Au-delà des commémorations (Mason et Hunnicutt) et du travail de mémoire, indispensables et nécessaires, que peut-on attendre ou espérer d’un anniversaire — le vingtième cette année — des funestes attentats du 11 septembre 2001 ? En l’absence de révélations inédites, que dire qui n’aurait pas déjà fait l’objet d’une étude universitaire, d’un documentaire ou déjà été rapporté dans une fiction ? Quelle connaissance nouvelle pourrait bien être encore construite sur le 11 Septembre — vingt ans après ? Telle est précisément la question que les chercheur·e·s convié·e·s à une journée d’étude organisée le 26 mars 2021 à l’université Paul-Valéry Montpellier 3 se sont appliqué·e·s à explorer depuis différents prismes disciplinaires. La revue Représentations dans le monde anglophone se trouvera ici remerciée de la possibilité qui nous est faite de présenter leurs travaux dans le présent numéro.
Toute la difficulté d’une telle entreprise tient dans la nécessité impérieuse d’adopter un angle nouveau, une façon sensiblement différente de considérer des faits déjà largement surexposés par le seul fait du trauma considérable qu’ils ont généré (Delong ; Redfield). Cette question s’est d’ailleurs posée immédiatement, le jour même des attentats, en ce que la couverture médiatique s’apparentait en réalité déjà simultanément à un film catastrophe (Baudrillard ; Žižek), et à un documentaire — ou tout au moins, à l’archive audiovisuelle (Baron ; Bruzzi ; Doane ; Fournier et Letort) dans laquelle les documentaristes viendraient plus tard puiser les images d’interprétations de l’événement, tel que filmé en direct par les frères Naudet, et par les chaînes de télévision du monde entier dès le crash délibéré du deuxième avion dans la Tour Sud du WTC à 9 h 03 heure locale. En l’absence de révélations factuelles inédites, certains pourraient s’interroger sur l’utilité de nouveaux documentaires. Mais pour qui considère ce genre comme un outil permettant d’interroger la manière dont a été présenté l’événement (Chermak, Bailey et Brown ; Frau-Meigs ; Hoskins et O’Loughin ; Redfield) et surtout de questionner les usages politiques qui en ont été faits (Benson et Snee ; Bruzzi ; Gaines ; Kahana ; Letort ; McEnteer ; Nichols) — y compris pour entrer en guerre sur deux fronts, en Afghanistan et en Irak (Porton ; Rabinowitz ; Zimmerman) — les documentaires, dans une mise en abyme de ce qui les anime, c’est-à-dire l’épistémophilie, ou soif de connaissance (Nichols), sont appelés à se multiplier. Au‑delà de la construction à long terme d’un récit national (Geiger) ou nationaliste (Steuter et Wills), sur le plan de la mémoire, aussi longtemps que des individus s’engageront à ne jamais oublier le 11 Septembre et ses conséquences, il y aura toujours de nouvelles histoires individuelles et collectives à raconter (Flew). Il est d’ailleurs indispensable de créer ces nouveaux récits ou ces nouvelles mises en scènes de récits déjà connus pour s’adresser à la génération née après le 11 Septembre, pour qui l’événement n’est justement pas mémoire, comme le notent les responsables du mémorial du 11 Septembre à New York en ce vingtième anniversaire (McGione).
Pour ceux qui l’ont vécu, y compris par écrans interposés, ce fut l’indicible, comme le souligne John Berger décrivant l’effroi suscité par les images des tours World Trade Center s’effondrant sur elles‑mêmes après avoir été percutées par deux avions de ligne le 11 septembre 2001 :
Something happened, was happening, was happening over and over—in memory and on television and in memory and on television—awful beyond imagining, without scare quotes or exclamation points (“awful beyond imagining!!!”) because it really was. Nothing adequate, nothing corresponding in language could stand in for it. No metaphor could carry language across to it. There was nothing to call it because it had taken over reality entirely. (52)
L’effroi provenait de ce que la principale puissance mondiale était frappée par des attaques simultanées sur son territoire, et touchée au cœur de son pouvoir économique (le WTC) et militaire (le Pentagone), la Maison-Blanche ayant probablement été la véritable cible du vol United Airlines 93 qui s’écrasa finalement en Pennsylvanie ; mais il provenait aussi de l’impression de vivre un film catastrophe, dans une effraction du « réel » Lacanien dans la réalité ordinaire (Willis ; Žižek). Pour « déjouer » cette violence (Gervais) ou pour la « rejouer » autrement (Dulong ; Grusin) les formes d’art et de représentation, du graffiti au roman, du cinéma à la série télévisée, se sont multipliées, au point que les représentations « post‑11 Septembre » sont devenues un fait culturel à part entière (Birkenstein, Froula et Randell ; Dixon ; Martin et Pietro ; Martin et Steuter ; Melnick ; Prince ; Spigel ; Stahl ; Takacs).
Les attentats du 11 Septembre démontrent ainsi, s’il le fallait encore, que les représentations ne sont pas un art mineur. Elles ne sont pas une histoire mineure non plus, mais au cœur du 11 Septembre lui‑même, comme le développait déjà pour le dixième anniversaire de l’événement W. J. T. Mitchell dans Cloning Terror: The War of Images, 9/11 to the Present. C’est dans les liens entre histoire factuelle et représentations que réside tout l’intérêt des travaux présentés ici, dont les auteur·e·s peuvent être des historiens comme des spécialistes des représentations.
Car au moment même où nous prenons conscience qu’un événement vient de se produire, celui‑ci nous est déjà inaccessible : nous ne pouvons ni revivre, ni retrouver et encore moins refaire le passé comme on le pourrait dans une expérience de laboratoire ou une simulation informatique. Nous pouvons, tout au plus, (nous) représenter le passé. Comme l’écrit l’historien John Lewis Gaddis, nous percevons « des formes à travers le brouillard et la brume », et spéculons sur leur signification ; parfois même nous pouvons nous mettre d’accord sur leur nature. Mais, à moins d’inventer une machine à remonter le temps, nous ne pourrons jamais y retourner pour en avoir le cœur net (Gaddis 3). D’où l’importance de la mémoire dans l’écriture même de l’histoire, a fortiori dans des contextes aussi traumatiques que celui des attentats du 11 Septembre. L’historien Eric Hobsbawm évoque par ailleurs une « zone crépusculaire [twilight zone] entre la mémoire et l’histoire », où le passé cesse d’exister simplement dans le passé pour se mêler aux événements de notre propre vie. Sous un tel angle, nous entendons faire valoir ici que le 11 Septembre ne fait pas seulement partie d’un passé historique général, rendu lointain par la distance du temps, mais qu’il se trouve au contraire inextricablement lié à nos propres souvenirs personnels, à nos représentations comme à la chronologie de notre propre vie et que cela affecte nécessairement notre positionnalité en tant que chercheurs et chercheuses. Une histoire aussi récente comporte des écueils inévitables pour celles et ceux qui cherchent à l’écrire, et c’est peut‑être pour cette raison que l’histoire contemporaine semble parfois limitée, fragmentaire et politiquement conflictuelle (Hobsbawm).
« Nothing’s been the same since New York » affirme en 2013 le personnage de Tony Stark dans le troisième opus de la franchise Iron Man. Si le super‑héros fait ici référence à une invasion d’extraterrestres ayant ravagé la Grosse Pomme au cœur du scénario du premier film The Avengers, sorti l’année précédente et figurant notamment la destruction de l’iconique Grand Central Station, les spectateurs profanes qui n’auraient pas suivi les — prolifiques — productions du Marvel Cinematic Universe pourraient tout de même acquiescer à la déclaration du protagoniste.
Figure 1. – Les ruines de Grand Central Station.
The Avengers (2012).
La « bataille de New York » n’est en effet qu’une relecture des attentats du 11 septembre 2001 : les aliens — pensons ici au double sens de ce terme en anglais — prennent la place des kamikazes d’al‑Qaïda, leurs vaisseaux spatiaux celle des avions de ligne, et si les gratte-ciels laissés béants par leurs assauts ne sont pas les tours jumelles du World Trade Center, nous ne pouvons empêcher celles‑ci de ressurgir dans notre esprit. Vingt ans après les attentats, le cinéma et la télévision continuent à s’interroger sur le sens de cet événement et de ses répercussions, de sorte que la série Hawkeye (Disney+, 2021) s’ouvre sur un flashback de cette même bataille, tout en invitant ses téléspectateurs à l’envisager d’un point de vue inhabituel : non plus depuis la rue, les yeux levés vers une tour éventrée, mais depuis l’intérieur de celle‑ci.
Figure 2. – Kate Bishop sidérée par la bataille depuis son propre penthouse dévasté.
Hawkeye (Disney+, 2021).
Les chercheuses et chercheurs ayant contribué à ce numéro ont analysé l’onde de choc du 11 Septembre dans des domaines aussi divers que le renseignement, le sport, la poésie ou encore les représentations audiovisuelles, tant sur petit que sur grand écran. Une première partie est consacrée aux retombées politiques des attentats, qui ont conduit à une restructuration de la communauté du renseignement, mais également à la redéfinition de la notion de « patriotisme » par l’administration Bush. Raphaël Ramos (Université Paul-Valéry Montpellier 3) se concentre sur l’importante réforme de 2004, dont il estime qu’elle a apporté « un regain de politisation du renseignement » dans un article intitulé « Le 11 Septembre et la réorganisation de la communauté du renseignement aux États-Unis : genèse d’une réforme ». Gildas Le Voguer (Université Rennes 2) étudie dans « La communauté du renseignement après le 11 Septembre : les limites d’une renaissance » les mutations de cette communauté, qu’il qualifie après la réforme de « complexe militaro-industriel du renseignement » et dont il interroge les dysfonctionnements persistants au prisme de l’incursion russe dans les élections présidentielles de 2016. Grégory Benedetti (Université Grenoble Alpes) questionne l’engagement politique des athlètes africains-américains dans « Les athlètes noirs après le 11 septembre 2001 : de l’impératif patriotique à la rupture ? », retraçant l’évolution de la passivité de la fin du xxe siècle à la mobilisation soudaine suivant les attentats, cette dernière se révélant presque aussi limitée dans le temps que le vœu pieux d’union nationale.
La deuxième partie de ce volume explore les tentatives artistiques de se réapproprier les attentats mais également leurs suites controversées, la guerre mondiale contre le terrorisme (global war on terror ou GWOT) défiant les lois nationales comme internationales, de la surveillance de masse à la guerre « préemptive » ou « préventive », au mépris des conventions de Genève, y compris dans le recours à la torture. Alexis Pichard (chercheur associé au CREA, Université Paris Nanterre) offre une analyse de la première vague des « séries-terrorisme » (cf. le concept de terrorism TV développé par Stacey Takacs) dont les bornes chronologiques coïncident peu ou prou avec celles de la présidence Bush, dans un article intitulé « L’onde de choc du 11 Septembre à la télévision états‑unienne : genèse et (r)évolutions des séries-terrorisme ». Karim Daanoune (Université Paul-Valéry Montpellier 3) propose dans « Sand Opera de Philip Metres : un opéra poétique contre la terreur du contre-terrorisme » une plongée dans le recueil du poète arabo-américain qui tente de rétablir la communication entre victimes de la torture et bourreaux, rendue impossible par les mécaniques de censure de l’administration. On lira son article sur fond de ce qui s’est écrit sur la torture pratiquée par l’armée américaine, les mercenaires, et par la CIA pendant les années Bush (Danner ; Scarry ; Sontag), sur fond de l’altérisation des populations arabes (Cainkar ; Creed ; Steuter et Wills) dont l’humanité même était niée à Abu Graïb, Guantánamo et ailleurs (Butler ; Carby). Notons l’originalité de cette approche, alors que jusqu’en 2011, c’est la question de la représentation (et la viralité) de la torture en image et à l’écran qui faisait l’objet de nombreuses études (Chaudhuri ; Danchev ; Kerner ; Mitchell ; Randell et Redmond).
Sébastien Lefait (Aix-Marseille Université) s’attelle à l’étude des représentations des politiques de surveillance et de l’impact du recours accru aux drones (cf. Cillizza ; Dowd ; Pincus ; Robinson) sur le cinéma de l’après 11 Septembre dans « À la recherche de marqueurs visuels de l’impact du 11 Septembre à l’écran. Visions, viseurs et drones comme vecteurs et objets de représentation ». On y trouvera un prolongement aux questions posées par les spécialistes du cinéma de guerre (Slocum ; Virilio) et aux réflexions du chercheur lui‑même sur la logistique de la perception ou de l’aperception dans Generation Kill (Lefait 2016) — ici sur un corpus qui met en scène le trauma des pilotes de drones, phénomène qui étonnait encore il y a quelques années (Dao). Manon Lefebvre (Université Paul-Valéry Montpellier 3) observe dans « From (Ground) Zero to Hero : évolutions des représentations d’agents du FBI dans les séries télévisées après le 11 Septembre » si les caractéristiques saillantes des personnages d’agents du FBI dans des séries télévisées postérieures à l’élection du président Obama reflètent ou non les réformes engagées après les attentats, le directeur du FBI Robert Mueller ayant désigné la période charnière entre les 43e et 44e présidents comme le moment de « cristallisation » des réformes au sein de l’agence de renseignements. Cette « deuxième vague » des séries-terrorisme permet‑elle de fait de découvrir ce qu’est devenu le FBI, ou reflète‑t‑elle davantage la volonté des producteurs de proposer un programme susceptible de plaire à un public plus jeune, plus divers et plus féminisé — même si les intrigues de tel ou tel épisode mettent en scène de manière romancée des actions terroristes réelles, protégées par ce que permet la fiction dans son inhérente « plausible deniabilty » (Melley) — nous laisserons ici planer le suspense…
Si l’on peut légitimement s’interroger sur les limites chronologiques de « l’après 11 Septembre » — cette période s’arrête‑t‑elle avec l’élection de Donald Trump, ou faut‑il au contraire considérer que les « fake news » et l’ère « post‑vérité » avaient commencé avec les néoconservateurs de l’Administration Bush (Suskind) et que les crises actuelles comme la naissance de Daesh (ISIL ou ISIS), la guerre en Syrie, l’actuelle crise des migrants en provenance d’Irak et de Syrie sont les conséquences à la déstabilisation de la région par l’invasion américaine de l’Irak ? — il apparaît à tout le moins que le premier événement mondial de ce xxie siècle a encore en réserve de quoi nourrir à la fois l’écriture de l’histoire et l’imaginaire collectif aujourd’hui.