Après son grand roman sur les migrations forcées de la fin de la Seconde Guerre mondiale, Sieben Sprünge vom Rande der Welt (2014), Ulrike Draesner1 publie en 2015 Mein Hiddensee2, un livre qui, contrairement à ce que son titre pourrait laisser croire, n’est pas une sorte de guide touristique contenant des conseils de visites insolites. L’écrivaine y décrit l’île d’une manière originale, mêlant éléments autobiographiques3, recherches documentaires4 et réflexions théoriques5. Après avoir succinctement présenté le texte dans ses aspects thématiques et formels et après avoir donné une définition générale du « Nature Writing », nous nous intéresserons à la manière dont Ulrike Draesner elle-même interroge ce genre et cette tradition littéraires, avant d’aborder plus précisément les moyens qu’elle expérimente pour le mettre en pratique.
Brève présentation de Mein Hiddensee
Pour donner une première idée du livre, on peut le rapprocher d’un journal de vacances. Il repose en effet en grande partie sur un séjour datant de 2003 où l’autrice se rend sur l’île, accompagnée de sa fille âgée d’environ sept ans (à qui le livre est dédié6). C’est à partir des excursions qu’elle entreprend et à partir des paysages qu’elle découvre à différents moments de la journée et dans différentes conditions météorologiques qu’elle décrit aussi bien la géologie, la géographie, l’histoire que la flore ou la faune de l’île. Les excursions évoquées qui se font toutes à pied ou à vélo concernent en effet l’ensemble de l’île qui se caractérise par une grande variété de biotopes. On peut énumérer, du nord au sud, les falaises où nichent les hirondelles des rivages (p. 160‑162), le paysage de collines du Dornbusch (p. 21, 51) avec le point culminant de l’île (p. 21, 25) et le phare du même nom (p. 307) ainsi que la lande qui s’étend entre Vitte et Neuendorf (p. 90) – tout le sud, Gellen, étant une réserve ornithologique dont l’accès est interdit (p. 96). À l’ouest, côté mer, on trouve les plages de Kloster, protégées par de gros blocs de granit et, au nord-est, les cordons littoraux de l’Altbessin et du Neubessin formés à partir de l’érosion par la mer des falaises calcaires du nord. Ajoutons que la nature y est restée très préservée, car l’île a longtemps abrité des réserves de chasse et des zones militaires, notamment du temps de la RDA. Elle présente ainsi une grande biodiversité et un caractère intact qui attire les amateurs de nature. Ulrike Draesner cependant récuse l’idée de l’existence d’une nature pure, vierge de toute action humaine8 et considère la nature comme un artefact. Dans l’un de ses essais9, elle qualifie ainsi la nature d’invention de la culture européenne (« Mehrfach-Erfindung der europäischen Kultur ») et sur la page consacrée sur son site au « Nature Writing », elle élargit de manière significative la notion à celle de « Nature and Space Writing10 » Dans Mein Hiddensee, elle s’intéresse, comme on le verra, aux relations entre l’homme et la nature, le livre faisant une place à l’histoire de l’île et aux traces laissées par ses habitants, du Moyen-Âge à l’époque actuelle11.
Si le livre évoque donc Hiddensee dans ses différents aspects et sous des angles multiples, il frappe aussi par l’hybridité de sa forme. Il est composé d’un grand nombre de chapitres de longueur variée (d’une page composée de deux lignes [p. 175] à des chapitres d’une petite dizaine de pages) qui relèvent de genres littéraires extrêmement divers. Outre des chapitres plutôt narratifs qui relatent des excursions aux quatre coins de l’île et dont les titres mentionnent des lieux géographiques (p. 21 ; 51 ; 61 ; 90 ; 96 ; 133), le livre comprend aussi des chapitres plus descriptifs, comme le chapitre introductif sans titre qui évoque la manière dont l’île se présente à l’autrice à son arrivée (p. 7‑11), comme celui qui décrit une plage par grand vent (p. 39‑43) ou encore celui qui détaille, étape après étape, la manière dont le soleil levant éclaire peu à peu le paysage qu’elle voit depuis sa terrasse (p. 57‑60). Mais on y trouve aussi des chapitres, notamment ceux citant des documents d’archives12, qui invitent le lecteur à s’interroger avec l’autrice sur les relations entre l’homme et la nature. Cette variété de types de textes, qui va en outre d’un conte inventé par l’autrice pour sa fille13 à un chapitre où elle donne la parole à son chien, en passant par une série de brefs textes intitulés « Tableau en 100 mots » (« 100-Wörter-Bild ») qui s’apparentent à des poèmes en prose,14, ouvre également une réflexion sur la question des formes littéraires permettant d’évoquer la nature.
Le « Nature Writing » : éléments de définition et interrogations théoriques
Ce caractère hybride du livre qui mêle narration, description et réflexion15 évoque la tradition anglo-américaine du « Nature Writing » qui peut être défini comme un mode d’écriture « non fictionnel à la première personne décrivant l’exploration non seulement “physique”, mais aussi “mentale” d’un environnement principalement non-humain16 », qui semble se faire une place ces dernières années dans le paysage littéraire allemand.17 Ulrike Draesner elle-même (qui connaît bien la littérature anglophone) s’interroge ainsi, aussi bien dans le livre que dans des essais18, sur ce que recouvre cette notion difficilement traduisible en allemand19 (et plus encore en français !). Nous nous interrogerons avec elle sur ce que peut être une écriture de la nature. Est‑ce une écriture sur la nature (ein „Schreiben über Natur“) (définition thématique) ? Est‑ce une écriture de la nature (ein „Natur-Schreiben“, ein „Schreiben der Natur“) dans toute l’ambiguïté de l’expression, dans laquelle le génitif peut être compris de deux manières : comme un génitif objectif (la nature est l’objet qu’on [d]écrit, sur lequel on écrit : on revient à la définition thématique), mais aussi comme un génitif subjectif (la nature étant alors le sujet de l’écriture, au sens où ce serait la nature elle-même qui écrit20) ? Comment alors le rendre par l’écriture ? Cela est‑il par ailleurs nécessairement une écriture « après » la nature (« Schreiben nach der Natur ») au sens temporel de « nach » (on écrit après avoir observé la nature)21 ? Cela ne peut‑il être qu’une écriture « vers, en direction de » la nature, comme lorsque l’on court après quelque chose d’inaccessible, « nach » étant alors entendu dans un sens spatial ? Autrement dit, ne peut‑on qu’approcher la nature, sans pouvoir jamais l’atteindre ? Ne peut‑on en outre l’écrire/la décrire que d’après une image, que d’après la représentation (culturellement marquée) que l’on s’en fait, dans un troisième sens plus notionnel de « nach » (« nach einem Bild von „Natur“ schreiben »), ce qu’est la nature restant d’ailleurs à définir, comme le suggère l’emploi des guillemets22 ! Comment surtout le livre lui-même explore-t-il et met‑il en œuvre ces différents aspects du « Nature Writing » ? Nous montrerons tout d’abord comment Ulrike Draesner tente d’inventer une écriture sur la nature dans laquelle la nature ne soit pas qu’objet. Nous étudierons ensuite les expériences auxquelles elle se livre à la recherche d’une écriture qui s’approche au plus près de la nature, malgré les contraintes liées à l’emploi du langage verbal. Et nous évoquerons pour finir la manière dont elle interroge les relations entre l’homme et la nature.
Ne pas réduire la nature au statut d’objet
La lecture de Mein Hiddensee met tout d’abord en évidence que, dans sa manière de décrire les éléments de la nature, Ulrike Draesner expérimente différentes formes d’écriture, oscillant entre une écriture objectivante et une écriture subjectivante. Si l’on s’intéresse par exemple à la manière dont elle évoque la flore de l’île, on constate qu’elle peut mentionner une fleur « qui ressemble à un chardon » sans en donner le nom précis (nommer la fleur en ferait un objet), mais en détaillant très précisément les éléments qui la constituent de sorte que le lecteur puisse peu à peu se l’imaginer : « une couronne de pétales jaune clair entourée de six sépales lilas » (p. 153). Cette façon de faire peut rappeler celle d’un botaniste qui l’observerait pas à pas pour la déterminer à l’aide d’une flore scientifique. Elle y associe celle de quelqu’un qui apprend à lire et qui procède par étapes successives, « trébuche », « épelle », déchiffre les mots, alors que quelqu’un qui sait lire utilise sa mémoire et va plus vite (p. 153). Tout se passe comme si l’autrice voulait donner au lecteur le temps de voir la fleur, voulait peut-être même l’inciter à prendre le temps de l’observer. Nommer trop vite pourrait en effet avoir pour conséquence que le lecteur s’approprie les choses en court-circuitant les étapes de l’observation, voire de la contemplation. En ce qui la concerne elle, en tout cas, elle constate que même si, sur l’île l’« automatisme » de l’appropriation, de la maîtrise ne disparaît pas complètement, quelque chose semble « se détendre », « s’assouplir », ne serait‑ce que parce qu’elle en prend conscience (p. 153‑154).
Elle peut aussi combiner les deux approches, donnant d’emblée le nom de la fleur (de sorte que le lecteur qui la connaît peut aussitôt s’en faire une image), tout en en détaillant ensuite les éléments les plus caractéristiques : « Un chardon dresse en direction des nuages son candélabre de feuilles dentelées et de corolles dorées » (« Eine Distel streckt ihren Kandelaber scharf gezähnter Blätter und goldener Kronen wolkenwärts » ; p. 723), tantôt dans cet ordre, tantôt dans l’ordre inverse : « les calices odorants se développant par paires à partir d’une tige de la finesse d’un cheveu du gaillet gratteron » (« die paarweise aus einem haarfeinen Stängelchen dringenden Duftkelche des Labkrauts » ; ibid.), de sorte que le lecteur se représente la plante avant de découvrir son nom. Dans d’autres cas encore, le nom se trouve entre les éléments descriptifs : « l’éclat du lilas clair des jasiones des montagnes aux éventails d’étamines largement ouverts » (« helllila strahlende Bergjasionen, weit gebreitet die Fächer der Staubblätter » ; ibid.).
Mais il arrive aussi et surtout que l’écrivaine, qu’elle est avant tout, allie à la description botanique une forme de description poétique qui, par certains procédés littéraires, permet de faire des éléments de la nature des sujets24. Elle a ainsi recours à des personnifications, faisant des végétaux le sujet de verbes d’action, comme le montrait déjà l’exemple du chardon : « Un chardon dresse son candélabre en direction des nuages […] » (« Eine Distel streckt ihren Kandelaber […] wolkenwärts »), mais on peut mentionner aussi celui des molènes qui se dressent au‑dessus d’un tapis de minuscules fleurs roses (« Über den Teppich pinkfarbener Miniaturblüten ragen Königskerzen » ; p. 8) ou des ronces qui colonisent un rocher (« Ein Brombeergebüsch streckt seine Dornenranken über den nächsten Stein » ; p. 9) ou encore de plantes ou de fleurs sans nom précis qui s’agrippent au sol (« Pflanzen und Pflänzchen krallen sich in den Boden » ; p. 23) ou qui cherchent la lumière (« unter ihnen fassen niedrige, grünlila Blümchen nach Licht » ; p. 134). Certaines comparaisons ou métaphores parfois surprenantes témoignent par ailleurs de l’impression que fait la plante (sujet) à l’observatrice (qui devient objet) : les molènes sont comparées à des points d’exclamation (« aufrecht wie Ausrufezeichen » ; p. 8), les feuilles de certains chardons à des escrimeurs tout armés (« silbergoldene Disteln mit Blättern wie Fechter in voller Rüstung » ; p. 23) et les chardons eux-mêmes sont, comme on l’a vu, assimilés à des candélabres.
On retrouve ces phénomènes d’expérimentation avec les positions d’objet et de sujet dans la manière dont Ulrike Draesner rapporte ses rencontres avec des animaux. Celle avec la vipère qui rappelle celle d’Annie Dillard avec le serpent cuivré25 occupe un chapitre entier du livre et est particulièrement exemplaire de la manière dont elle renouvelle un mode de description traditionnel dans lequel un sujet sachant décrirait un objet, en mêlant poésie et imagination aux données scientifiques26. Le serpent est en effet d’abord évoqué de manière métaphorique comme un bâton (p. 114). Son nom scientifique précis, vipère péliade (« Kreuzotter »), vient seulement après une description détaillée du corps de l’animal : « Son corps gris clair est marqué par une bande de losanges arrondis d’un gris plus foncé » (« Den hellgrauen Körper zeichnet ein Band abgerundeter Rhomben in dunklerem Grau » ; p. 114). L’attention y est attirée sur l’élément significatif qui permet de l’identifier, la ligne plus sombre qui parcourt son corps en formant des sortes de zigzags. La description visuelle est ensuite complétée progressivement par des connaissances apportées par différentes personnes qui se sont également arrêtées pour observer l’animal (elles ne sont pas le monopole d’une seule personne). Quelqu’un explique par exemple que le serpent n’est dangereux que pour les enfants et les personnes âgées (ibid.). Ulrike Draesner elle-même mentionne un souvenir personnel lui permettant d’enrichir l’évocation du serpent par des éléments concernant les sensations tactiles que produit l’expérience de toucher un reptile et de le tenir dans sa main : l’impression de froid que l’on ressent et celle de constater à quel point le corps d’un serpent est ferme et musculeux (p. 115)27. Le regard s’arrête ensuite sur la tête et sur le V qui se trouve entre la tête et le reste du corps (p. 116). Cette description est également complétée par une information sur la localisation des glandes à venin que quelqu’un lit sur son portable et par une explication sur la raison qui faisait paraître la vipère si grosse : les côtes des serpents s’écartent quand ils prennent le soleil (ibid.). Et l’autrice raconte en outre avoir cherché, le soir, encore d’autres informations sur internet et avoir notamment pu admirer les pupilles verticales des serpents de la famille des vipères qu’elle n’avait pu voir puisque le serpent dormait (ibid.).
Mais ce qui frappe également dans la description du serpent, c’est que l’on n’a pas seulement l’évocation de l’objet observé, on a également la description du sujet observant, avec ses perceptions, mais aussi avec les sentiments et les questions qu’éveillent en lui la rencontre de l’animal, le sujet humain devenant pour ainsi dire objet de l’effet que le serpent sujet produit sur lui. Le texte fait ainsi mention de l’étonnement qui s’empare de la mère et de la fille (p. 114). Elles se taisent, pour ne pas effrayer le serpent, mais aussi parce qu’elles sont saisies d’une sorte de sentiment de respect, de crainte face à cet événement inattendu qui les laisse sans voix (ibid.), et elles contemplent ensemble cet extraordinaire spectacle. La rencontre avec le serpent fait également surgir tout un questionnement quant aux limites d’une appréhension exclusivement anthropocentrée du monde et du vivant et quant à la relativité des perceptions humaines qui pourrait illustrer les concepts de « dé‑hiérarchisation » et de « décentralisation » proposés par Evi Zemanek et Anna Rauscher28. L’autrice interroge par exemple le vocabulaire employé pour décrire le serpent qui se chauffe au soleil : « Ce quelque chose étendu là dort‑il ? Les serpents dorment-ils ? » (« Schläft das Etwas, das hier liegt? Schlafen Schlangen? » ; ibid.) ou pour décrire sa bouche : « Son museau – ou plutôt sa gueule – ou plutôt sa bouche » (« Die Schnauze – oder doch : das Maul – oder doch : der Mund » ; p. 115). Et elle cite le philosophe américain Thomas Nagel, auteur d’un livre intitulé Qu’est‑ce qu’être une chauve-souris ? (What Is It Like to Be a Bat?), qui explique que chaque être vivant perçoit le monde à sa façon, en fonction des organes sensoriels dont il dispose. « Nous n’avons aucune idée, pense-t-elle, de ce que l’on ressent à devenir vivant rempli de la lumière du soleil, à ne rien être d’autre qu’un corps-soleil. » (« Keine Ahnung haben wir, denkt sie, wie es sich anfühlt, angefüllt mit Sonnenlicht lebendig zu werden, ausschlieβlich Sonnenkörper zu sein », p. 117), conclut-elle, proposant par là même au lecteur d’essayer de sortir de son univers et de s’imaginer, au sens propre, dans la peau de l’animal, c’est-à-dire, d’expérimenter par l’imagination une forme de fusion avec un être non humain.
Cette ouverture à des modes d’appréhension plus empathiques du vivant peut aussi s’observer dans la manière dont est décrite la rencontre avec le renard (p. 135‑137). Elle est en effet présentée comme un véritable échange entre deux êtres qui se regardent et s’observent mutuellement29. Le renard est personnifié, présenté même comme un être d’une intelligence supérieure à celle de l’être humain qu’elle est (le renard l’a vue avant qu’elle ne le voie)30. Il est aussi parfaitement maître de lui-même que maître de la situation : c’est lui qui, au bout d’un moment, décide de s’en aller31. Poussant encore plus loin la remise en question de la traditionnelle et exclusive attribution de la position de sujet à l’homme, Ulrike Draesner, reprenant peut-être l’idée du Rollengedicht32, va même par ailleurs jusqu’à offrir à son chien un chapitre entier où il s’exprime à la première personne et décrit le monde de l’île tel qu’il le perçoit, c’est-à-dire principalement à partir du sens de l’odorat et principalement comme pourvoyeur potentiel de nourriture. On le voit ainsi poursuivre des chevreuils (p. 183‑185), avaler la pâte faite par la voisine (p. 185), s’attaquer aux oies d’un des habitants du village (p. 186). À la manière d’un adolescent rebelle, il proteste même contre le fait que ses maîtres lui imposent d’être tenu en laisse et se plaint de passer des heures à la plage où il a trop chaud (p. 187).
La manière dont Ulrike Draesner décrit les oiseaux s’inscrit également dans sa façon de se rendre attentive à la forme d’intelligence propre qui caractérise chaque espèce animale. Elle admire ainsi l’intelligence collective des alouettes venant boire dans une flaque d’eau saumâtre qui, bien que très nombreuses et semblant voler de manière assez anarchique, ne se heurtent pas. Elle est également émerveillée par la manière dont les hirondelles des rivages retrouvent leur nid dans la falaise du nord de l’île dont elles utilisent les trous pour y pondre leurs œufs33 et se surprend à utiliser le mot « begriffen », dont l’un des sens peut renvoyer à l’idée d’une forme d’intelligence abstraite34.
S’approcher au plus près de la nature
Si Ulrike Draesner expérimente donc différentes formes d’écriture tendant à questionner la traditionnelle conception du monde selon laquelle l’homme est sujet et la nature objet, elle est aussi à la recherche d’une écriture qui s’approche au plus près de la nature. Afin de mettre à l’épreuve l’idée que l’on ne pourrait écrire la nature (« Natur schreiben ») qu’après coup (« nach der Natur schreiben » au sens temporel), elle tente de s’enregistrer sur son portable en train de décrire ce qu’elle voit et entend sur la plage afin de retenir « des mots, des ambiances, des rythmes » (p. 101), à la manière d’un peintre qui griffonnerait une esquisse35. Mais elle s’aperçoit le soir que ce qu’elle a enregistré est inaudible – on n’entend que le souffle du vent – et que la seule possibilité qui lui reste est de s’appuyer sur sa mémoire et de tenter de reconstituer après coup ce qu’elle a vu et entendu, au risque de le déformer36. À un autre moment, elle tente de décrire un lever de soleil depuis sa terrasse, à la manière d’un peintre qui peindrait sur le motif. Détaillant aussi bien la succession des éléments du paysage qui sortent de l’ombre que l’ordre des bruits et des cris d’oiseaux qu’elle entend (p. 57‑60), elle s’efforce de représenter la nature en direct en s’affranchissant des biais liés à la reconstruction a posteriori. Elle y expérimente en outre une forme de passivité en focalisant la description sur ce qu’elle perçoit. Même si elle n’y parvient pas parfaitement parce qu’elle est tout de même assaillie par des pensées ou des souvenirs, elle se réjouit que sa fille lui dise que cela n’est pas son œuvre : « Ce n’est pas toi qui as fait cela. Cela soudain la réjouit. Pas toi qui as fait. Rien fait. Elle se repose. Est tout simplement là. » (« “Du hast das nicht gemacht” […]. Mit einem Mal ist sie froh. Nicht gemacht. Nichts. Sie hat Pause. Ist einfach da », p. 60).
Outre les contraintes de la temporalité et de la présence d’un sujet qui ne peut complètement suspendre son activité et simplement être, l’écriture de la nature pose évidemment la question du langage37. Le simple fait de mettre ses perceptions en mots n’est‑il pas en effet nécessairement une traduction38 ? Le langage ne fait‑il pas écran entre la nature et le sujet qui veut la décrire ? Même si l’on n’en a généralement pas conscience tant la chose est familière, Ulrike Draesner invite à s’y rendre attentif, à se méfier des automatismes39, des expressions toutes faites que propose la langue40 et à s’efforcer de mettre de l’espace entre le monde et soi. D’un autre côté, elle se rend compte, comme d’autres écrivains de la tradition du « Nature Writing », que le fait de mettre ses perceptions en mots aide à percevoir et que le langage peut aussi être un outil41, à condition de le concevoir comme une réalité plurielle. C’est ainsi en tout cas que le pratique Ulrike Draesner qui, dans Mein Hiddensee, recourt, comme on l’a vu, à différentes formes littéraires et à différents types de langage, auxquels il faut ajouter le bégaiement, le silence, la discontinuité, la suspension42. Elle souligne en effet l’importance de ne pas tout nommer, de laisser certaines réalités dans une sorte d’obscurité pour les ouvrir à d’autres formes d’appréhension que la seule appréhension conceptuelle, « le sentir », « l’imagination » (p. 47), qualifiant l’île d’espace qui permet précisément cet apprentissage43. Et elle insiste aussi, d’une part, sur le fait que les choses et la perception qu’on peut en avoir ne se laissent de toute façon pas prendre dans le filet des mots, qu’elles résistent44 et, d’autre part, que la langue ne se laisse fort heureusement pas parfaitement dompter45.
Interroger les relations de l’Homme à la nature
Mais le livre ne contient pas seulement une réflexion sur les modes d’écriture de la nature, il aborde également, plus largement, la question des relations entre l’homme et la nature. Ulrike Draesner met ainsi en évidence la prise de conscience (récente) de la nécessité de protéger la nature dont témoigne la création sur l’île d’espaces protégés permettant de maintenir une certaine biodiversité (p. 152). Elle explique notamment que tout le sud de l’île est une réserve ornithologique interdite d’accès (p. 96). Et elle note que la décharge où avaient été abandonnés les restes des installations liées à la recherche de pétrole sur l’île a été nettoyée et que la zone a été intégrée au Parc national de protection du paysage du Bodden de Poméranie occidentale (Nationalpark Vorpommersche Boddenlandschaft ; p. 150)46. Elle rappelle cependant que l’action de l’homme, que l’exploitation de la nature par l’homme peut aussi mettre cette dernière en danger. Elle évoque par exemple les dangers d’une surexploitation de ses ressources, opposant une pêche respectueuse, destinée à la consommation personnelle et immédiate (p. 49‑50), à la chasse aux œufs de mouette à des fins purement lucratives telle qu’elle était pratiquée au début du xxe siècle sur le Bessin et le Gellen (p. 141), et à la chasse au « gibier à plumes »47. Et elle mentionne à plusieurs reprises les dégâts environnementaux causés par les prospections pétrolières déjà évoquées, menées à plus de 4000 mètres de profondeur sur le Dornbusch du temps de la RDA (p. 53). Indépendamment des forages proprement dits, le projet avait en effet donné lieu à la construction d’une voie bétonnée en direction de Grieben et de baraquements à proximité de Kloster (p. 80).
Mais en cohérence avec sa remise en question de la conception simpliste d’une nature objet face à un homme sujet (pour le meilleur et pour le pire), Ulrike Draesner met en évidence que la nature peut aussi se montrer active. La mer, par exemple, peut être dangereuse, ainsi que l’illustrent les chapitres « Les marins » (« Die Seefahrer » ; p. 164‑167) et « Cas de morts accidentelles sur terre » (« Fälle zu Land » ; p. 168‑169) qui, se fondant sur le registre de la paroisse de Kloster, évoquent respectivement des cas de naufrages et de noyades. La nature, surtout, est présentée comme vivante, comme en constante évolution. La forme de l’île en effet se modifie en permanence sous l’effet des phénomènes d’érosion (p. 68) : si la force de l’eau, notamment des vagues, use et sape les falaises du nord de l’île, de sorte que des pans entiers s’en détachent, les débris vont s’accumuler sur le Bessin, formant ainsi des cordons littoraux. Et de même qu’elle avait confié un chapitre à son chien, Ulrike Draesner consacre un chapitre entier au vent. Ce dernier qui n’est nommé que dans le titre, « Vent sur la plage » (« Wind am Strand »), est désigné par le pronom « IL » (« ER » en majuscules dans le texte comme pour souligner que c’est lui le maître de l’île) qui n’apparaît qu’au nominatif, en position de sujet et de sujet de verbes qui sont tous des verbes d’action. Il peut ainsi amener des nuages qui cachent le soleil (p. 39) ou au contraire les faire disparaître (p. 40), les poussant parfois violemment (p. 39). Il fait voler le sable, le varech et même les pierres (p. 41). Il fait gicler l’écume (ibid.), crée des vagues de plus en plus rapides, de plus en plus rapprochées qui submergent les brise-lames construits par l’Homme (p. 41‑42). Il couche la végétation (p. 39), empêche les arbres de pousser normalement (p. 39‑40). Et l’être humain qu’elle est se sent complètement impuissant contre lui. Elle a l’impression qu’il va lui arracher les oreilles, le sable qu’il soulève lui cingle le visage, lui brûle les yeux, pénètre dans son nez, l’empêche de respirer et d’avancer et elle a l’impression qu’il est une force qui se joue d’elle48, comme s’il était doué d’une volonté quasi humaine.
Dans Mein Hiddensee Ulrike Draesner propose donc, à partir de l’expérience de ses différents séjours sur l’île, une réflexion sur et une mise en pratique de ce que peut être une écriture de la nature qui dépasse la traditionnelle dichotomie nature/objet, humain/sujet. L’originalité du livre réside dans son extrême hybridité. Associant narration, description (aussi bien scientifique que poétique) et réflexion (aussi bien métalinguistique que philosophique), il s’inscrit bien dans la tradition du « Nature Writing » qu’il renouvelle cependant par l’extrême diversité des formes littéraires auxquelles l’écrivaine a recours, du récit d’excursion à l’instantané en 100 mots, de passages essayistiques à des documents d’archives, en passant par des chapitres dont les sujets peuvent être le vent ou son chien. S’intéressant également aux traces de la présence humaine et concevant la nature dans un sens plus large que dans la tradition américaine d’origine où il s’agissait essentiellement de décrire la nature sauvage, l’autrice se rapproche du « New Nature Writing » qui apparaît depuis les années 2000 en Grande-Bretagne, avec des auteurs qui explorent aussi les zones urbaines et périurbaines49. Elle poursuit entre-temps son exploration de l’« espace »50, l’abordant aussi bien à partir d’une ville qu’elle connaît bien, Londres51, qu’à partir d’un territoire extrême, le Grand Nord, comme dans son texte Radio Silence diffusé en décembre 2020 sur la Norddeutscher Rundfunk et non encore publié pour lequel elle a obtenu en 2020 le Deutscher Preis für Nature Writing.
