Il y a quelques semaines, la romancière britannique Jessie Greengrass s’interrogeait dans le quotidien The Guardian : pourquoi la littérature ignore-t-elle à ce point la grossesse1 ? Elle explique avoir cherché dans les grands romans du canon des représentations réalistes de cette expérience pourtant partagée par une part non négligeable de l’humanité, et n’y avoir trouvé que les ellipses (Madame Bovary est, à ce titre, exemplaire) et les clichés habituels. Les seules représentations littéraires auxquelles elle ait pu penser sont récentes et figurent dans des memoirs consacrés à la question, tels ceux de Rachel Cusk, Maggie Nelson ou Rivka Galchen. Mais, se demande Jessie Greengrass en conclusion de son article, qu’est-ce qui nous empêche de percevoir l’expérience de la maternité non pas comme étant strictement réservée aux alcôves de l’expérience féminine, mais comme une expérience humaine universelle ?
Pour la sociologue Imogen Tyler, cette exclusion de la grossesse, mais également de l’accouchement, du champ de la représentation dans la culture fait écho à un rejet plus général de ces expériences dans la représentation que nous nous faisons de nous-mêmes. Dans son article « Against Abjection », elle démontre que la critique est encore très influencée par la conception que Julia Kristeva a donné de la maternité, en en faisant le site de l’abjection primordiale dont l’individu doit s’extraire afin d’atteindre le stade du symbolique dans un déni du maternel que Tyler juge dangereux et inquiétant2. Dans un autre article sur la représentation des expériences de la grossesse et de l’accouchement, notamment dans une perspective philosophique, elle démontre que toutes deux font l’objet d’un déni presque absolu, car elles défient les règles de l’ontologie classique : la grossesse est un état qui dure dans le temps, mais reste transitoire, et l’accouchement a pour résultat de diviser l’individu en deux (ce qui devrait être étymologiquement impossible)3. Pour Christine Battersby, il n’y a pas encore de place dans le champ philosophique pour une définition de l’ontologie décentrée de l’expérience masculine et tenant compte de la possibilité du féminin de se scinder en deux pour se reproduire4. En dehors de cette possibilité, l’expérience féminine de la reproduction se condamne à rester hors cadre dans un au-delà du langage.
Si l’on considère que la représentation du soi, tant dans la philosophie que dans la littérature, n’existe qu’à l’intérieur d’un contexte défini par l’expérience et le langage masculins, on voit mal où pourraient s’intégrer l’expérience de la grossesse et de l’accouchement autrement que métaphoriquement. En effet, pour Carol Poston, l’hégémonie du masculin sur le langage littéraire a longtemps relégué l’expérience de l’accouchement notamment au-delà des marges de la représentation, sinon pour en faire une expérience-limite d’un retour à l’animalité et à l’indicible : « There seems to be a feeling, then, that birth is a primitive, animal, even savage process. The author may see woman and child as partners in a savage ordeal, or else the woman may see the infant dividing her being into one half-rational, the other halfdemonic5. » Pour Susan Stanford Friedman, la seule manière de rendre l’expérience de la grossesse et surtout de l’accouchement acceptable dans la littérature a été d’en faire des métaphores de la création artistique, ce qui a eu pour effet, selon elle, de renforcer la division entre l’accès des hommes et des femmes à la sublimation artistique :
The paradox of the childbirth metaphor is that its contextual resonance is fundamentally at odds with the very comparison it makes. While the metaphor draws together mind and body, word and womb, it also evokes the sexual division of labor upon which Western patriarchy is founded6.
Aux hommes les livres, et aux femmes les enfants : si les femmes accouchent de leurs enfants, elles ne peuvent pas en plus accoucher d’une œuvre littéraire.
Il faut se tourner vers des écrivaines des XXème et XXIème siècles pour trouver des représentations plus réalistes de l’accouchement, avec notamment Sylvia Plath, Rachel Cusk et Doris Lessing, auteures, respectivement d’un roman autobiographique, d’un memoir et d’une série de volumes autobiographiques qui abordent tous l’expérience de l’accouchement, son déroulement et son contexte. C’est pour ma part le contexte précis de la maternité comme lieu symbolique d’enfermement que je souhaiterais étudier dans cette réflexion. Un mot d’abord sur le terme « maternité » lui-même, qui ne possède pas le même champ sémantique en français et en anglais. En français, le lieu où l’on accouche se confond avec l’aboutissement de ce qui s’y déroule : c’est le lieu où la femme va pouvoir réaliser sa condition de mère en donnant naissance à un enfant. En anglais, le mot maternité se divise entre un terme d’origine germanique, motherhood, qui définit la condition de la mère, et un terme d’origine latine, maternity, qui, accolé au terme ward, signifiant pavillon, ou service à l’intérieur de l’hôpital, sera celui qui désignera enanglais le lieu de l’accouchement. Le terme maternity ward replace l’expérience de la maternité au sein de l’hôpital, sous le patronage de la science et du savoir médical. La structure hospitalière, et plus précisément le terme ward, nous invite à glisser de la maternité vers l’asile psychiatrique par le truchement du champ linguistique du terme, mais également par écho à un autre roman autobiographique, de Janet Frame cette fois, qui, s’il ne porte pas sur l’expérience de l’accouchement, évoque un autre lieu d’enfermement et d’abjection des femmes. Dans Faces in the Water (1961), elle y raconte la carrière psychiatrique d’Istina Mavet dans sa chute d’un ward à l’autre, comme d’un cercle de l’enfer à un autre7. Bien entendu, le séjour en maternity ward et en psychiatry ward diffère en nature et en durée, mais le premier se retrouve parfois être le préambule du second, dans le cas d’une dépression post-partum, par exemple. Par ailleurs, il y a dans un espace comme dans l’autre une logique comparable de suppression du discours des femmes sur ce qu’elles vivent, et d’un remplacement de celui-ci par le discours scientifique du médecin8. Et de fait, les parallèles abondent entre le régime de savoir psychiatrique et celui, non moins normatif, de l’obstétrique. Pour la sociologue Ann Oakley, l’accouchement comme événement a eu besoin de la science médicale pour être rationalisé, intégré à des schémas de connaissance et de représentation acceptables :
Childbirth is a constant reminder of the association between women’s “nature” and nature “herself”; it must become a social act, since society is threatened by the disorder of what is beyond its jurisdiction. The cultural need to socialize childbirth impinges on the free agency of women who are constrained by definitions of womanhood that give maternity an urgency they may not feel9.
En d’autres termes, la maternité est le lieu où l’accouchement est civilisé, rendu acceptable par son inscription dans un régime de discours scientifique, de même que la folie est contrôlée, domestiquée par son inscription dans le régime de discours psychiatrique qui, dans son asymétrie même, constitue l’assise du pouvoir psychiatrique. Pour Iris Marion Young, il existe un lien direct entre l’appropriation du discours sur la maternité par les structures de langage patriarcales qui forclosent la subjectivité maternelle et la mainmise du savoir médical sur la représentation de l’accouchement10.
Chez les écrivaines que je voudrais étudier aujourd’hui, la maternité est effectivement un lieu de contrôle du corps et du discours. Les femmes qui viennent y accoucher n’y sont pas à proprement parler enfermées, dans la mesure où elles sont, théoriquement, et dans la mesure où leur corps le leur permet, libres d’aller et venir. La contrainte, puisqu’elle existe, se situe dans l’emprise du discours et des pratiques médicales sur le corps des parturiantes, qui n’ont souvent d’autre choix que de s’en remettre aux soins « sachants » du corps médical, constitué par le tout-puissant médecin et par ses relais, les infirmières, les sages-femmes et les puéricultrices. Et bien qu’un véritable discours se soit institué autour de l’accouchement, celui-ci n’a pas vocation à être partagé au-delà des traités d’obstétrique. Comme le montre Ann Oakley, la « scientifisation » du discours médical autour de l’accouchement aurait, en dehors de la constitution louable de « bonnes pratiques » scientifiques, un fondement plus idéologique qui consisterait à occulter le plus possible la réalité de l’accouchement. Tout se passe comme si la réalité de l’accouchement devait être encadrée, bordée par le discours et par les pratiques scientifiques. La maternité devient alors un lieu où la représentation de l’expérience est captée, assujettie au langage scientifique, intraduisible à l’extérieur de son cadre. Les parturiantes seraient alors victimes, mais également complices d’une « conspiration du silence », qui viserait à taire les aspects les plus « incivilisés » et irrationnels de l’accouchement. La maternité comme lieu doit rester le lieu où s’enterre la parole des mères, tout comme l’hôpital psychiatrique se doit d’enfermer le discours des fous dans la camisole de la raison. En donnant la parole à trois écrivaines qui évoquent leur expérience de la maternité comme lieu et comme condition, j’essaierai de rompre cette conspiration du silence, ou du moins d’en montrer les ressorts, ainsi que les raisons de sa persistance.
1. Sylvia Plath et la trahison de la maternité
The Bell Jar est un roman autobiographique de la poétesse Sylvia Plath publié en 1963 dans lequel celle-ci fait le récit de la dépression qui foudroie la jeune Esther Greenwood à la période charnière entre son adolescence et son entrée dans l’âge adulte, et qui la mènera jusqu’à l’hôpital psychiatrique. La maladie dont souffre l’héroïne est présentée comme la manifestation d’un conflit interne insurmontable entre la prise de conscience de sa vocation d’artiste et l’injonction sociale à devenir épouse et mère. L’entrée dans la sexualité est également vécue comme une source d’angoisse puisqu’elle suscite à la fois la fascination et une angoisse confuse vis-à-vis de ses conséquences potentiellement destructrices : viol, ou grossesse. Ce tiraillement entre des demandes irréconciliables est à l’origine d’un véritable effondrement du soi qui mène l’héroïne jusqu’à la folie, selon une logique comparable à celle qui allait mener Janet Frame jusqu’à un internement psychiatrique de près de 10 ans, tel qu’elle l’a décrit dans son autobiographie et dans Faces in the Water.
Dans The Bell Jar, l’épisode d’internement psychiatrique qui est représenté dans la deuxième partie du roman est annoncé dans la première partie par la visite que rend Esther à son petit ami Buddy dans l’hôpital où il est étudiant en médecine. Will, un camarade de Buddy, leur propose alors d’assister à un accouchement, une expérience qui va frapper Esther d’horreur. Dans la description qui est faite de la scène, la mère est comparée à un animal, une araignée ridiculement couchée sur le dos, dont la tête est cachée par un ventre énorme, les jambes comme atrophiées et rendues inutiles. Pour Carol Poston, la représentation qui est proposée par Plath exprime, au-delà de son ambivalence face à la maternité en général11, le scandale ressenti par la narratrice face à ce qui est perçu comme l’humiliation absolue d’une femme réduite à ses fonctions animales et assujettie au contrôle des hommes12. De la scène, on n’entend que la voix du médecin qui encourage la future mère sur un ton infantilisant : « That’s a good girl13 ». La salle d’accouchement est explicitement comparée à une salle de torture où se déroule une sorte de rituel confus et inaccessible à la raison de la narratrice :
I was so struck by the sight of the table where they were lifting the woman I didn’t say a word. It looked like some awful torture table, with these metal stirrups sticking up in mid-air at one end and all sorts of instruments and wires and tubes I couldn’t make out properly at the other14.
Les hommes sont également saisis d’une angoisse, mais d’une nature différente : « “You oughtn’t to see this,” Will muttered in my ear. “You’ll never want to have a baby if you do. They oughtn’t to let women watch. It’ll be the end of the human race15”. » Tout se passe comme si les hommes étaient paralysés par le fantasme selon lequel les femmes, prenant un jour conscience de ce qu’ils perçoivent comme l’horreur de l’accouchement (vision catastrophiste dont Plath se montre ici complice), pourraient un jour s’affranchir des contraintes de la reproduction et mettre en danger la survie de l’espèce toute entière.
Later Buddy told me the woman was on a drug that would make her forget she’d had any pain and that when she swore and groaned she really didn’t know what she was doing because she was in a kind of twilight sleep. I thought it sounded just like the sort of drug a man would invent. Here was a woman in terrible pain, obviously feeling every bit of it or she wouldn’t groan like that, and she would go straight home and start another baby, because the drug would make her forget how bad the pain had been, when all the time, in some secret part of her, that long, blind, doorless and windowless corridor of pain was waiting to open up and shut her in again16.
Croyant rassurer Esther en espérant qu’elle n’ait pas accès à un savoir qui la fasse dévier du rôle de mère qu’il espère lui faire endosser un jour, Buddy trahit la crainte de l’homme qui tente de masquer la réalité de l’accouchement derrière des procédures médicales clairement définies et encadrées. La sociologue Anne Oakley remarque d’ailleurs que la logique du discours médical à propos de l’accouchement s’appuie sur une défiance vis-à-vis des confidences entre femmes, sans cesse reléguées au statut de simples commérages qui ne résistent pas à l’examen scientifique.
There is an obvious conflict between the obstetrician’s knowledge about reproduction and the received wisdom of women who have actually given birth. The tension between maternal and medical expertise is thematic to modern obstetrics: one medical response is the ‘husband identification’ discerned by Scully and Bart in their survey of women in gynecology textbooks. In one development, that of the ‘husband-coached childbirth,’ the husband becomes the doctor’s representative and takes over the role of programming the patient for birth17.
2. Rachel Cusk et la dépossession de l’autorité
Cette peur de l’extinction de la race humaine qui serait la conséquence de la prise de conscience des femmes de l’horreur de leur condition revient plusieurs décennies plus tard autour de l’œuvre de Rachel Cusk. Celle-ci rend compte dans un article publié en 2008 dans The Guardian de la tempête médiatique qui s’est abattue sur elle lorsqu’elle a publié le récit autobiographique qu’elle a consacré à son expérience, pour le moins ambivalente, de la maternité, intitulé A Life’s Work, en 2001. Cusk cite ainsi la réflexion d’une critique sur son ouvrage : « “If everyone were to read this book,” it said, “the propagation of the human race would virtually cease, which would be a shame.” The reviewer was a woman18. » En se contentant d’évoquer son expérience à la première personne, Cusk prendrait ainsi le risque de révéler une vérité inconvenante, scandaleuse, même.
Ce qui doit ainsi rester confiné dans les murs de la maternité et dans les limites du discours médical, c’est la possibilité même des femmes de s’approprier le savoir sur l’accouchement. Tout au long de sa grossesse, Rachel Cusk est ainsi torturée par la crainte de souffrir pendant son accouchement, et son angoisse s’accroît lorsqu’elle constate qu’elle est incapable de trouver des récits réalistes de l’événement :
But the fact that I have never personally encountered such a disciple of truth, have neither heard nor read during the course of my life a straightforward account of this most ubiquitous of happenings, suggests to me the presence of an additional horror surrounding the mystery: that somehow, during those tortured hours, some fundamental component of oneself is removed, so that afterwards although one looks and sounds more or less exactly as one did before, one is in fact a simulacrum, a brainwashed being programmed not to bear witness to the truth19.
Rachel Cusk vit toute sa grossesse comme une période de soumission à l’idéologie qui régit selon elle la maternité dans notre culture, et qu’elle compare non sans un peu de facétie à celle du régime nord-coréen :
For modern pregnancy is governed by a regime breathtaking in the homogeneity of its propaganda, its insignia, its language. No Korean cheerleading team was ever ruled with so iron a rod as pregnant women in the English-speaking world. I long to receive some signal of subterfuge, some coded reference to a resistance. My sex has become an exiguous, longlaid, lovingly furnished trap into which I have inadvertently wandered and from which now there is no escape. I have been tagged, as if electronically, by pregnancy. My womanly movements are being closely monitored20.
L’hôpital et la maternité sont perçus à la fois comme la matrice de cette idéologie, mais également comme le lieu même de la souffrance de l’accouchement. Malgré une tentative ratée de donner naissance à domicile, Cusk se voit obligée de se rendre à l’hôpital pour y subir une césarienne. Plus encore que l’accouchement traditionnel, cette procédure est perçue comme déshumanisante et surmédicalisée. Les termes dans lesquels elle décrit la salle d’opération, représentée comme une salle sinon de torture, d’exécution, font écho à ceux qu’employait Sylvia Plath pour décrire la salle d’accouchement : « Then we push through double doors and enter the operating theatre, a room that reminds me uncannily of pictures I have seen of execution chambers. In its centre, like an altar, is the operating table. The room is filled with people in masks21. » On perçoit ici un soupçon de paranoïa dans la description qui est faite de médecins qui pourraient tout à fait se préparer non pas à une simple césarienne, mais à cette lobotomie qu’elle fantasme et qui annonce finalement la perte d’espace mental que causera l’arrivée de son bébé. Les autres femmes qui s’apprêtent à subir l’opération sont mystérieusement emmenées, puis ramenées, miraculeusement dédoublées d’un bébé. « The other women in the ward are having Caesareans too. There is no groaning or tearing of hair. Each morning, one or two of them leave the ward on foot and are wheeled back an hour or so later carrying babies. They are taken to other rooms22. » On ne peut s’empêcher de penser, là aussi, aux malheureuses patientes psychiatriques qui, dans Faces in the Water de Janet Frame étaient emmenées de force par le personnel de l’hôpital subir un traitement par électrochocs, voire pire, la lobotomie tant redoutée, dont elles revenaient ensuite hagardes, irrémédiablement modifiées par une procédure secrète et inaccessible23. Si Cusk ne subira pour sa part nulle lobotomie, elle fera la découverte amère de l’emprise que le nouveau-né exerce sur la subjectivité de sa mère. Pour Ruth Quiney, les réactions de dégoût et de rejet qu’ont exprimées les lecteurs de Rachel Cusk font écho à sa propre ambivalence face à une expérience de dépossession de soi qui la plonge dans l’abject kristévien dont nous préférons détourner le regard :
The shameful condition of maternity is clearly a physical one, emblematic of leakage from maternal and infant bodies. The emanation of “unprocessed human need” is acutely threatening to the self-identification of the late capitalist woman, leading to perceptions of a bodily takeover, maternity subsuming personhood24.
Car ce n’est pas uniquement la réalité de l’accouchement qui est mise sous la tutelle du discours scientifique. Le rapport de dépendance de la mère au nouveau-né est également strictement contrôlé.
3. Doris Lessing et l’hygiénisme autoritaire
On oublie parfois que l’idéologie qui a cours aujourd’hui selon laquelle la mère se doit de se vouer exclusivement au bien-être de son bébé s’est développée en réaction à l’idéologie qui a prévalu une voire deux générations plus tôt. Doris Lessing en témoigne dans son autobiographie dont le premier volume, Under My Skin, publié en 1994, évoque ses trois accouchements alors qu’elle vivait dans les colonies britanniques du sud de l’Afrique. L’emprise idéologique qu’elle constate au moment de son premier accouchement porte finalement moins sur la naissance de l’enfant que sur ses premiers jours. Les jeunes mères sont ainsi impitoyablement séparées de leur enfant dès les premiers instants par des infirmières qui veillent à la régulation des besoins animaux et déréglés des petits tyrans :
We often see on television this picture: there is a trolley or shelf or table, and on it may be ten or more babies, identically wrapped, arms and legs bound, and over these hapless infants stands a warder nurse. That anarch, the new baby, full of explosive and wonderful possibilities, is being taught its place in the world, taught what’s what. Something very deep and nasty is fed by this business of keeping new mothers and their babes apart, making sure babies cry for every feed, and that the women are restless and uncomfortable. “You’ve got to let them know who’s boss25”.
L’idéologie hygiéniste a ici pour but d’inculquer la notion d’obéissance au nourrisson, ainsi qu’à sa mère. Il y a véritablement un enjeu de civilisation dans cette mise au pas des besoins de l’enfant, une soumission à la règle hygiéniste qui commande également la mise à l’écart de son mari et de son premier enfant à l’occasion de son second accouchement. Le désir de la mère de s’occuper elle-même de son enfant est perçu comme malsain s’il n’est pas médiatisé par l’institution médicale. Doris Lessing est ainsi terrorisée par une infirmière en chef — matron — dont le rôle de relais de l’idéologie médicale rappelle celui des matrons dans Faces in the Water : en tant que femmes, elles sont considérées par les patientes comme de possibles alliées dans le régime patriarcal, mais se révèlent souvent être de ses plus redoutables zélatrices.
Lors de son troisième accouchement, Doris Lessing est cette fois-ci accompagnée par son mari : « Gottfried simply ordered the Matron to let the nurse bring the baby in. She did as she was told. Gottfried said he knew how to deal with a bullying woman26. » Il est intéressant de noter que c’est l’autorité du mari qui vient défaire l’autorité médicale de seconde main de l’infirmière en chef, assumant en cela son rôle de relais du médecin, comme l’avait montré Ann Oakley. Les pères disposent ainsi d’un privilège inaccessible aux mères, condamnées à rester prisonnières d’un dispositif de savoir qui les enferme dans un rôle de soumission passive.
L’analogie proposée dans cette réflexion entre maternité et hôpital psychiatrique peut surprendre et paraître excessive, mais il me semble qu’elle se justifie du point de vue d’un certain rapport à l’autorité d’un discours scientifique qui censure la parole des individus sur leur expérience. Et de même qu’on retrouve finalement peu de récits structurés et convaincants d’expérience de la folie, en vertu du principe, énoncé par Michel Foucault, selon lequel la folie n’a pas d’œuvre27, force est de constater que l’expérience de l’accouchement se trouve souvent bloquée face à la butée du langage. Et si la représentation de l’accouchement dans la littérature était aussi rare dans la mesure justement où il s’agirait d’une expérience de l’ineffable ? Dans son article sur le mémoire de Rachel Cusk, Nicolas Boileau suggère que le texte se construit autour d’un double mouvement : le premier consistant à tenter d’arracher l’expérience de la maternité des prises du secret, et le second à représenter cette expérience par le biais de la métaphore28. Cette entreprise est parfois vouée à l’échec puisque le récit de son accouchement révèle finalement peu de choses, sinon son incapacité à en faire sens. Les mots manquent car l’expérience elle-même semble excéder les limites du discours.
Verra-t-on un jour des récits où l’expérience de la grossesse et de l’accouchement seront représentés de manière libre et réaliste ? Pour Jessie Greengrass, l’espoir est permis avec notamment des récits comme ceux de Maggie Nelson, qui sort dans The Argonauts ces expériences de l’ornière du catastrophisme, comme de celle de l’idéalisation naïve. Mais si, d’après Greengrass, le récit de Maggie Nelson est aussi réussi, c’est justement parce qu’elle parvient à faire de ces expériences le moyen d’explorer d’autres questions liées à la famille, au genre, et à la relation au corps. Il ne s’agit plus simplement de révéler une expérience restée taboue, condamnée à un double rejet par l’abjection philosophique kristévienne et par l’autorité monologique du discours médical, mais également de faire la preuve que l’expérience féminine a toute sa place dans la représentation culturelle commune, voire universelle. Les portes de la maternité peuvent désormais s’ouvrir et permettre l’articulation d’un nouveau discours sur la grossesse et l’accouchement, libéré de l’idéologie et du sceau du secret.