Dans ses essais du recueil Land und Beute1, mais aussi dans son roman Renégat, roman du temps nerveux2, Reinhard Jirgl s’est attelé à un décryptage politologique du monde, qui met l’accent sur les rapports de force et où l’on reconnaît en particulier des emprunts explicites à la pensée de Carl Schmitt et d’Oswald Spengler. Ces emprunts sont mis au service d’une critique de la pensée lénifiante qui, selon Jirgl, accompagne la mondialisation pour en camoufler la portée destructrice. Jirgl met en lumière à la fois le retour masqué de l’hostilité et de l’ennemi, qui réactualise la définition du politique selon Carl Schmitt, et celui des despotes, ces Césars, dont l’apparition, chez Spengler, signale le déclin des démocraties.
Le retour de l’hostilité et de l’ennemi : actualité de Carl Schmitt
Jirgl constate pour commencer qu’à la fin du xxe siècle, le rêve universaliste d’un monde sans frontières, régi au plan économique par la mondialisation du libre-échange et au plan moral par la doctrine des droits de l’homme, semble triompher. Jamais il n’a paru si proche de se concrétiser qu’en 1990, quand le rideau de fer, l’une des frontières les plus hermétiques au monde, s’est effondré. Le concept de nation, « historiquement déterminé par un espace, une langue et des lois3 », semble alors devoir se dissoudre dans une mondialisation heureuse, les nations elles-mêmes cherchant à s’autodissoudre, et cette autodissolution constituant, avec « l’abolition (prescrite) des frontières » et « l’intégration totalisante », le « courant politique dominant »4. Jirgl parle même de « collectivisation imposée de manière totalitaire par d’autres moyens – la mondialisation – pour aboutir à un gouvernement mondial5 ».
La conséquence de cette réduction de l’espace par la mondialisation et de cette intégration forcée dans une totalité sans échappatoire, c’est d’une part que des guerres lointaines deviennent soudain beaucoup plus proches, et d’autre part que, « dans le paysage désolé d’une guerre sans front, il n’y a !pas de fuite possible6 ». La disparition de la nation signifie aussi celle de l’étranger : « Plus notre connaissance du monde tend à l’exhaustivité […] plus il devient difficile de rencontrer encore le monde en tant que tel ; il ne reste alors plus que la possibilité de voyager dans un monde d’où l’étranger disparaît à vue d’œil7 ».
Pourtant quelque chose semble résister : la nouveauté ne surgit jamais sans conserver en son cœur un morceau du monde ancien, car « les choses transmises constituent toujours le noyau de toute nouveauté8 ». « L’abolition de l’étranger, situation qui reviendrait à instaurer un gouvernement mondial, reste actuellement hors de portée9 », constate Jirgl en 2001, après les attentats contre les deux tours du World Trade Center à New York. L’ancienne hostilité peut-elle vraiment disparaître, comme le prétendent les « universalistes angéliques10 » ? L’euphorie de la rencontre avec l’Autre, rendue possible par la chute du Mur, fait bientôt place au soupçon que ce n’est peut-être pas le cas. « Que des êtres humains puissent ne pas aimer d’autres êtres humains est sans doute le fait vital le plus ancien et le plus normal11 », rappelle Jirgl, en écho à Freud dans Malaise dans la civilisation. En réalité, il ne croit à la disparition ni de l’ennemi ni de l’hostilité :
La « disparition de l’ennemi » après 1989 au sein de l’alliance mondiale des nations, que ce soit entre elles ou à l’intérieur de ces nations considérées séparément, est une illusion d’optique. […] La structure ami/ennemi, déjà profondément inscrite dans le christianisme, est un des fondamentaux de l’Occident […]. Et même si l’ennemi disparaissait, l’hostilité perdurerait12.
Cette hostilité, cette manière de se définir par opposition à un Autre qu’on hait, est même parfois présentée comme inhérente à la nature humaine : « Une hostilité, comme seule une vie peut être hostile à une autre vie13 », écrit Jirgl dans Abschied von den Feinden.
Il rejoint ici une idée centrale de Carl Schmitt, selon qui « [f]eindre, pour des raisons d’ordre éducatif, qu’il n’y a pas d’ennemis du tout » relève de la fiction. En réalité, au‑delà des espoirs pacifistes ou éducatifs, « on ne saurait raisonnablement nier que les peuples se regroupent conformément à l’opposition ami/ennemi, que cette opposition demeure une réalité de nos jours et qu’elle subsiste à l’état de virtualité réelle pour tout peuple qui a une existence politique »14. Même s’il faut soigneusement distinguer l’ennemi privé (en latin « innimicus ») de l’ennemi public (« hostis »), « [l]es concepts d’ami et d’ennemi doivent être entendus dans leur acception concrète et existentielle, et non point comme des métaphores ou des symboles ». Il « ne faut pas » non plus « y mêler des sens économiques, intellectuels ou encore leur donner un sens privé »15.
Jirgl souscrit à l’existence de cette hostilité essentielle. La nier revient, selon lui, à nier la réalité : « [L]a clé de la guerre de société que les historiographes mettent au jour dans les États européens depuis la fin du Moyen Âge atteste, à toutes les époques de paix, la poursuite de la guerre par d’autres moyens16 .» L’apparence idéale d’une absence de conflits implique par conséquent en réalité que « les discours du pouvoir nient et camouflent les vraies répartitions des forces dans la société, qui perdurent en systèmes d’oppositions sous la surface17 ». Quand « les discours rationnels » justifient cette pacification factice, ils « démontrent » ironiquement, « sous forme de dictature de la surface, leur irrationalité »18 et leur « fragilité »19. Ceux qui ne se situent pas du côté de ces discours dominants et nivelants, c’est-à-dire les renégats de la société, ne croient pas en cette pacification factice. Leur échelle de valeurs différente les incline au contraire, dit‑il, à percevoir cette hostilité et à dénoncer le mensonge qui la camoufle, et qui est en général proféré au nom de la Raison, comme depuis toujours en Occident20.
Là encore, Jirgl fait écho aux réflexions de Carl Schmitt sur le caractère illusoire d’une société sans conflits ni hostilité. Dans La notion de politique. Théorie du partisan (1932), Schmitt soulignait déjà que « les hommes dans l’ensemble chérissent l’illusion d’une paix non menacée et […] ne tolèrent pas ceux qui sont réputés voir tout en noir, du moins tant que leur condition est supportable ou même bonne21 ». Il citait des exemples : avant la révolution russe, les classes décadentes idéalisaient le paysan russe en qui ils voyaient un brave chrétien ; avant la Révolution française, l’aristocratie vantait l’homme pour sa bonté naturelle, le peuple pour sa vertu. Et il concluait : « Étrange chose que la sécurité et l’aveuglement de ces privilégiés qui parlent de la bonté, de la douceur et de l’innocence du peuple quand déjà 93 est sous leurs pieds, spectacle ridicule et terrible22. »
La réalité de cette hostilité persistante, quoique niée, implique selon Jirgl que la suppression des frontières depuis 1989 constitue une ambition peu compatible avec les réalités humaines. Il se pourrait même, dit‑il, que le rêve universaliste qui sous-tend la mondialisation contribue de manière paradoxale à renforcer ce qu’il aspire à voir disparaître : « La consolidation des frontières que ce soit pour combattre de manière efficace le terrorisme international ou […] pour repousser les millions de masses humaines sans pays ni gagne-pain qui prennent d’assaut les territoires plus riches pour chercher de par le monde un moyen de préserver leur vie23. » Dans le cas contraire, la disparition des frontières signifierait, poursuit‑il, l’avènement d’un monde total qui ne laisserait à l’homme menacé aucune possibilité de trouver refuge ailleurs – configuration familière à tout intellectuel ayant grandi en RDA, où l’Ouest représentait un asile possible : « La continuelle transformation des pays étrangers en pays intérieurs ferme […] la possibilité de l’exil24. »
L’effacement des frontières géopolitiques entraîne d’ailleurs, constate-t-il, l’instauration paradoxale de frontières d’un autre type, par exemple ces « lignes de démarcation, plus profondes et plus nettes que jamais, entre ce qui est étranger et ce qui nous appartient, entre ce qui est public et ce qui est privé, social et familial, national et international25 ». Le besoin de se définir en se démarquant est tel que la suppression de l’ennemi extérieur entraîne l’invention de l’ennemi intérieur : « [Q]uand […] le méchant disparaît, le système doit secréter toute l’hostilité à partir de lui-même26. » Un des effets de cette situation d’ouverture, de mondialisation et d’abolition des frontières est donc le retour paradoxal de la guerre, d’une part parce que des conflits lointains, contenus dans des régions éloignées, se rapprochent par suite de la réduction des distances, mais aussi parce que tout ce qui est présenté comme refusant l’intégration dans la totalité est susceptible de raviver l’ancienne constellation ami/ennemi :
Une politique qui érige en principe l’intégration contrainte des autonomies nationales (abolition des frontières) […] mène à la constellation guerrière ami/ennemi, démontre « les points faibles » de l’édifice, et finalement contraint à agir de manière guerrière contre tout ce qui n’est pas intégrable27.
Cette idée que la fin de l’ennemi extérieur entraîne le développement d’une hostilité intérieure se trouve déjà chez Carl Schmitt, qui y voyait la conséquence d’un affaiblissement de l’État favorisant les conflits partisans et la guerre civile28. Pour Schmitt, sans ennemi, il n’existe ni politique ni État : « Des mots tels que État, république, société, classe ; et aussi souveraineté, État de droit, absolutisme, dictature […] sont inintelligibles si l’on ignore qui, concrètement, est censé être atteint, combattu, contesté et réfuté au moyen de ces mots29. » Il considérait en effet que « [l]a distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi30 », de sorte que « cette aptitude à discerner l’ami et l’ennemi » constitue « la pierre de touche […] de la pensée […] politique […]. Et inversement : l’incapacité ou le refus d’opérer ce discernement se présente comme le symptôme du déclin politique »31. Un état de paix mondiale signifierait la fin du politique32.
Pour Schmitt, un État universel n’aurait par conséquent plus rien de politique : « [N]ous aurions une société coopérative de consommation et de production à la recherche de sa position d’équilibre indifférent entre les deux pôles de l’éthique et de l’économique33. » Comme il serait illusoire de croire en une autorégulation de cet État, on en viendrait « à se demander à quels hommes va échoir le pouvoir énorme lié à une centralisation mondiale de l’économie et de la technique34 ». Rien d’étonnant alors à ce que l’économie, envahie au cours des xixe et xxe siècles par le politique auquel elle prétend se soustraire, « recrée en son sein l’antagonisme ami/ennemi propre au politique », même si en apparence, elle « vise à éliminer toutes les barrières mondiales qui entravent son expansion impérialiste »35, et drape le libéralisme dans des principes éthiques qui camouflent la nature politique de ses visées et de son développement. Elle encourage l’esprit consumériste, considérant que « la consommation et la jouissance esthétiques […] représentent la voie la plus sûre et la plus facile vers une emprise totale de l’économie sur la vie intellectuelle et vers une mentalité qui voit dans la production et dans la consommation les catégories centrales de l’existence humaine36 ».
Certes, Jirgl est loin de reprendre explicitement l’intégralité de la démonstration de Schmitt, mais on reconnaît dans ses essais cette même imbrication du politique et de l’économique, un même scepticisme quant à la possibilité d’une paix universelle, une même mise au jour des rapports de pouvoir qui sous-tendent la société de divertissement et la mentalité lénifiante qui y prédomine. Le roman Renégat est tout entier traversé par cette idée qu’un état de pacification internationale apparente entraîne la recréation d’hostilités internes : la haine trouve à s’employer autrement et recrée des lignes de partage. On en trouve de multiples exemples dans le roman, depuis la tentative de meurtre commise par le personnage principal sur l’avocat hambourgeois venu acheter la ferme de son père, jusqu’aux massacres de la fin qu’il perpètre sous l’emprise de l’amok, sans oublier les fantasmes de torture physique qui, dans les encadrés, accompagnent la vente forcée de son appartement ou la haine du personnage Andreï pour le chauffeur de taxi qu’il assassinera. La disproportion apparente entre la banalité d’une réalité ordinaire, où la violence se dissimule sous des dehors feutrés, comme lors de la cession immobilière devant le tribunal de commerce, et l’extrême brutalité des sévices imaginés, signale au lecteur l’impossibilité d’évacuer cette hostilité, qui, en l’absence de frontières, réinvente quotidiennement des lignes de front. Comme Carl Schmitt, Jirgl souligne en particulier le déplacement du politique, déterminé par la distinction entre ami et ennemi, vers l’économique : la violence qui s’exerce dans Renégat, à laquelle le narrateur tente de se soustraire pour finalement en venir à l’exercer lui-même, comporte de larges composantes économiques : c’est par exemple « l’argent37 » (titre d’un chapitre) qui permet à Reinhardt Hold, le mari de Sophia, d’expulser le narrateur devenu son rival – Reinhardt Hold, dont le nom composé de trois adjectifs, rein (« pur »), hart (« dur ») et hold (« charmant »), renvoie à la manière dont le pouvoir économique dissimule sous une apparence de pureté charmante une dureté sans pitié. « Son avidité à posséder est tellement grande, explique Sophia sa femme, comme s’il lui fallait accumuler Argent&Pouvoir afin de vivre des millénaires38. » Ce millénarisme faisant implicitement écho au rêve millénariste d’Hitler, on voit ici comment Jirgl parvient en quelques mots à associer brutalité économique et violence politique.
Ce retour diffus de l’hostilité dans les vies quotidiennes constitue l’un des fils conducteurs du roman, et a une portée politologique. Renégat réhabilite le politique au sens de Carl Schmitt, c’est-à-dire souligne la réalité d’une distinction essentielle entre ami et ennemi. Croire le contraire n’est pas seulement illusoire, cela revient à annihiler l’existence même du politique. Jirgl examine avec Renégat les conséquences qu’entraîne la disparition de ce dernier dans la vie quotidienne de l’homme contemporain : la diffusion de la haine et l’inlassable reconstruction d’hostilités diverses.
On aurait cependant tort d’en conclure que Jirgl prône un retour à la guerre conventionnelle. De manière ironique, il s’amuse, juste avant que son personnage principal saisi de folie meurtrière commette un amok, à confronter, dans un même wagon du RER berlinois, un bruyant va-t’en-guerre et un pacifiste virulent : « !La guerre : la guerre, ç’a toujours du bon. Ça vous !secoue la populace. Ça vous la ressoude39 », dit le premier, le belliciste. « J’aimerais que le Juge suprême convoque tous les chefs de guerre à une conférence dans une seule&même salle (je hurle) – & me fournisse la !bombe adéquate – ou : mieux !deux bombes pour être sûr40 », lui répond le second, le virulent pacifiste. Tenant de la guerre conventionnelle et tenant de sa version contemporaine, partisane, informelle, diffuse, se font face ici en une confrontation qui dépeint la situation de manière ironique et ne prend pas parti. Car l’enjeu est ailleurs : la scène démontre surtout la permanence de l’état d’hostilité et le déplacement de la ligne de front vers l’espace confiné du métro.
La fin de la démocratie, les Césars, la hantise du passé : réinventer Spengler
Jirgl ne fait pas non plus mystère de son intérêt ancien pour l’œuvre d’Oswald Spengler Der Untergang des Abendlandes, découverte bien avant la fin de la RDA, tout comme d’ailleurs Voyage au bout de la nuit de Céline et les post-structuralistes français édités aux éditions Merve, que Heiner Müller laissait à la libre disposition de tous sur une grande table à la Volksbühne41. Or le rapprochement, même partiel, de la pensée de Jirgl avec celle de Spengler peut être éclairant.
Même s’il dit avoir lu et relu Spengler, il est certain, comme l’affirme Arne De Winde, que « Jirgl, pour analyser la société à sa manière, s’est bricolé son propre Spengler42 » : « Les guillemets laissent croire qu’il cite et condense des passages originaux ; mais au fond, il s’agit (sans exception) de pseudocitations, certes constituées de thématiques chères à Spengler, mais qui n’apparaissent jamais sous cette forme spécifique dans l’œuvre de Spengler43. » Toujours selon Arne De Winde, Jirgl reprend des éléments de Spengler pour en examiner l’actualité, en particulier en ce qui concerne « la transformation d’une civilisation avancée en barbarie », « la description des métropoles mondiales modernes », « l’apparition d’une soi-disant seconde religiosité » et « l’analyse des médias comme instrument de pouvoir nivelant »44. Dans ses « conversations épistolaires » avec Arne De Winde et Clemens Kammler, Jirgl évoque en outre personnellement Spengler comme source d’inspiration pour réfléchir aux « métropoles modernes avec la population qui y habite – la transformation de la démocratie en démocratie de masse, de la culture en culture de masse, des Lumières en superstition […] ; la déconnexion des partis politiques – l’asservissement des masses par les médias qui autrefois encourageaient la pensée libre45 ». Jirgl considère que si le déclin de l’Occident ne prend certes plus la forme du nazisme, « le potentiel de déclin commence actuellement à redevenir très actif46 ». On retrouve dans Renégat trois idées centrales inspirées de Spengler : la fragilité de la démocratie, la fascination populaire pour les Césars, et le caractère sinusoïdal de l’histoire avec le retour du passé qui revient hanter les formes nouvelles de la civilisation.
Chez Spengler, la démocratie évolue de telle façon que ses formes lui survivent même quand le pouvoir réel prend une forme de moins en moins démocratique : « C’est la fin de la démocratie, non sa chute mais son irrémédiable effondrement intérieur, qui permet à l’avenir de laisser ses formes subsister avec d’autant plus d’insouciance qu’elles ont de moins en moins de sens47. » Jirgl ne cesse, dans ses essais, de pointer la fragilité de la démocratie, qui tient en particulier à son caractère dialectique et au fait que c’est « de son fondement que peuvent surgir ces structures oligarchiques qui [la] détruisent48 ». L’idée que la majorité a toujours raison est un préjugé que rien ne vient démontrer :
On peut trouver d’innombrables exemples montrant que des décisions prises à la majorité ne garantissent aucunement la justice ; il suffit de penser à la mort de Socrate, décidée à la majorité conformément à la compréhension antique de la démocratie, ou à l’avènement d’Hitler à la Chancellerie grâce à un vote démocratique49.
Par cette observation, Jirgl pointe le socle même de la construction démocratique, à savoir le principe majoritaire : « Les majorités génèrent autant d’injustice que n’importe quel régime despotique50. » La « démocratie de masse » accentue cette problématique, la masse n’étant même plus constituée de sujets pensants, mais d’individus manipulés par une idéologie lénifiante à laquelle des médias complaisants ne cessent de contribuer. La métropole moderne avec sa population constitue selon lui un lieu d’observation privilégié de cette nouvelle forme du déclin de l’Occident : les individus qui se détachent de la masse sont précisément des « renégats » qui tentent par divers moyens d’échapper à celle‑ci, qui occupe trottoirs, bus et métros. Ils la fuient par une double stratégie de mouvement et de retrait, en s’enfermant dans l’habitacle de leur taxi ou en déambulant sans relâche dans la solitude des forêts pour y chercher refuge, comme deux des principaux personnages de Renégat. Les encadrés qui jalonnent le texte peuvent être considérés comme autant de replis hors de ce dernier, et les renvois fléchés qui y sont adjoints comme autant d’incitations au mouvement : les uns et les autres donnent forme à cette double stratégie de résistance à la masse, masse qui fonde la démocratie contemporaine et la mine dans le même temps.
À cette faiblesse, qui affecte le système majoritaire qui se trouve au fondement même de la démocratie, s’ajoute le fait que les partis politiques tendent à oublier le peuple dont procède leur légitimité pour ne plus se préoccuper que d’eux-mêmes, de sorte que leur « déconnexion », tout comme « la (ré-)émergence d’un despote dans une puissance basée sur de telles majorités, ne sont aucunement exclues : bien au contraire, l’histoire semble démontrer qu’elles en seraient plutôt une conséquence possible51 ». Certes, Jirgl ne dénonce pas le risque de voir un dictateur parvenir au pouvoir dans le Berlin des années 2000 qui constitue le cadre de Renégat : il y a longtemps que le déclin, selon lui, ne prend plus cette forme‑là, enterré avec la défaite du régime nazi. Mais le despotisme est à l’œuvre ailleurs, de manière disséminée, sa propagation étant associée au développement de la mondialisation, qui favorise l’avènement d’oligarchies sur lesquelles les populations n’ont aucun contrôle. Ce retour des despotes sous la forme de puissances économiques incontrôlables, associées à une multitude de potentats locaux, est dans la nature même de la mondialisation : « L’effacement des frontières territoriales crée d’un côté une liberté de résidence, tandis que d’un autre côté la sécurité diminue, ce qui augmente le danger de voir une puissance d’État légale user de moyens de domination illégaux ; la puissance d’État peut verser dans la criminalité52. » Dans les institutions internationales,
le référentiel démocratique s’est depuis longtemps évaporé des conférences. Ce qu’il reste ? Une multitude de centres occupés par des chefs despotiques, personnages obsédés par le pouvoir ; des Césars au petit pied, appuyés sur le nucléaire et la haute technologie : « un mode de vie hautement civilisé coexistant avec le retour d’un état primitif », comme le disait Spengler il y a quatre-vingts ans53.
La démocratie ne protège donc pas de la survenue des despotes, phénomène dont Spengler a traité en 1923 au chapitre 4 de Untergang des Abendlandes sous le titre « Der Zäsarismus54 ». Jirgl définit le « césarisme » de Spengler comme suit :
« Victoire de la politique de la violence via l’argent. Caractère de plus en plus primitif des formes politiques. Déclin intérieur des nations pour aboutir à une population informe. Leur absorption par un empire au caractère de plus en plus primitif et despotique – Le monde comme proie – Émergence progressive de situations préhistoriques dans une civilisation de haut niveau ». Il y a entre-temps un nom pour cet état qui tend à s’installer : la mondialisation55.
Renégat n’a certes pas pour horizon d’étude la planète ni la manière dont l’Occident y réactive sa faculté à générer des despotes ; mais l’échelle individuelle, qui détermine l’angle d’observation du roman, permet de constater à hauteur humaine les effets de ce processus. Dans le Berlin du début des années 2000, l’argent induit une forme de puissance locale, autre idée développée par Spengler56, incarnée par Reinhardt Hold manœuvrant pour garder le contrôle de sa femme Sophia. Dans la presse, centre de pouvoir, les vrais journalistes et les vrais enquêteurs sont éliminés au profit d’arrivistes sans éthique professionnelle. L’affaiblissement de la démocratie en démocratie de masse entraîne la substitution de croyances soi-disant scientifiques aux exigences de la conscience éclairée : dans un monde où l’on renonce à penser par soi-même, quoi de plus tentant que de s’en remettre à la science comme solution à tout ? L’étrange dernier chapitre, situé dans un hôpital, illustre cette tentation de démissionner intellectuellement pour se reposer sur la seule technicité médicale, réduire la fureur du renégat à une tumeur au cerveau, traiter l’opposition politique ou philosophique comme une maladie mentale. Enfin, l’architecture du nouveau Berlin, décrite ici comme traduisant une obsession obsidionale et une fermeture hostile à la populace qui grouille à ses pieds57, atteste, elle aussi, l’amenuisement de la démocratie, le fait que « le tissu de la démocratie montre la trame et [que] son masque commence à devenir transparent58 ». Renégat décrit plus globalement une société marquée par la violence, une violence financière, juridique, architecturale, psychologique, sociale, dont le meurtre du chauffeur de taxi et l’amok final du narrateur sont les formes les plus simples, les plus primitives.
Au chapitre « Le-génie-de-la-forêt59 », Jirgl aborde cette question du despotisme et de la tentation du césarisme dans les démocraties affaiblies à partir de la position de l’artiste. Il enchâsse dans le cœur du roman l’histoire complète d’un renégat est-allemand, élevé en orphelinat, impuissant à s’intégrer, qui se réfugie dans les bois où il écrit son œuvre tout en travaillant comme bûcheron ; la chute du Mur le propulse dans la lumière, il publie son travail, connaît la notoriété, puis disparaît. Ce renégat est-allemand est le pendant du renégat ouest-allemand, le narrateur, qui sans cesse retourne marcher dans les bois et connaît la même tentation d’échapper aux injonctions de l’idéologie dominante en se repliant sur soi, même si, à la différence du narrateur socialisé en RFA, ce renégat est-allemand parvient à réaliser en partie son projet et préfère s’effacer plutôt que de commettre un amok.
Or le titre, « Le-génie-de-la-forêt », apparaît aussi dans les essais de Jirgl où il désigne l’artiste idéal tel que Brecht, selon lui, le concevait. Selon Jirgl, « Brecht avait un horizon culturel qui, venu du romantisme (“le noble sauvage”), se prétendait antibourgeois : “le génie de la forêt”60 ». L’artiste stylisé en « génie de la forêt » entretient des liens à la fois avec la nature et avec l’intelligence, sa solitude et sa sauvagerie sont les conditions de sa créativité. Cet idéal romantique de l’artiste inspiré et solitaire a une portée politologique, qui tient au fait que, selon Jirgl, cette figure mène droit à Hitler61 : « [Brecht] aurait dû savoir, et il l’a sûrement su, que dans une société industrielle, un tel type – après avoir échoué dans sa formation et dans l’art, puis nanti d’un pouvoir fou – ne pouvait finalement engendrer qu’une seule figure : un Hitler62. » Ici, Jirgl reprend l’idée, omniprésente dans les manuels d’histoire de la littérature de RDA63, du romantisme comme courant précurseur du nazisme.
Ainsi, l’artiste raté peut certes poser au renégat ; mais pour peu qu’il parvienne au pouvoir, le despote qui sommeille en lui se révèle dans son atrocité. Dans cette optique, le despotisme, ou « césarisme » selon Spengler, ne se limite donc pas à la pression diffuse que la massification et la mondialisation exercent sur le citadin qui renâcle à adopter le discours dominant : il affecte jusqu’au renégat lui-même, dont l’aspiration à créer, l’impuissance à y parvenir, et les ratages divers nourrissent moins un idéal de l’artiste qu’une furieuse ambition à la toute-puissance. Toute l’ambiguïté du roman tient au fait qu’il laisse le renégat dans cette position suspecte : ce despotisme qu’il refuse, il finit par l’incarner.
Ce processus qui ramène le renégat au point dont il veut s’éloigner, en l’occurrence aux aspirations à dominer et à tuer, peut être figuré par une boucle irrégulière, pleine de circonvolutions, forme dont Jirgl use abondamment dans son roman Renégat où ses flèches et ses encadrés multiplient les renvois. Il peut également être rapproché d’une autre sorte de boucle, chère à Spengler : celle de l’éternelle reprise du même, qui correspond à une conception plutôt sinusoïdale de l’histoire. Pour Spengler, « l’histoire se compose d’une pure succession de cultures qui se développent et meurent comme des plantes sans s’influencer mutuellement64 ». La forme géométrique permettant de représenter
cette conception radicalement cyclique du cours du temps n’est pas un cercle en perpétuelle rotation mais bien plutôt une succession indéfinie de festons identiques – correspondant chacun à une culture – qui se chevaucheraient quelque peu, tout en demeurant totalement indépendants les uns des autres. En fait, une conception cyclique plus soucieuse de faire ressortir l’alternance des âges d’or et des périodes creuses de l’histoire que de rompre tout lien entre les diverses cultures serait plus adéquatement représentée par une sinusoïde continue65.
Cette conception sinusoïdale de l’histoire des cultures évoluant en civilisations avant de décliner complètement (la civilisation étant caractérisée par le développement des grandes villes), Jirgl se la représente de manière très spatiale, comme « le déploiement de l’idée d’espace en un mouvement qui se tord, de sorte qu’en résultent des images de réseaux avec divers nœuds de jonction et des retours en arrière vers le passé, qui à leur tour démultiplient l’espace pour en faire des espaces, la réalité pour en faire des réalités66 ». L’histoire ainsi représentée permet à des époques différentes d’entrer en contact les unes avec les autres, « l’être humain au cœur du passé vivant doublement dans le présent67 ». Les exemples de cette actualité d’un passé lointain abondent dans l’œuvre de Jirgl, qu’il s’agisse de l’obsession de l’Allemagne réunifiée pour le passé nazi qui a pour conséquence que « la guerre d’hier a apparemment occupé l’avenir68 », ou encore du retour du Moyen Âge dans l’architecture et le mode de vie urbain, où les nouvelles places fortes habillées de verre et d’acier affichent leur hostilité et leur résistance aux possibles envahisseurs. Il se pourrait même que la réunification allemande réactive le spectre du Saint Empire romain germanique69, tandis que la vente forcée d’un immeuble au tribunal de commerce fait ressurgir d’abominables spectres, ceux des conquistadors espagnols comme Pizarro70, du conquérant sanguinaire Gengis Khan71, ou bien encore de Staline72. Cette propension à importer le passé dans le présent découle d’un besoin de se rassurer en revenant à des situations déjà éprouvées, « tant le passé lointain peut, en des temps de craintes existentielles impossibles à endiguer, apparaître à nouveau comme salvateur73 ». Elle découle aussi d’un désir de réparer ce qui a été manqué. Les éléments défensifs des forteresses modernes, l’acier et le verre, ne sont pas seulement « une régression manifeste des formes contemporaines vers une architecture essentiellement typique du Moyen Âge tardif74 », ils expriment peut-être aussi le souhait de rattraper ce qui, dans le passé, n’a pas été mené à son terme : « Se peut‑il que cette fameuse “prise de possession du monde” par l’Occident aspire aujourd’hui seulement à trouver son achèvement en utilisant trop tardivement le verre, trop tardivement l’acier75 ? », s’interroge Jirgl. Cet accomplissement tardif de visées anciennes amènerait à concevoir l’histoire non comme un développement linéaire, mais « seulement comme des détours et des égarements76 », conformément à cette forme sinusoïdale que Jirgl a introduite dans Renégat par les arabesques que dessinent ses renvois, ou par l’incessant ballet des allers et retours entre l’été 2002 au chapitre « Rencontre de camarades de classe77 » et l’année 1945 au chapitre « Chasseurs silencieux78 », ou encore par la flèche de la dernière page79 qui renvoie les lecteurs au tout début du roman80.
Ces allers et retours entre présent et passé signalent un état de guerre de société non apaisée. Pour établir ce constat, Jirgl s’appuie sur la lecture de Hamlet par Carl Schmitt, où « l’ancien, incarné par l’esprit du père, garde la place pour le nouveau qui porte toujours en lui le noyau de l’ancien », mais qui, « en devenant actif et en interagissant avec le substrat du nouveau, se déploie sous la forme du très ancien » : les formes anciennes, appelées à la rescousse pour affronter l’inédit et inventer des formes nouvelles, peuvent entraîner une régression vers des états plus anciens encore ; cette « dialectique de l’ancien et du nouveau (avant-garde et convention) est le signe d’une guerre de société qui n’est toujours pas apaisée »81. Ainsi, puisque ce sont les époques les plus conflictuelles qui suscitent le plus de recours au passé, il est logique que cette démultiplication des recours aux formes anciennes traduise une situation de conflits. Les arabesques formelles de Renégat acquièrent à la lumière de ce constat une valeur de signal. Elles ne se contentent pas de figurer les mouvements désordonnés d’un homme saisi de folie meurtrière ou d’un type contemporain privé de racines, de travail et de repos, elles n’ont pas seulement une valeur spatiale. Non, elles ont aussi une valeur temporelle, elles figurent les échanges entre le présent et les diverses strates du passé, que ce soit celui du narrateur (qui se remémore son passé personnel), celui de Berlin ou celui du monde occidental au sens large depuis son lointain Moyen Âge. En ce sens, elles rendent visible la désorientation de la société d’après 1989, hantée par le spectre de Staline ou d’Hitler, les crimes nazis réveillant le souvenir des autres crimes contre l’humanité : un état de société non apaisé.
