Au cœur de l’immense bibliographie consacrée à la Seconde Guerre Mondiale, à ses combattants et à ses victimes, le cas des résistant-e-s, de leur action et, pour nombre d’entre eux, de leur arrestation et enfermement sur le sol français, tient une place de choix. La thématique s’inscrit dans une approche héroïque de la Résistance qui s’exprime dès la Libération et s’enrichit progressivement par la publication de témoignages et de documents divers, par la patrimonialisation des bâtiments carcéraux, et plus récemment par une attention spécifique portée à ses actrices1.
Boris Vildé (1908-1942) et Alice Simonnet (1914-1979), deux jeunes intellectuels parisiens, sont connus pour leur participation au réseau de Résistance dit « du Musée de l’Homme ». Le premier en est le principal fondateur, dès l’été 1940, et son action apparaît bien documentée2. Celle de la seconde demeure plus floue : bien qu’énoncée de manière indubitable durant son procès en janvier 1942, son activité résistante est ensuite relativement passée sous silence par les autres membres survivants du réseau3, et, à la suite de ces témoignages, peu évoquée par les historiens4. Il ne s’agit pas ici de déterminer la nature exacte de cette action, mais de présenter l’expérience carcérale de ces deux jeunes gens durant leur séjour dans les prisons françaises du Cherche-Midi, de la Santé, de Fresnes de février 1941 à mars 1942 à travers leurs propres témoignages, ceux de leurs proches et de ceux de leurs juges : à savoir en premier lieu le dossier de leur procès ainsi que celui de leur dénonciateur Albert Gaveau jugé en 19465 ; leurs dossiers respectifs d’interventions et de recours en grâce, particulièrement riche en ce qui concerne Alice Simonnet dans la mesure où il contient son dossier médical6 ; le Journal de prison de Boris Vildé ainsi que ses lettres à la famille Lot auxquelles s’ajoutent les souvenirs de sa belle-sœur, Marianne Mahn-Lot7 ; les pièces et témoignages rassemblés dès 1945 pour la reconnaissance du réseau dit « du Musée de l’Homme », de ses membres et de son action8, et pour l’attribution du titre de déporté-résistant à Alice Simonnet9.
Cette analyse des discours sera envisagée sous le prisme du genre afin d’identifier similitudes et divergences entre la réalité de leurs incarcérations respectives et leurs représentations discursives contemporaines.
1. Deux jeunes idéalistes
Boris Vildé est né à Saint-Pétersbourg en 1908 dans une famille de la moyenne bourgeoisie qui émigre en Estonie en 1919. Bien que doué, il se voit financièrement contraint d’arrêter ses études (son père a été interné pour aliénation mentale) pour travailler. En 1930 il émigre à Berlin puis à Paris à l’automne 1932. Il y rencontre l’étudiante en lettres et littérature slave Irène Lot, fille du couple de médiévistes franco-russes Ferdinand et Myrrha Lot. Les deux jeunes gens se fiancent, et Vildé trouve auprès des Lot une famille d’adoption et chez Ferdinand Lot un appui significatif qui lui donne l’opportunité, alors qu’il a repris ses études à la Sorbonne et à l’École des langues orientales, de quelques vacations auprès de l’ethnologue Paul Rivet pour le futur Musée de l’Homme. Vildé révèle des qualités linguistiques et une intelligence sensible qui lui permettent d’obtenir un poste fixe de chercheur en ethnographie et linguistique. Marié et naturalisé français, il est mobilisé en août 1939 et participe aux combats. À son retour à la vie civile, il refuse l’armistice : dès l’été 1940, il s’emploie à la rédaction de tracts et d’un journal, bientôt nommé Résistance. Il multiplie voyages et contacts entre les diverses zones du territoire français et mobilise un véritable réseau qui prendra ensuite le nom de « Réseau du Musée de l’Homme ». Dénoncé par un indicateur, Albert Gaveau, il est arrêté le 26 mars 1941 par la Gestapo et incarcéré à la prison de la Santé pour y être interrogé puis transféré à Fresnes jusqu’à son procès.
De six années sa cadette, Alice Simonnet est issue de la bourgeoisie intellectuelle française profondément européaniste10. Son père, Maurice Bouchez, agrégé d’allemand (1911) et auteur de nombreux ouvrages didactiques, enseigne au lycée Saint-Louis et à l’École Polytechnique. Étudiante brillante, elle obtient une licence de lettres et suit des cours de langues modernes et de droit. En 1935 elle épouse Henri Simonnet (1891-1965), professeur agrégé de médecine et de pharmacie, qui enseigne à l’École vétérinaire de Maisons-Alfort. Après un voyage de noce sur le transatlantique, le couple s’installe dans un appartement moderne du quatorzième arrondissement. Femme indépendante, Alice Simonnet choisit, contre l’usage bourgeois, de prendre un poste de professeur de langue, tout en continuant à suivre des cours à la Sorbonne et à l’École Pratique des Hautes Etudes. Elle possède sa propre voiture et dîne tous les soirs au restaurant avec son époux. Au printemps 1940, elle soutient un diplôme d’études supérieures en grec dans le but de préparer un doctorat. Outre sa collaboration aux manuels écrits par son père, elle a entrepris, avec Jules Marouzeau (1878-1964), professeur en Sorbonne, l’écriture d’un manuel de latin, et avec un ami de son mari, le docteur Henri Mornard, d’un roman sur la réconciliation franco-allemande après la Grande Guerre.
À l’automne 1940, elle prend contact avec des amis ou connaissances engagés dans la Résistance : Irène Vildé-Lot11, Robert Fawtier12 et d’autres13. Elle participe à la production et diffusion de tracts et journaux, à la transmission de documents secrets concernant la défense militaire allemande. Le dossier de l’instruction à son procès mentionne également la tentative d’élaboration d’un engin explosif14. Dénoncée par Albert Gaveau, elle est arrêtée en compagnie de son mari et du couple Marouzeau15. La Gestapo trouve sur elle le plan des installations secrètes de la base navale de Saint-Nazaire, preuve de son implication, et, après perquisition à son domicile, plusieurs autres documents qui confirment son hostilité au nazisme et sa participation à des projets terroristes. Elle est enfermée à la prison du Cherche-Midi durant l’instruction du procès. Transférée à l’hôpital militaire de Berlin du 25 aout au 27 octobre 1941, elle rejoint ensuite la prison de la Santé puis, à partir du 20 décembre 1941, celle de Fresnes.
2. La réalité de la détention
2. 1. Des conditions identiques
Sitôt leur arrestation, Alice Simonnet et Boris Vildé sont emprisonnés dans de petites cellules individuelles, au secret. Le terme signifie l’interdiction de toute visite et contact avec l’extérieur : pas de lettres, encore moins de colis ou même de livres. Ils sont privés de tout objet personnel, n’ont droit ni au crayon, ni au papier. Agnès Humbert, arrêtée suite à la même dénonciation et soumise au même traitement, relate qu’elle ne dispose alors que de son épingle à cheveux et, chose exceptionnelle, de sa montre16.
Durant cette première incarcération, les deux jeunes gens subissent donc des conditions d’enfermement et de privation identiques : « seule en une cellule infecte et sombre, située au plus mauvais endroit de la prison17 ». Tous les récits soulignent l’exiguïté, la saleté, la présence de vermines, le manque d’air et de lumière18. La vétusté des locaux les rend particulièrement sensibles aux changements climatiques. Les prisonniers souffrent alternativement de la chaleur, du froid et de l’humidité, notamment à Fresnes où Boris Vildé note que les murs de sa cellule ruissellent quand il pleut. L’humidité lui donne des douleurs aux articulations et rend ses doigts extrêmement gourds. Le témoignage d’Agnès Humbert, leur codétenue, le confirme : « Mon lit n’est pas humide, il est positivement mouillé. Malgré des socquettes de laine, mes orteils ont noirci. Je suppose qu’ils commencent à geler19 ». Les prisons sont mixtes, les cellules individuelles se ressemblent, comme le traitement de tous ces prisonniers politiques. Leur affamement constitue le moyen de pression le plus banal. La ration est extrêmement réduite et l’amaigrissement rapide et significatif20. Elle s’améliore légèrement en juin, une fois l’instruction du dossier achevé : Alice Simonnet obtient alors aussi le droit à un petit temps de promenade de dix minutes « tous les cinq ou six jours » et recouvre certains de ses objets personnels21. Transféré à Fresnes, Boris Vildé reçoit enfin du papier et un crayon et commence son Journal22. Il recouvre que mi-septembre le droit aux lettres, aux colis, à la promenade, et même aux visites de sa femme : elles auront lieu « à travers le double grillage, séparés par le couloir où se tenait l’interprète. Comme des bêtes dans une cage23 ». Alice Simonnet ne bénéficie d’une première visite qu’après son retour d’Allemagne : il ne s’agit pas de son mari, lui aussi incarcéré24, mais de son père, Maurice Bouchez, qui lui fournit également livres, cours et divers papiers25.
La maltraitance des corps impacte l’âme des prisonniers : elle fait d’ailleurs explicitement partie du processus d’affaiblissement physique et psychologique qui vise à les faire avouer. Le rythme des interrogatoires est variable, ils débutent sitôt l’arrestation ou les jours qui suivent l’incarcération. Menés rue de la Saussaie, ils constituent l’unique rupture avec le régime d’isolement, et cette dichotomie accroît leur violence26. L’usage du mensonge est de mise, mais aussi les pressions psychologiques sur les proches, et le cachot : Alice Simonnet y passe 27 jours, son amie, Sylvie Paul, plus encore. Celle-ci connaît des enfoncements d’aiguilles, des coups qui entraînent une dérivation de sa colonne vertébrale27. La brutalité du premier interrogatoire provoque chez Alice Simonnet une hémorragie, diagnostiquée plus tard comme un avortement spontané28.
L’épreuve psychologique de l’isolement et de la privation de toute activité laisse le ou la détenu-e seul-e face à lui-même. Le temps se distend. La peur de livrer des noms, des informations à la Gestapo se mêle à une angoisse plus profonde, métaphysique, que l’ignorance quant à son sort renforce29. L’enfermement ressemble à une mort30, l’option du suicide est envisagée31. Présent à chaque page, comme à chaque minute de sa vie, le thème de la prison apparaît obsédant dans le Journal de Boris Vildé. Seuls l’imagination et le rêve constituent des échappatoires, et leur activation devient essentielle à la survie psychologique des détenus en ce qu’ils permettent de récréer un espace de liberté mentale face à la menace de la dépression, de l’apathie, de la folie. Boris Vildé écrit comment il parvient à se maintenir dans son rêve et se reconnecter à celui-ci malgré les interruptions des surveillants qui viennent chaque heure de la nuit, vérifier sa cellule en allumant la lumière32. On comprend dès lors combien, dès leur autorisation, la lecture et l’étude constituent les deux expédients majeurs pour supporter la détention : chacun dévore les livres qui leur sont fournis et s’use les yeux à force de lecture, regrettant l’absence de lumière électrique qui les empêche de continuer une fois la nuit tombée. L’étude, plus encore, offre la possibilité d’un décentrement : Boris Vildé débute l’apprentissage du sanskrit, Alice Simonnet une traduction de l’Apologie de Socrate depuis le grec.
Si l’isolement implique l’interdiction de toute communication entre détenus, les témoignages montrent combien la règle est contournée : il y a d’abord les rencontres furtives lors des transferts de cellule ou des déplacements pour interrogatoire ; et puis surtout, sitôt l’absence des surveillants avérée, les détenu-es parviennent à se parler entre cellules d’un même quartier d’une voie forte – ce que Sylvie Paul nomme « les causeries », durant lesquelles Alice Simonnet évoque ses voyages et partage ses connaissances médicales33, et les nouveaux prisonniers les dernières nouvelles. De manière plus intime, on parle aussi à l’occupant de la cellule voisine en chuchotant sous la porte34. Toutes sortes de moyens et de supports sont inventés pour permettre l’échange de nourriture (par des systèmes de ficelles à travers les barreaux du soupirail en direction de celles et ceux qui en sont le plus privés) ou de messages : écrit sur un morceau de tissu qui sera aussitôt lavé35, ou encore percé à l’aiguille sur l’enveloppe d’un citron36… Ainsi Alice Simonnet parvient-elle à prévenir Robert Fawtier avant son interrogatoire du mensonge qu’elle a énoncé à la Gestapo quant à leur relation, afin qu’il s’y accorde. Le stratagème fonctionne, et le jeune homme recouvre sa liberté37. Cette solidarité effective et qui transcende les sexes s’incarne de manière toute fervente dans les chants patriotiques ou réalistes qu’entonnent, dès qu’ils le peuvent, les prisonniers38.
2. 2. La spécificité de l’état de grossesse d’Alice Simonnet
Quand elle est arrêtée, le 10 février 1941, Alice Simonnet est enceinte d’un mois et demi39. La grossesse est désirée et connue du couple. On ignore si elle ou son mari le révèle à la Gestapo ou bien si les geôliers s’en aperçoivent eux-mêmes. Dès les premiers jours d’enfermement, la jeune femme connaît une forte hémorragie avec des caillots et douleurs abdominales. L’aménorrhée, pourtant, persiste, et le corps de la jeune femme présente tous les signes de la grossesse. Au fur et à mesure que s’écoulent les mois d’interrogatoire, la grossesse paraît de plus en plus évidente : qu’Alice Simonnet soit enceinte, les témoignages de ses codétenues l’affirment. Yvonne Oddon lui suggère même de prendre le maximum de charge sur elle, sous prétexte que son état lui assure la relaxe40. Les enquêteurs s’interrogent sur l’impact psychique de sa grossesse sur ses actes de résistance et son jugement pour savoir si elle peut constituer une limitation de sa responsabilité pénale41. Toutefois durant l’ensemble de l’instruction, Alice Simonnet ne bénéficie d’aucun privilège quant aux conditions de son incarcération ou à son régime alimentaire42. Il faut attendre le mois de mai pour que l’institution contacte ses parents en leur demandant de fournir à leur fille fruits et friandises diverses nécessaires à son état43. Le 25 août, devant l’imminence du terme, elle est transférée à Berlin pour accoucher. Elle y est examinée par un gynécologue de l’hôpital universitaire berlinois La Charité. Le 8 septembre par lettre, Maurice Bouchez est informé du fait « qu’il ne sera pas grandpère44 ». Le spécialiste hospitalier a diagnostiqué une grossesse nerveuse et la jeune femme demeure deux mois en Allemagne avant de revenir sur le sol français, fin octobre. Lorsqu’il revoit pour la première fois sa fille, le 7 novembre 1941, Maurice Bouchez est frappé par son état : « La taille entièrement déformée et tenant des propos qui détonnaient une grande fatigue cérébrale45 ». Aucune amélioration notable ne s’observe, puisque le 10 mars 1942, juste avant sa déportation en Allemagne, le docteur en gynécologie L. Portes qui l’examine décrit « un état de détresse physiologique qui se manifeste par un amaigrissement considérable, une peau sèche et desquamée, visible notamment dans l’apparition pathologique des articulations et une avitaminose ». Le diagnostic de la grossesse nerveuse, conçue comme « un sévère dérèglement des fonctions du système endocrinien et plus particulièrement de l’ovaire », faisant suite à un avortement traumatique, est confirmé.
3. Des différences objectives et discursives
La différence objective majeure entre le traitement des deux jeunes gens et, au-delà de leur cas particulier, entre résistants de l’un et l’autre sexe, consiste en l’application du verdict : convaincus d’espionnage, Boris Vildé et Alice Simonnet sont condamnés à mort le 17 février 1942, tout comme leurs ami.e.s Jules Andrieu, Georges Ithier, Sylvette Leleu, Anatole Lewitsky, Léon-Maurice Nordmann, Yvonne Oddon, René Sénéchal et Pierre Walter. Les sept hommes sont exécutés le 23 février au Mont-Valérien, avant même l’examen de leurs demandes de grâce. Pour les trois femmes au contraire, la peine est différée (sursis d’exécution) et elles sont déportées au bagne d’Anrath, en Allemagne, via la prison de Karlsruhe46. Leur nom est remplacé par une matricule précédée du code NN, Nacht und Nebel. Alice Simonnet est ensuite transférée à la forteresse de Lübeck puis celle de Cottbus, avant de rejoindre, le 20 novembre 1944, le camp de Ravensbrück et le 2 février 1945 celui de Mauthausen. Cette différence genrée, favorable aux femmes, apparaît générale en ce qui concerne le traitement des prisonniers politiques par les autorités allemandes. Dans le cas présent, elle se double d’un discours significatif, celui d’une responsabilité féminine limitée. Il n’est pas expressément celui de l’instruction allemande, qui refuse de reconnaître la grossesse comme circonstance atténuante à Alice Simonnet, ni même celui de la prévenue elle-même qui, selon son témoignage écrit en 1945, est tout à fait consciente de ses actes et du caractère irréfutable des preuves accumulées contre elle par les Allemands47. Ce discours d’une responsabilité féminine limitée est en fait celui des proches, de l’entourage de la jeune femme, de son avocat. Ainsi l’intervention en grâce de l’Ambassadeur de France précise qu’Alice Simonnet a transmis des documents « sans avoir eu conscience de la gravité de ces notes48 ». Son père Maurice Bouchez, la présente comme la victime de personnes qui ont « abusé de sa bonne foi », et explique qu’elle a « été entraînée d’une manière involontaire et inconsciente49 ». Henri Simonnet va jusqu’à soutenir la thèse d’un guet-apens psychologique50 » dont sa femme aurait été victime, et qui s’explique par le surmenage des examens associé à son début de grossesse. Tous soulignent la connaissance que la jeune fille possède de la langue et de la culture allemande. Lorsqu’il prend la parole au procès, Henri Simonnet va jusqu’à parler d’admiration, ce qui n’est pas sans choquer les autres prévenus51. C’est l’inverse absolu de la posture prise par Boris Vildé qui revendique la responsabilité de ses actes. Au cours de l’instruction et du procès, le jeune homme assume pleinement ce qu’il a fait et « reconnaît avoir été le fondateur et le premier rédacteur de ce périodique [Résistance] qui a pour but d’exciter la volonté de résistance du peuple français contre les Allemands et de l’entretenir ». Il ne se présente pas comme germanophobe mais comme patriote, une ligne de défense qui apparaît hautement respectable et apprécié tant par ses camarades que par ses juges. En accord avec celle-ci, les motifs avancés pour sa requête en grâce du ne cherchent aucunement à le disculper mais simplement à démontrer sa valeur scientifique, et donc la perte potentielle que sa mort représenterait pour la recherche52. Cette différence de responsabilité face aux actes, affirmée par le discours des proches, s’exprime dans la description physique des deux prisonniers. Face à la détention, à l’instruction et à la peine, Boris Vildé montre une impassibilité, une extrême maîtrise de son esprit et de son corps qui traduit, une fois de plus, son courage. « Vous avez pu constater que je ne tremblais pas et que je souriais comme d’habitude, écrit-il à son épouse le jour de son exécution. Ainsi, j’entre dans la mort en souriant, comme dans une nouvelle aventure, avec quelques regrets, mais sans remords, ni peur53 ». Face à son confesseur, il présente la même paix, la même absence de crainte qui caractériserait les justes face à la mort54. Sa famille, ses amis, ses geôliers même, s’accordent à décrire sa posture héroïque : son aspect entier ressemble à celui d’un dieu nordique, son visage à celui du Christ55. Sa maigreur nouvelle le transfigure. La faiblesse physique n’affecte pas son âme56. Au contraire, son parcours s’apparente, dans ces discours et sous la plume même de Vildé, à un chemin spirituel d’ascèse et de pacification intérieure : la liberté intérieure est plus importante que la liberté physique. Son exécution devient une forme d’accomplissement de sa destinée. Là où les épreuves raffermissent le jeune homme, elles achèvent la déchéance d’Alice Simonnet. Son évolution physique, ses réactions indiquent, selon les récits extérieurs, son absence de maîtrise de ses émotions, sa faiblesse et la défaillance de son corps : comme de nombreuses autres femmes, elle est victime d’évanouissement57 ; son état se dégrade au fur et à mesure de la détention, on dit qu’elle souffre « d’une grande fatigue cérébrale58 ». Loin de la protéger, cette dégradation est interprétée par le tribunal allemand comme la révélation de sa véritable nature, amorale : celle d’une femme indépendante, qui travaille, conduit sa voiture, dîne au restaurant, reprend des études, diffère son désir de maternité… mais aussi d’une irresponsable et d’une dissimulatrice, comme le montre son refus d’avouer ses actes et ses relations dans la Résistance, ou sa reconnaissance progressive, sous la contrainte, de tel ou tel fait incriminant. De fait, Robert Fawtier et Émile Cornaert, également résistants, témoignent après la guerre avoir échappé à la Gestapo grâce au silence d’Alice Simonnet qui a su taire leurs relations59. Ses mensonges et dissimulations constituent un élément à charge dans le jugement. Plus paradoxalement, son attitude lui vaut également le ressentiment de certaines de ses codétenues : si quelques-unes saluent, après-guerre, le courage, la discrétion et le dévouement d’Alice Simonnet durant son incarcération en France tout comme en Allemagne (et notamment à Ravensbrück), d’autres au contraire lui reprochent une attitude distante, voire méprisante, et à travers elle, la ligne de défense choisie par son avocat et sa famille, qui s’apparenterait à un discours collaborationniste60. La comparaison des deux expériences d’enfermement de Boris Vildé et Alice Simonnet durant l’année 1941-1942 montre ainsi une réalité très similaire en ce qui concerne les conditions matérielles de l’incarcération, alliée à la mise en scène d’un discours extrêmement genré. Ce discours semble en partie s’appuyer sur la contrainte physique qu’est l’enfermement, lequel entraîne une hypertrophie de l’importance réelle et symbolique du corps (gestion des besoins alimentaires et naturels, de la menstruation, et plus largement de la privation de liberté). La situation de la jeune femme, enceinte au moment de l’incarcération, accroît encore ceux-ci. L’affirmation de la virilité héroïque face à la fragilité féminine apparaît particulièrement flagrante dans les discours, qu’ils soient ceux des proches comme celui de l’institution. Il est également, en moindre mesure, celui de Boris Vildé lui-même dans son Journal de prison. Le témoignage personnel d’Alice Simonnet, au contraire, ne met jamais en scène sa supposée fragilité et irresponsabilité féminine. Tout comme son compagnon, elle apparaît maîtresse d’elle-même, de ses émotions et de ses choix. Selon ses propres mots, couchés sur le papier en 1945, c’est bien volontairement et en connaissance de cause qu’elle a effectué des actes de résistance, de même qu’aux bagnes allemands, elle tente au maximum de saboter le travail demandé, de collecter et de diffuser des informations, d’aider ses codétenues61. Le discours inverse n’est que le produit de ses proches et de son avocat, dans lequel s’inscrit aussi l’institution judiciaire. Il semble ainsi que cette exacerbation des stéréotypes de genre dans le cadre de ces deux expériences, par l’entourage des détenus, corresponde à une forme de repli consolateur face à ce qui constitue pour eux une tragédie insupportable. Dans le cas de Boris Vildé, il engendre un processus d’héroïsation du jeune homme, que sa mort précoce renforce. Dans celui d’Alice Simonnet, il produit un discours de déresponsabilisation de la jeune femme à l’effet véritablement néfaste, et dont elle se trouve doublement victime : son comportement est, d’une part, stigmatisé lors du procès, durant lequel sa moralité est mise en cause, sans que sa grossesse ne lui fournisse aucune circonstance atténuante ; d’autre part le discours de déresponsabilisation porté par la défense et ses proches se trouve interprété comme une traîtrise par certaines de ses codétenues. Le parcours ultérieur de la jeune femme, rapatriée de Mauthausen par la Croix Rouge en avril 1945, demeure marqué par cette double expérience douloureuse qui l’empêchera visiblement d’entamer un véritable processus de résilience structuré par l’amitié et la solidarité62.