En 1657, Christoph Ott (né en 1612), un jésuite d’Ingolstadt, conseillait aux parents de faire de leur maisons une forteresse pour empêcher leurs filles de fréquenter des hommes. Sans faire preuve de la même radicalité, les prêtres catholiques et les pasteurs protestants du début de l’époque moderne (XVIe et XVIIe siècles) recommandent en général aux femmes de demeurer le plus possible au sein de l’espace domestique. Les sources normatives que représentent les livres de pédagogie et d’édification ne reflètent cependant pas la réalité connue par la majorité des citadines du Saint-Empire romain germanique qui parcouraient quotidiennement l’espace urbain. Néanmoins, ces normes eurent une incidence sur la manière dont les femmes et les hommes occupèrent l’espace, notamment pour les catégories les plus jeunes de la population. L’étude présente propose de croiser des documents de différentes natures afin de mieux saisir la place de la jeunesse dans l’espace urbain du Saint-Empire romain germanique, de déterminer si les velléités d’enfermement et les possibilités de circulation au sein de l’espace urbain étaient directement liées au genre.
Les sources utilisées sont donc d’une part composées d’un corpus d’ouvrages dans lesquels les prêtres et les pasteurs décrivent leurs visions de l’éducation, du couple et de la famille. A cela s’ajoutent des décrets promulgués par les villes d’Empire. Cet ensemble de documents forme les sources normatives qui reflètent le monde idéal des tenants de l’autorité du début de l’époque moderne. L’étude des pratiques, qui parfois s’opposent aux normes, provient de quelques documents autobiographiques, malheureusement peu nombreux. Le fait de prendre en considération un temps long permet de comparer certaines prises de position des confessions à la fois protestantes et catholiques : tandis que la seconde moitié du XVIe siècle est marquée par un temps de grande production des écrits et d’affirmation des idées de la Réforme luthérienne, les ouvrages catholiques sont plus nombreux pendant la première moitié du XVIIe siècle. Enfin, cette enquête se situe dans plusieurs villes du sud de l’Empire permettant de mettre en évidence des constantes dues à des réseaux connectant ces villes.
1. Être jeune dans le Saint-Empire
Rarement clairement définie dans les sources étudiées, la notion de jeunesse est de plus en plus présentée comme une phase distincte de l’âge adulte et de l’enfance au XVIe siècle. Elle se situe « dans les marges mouvantes de la dépendance enfantine et de l’autonomie des adultes1 ». Dans le Saint-Empire romain germanique, on parle généralement de Jugent, mais aussi de Gesellen, Knechte, Lehrknechte et Mägde. Ces derniers termes que l’on pourrait traduire par compagnons, valets, apprentis et servantes renvoient à des catégories socioprofessionnelles définies par leur caractère temporaire ou instable. Söne et Töchter (fils et filles), termes également employés dans les sources qui composent mon corpus, font référence à la place subordonnée des personnes mentionnées au sein de la famille. En effet, la famille du début de l’époque moderne est organisée selon le modèle patriarcal. La jeunesse (Jugent) désigne, par ailleurs, au début de l’époque moderne tous ceux qui ne sont pas encore responsables de leurs actes2. De là découle une définition de la jeunesse selon des termes socio-professionnelles et juridiques. Dans les sources étudiées, quelle que soit la confession de l’auteur, la jeunesse se voit également attribuer des caractéristiques qui lui seraient propres. Moins contrôlables que les enfants et n’occupant pas encore de place précise dans la société, les jeunes sont présentés comme pouvant mettre en danger l’ordre social. Discipliner la jeunesse par le biais de l’autorité parentale, religieuse et municipale est par conséquent l’objet de nombreuses sources normatives.
Dans un contexte de polarisation des sexes, des caractères bien distincts sont attribués aux hommes et aux femmes depuis leur enfance, ce qui contribuerait au maintien de l’ordre social perçu également comme un ordre divin3. Dans les décrets issus des autorités municipales ainsi que dans ceux des guildes, la jeunesse masculine est présentée comme bruyante et peu respectueuse de l’autorité, des biens et des personnes, ayant besoin de constants rappels à l’ordre. Les filles, et surtout la préservation de leur virginité, sont, quant à elles, au cœur des préoccupations des théologiens et des pédagogues. A une période de leur vie considérée comme dangereuse puisqu’elles ressentiraient les premiers émois sans l’autorisation de les assouvir avant le mariage, elles sont considérées comme demandant une surveillance plus importante que les garçons. En effet, si elles cédaient à leurs désirs supposés, elles risqueraient de mettre en jeu leur honneur et celui de leur famille en engendrant une descendance illégitime, donc de commettre des erreurs plus graves que les farces et les bagarres des fils4. De ces caractéristiques spécifiques à chaque sexe, découle le fait que les jeunes filles sont encouragées à ne pas quitter la maison.
2. Des diverses manières d’enfermer les filles
2. 1. L’enfermement effectif
Il arrive que les législateurs décident d’empêcher les femmes de sortir de chez elles pour des raisons de sécurité : un décret de Nuremberg daté du 6 mai 1552 montre qu’un couvre-feu ne concernant que les femmes pouvait être appliqué si le Sénat les considérait en danger : les femmes de tout âge et de tout statut social se trouvèrent donc confinées dans les maisons en raison des risques liés à la seconde guerre des Margraves5.
Le cas des religieuses constitue un cas à part. Les protestants s’opposèrent fortement à ce qu’ils considéraient comme un enfermement contraire à la volonté divine davantage tournée vers le mariage et la procréation6. Les religieuses et les religieux, en vivant hors du monde, s’opposeraient donc paradoxalement à un Dieu qu’ils prétendent servir. A l’opposé, les religieuses cloîtrées étaient présentées comme un idéal vers lequel les jeunes filles catholiques devraient tendre. Nombreuses furent ainsi les jeunes filles aisées qui ont été élevées selon les principes d’une vie religieuse dans les couvents. Une fois sorties, elles étaient encouragées à transposer ces préceptes dans leur quotidien. Le livre de Hermann Busenbaum (1600-1668), Les lys parmi les épines (1660), décrivant les règles de vie des jeunes novices aux lectrices souhaitant s’engager dans la vie conventuelle, défend le principe d’une vie recluse en insistant sur les aspects désagréables de la vie mondaine et encourage les jeunes filles à se comporter au quotidien comme au couvent7.
Cet idéal est également celui que défend Christoph Ott, évoqué au début de cet article. Cet auteur a une vision particulièrement radicale de la manière dont devraient vivre les jeunes filles. Dans son livre de pédagogie, il propose de construire des chambres en enfilade de sorte que les jeunes filles ne pourraient quitter leur chambre sans que les parents en soient informés. Les fenêtres devraient elles aussi être modifiées pour suivre la mode espagnole des jalousies évitant aux passants de jeter des regards à l’intérieur de la maison. Cette dernière devient donc une gardienne à part entière des filles8.
Il est important de relativiser les propos de Ott : il est le seul auteur qui propose ce type de mesures extrêmes. Par ailleurs, dans le Saint-Empire romain germanique, aux XVIe et XVIIe siècles, la maison n’est pas utilisée comme un lieu strictement privé et n’est pas uniquement féminin : il n’est pas rare d’y croiser des voisins de manière impromptue. On y travaille également : elle est alors le lieu des rendez-vous d’affaires et comprend souvent un atelier qui n’est pas nécessairement séparé du reste de la maison9. Les chambres dont parle Ott sont, elles aussi, loin d’être exclusivement privées puisqu’elles peuvent être un lieu où l’on reçoit. L’existence de réduits destinés à la prière ou à la méditation qui, cette fois, ne sont pas autorisées aux visiteurs commencent à peine à apparaître dans les grandes demeures bourgeoises10. Cette possibilité d’enfermement est donc extrêmement rare, si ce n’est utopique. Il n’en reste pas moins que les exemples de claustration se lisent davantage dans les écrits catholiques que dans les écrits protestants.
2. 2. Les filles sous haute surveillance
Si la transformation de la maison en forteresse destinée à garder les filles n’est pas répandue chez les auteurs étudiés, tous recommandent néanmoins fortement aux jeunes filles de sortir le moins possible de l’espace domestique. Le catholique Aegidius Albertinus (1560-1620), conseiller à la cour de Bavière, leur recommande également de ne pas se montrer à la fenêtre car cette attitude pourrait faire croire à une invitation en direction du sexe masculin11.
Nombreux sont les auteurs qui dénoncent les femmes, notamment les jeunes filles qui auraient constamment « une fenêtre autour du cou12 », une expression imagée décrivant celles qui passeraient leur temps à regarder à travers la fenêtre.
Dans la pratique, la majorité des jeunes filles ont besoin de sortir de l’espace domestique pour accomplir leurs tâches quotidiennes (marché, clients, livraisons), faire des visites ou se rendre à l’église ou au temple. Puisque les bals et les festivités en général ne peuvent pas être complètement interdits, les auteurs s’emploient à y codifier l’apparition des jeunes filles. C’est d’abord par des décrets que les réjouissances populaires sont réglementées. Certaines ordonnances insistent sur la désignation de chaperons dont le rôle était de surveiller les jeunes gens, en particulier les jeunes filles puisque ce sont bien elles qui devaient être accompagnées13, d’autres interdisent les dévoilements (interdiction des torses nus et des jupes qui virevoltent), et prohibent les danses qui permettent aux corps de se toucher d’une manière trop évocatrice14. On retrouve les mêmes tentatives de réglementation des Spinnstuben (salles de filage) dans les villages, ces lieux de rencontre hivernaux réunissant plusieurs femmes d’un même village dans une même pièce, pour leur permettre d’effectuer des travaux d’artisanat (filer la laine, tricoter, coudre) en économisant les bougies et le feu. D’après des décrets du XVIe siècle, les Spinnstuben ne seraient en réalité que des prétextes pour permettre aux jeunes gens de se rencontrer sans surveillance des adultes afin de se livrer à des pratiques dansées et sexuelles jugées répréhensibles. Les décrets recommandent donc de ne pas laisser les jeunes hommes entrer dans ces lieux et d’accentuer la surveillance des filles.
2. 3. Le corps comme forteresse
Puisqu’on ne peut pas empêcher toutes les jeunes filles de sortir, et puisque leurs sorties ne peuvent pas être toutes surveillées, les auteurs de livres d’édification ainsi que d’ouvrages de pédagogie proposent de faire du corps de ces dernières une forteresse que l’on ne pourrait assiéger qu’au prix de grands efforts et qui protègerait un trésor inestimable – leur virginité. Il ne s’agirait donc plus de les enfermer effectivement ou partiellement, mais de faire accepter un comportement très codifié ayant pour principale caractéristique un repli sur soi tenant lieu d’enfermement métaphorique qui les ferait, pour ainsi dire, disparaître de l’espace public. Ainsi, les jeunes filles sont incitées à adopter une attitude modeste et discrète, une démarche mesurée qui refléterait leur équilibre intérieur et à ne pas porter de tenue excentrique ou luxueuse afin de ne pas attirer l’attention. Le visage est, lui aussi, soumis à un contrôle strict. On attend des jeunes filles qu’elles contrôlent la rougeur de leurs joues, manifestation de la pudeur15, et aient constamment les yeux baissés afin de ne pas croiser les regards de l’autre sexe, puisque c’est dans les yeux que réside la concupiscence16.
Dans les lieux publics, notamment la rue, les jeunes femmes sont priées de ne pas s’attarder à bavarder avec des hommes inconnus. Afin de répandre ces normes de comportement et d’aboutir à une forme d’autocontrôle, les auteurs tentent d’inculquer aux jeunes filles la peur du monde extérieur. Dans une volonté d’universalisation du risque, ils dépeignent des scènes de viol ou d’agression tirées de la mythologie grecque et romaine et de la Bible, évoquant ainsi le drame d’Europe et de Dina17. Argument convaincant s’il en est car le viol est un risque réel ayant potentiellement des conséquences dramatiques puisque la jeune fille concernée encourt non seulement un traumatisme personnel mais également un fort déclassement social mettant en danger son avenir.
Aux XVIe et XVIIe siècles, on voit s’établir un idéal d’isolement et d’enfermement adapté par pragmatisme à la vie quotidienne de la majorité des jeunes filles urbaines. Toutes ces recommandations s’adressent en priorité aux familles nobles et bourgeoises disposant d’un espace suffisant pour opérer une séparation significative entre les sexes et dont les filles ne sont pas soumises à des contraintes professionnelles les contraignant à sortir régulièrement de chez elles. Les jeunes filles des classes inférieures de la société n’ayant pas la possibilité de s’y soumettre, pour des raisons pratiques, se trouvent dénigrées : parcourant les rues, on leur prête des intentions considérées comme inconvenantes18.
3. Fauteurs de troubles et garants de l’ordre
3. 1. « Tout ce qui est dehors, dans la rue, tombe sous leur empire19 »
Quand elles circulent dans l’espace urbain, les filles semblent être entrées dans l’espace des hommes et devoir s’en protéger. Le livre satirique L’examen des jeunes hommes (der Junggesellen Prob) d’un.e auteur.e qui écrit sous le pseudonyme de Catharina Rosabella en 1607 fait le portrait d’un jeune homme qui se comporte en effet comme si la rue lui appartenait : tentant de charmer les jeunes passantes, il est aussi responsable de tapage nocturne20. Par ailleurs, il faut noter que les garçons jouent un rôle officiel dans l’espace urbain. Ainsi, lors des concours de tirs, on organise un défilé de jeunes garçons qui portent les prix des concours d’arquebuse à Strasbourg ou à Amberg au XVIe siècle21. Si les filles participent également à ce type de festivités, ce n’est pas selon les mêmes modalités. Tandis que les garçons occupent l’espace en grand nombre (la liste d’Amberg comporte environ 150 noms), les filles se présentent ponctuellement pour remettre une couronne au vainqueur22. La présence des jeunes garçons est donc perçue comme inhérente à ce type de manifestations tandis que celle des filles est exceptionnelle, réservée à des jeunes filles choisies avec soin, comme la fille du bourgmestre par exemple.
3. 2. Rixes, tapages nocturnes et justice juvénile
Les nombreux conflits entre bandes rivales étaient la cause de troubles dans l’espace urbain. Ainsi, Elke Liermann note que les valets et les étudiants de Fribourg étaient régulièrement en conflit ouvert. Les étudiants et les valets apparaissaient parfois à des noces sans y avoir été invités et dégainaient des armes transformant la fête en bataille rangée23, conflits qui étaient une manière de manifester sa virilité par des attitudes jugées comme particulièrement masculines comme le fait de bousculer quelqu’un, de pousser des cris, de barrer le chemin à un adversaire dans la rue24. Les duels d’étudiants sont également des événements assez répandus dans le Saint-Empire romain germanique25. Le Sénat de Nuremberg prend également en compte les risques liés à la violence des jeunes hommes. En effet, un décret de 1564 interdit aux bouchers et aux garçons bouchers de sortir de leur échoppe avec des couteaux, puisque ces derniers faisaient usage de leur outil de travail lors de rixes26. Les législateurs précisent que cette interdiction fait suite à des meurtres et à des blessures graves lors de bals et dans des auberges.
Pour rétablir l’ordre dans les rues, les législateurs publient donc des décrets où se lit le caractère tapageur des jeunes hommes, mais cette entreprise n’est pas toujours couronnée de succès. Ainsi, le Sénat de Nuremberg promulgue en janvier 1579 un décret qui interdit l’usage des luges et des traineaux d’apparat dans les rues27. Ce décret fait le portrait d’une jeunesse indisciplinée face à des forces de police sous-payées, mal considérées et inefficaces. En effet, loin de se montrer obéissants, les jeunes hommes répondirent par des jets de pierres et boules de neige, causant des blessures et des dommages matériels. Il n’y a là rien de neuf ni d’original puisqu’on en trouve un exemplaire analogue publié dix ans plus tôt dans les archives nationales de Nuremberg et que les édits contre les tapages nocturnes existent depuis la seconde moitié du XVe siècle dans d’autres villes du Sud28.
L’attitude des législateurs à l’égard des hommes diffère de celle qu’ils adoptent vis-à-vis des jeunes filles. Tandis que ces dernières devraient passer inaperçues dans l’espace urbain, on attend des garçons qu’ils cessent simplement leur tapage et évitent de blesser les passants. A aucun moment, il n’est conseillé de les garder à la maison. Par ces décrets, les législateurs accordent paradoxalement une place spécifique aux jeunes hommes dans la cité, considérés comme « maîtres de la nuit29 ».
3. 3. Élargir les horizons : voyages de jeunes hommes
L’appropriation de l’espace par les jeunes hommes va bien au-delà des remparts de la ville. Les familles suffisamment aisées envoient les fils effectuer leurs études dans les meilleures universités d’Europe, même si ces dernières sont très loin du domicile familial. Ainsi, Felix Platter (1536-1614), fils du médecin et théologien Thomas Platter (1499-1582), quitte la région de Bâle pour étudier à Montpellier en raison de la bonne réputation de la faculté de médecine30. Le fait que les écoliers aillent de ville en ville, ce qui était parfois sources de dangers pour les jeunes garçons, comme le raconte Thomas Platter dans son autobiographie de la fin du XVe siècle, était également socialement accepté31. L’éducation des garçons et des jeunes hommes est moins liée au foyer que celle des fillettes et des jeunes filles que l’on hésitait à envoyer à l’école. Cela s’explique simplement par une éducation calquée sur les rôles sociaux et sur la répartition sexuée du travail qui entraîne une occupation genrée de l’espace32. Les voyageuses qui parcoururent des distances beaucoup plus importantes existaient aussi33. Mais ce ne sont plus des jeunes filles. Même plus âgées et mariées, leurs déplacements sont parfois le fruit d’âpres négociations34 et elles sont généralement accompagnées d’un homme censé les protéger en cas d’attaque de bandits et capable de témoigner de leur bonne réputation35.
Au terme de cette étude, il est possible de constater qu’il n’existe pas de ségrégation spatiale stricte selon le genre dans l’espace urbain du Saint-Empire romain germanique. L’enfermement dont il était question ici, va au-delà de la question des prisons et des couvents puisqu’il concerne également les jeunes filles non-délinquantes et qui ne se destinent pas à une vie religieuse. « L’enfermement séculier », comme on pourrait l’appeler, correspond à des normes précises. Il prend différentes formes, de l’enfermement effectif à un enfermement métaphorique – qui a pourtant des conséquences réelles. L’occupation de l’espace urbain en général répond également à des normes assez précises qui varient selon le genre des concerné.es, mais aussi les classes sociales. Les formes d’enfermement et de déplacement relèvent progressivement d’un habitus bourgeois vers lequel tendent les classes sociales inférieures.