Le colloque Genre et enfermement : contrainte, dépassement, résistance a permis de confronter une fois encore la question de l’enfermement à celle du genre. Le genre y a été à la fois conçu comme catégorie exprimant l’appartenance au féminin ou au masculin mais aussi plus largement comme un concept qui permet de poser des questions en termes de rapport de pouvoir. Le genre a alors aidé à comprendre l’émergence de l’enfermement et ses dispositifs tout comme les effets de ces clôtures sur les individu.e.s. Si cette interrogation autour des liens entre enfermement et genre n’est pas nouvelle, les approches et les analyses apportées par les contributions de cet ouvrage ouvrent sur de nouveaux regards et des thématiques y sont approfondies ou diversifiées par des références à diverses aires culturelles, linguistiques et temporelles.
L’ensemble des textes situe en effet leurs études dans des espaces géographiques et des temps différents et ils s’appuient sur toutes sortes de supports dans plusieurs langues : récits, sources archivistiques multiples et témoignages mais aussi roman, théâtre, télévision. Ils déclinent ainsi bien des manières d’être enfermé : la prison et l’hôpital psychiatrique sont emblématiques de cet enfermement mais aussi la maison, l’espace urbain, le langage et… soi-même. Ils décrivent, analysent et interrogent les raisons et les effets de cette clôture en termes de genre et parfois dessinent les possibles résistances et contournements.
Dans tous les cas, l’importance du temps et du lieu, les situations politiques et idéologiques en particulier, sont nodales. On sait depuis les travaux de Michel Foucault, que « le sujet ne se forme pas hors des contraintes sociales et que son expérience se déroule dans un espace saturé d’obligation normative. “Le sujet pensant et agissant […] n’agit qu’en étant lui-même agi, il ne pense qu’en étant lui-même pensé1.” » Les contributions de ce livre mettent au jour la complexité et la diversité de l’enfermement selon que l’on est homme ou femme (ou perçu comme tel.le), elles en éclairent les dispositifs de coercition, la rhétorique, les formes matérielles ou psychiques et les effets sur l’identité de l’enfermé.e.
La prison est un des hauts lieux de cet enfermement et les textes présentés ici révèlent des comportements et des effets de cette privation de liberté, différents selon les êtres emprisonnés et les moments de l’histoire. Journaux de détention, correspondances, dossiers médicaux, témoignages montrent les manières fortement dissemblables de vivre et de subir cette expérience carcérale. Dans certains cas, ils mettent au jour l’exacerbation de stéréotypes masculin et féminin tandis qu’au contraire, dans d’autres, des similarités entre détenus hommes et détenues femmes l’emportent et finissent par configurer une sorte d’identité originale commune aux deux sexes.
Si l’hôpital psychiatrique est un des autres hauts lieux d’enfermement, la folie est dans cet ouvrage plutôt étudiée en tant que clôture en soi ou bien comme forme de résistance à une société oppressante, ou même parfois comme espace libérant paradoxalement une expression créatrice.
Et la clôture en soi-même est un vaste sujet, largement décliné dans ce livre. Certains êtres sont enfermés en eux-mêmes, les hommes comme les femmes, mais les femmes autrement et bien plus fortement. Ils et plus souvent elles sont enserré.e.s dans les normes, les contraintes et les interdits et entravé.e.s dans toutes leurs velléités de résistance ou de révolte. Souvenons-nous de Virginia Woolf dans « une pièce à soi » (A Room of One’s Own) inventant une petite sœur de Shakespeare, tout aussi géniale que son frère mais qui doit fuir son père et le mariage qu’il a prévu pour elle (avec la promesse d’un collier de perle et un joli jupon, après, quand même, l’avoir battue) et finalement qui se tue « par une nuit d’hiver2 » après avoir été mise enceinte par un acteur-directeur de théâtre. Et dans ce même texte, comme on le sait, elle défend la nécessité pour celle qui veut écrire et penser d’avoir une pièce à soi. Condition essentielle pour s’émanciper des tutelles et faire face à l’immense difficulté d’écrire. « Les difficultés matérielles auxquelles les femmes se heurtaient étaient terribles », écrit-elle, « mais bien pire étaient pour elles les difficultés immatérielles. L’indifférence du monde que Keats et Flaubert et d’autres hommes de génie ont trouvée dure à supporter, était, lorsqu’il s’agissait de femmes, non pas de l’indifférence mais de l’hostilité. […] Il existait une masse immense de déclarations masculines tendant à démontrer qu’on ne pouvait rien attendre, intellectuellement, d’une femme3. »
Cette infériorisation des femmes est ancienne et surtout évolue et se renouvelle sans cesse. Ainsi lorsque les principes de Liberté et d’Égalité ont été proclamés solennellement après la Révolution française et sont devenus une référence obligée pour les gouvernements, bien des femmes ont pensé qu’elles étaient concernées et qu’elles devenaient les égales des hommes. On sait leur rapide déconvenue et le mensonge des mots lorsque les hommes de pouvoir, afin de maintenir les femmes dans la sphère domestique, place nécessaire au bon fonctionnement de la société, vont proclamer l’existence de différences naturelles les infériorisant. Cette référence à une détermination naturelle se substitue alors ou s’ajoute à la loi divine et permet d’assigner à chacune et à chacun son rôle. Certaines acceptent et intériorisent cette place, reconduisant les normes et fortifiant les représentations en vigueur, d’autres s’y sentent enfermées et tentent de s’émanciper. Les unes comme les autres sont prises dans une tension permanente entre l’exigence d’être reconnue et celle d’exister en tant qu’individue libre. Consentent-elles ? Pactisent-elles ? ou cèdent-elles ? L’anthropologue Nicole-Claude Mathieu, il y a bien des décennies4, critiquait radicalement cette idée selon laquelle les femmes « consentiraient » à leur domination par les hommes, soit pour des raisons utilitaires, soit par adoption des normes dominantes. Elle rappelait une possible violence physique mais surtout la violence sociale qui exclut les femmes du domaine de la connaissance et donc de la possibilité d’acquérir une pensée critique. Quand céder n’est pas consentir, écrivait-elle. Et en effet, le postulat de l’infériorité naturelle des femmes étant posé, leur instruction est logiquement de faible ampleur et de toute façon, comme l’éducation plus généralement, elle est loin d’avoir pour ambition d’émanciper les individues mais permet au contraire de transmettre les normes, les assignations et les interdits par ses énoncés performatifs que chacune et chacun s’approprient, transmettent et transforment en réalité. À toutes ces contraintes, il faut ajouter celles d’un enfermement dans un travail sous-payé et souvent méprisé des femmes des classes laborieuses alors que l’ouvrier et l’artisan sont valorisés par l’obligation de protéger et d’entretenir leur famille. Ajoutons encore, le rôle des croyances religieuses et des autorités chrétiennes, et particulièrement catholiques. L’extrême valorisation de la femme qu’est Marie à la fois vierge et martyre dont les apparitions se multiplient après 1830 dessine une mater dolorosa toute dévouée à sa famille. Et l’Imitation de Jésus Christ, un des ouvrages les plus lus pendant le xixe siècle, ajoute encore à l’injonction de soumission (pour les hommes aussi !) et son pessimisme n’incite ni à la révolte, ni à aucune résistance.
Résister à l’enfermement – quel qu’il soit – est donc difficile. D’autant que l’un des plus fréquent pour les femmes est la clôture de la maison et plusieurs contributions étudient cette relégation dans la sphère domestique qui devient métaphore de la prison dans des huis-clos de familles ou de couples. Et en sortir n’est pas synonyme de liberté puisque l’espace public, en particulier celui de la ville, est loin d’être neutre, les femmes y sont tolérées selon certains codes, certains parcours et dans certains endroits. Ces thèmes donnent lieu à plusieurs analyses dans cet ouvrage.
Toutes les contributions accordent bien sûr une place centrale à la langue qui participe de cet enfermement et qui vise particulièrement les femmes par les assignations infériorisantes auxquelles elles sont renvoyées, ainsi les métaphores animales ou la désignation du statut civil avec l’usage du mademoiselle et bien sûr par les accords au masculin dans la langue française. Pourtant c’est par le biais de la fiction romanesque ou théâtrale que les femmes peuvent transgresser les normes du masculin et du féminin, inventer des formes linguistiques de subversion et dénoncer la rigidité des sociétés patriarcales. L’écriture romanesque, filmique et théâtrale révèle ainsi bien des formes d’enfermement à travers les inadéquations voire les aberrations de certaines identités sexuées et dessine des résistances possibles ou des contournements.
Mais les résistances comme les contournements de l’enfermement sont difficiles à mettre en œuvre car quelles que soient les sociétés, des rapports de domination se constituent, perpétuant ou modifiant les relations de pouvoir en fonction des identités construites sur la base de différences naturalisées. La loi n’est pas suffisante car les dispositifs d’assignation à des rôles et à des fonctions selon les sexes se renouvellent en permanence, enfermant ou libérant. Et pour résister, il faut être capable de mettre en cause ces représentations dont le moi est l’objet, de critiquer les données essentialistes du genre et des sexes et il faut donc disposer d’une capacité de pensée critique. La loi ne suffit donc pas. Il s’agit bien sûr d’obtenir les mêmes droits que les hommes, mais il faut surtout être capable de les exercer, d’avoir le pouvoir de les exercer et d’agir en connaissance de cause. Et malgré bien des avancées ici et là, les femmes restent enfermées dans une représentation d’êtres sexués voire d’objets sexuels au contraire des hommes. Les contributions de cet ouvrage nous plongent de multiples façons dans toutes ces formes d’enfermement qui enserrent certains hommes et toutes les femmes.