chez Béjart, l’hétérogénéité des matériaux, le geste, la musique, le visuel, et l’hétérogénéité de la technique sont, comme au théâtre, métaphores : « Tout au théâtre est figure, au double sens d’apparence concrète et de jeu rhétorique, tout y fait signe. » (Corvin 821) Ils génèrent du sens. Le jeu théâtral que l’on repère dans sa danse participe de la volonté de dire et d’exprimer. Le mélange de mouvements appris, suggérés, imités, calqués permet au chorégraphe de combiner le temps et l’espace. Béjart pense que le temps nous touche de façon émotive alors que l’espace nous touche intellectuellement. « Le temps est en nous et nous sommes dans l’espace. » (Béjart, in Pidoux 93) Relier le temps et l’espace, c’est relier l’émotion et la pureté plastique. Les danseurs, comme les héros et héroïnes shakespeariens sont prisonniers d’un temps qui ne semble pas s’écouler. La répétition des mouvements anéantit toute progression temporelle.

King Lear-Prospero bénéficie du récit d’origine de Shakespeare, mais le sens ne jaillit pas immédiatement, l’histoire est à re‑découvrir et à découvrir. L’absence d’éclairages sur certaines parties de la scène fait écho à la difficulté de production de sens. L’obscurité semble régner à bien des égards. Béjart, soucieux de son public, lui suggère : « Do it yourself, interprétez, mettez‑y ce que vous y voyez. » (Béjart, in Pidoux 84) Il conseille de ne pas lire le programme avant le spectacle, « regardez le ballet et si vous voulez, vous lirez le programme après, mais regardez d’abord ». Certes, les spectateurs peuvent lire l’histoire et suivre la chorégraphie en pensant à l’histoire. Ils peuvent aussi se sentir frustrés en ayant l’impression de passer à côté de ce que le chorégraphe veut montrer. Mais le récit vient s’immiscer comme un souvenir persistant qui ne peut s’effacer. La chorégraphie fonctionne aussi à partir de traces. Cette connaissance antérieure propose une lecture des actions chorégraphiques et permet d’illustrer le parti pris du chorégraphe, sa singularité en tant que créateur. Son ballet est symbolique, il est très précis et demande aussi un travail d’interprétation personnelle. Dans les pas de deux sans histoire, le public peut imaginer un récit. Pour Balanchine, d’ailleurs, la danse abstraite n’existe pas puisque ce sont des corps et qu’un corps n’est pas abstrait. Martha Graham voulait faire un travail semblable à celui de Kandinsky mais peut-on faire un Kandinsky avec un danseur ? La superposition du langage chorégraphique et théâtral oblige le spectateur à faire appel à sa mémoire et retrouver le théâtral dans le chorégraphique. Il reconnaît l’« hypotexte », le texte d’origine, par fragments et voit ainsi son interprétation première transformée dans « l’hypertexte ». Il repère des références à l’œuvre du dramaturge, sous la forme d’échos intertextuels accompagnant la chorégraphie. L’écriture chorégraphique se définit alors comme « l’absorption et la transformation d’un autre texte » (Kristeva 119) produisant un palimpseste reconnaissable. La trame initiale est conservée, Béjart se la réapproprie en une nouvelle écriture. Les apparitions des personnages sur scène sollicitent les connaissances des spectateurs. Le public est libre d’avoir une lecture personnelle du ballet en y découvrant des choses différentes du texte d’origine. L’empreinte du dramaturge surgit dans les corps dansants : le rythme des pas, la musicalité des passages retenus par le chorégraphe, les expressions du visage de Lear souvent sévères, celles du Fou du roi, exagérées et grimacières renvoient au caractère tragique de l’œuvre. Les mouvements répétitifs effectués par des personnages perdus font écho à l’univers de Shakespeare. L’important, c’est la rencontre, la signification de l’œuvre est un élément secondaire. La danse n’est pas seulement un spectacle, c’est une mise en mouvement d’un récit et d’une pensée. Le langage chorégraphique sert à faire exprimer par le corps le contenu de cette pensée.

Conclusion

Béjart a fait des œuvres de chorégraphe, mais il a fait « des œuvres mixtes où j’ai été, dit‑il, metteur en scène un peu comme on l’était au xvie siècle dans les ballets de cour » (Béjart, in Pidoux 87). Il fait aussi de la comédie musicale dans laquelle il se sert de la parole, de la danse, du décor et d’une histoire. Le spectacle de Maurice Béjart, fondé sur une hybridation des genres, est à la fois un désir de montrer, de raconter. Le phénomène théâtral et ses thèmes fondamentaux l’inspirent ; les relations entre les personnages, les sentiments, l’angoisse, l’amour sont exprimés en privilégiant l’image plastique, le geste stylisé. Le mouvement dansé lui permet de transformer le théâtre. Maurice Béjart pense le théâtre en chorégraphe, mais ne souhaite pas remplacer le théâtre par des formes chorégraphiées. Il s’exprime avant tout par la danse. « Homme de lettres ou homme de théâtre, je n’aurais pas pu. » (Béjart 1995, 266) La danse ne va pas devenir une forme théâtrale, mais tend à rendre les rapports optiques et haptiques très complexes. Ici la forme chorégraphiée prend pour modèle le théâtre shakespearien et opère sur le théâtre un surcroît de théâtralité. Cette « choréo-dramaturgie » permet aux danseurs d’être aussi comédiens et au ballet de présenter un drame. Le processus de dramatisation, dont l’enjeu consiste à organiser le lien entre actions corporelles et récit, s’entend chez Béjart de deux façons : la première tient à la structure de la pièce mettant en jeu le conflit avec des personnages et des actions bien identifiées ; l’autre, à la mise en œuvre de moyens scéniques et au jeu des acteurs/danseurs. Il fait découvrir l’œuvre de Shakespeare sous un jour nouveau, il interprète le texte d’origine, l’« hypotexte », le traduit et son adaptation, « hypertexte », revêt un sens nouveau. Son art est ouvert à l’entrecroisement des pratiques et la danse, langage universel, lui permet de communiquer, d’établir un contact vraiment profond avec son public. Les frontières entre le théâtre de Shakespeare et la danse de Béjart s’estompent dans la recomposition proposée par le chorégraphe. L’écriture du corps dansant offre au texte théâtral non pas une illustration, mais une nouvelle approche idiosyncrasique et une lecture faisant ressortir la dichotomie fictif/réel pour accentuer le côté universel de l’œuvre béjartienne.

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Notes

1 Historiquement, le rapprochement avec le théâtre constitue une tendance de l’évolution de la danse en Europe puis aux États‑Unis, sous l’influence de Michel Fokine, d’Isadora Duncan, au début du xxe siècle, et des metteurs en scène russes. Michel Fokine souhaite développer une forme d’expressivité dramatique d’une puissance équivalente à celle du théâtre mais tout de même propre au ballet. Les recherches théâtrales du tournant du xxe siècle menées par Stanislavski constituent un facteur du renouvellement de la danse. Les symbolistes russes orientent leur recherche vers une nouvelle esthétique théâtrale non réaliste et renouent avec les fondements collectifs de la tragédie grecque, comme Nietzsche. Leur théâtre doit s’écarter de toute vraisemblance, tolérer les anachronismes et permettre de fondre le monde antique et l’âme moderne. Pour ces artistes, selon le poète symboliste Viatcheslav Ivanov, le théâtre moderne fait revivre l’extase dionysiaque, idée approfondie dans Nietzsche et Dionysos (1905) et Wagner et l’action dionysiaque, publiés dans la revue symboliste Vesy. Retour au texte

2 Charles Mazouer donne la définition suivante de la comédie-ballet : « Il s’agit d’un genre composite, hybride, qui veut mêler trois arts et leurs trois langages : le verbe du dialogue dans la comédie récitée, le langage des sons et celui de la chorégraphie ; le mélange était donc particulièrement instable. » (C. Mazouer, « La comédie-ballet : un genre improbable ? », Studi Francesi, vol. 49, no 145, 2005, p. 13‑21) Retour au texte

3 Gérard Genette, Palimpsestes, Paris : Le Seuil, coll. « Poétique », 1982. L’hypertexte étant dérivé d’un texte antérieur, l’hypotexte. Retour au texte

4 Sigmund Freud développe la notion de « retour du refoulé » dans Trois Mécanismes de défense : le refoulement, le clivage et la dénégation (2013). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Claudie Servian, « Mise en danse de King Lear-Prospero par Maurice Béjart, la théâtralité au service du sens », Représentations dans le monde anglophone [En ligne], 27 | 2023, mis en ligne le 18 décembre 2023, consulté le 17 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/representations/index.php?id=196

Auteur

Claudie Servian

Univ. Grenoble Alpes, ILCEA4, 38000 Grenoble, France.
Claudie Servian, maître de conférences HDR à l’université Grenoble Alpes en civilisation étatsunienne, a écrit de nombreux articles et ouvrages sur la danse nord-américaine. Ses deux derniers ouvrages traitent de l’hybridité de la danse théâtrale nord-américaine et de l’influence européenne sur la danse théâtrale nord-américaine. Parmi ses publications, on relèvera particulièrement Martha Graham : une fleur de serre exotique (2014) ; L’héritage européen dans la danse théâtrale nord-américaine. Du début du xxe siècle à nos jours et Hybridité culturelle de la danse théâtrale étasunienne. À partir de la fin du xixe siècle, tous deux publiés chez L’Harmattan (2021).
claudie.servian@univ-grenoble-alpes.fr

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