Du placard au carcan : homosexualité, masculinité et enfermement(s) dans la fiction télévisée catalane contemporaine. Le cas de la série Merlí

DOI : 10.35562/textures.187

p. 107-117

Résumé

La série catalane Merlí (TV3, 2015-2018), a été saluée par la critique comme une série de qualité, notamment pour la manière dont elle traite la question de l’homosexualité. Cependant, les personnages LGBT sont à mettre en perspective avec la manière dont la série donne à voir la masculinité. Les figures de gays sont finalement réduites à choisir entre deux enfermements : le placard, qui implique l’obligation de performer une virilité caricaturale, ou la réduction à leur orientation sexuelle, à laquelle l’ensemble de leur construction semble subordonnée.

Texte

Les médias publics catalans se caractérisent par une politique de lutte contre les discriminations, et notamment par la promotion active de l’égalité de genre1. Ils s’appuient également sur les travaux du Fòrum d’entitats de persones usuàries de l’audiovisual, entité qui regroupe divers collectifs associatifs, professionnels et universitaires et qui a émis en juillet 2013 une série de recommandations visant à éviter les représentations stéréotypées à la télévision2. Ce document évoque, entre autres, les clichés souvent associés aux personnes LGBT.

La chaîne publique catalane TV3 produit depuis sa naissance ses propres séries de fiction, très souvent à partir de formats originaux. Si les premières productions étaient destinées à un large public, TV3 a suivi la tendance globale à la segmentation du marché à partir des années 1990 et commencé à créer des séries destinées à des publics définis. Parmi les fictions conçues pour séduire les jeunes figure Merlí (2015-2018), centrée sur un professeur de philosophie charismatique et ses élèves d’un lycée barcelonais. Merlí, dont le dernier épisode a été diffusé le 15 janvier 2018, a connu un immense succès d’audience et a été presque unanimement saluée par la critique comme une production de grande qualité.

Merlí a récolté beaucoup d’éloges pour son traitement de l’homosexualité et la présence parmi son personnel de plusieurs figures LGBT. Cependant, si Merlí offre à ces dernières une représentation exceptionnelle selon des critères quantitatifs, il me semble intéressant de l’examiner qualitativement. Je tenterai de démontrer que les trames narratives associées à ces personnages, et notamment aux homosexuels, ainsi que la construction même de ces figures, ne s’affranchissent des stéréotypes habituels que de manière superficielle et contribuent même à en véhiculer d’autres : cela me conduira à mettre en perspective le traitement de l’homosexualité dans Merlí avec la manière dont la série donne à voir la masculinité dans la société catalane contemporaine. L’analyse portera sur les deux premières saisons, diffusées respectivement de septembre à décembre 2015 et de septembre à décembre 2016.

La première série catalane à inclure une figure d’homosexuel dans son personnel a été Poblenou (TVC, 1994), inspirée du soap opera britannique EastEnders (BBC One, 1985). Dès lors, la question des modalités de représentation de l’homosexualité dans la fiction s’est posée ; les scénaristes ont très tôt eu à cœur d’éviter l’écueil du stéréotype. Jordi Boixaderas, le comédien qui incarnait Xavier dans Poblenou, a déclaré dans une interview :

À cette époque, par inertie, on considérait que quand quelqu’un était homosexuel, cela devait se voir. […] Je me rappelle qu’on m’avait dit que ce ne devait pas être le cas pour Xavier, que l’on savait qu’il était homosexuel parce qu’il le disait, mais qu’il ne devait présenter aucun signe particulier3.

Cependant, ces premiers personnages gays n’étaient pas pour autant traités comme les autres par leurs concepteurs, qui ressentaient le besoin de prendre certaines précautions. Le scénariste Toni Cabré, qui a travaillé depuis Poblenou sur plusieurs séries dramatiques du même type (Secrets de família, TVC, 1995), Nissaga de poder (TVC, 1995-1998) ou encore La Riera (TVC, 2010-2017), évoque dans une interview les infinies précautions qu’impliquait la construction de personnages homosexuels :

Nous savions que ce collectif ne pouvait pas être représenté par des personnages standards ayant des moments de faiblesse, ou associés au rôle du « méchant », parce que les secteurs les plus conservateurs du public auraient établi un lien avec leur condition d’homosexuels. Nos homosexuels devaient être bons, adorables ; en d’autres termes, nous ne les traitions pas avec la liberté qu’offre normalement la création de personnalités fictives, avec des nuances diverses4.

Au fil du temps, les concepteurs de séries catalanes se sont affranchis de ces contraintes et ont donné à voir des figures de gays variées, plus complexes et problématiques. Un des exemples les plus célèbres est celui de Joan Anton Balló, un des hommes d’affaires sans scrupules de La Riera. La série Infidels (TVC/Diagonal TV, 2009-2011) a également innové en faisant de l’homosexualité une caractéristique secondaire du personnage de Robert, collègue de travail de Cruz, une des protagonistes : quand il découvre que cette dernière est victime de harcèlement sexuel, il devient fou de colère et frappe le harceleur. Robert apparaît d’emblée comme un jeune cadre ambitieux et agressif ; Cruz tombe des nues lorsqu’elle rencontre le petit ami de son collègue, et sa surprise fait écho à celle du téléspectateur, mettant en évidence le caractère automatique de la présomption d’hétérosexualité. Alors que l’homosexualité est souvent opposée à la virilité, Infidels construit un personnage d’homosexuel très « masculin » au regard des critères communément admis, et crée une dissonance.

Cependant, le traitement de l’homosexualité masculine varie selon les types de fictions sérielles : les créations novatrices en la matière concernent essentiellement les séries dramatiques, qui donnent à voir des personnages « ronds », complexes et nuancés, développés au fil de diégèses parfois longues qui permettent d’approfondir leur construction. En revanche, les sitcoms ont tendance à proposer des personnages plus « plats », construits autour d’une caractéristique dominante qui en fait parfois de véritables caricatures. Dans son ouvrage consacré à la représentation du genre et de la dissidence sexuelle dans les séries télévisées espagnoles et catalanes, Silvia Grassi donne l’exemple d’Eduard dans La Sagrada Família (Dagoll Dagom/TVC, 2010-2011) : elle analyse ce personnage comme un concentré de stéréotypes, caractérisé par sa vénération pour des icônes gays, son attirance pour les jeunes hommes, sa tendance à dramatiser les événements et une gestuelle « efféminée5 ».

Quoi qu’il en soit, l’homosexualité était dans tous les cas cantonnée aux figures secondaires dans les fictions télévisées catalanes. En cela, Merlí se distingue par l’importance donnée à un personnage d’adolescent gay dans l’économie globale de la diégèse. La série est centrée sur Merlí, un professeur de philosophie amené à effectuer un remplacement au sein d’un lycée barcelonais. Merlí partage le protagonisme avec un groupe d’élèves dont il devient le mentor ; parmi ces personnages de premier plan figure son fils Bruno, qui vivait jusqu’alors avec sa mère. Après des années de séparation, l’adolescent et son père se retrouvent brutalement confrontés l’un à l’autre, forcés de se côtoyer aussi bien à la maison qu’au lycée. La relation est d’autant plus complexe que Merlí est un enseignant peu conventionnel, provocateur et anticonformiste, ce qui met souvent son fils dans une position inconfortable vis-à-vis de ces camarades, alors que lui-même est confronté à un profond mal-être en raison de son homosexualité, qu’il s’évertue à dissimuler.

Le coming out, bien qu’il ait déjà été abordé dans des séries catalanes comme Poblenou, Ventdelplà (Diagonal TV, 2005-2010) ou encore La Riera, était auparavant systématiquement cantonné à une trame narrative secondaire. Au contraire, Merlí place Bruno au centre d’une des trames principales de la première saison : la série met l’accent sur le processus qui permet finalement à l’adolescent de sortir du placard lors du dernier épisode de la saison. L’évolution du personnage au fil des épisodes, mais aussi son traitement dans la saison suivante, alors qu’il assume son homosexualité, posent un certain nombre de problèmes.

Dans la première saison, nous sommes face à une figure qui semble éviter l’écueil du stéréotype, ou plutôt des stéréotypes : je pense bien sûr au cliché de l’homosexuel efféminé, mais aussi à celui du « gentil gay », récurrent dans les fictions centrées sur des personnages adolescents. L’on pourrait donner de nombreux exemples ; l’un des plus représentatifs est celui de Fer dans la série lycéenne espagnole Física o química (Antena 3, 2008-2011) : à la différence de ses camarades hétérosexuels, qui jouent les durs et sont construits comme égoïstes et grossiers, Fer se caractérise par son calme, sa douceur et sa sollicitude. Cela rappelle les propos de Toni Cabré au sujet des personnages gays des premières fictions catalanes, mais aussi un cliché souvent associé aux hommes homosexuels, qui seraient par nature plus sensibles et moins agressifs que les hétérosexuels.

La construction du personnage de Bruno dans Merlí semble au premier abord réussir le tour de force de s’éloigner du stéréotype sans pour autant tomber dans l’écueil d’une représentation contre-stéréotypée trop flagrante, qui aurait mis en évidence une volonté d’évitement. En cela, Bruno semble relever du « type social », différent du stéréotype en ce qu’il s’inscrit selon Alberto Mira dans « une simplification de l’expérience » qui « facilite la représentation de concepts dans des textes populaires qui, par nature, évitent la complexité et la nouveauté6 ». Bruno est un garçon comme les autres qui fraye avec ses camarades masculins, partage leurs jeux, leurs plaisanteries d’un goût parfois douteux, et une homosocialité virile soulignée par des bourrades amicales et des apostrophes bruyantes. Cependant, avant même qu’il en soit explicitement question, l’orientation sexuelle de Bruno est suggérée par des détails que l’encyclopédie du téléspectateur contemporain invite à interpréter comme des signifiants de l’homosexualité : le jeune homme fait de la danse classique, et demande expressément à son père de garder le secret au lycée, comme s’il en avait honte. De plus, Bruno entretient une relation amicale très étroite avec Tània, une jeune fille de sa classe qui n’est pas sans rappeler un stéréotype de la culture gay, celui de la fag hag, une femme hétérosexuelle fréquentant des hommes homosexuels ; selon Pamela Robertson, ce terme est péjoratif et suggère que la femme en question choisit la compagnie de gays faute de succès auprès des hommes hétérosexuels7. Or, Tània semble être condamnée à la solitude amoureuse en raison d’un supposé surpoids, et intervient essentiellement comme confidente de Bruno dans la première saison de Merlí. Cette complicité est soulignée par les nombreux plans montrant les deux adolescents enlacés ou s’embrassant, et se donne à lire, par contraste avec les relations entre les autres personnages, comme exceptionnelle.

Bruno apparaît donc comme un personnage homosexuel non stéréotypé ; toutefois, les caractéristiques qui en font une construction complexe et originale apparaissent au fil des épisodes comme signifiants d’un malaise, d’un conflit intérieur. En réalité, l’adolescent performe la masculinité hétérosexuelle afin de cacher son homosexualité : il est tiraillé entre les deux pôles antagonistes d’une personnalité en déséquilibre.

Le protagoniste est amoureux d’un de ses camarades de classe, et tout au long de la première saison, il est soumis à la tension entre, d’une part, son désir pour Pol et, d’autre part, son besoin d’être accepté par les autres dans un univers hétéronormatif. On remarque qu’à mesure que le « secret » est découvert par l’entourage de Bruno, son comportement en public devient de plus en plus violent et agressif. Il va jusqu’à persécuter un de ses enseignants, en se moquant ostensiblement de son poids (épisodes 6, 7, 10, 11, 12). Ce dernier a d’ailleurs saisi que l’attitude de son élève était l’expression d’un profond mal-être et lui dit : « Tu m’utilises comme un miroir de tes propres problèmes » (épisode 12, je traduis). L’adolescent, qui se sent menacé, attire l’attention des autres sur la différence de son professeur afin d’éviter que leur regard se porte sur la sienne. Cependant, la manière dont il agit est intéressante, dans la mesure où il adopte un comportement caractéristique de la masculinité hégémonique adolescente dans le monde construit par la fiction.

L’analyse des personnages de garçons de Merlí fait apparaître une hiérarchie au sein du groupe formé par la dizaine d’élèves protagonistes. Pol incarne une sorte de modèle de virilité : il est rebelle, agressif et moqueur. Il a redoublé deux fois, a été souvent exclu de l’établissement en raison de son comportement et a maltraité un de ses camarades au point de lui faire quitter le lycée. Pol a beaucoup de succès auprès des filles et collectionne les conquêtes en se vantant de ne jamais tomber amoureux. Marc, le « comique » de la classe, fait également partie des mâles dominants : il a en commun avec Pol de beaucoup parler de sexe et d’étaler publiquement ses expériences et ses fantasmes. Ce sont les deux seuls élèves dont la masculinité n’est jamais remise en question, et qui sont systématiquement validés par au moins une figure féminine. En effet, la fonction principale des personnages de filles dans Merlí est celle d’objets d’amour et/ou de désir. Dans la première saison, Berta est la petite amie de Pol, puis a une brève aventure avec Marc.

Face à Pol et Marc, d’autres personnages font figure de contrepoints : Gerard et Joan sont des élèves sérieux, disciplinés, des garçons sensibles et fragiles. Ils tombent tous les deux amoureux de Mònica, qui ne s’intéresse pas à eux parce qu’ils sont selon elle « trop gamins » (épisode 13, je traduis). L’expression de sentiments de la part des garçons, la gentillesse et la sollicitude agissent sur les personnages féminins comme de véritables repoussoirs. L’indifférence et l’égoïsme de Pol semblent en revanche participer de son pouvoir de séduction, malgré le peu de cas qu’il fait de ses partenaires. Quant à Ivan, qui vit reclus chez lui après avoir été victime de brimades de la part de Pol, il est considéré comme « bizarre » en raison de sa passion pour la politique et l’actualité, et il a le mauvais goût de dire tout haut qu’il déteste le football en général et le Barça en particulier (épisode 5). À son retour au lycée, dans la deuxième saison, il est éconduit par Berta, qui dit à ses amies qu’Ivan « lui fait pitié » (épisode 26, je traduis).

Ainsi, l’agressivité, la rébellion, le mépris pour les activités intellectuelles et le surinvestissement de la sexualité (hétérosexuelle) au mépris de l’amour se donnent à lire comme les traits distinctifs du « vrai mâle » adolescent dans le petit monde du lycée Àngel Guimerà.

Les personnages de garçons sont donc peu nombreux à satisfaire aux exigences de la virilité adolescente. Mais l’essentiel est moins d’être que de paraître : à la masculinité hétérosexuelle performée par Bruno fait écho toute une série d’autres performances à travers lesquelles la série donne à voir l’identité de genre et l’orientation sexuelle comme des constructions complexes et problématiques.

Le système des personnages est modifié par l’arrivée d’un nouvel élève dans l’avant-dernier épisode de la première saison. Dès sa première apparition, Oliver se présente à ses nouveaux camarades en disant :

Ah ! Et je suis gay. Je le dis surtout pour éviter les commentaires sur le fait que je suis efféminé et que j’aime les garçons. Eh bien oui, je suis efféminé, et ça m’est égal. Je suis gay et je ne l’ai jamais caché. Alors, si ça dérange quelqu’un, il peut aller se faire foutre (épisode 12, je traduis).

Ce personnage a une double fonction dans l’économie du récit : opposer à la figure de Bruno, qui n’arrive pas à sortir du placard, celle d’un gay out and proud, et aborder le thème de l’homophobie en suggérant ses liens avec la problématique de la masculinité.

Contrairement à Bruno, Oliver est un gay « efféminé » qui frôle la caricature : dès son arrivée au lycée, il devient la coqueluche des filles de la classe et s’intègre à leur groupe le plus naturellement du monde. Il est rapidement la cible de moqueries homophobes, notamment de la part de Gerard, qui rit de l’apparence et de la gestuelle d’Oliver. Or, Gerard se caractérise par un rapport problématique à la masculinité et à la sexualité : il est complexé par son physique encore enfantin (épisode 8) et par sa virginité (épisode 7). Les moqueries de Gerard apparaissent comme une conséquence de son manque d’assurance, et sont à lire comme une tentative d’affirmation de sa propre virilité : rappelons que les insultes homophobes visent souvent moins l’orientation sexuelle qu’un comportement ressenti comme non conforme aux standards de la masculinité hégémonique8. En traitant Oliver de « pédé », en commentant sa gestuelle, Gerard fait diversion et tente de faire oublier sa propre non-conformité aux standards de la virilité adolescente. D’ailleurs, il n’adresse jamais directement ses moqueries à Oliver, mais il formule plusieurs remarques à son sujet devant ses amis : son objectif n’est pas de blesser son camarade, mais d’obtenir l’approbation de ses pairs en se démarquant de lui.

En revanche, Bruno se montre agressif envers le nouvel élève lorsque celui-ci lui demande s’ils sont « les deux seuls gays » du lycée : « Tu es stupide, ou quoi ? Moi, je ne suis pas comme toi ! » (épisode 12, je traduis). La présence d’Olivier lui permet également de se donner à voir comme hétérosexuel face à ses camarades tout en refusant de participer aux moqueries lorsqu’on lui demande ce qu’il pense du nouvel arrivant : « Moi, tant qu’il ne me touche pas… » (épisode 12, je traduis).

Enfin, Oliver est le premier support et le point de départ d’une réflexion sur le concept de genre qui se poursuivra dans la deuxième saison de la série. Merlí surprend Gerard et Marc en train de se moquer de leur nouveau camarade et leur reproche leur comportement devant la classe, puis leur demande de se lever et de prouver qu’ils sont virils en « faisant des gestes masculins » (épisode 12). Dans la saison suivante, Merlí profite de l’arrivée d’une enseignante remplaçante transgenre pour consacrer un cours à Judith Butler et à la théorie de la performativité du genre (épisode 20). Le mécanisme est analogue : la série montre tout au long de l’épisode des réactions contrastées face au personnage de Quima et évoque les idées reçues autour de la transidentité, avec un objectif visiblement pédagogique.

Pour intéressantes et originales que soient les figures d’Oliver et de Quima et pour louable que soit la démarche, elles n’en restent pas moins des personnages-prétextes : Quima disparaît à la fin de l’épisode qui lui est consacré, comme si elle n’avait d’intérêt que comme support de la question de la transidentité9. Son personnage est paradoxalement victime de l’attitude qui est dénoncée et critiquée dans la série : elle n’est abordée qu’en tant que femme transgenre, réduite à cet aspect de son identité.

Pour ce qui est d’Oliver, les enjeux sont multiples et complexes. L’irruption d’un personnage de gay stéréotypé peut surprendre eu égard à la complexité de la construction de celui de Bruno : on peut s’interroger sur l’intérêt et le bien-fondé de ce choix. Dans un article sur la représentation des lesbiennes dans les séries télévisées, Aina Pérez Fontdevila fournit une piste de réflexion fructueuse : la « normalisation » des personnes non hétéronormatives à travers le démantèlement du stéréotype dans les fictions correspondrait à une volonté d’en donner une image « politiquement correcte » et, loin de signifier un progrès, représenterait une sorte d’excès inverse par rapport au régime de monstration stéréotypé. La conséquence serait la marginalisation des « déviants » par rapport aux normes en vigueur dans un environnement homophobe10. Oliver contribuerait-il à enrichir l’éventail de représentation des adolescents gays au sein de la série ? L’analyse de l’évolution du personnage de Bruno dans la deuxième saison infirme cette hypothèse.

En effet, le coming out du protagoniste survient de manière assez soudaine dans le dernier épisode de la saison 1. C’est un Bruno métamorphosé qui revient au lycée pour la rentrée des classes au début de la saison suivante : il a passé l’été à Rome, chez sa mère, et a rencontré le garçon avec lequel il vit sa première relation amoureuse, relation dont il parle ouvertement à son entourage. L’apparence et l’attitude corporelle du jeune comédien David Solans dans son interprétation de Bruno a considérablement changé d’une saison à l’autre : il a les cheveux plus longs, sourit davantage, est plus exubérant. Tout se passe comme si Bruno, en étant sorti du placard, s’était dépouillé des signifiants physiques et comportementaux de la masculinité hétérosexuelle. D’ailleurs, il apparaît très souvent en compagnie de Tània et d’Oliver, avec lesquels il partage des conversations sur des thèmes habituellement considérés comme féminins (soins du corps, vêtements, relations amoureuses). De plus, dans cette saison, Bruno est saisi par les autres personnages presque uniquement à travers sa sexualité : son père attribue sa mauvaise humeur au fait que son petit ami italien lui manque, sa grand-mère lui demande si le camarade qu’il a invité à la maison est un amant (épisode 20). De fait, à partir du moment où la question du coming out est résolue, le personnage quitte peu à peu le devant de la scène narrative avant de disparaître pour de bon (il part s’installer à Rome dans l’avant-dernier épisode de la deuxième saison et ne reviendra qu’à la fin de la troisième).

Le personnage de Pol joue un rôle de premier plan dans la construction de celui de Bruno dans la première saison : il y apparaît à la fois comme un objet d’amour et comme un modèle, Bruno cherchant justement à dissimuler son homosexualité en performant la masculinité hégémonique incarnée par Pol. Dans la saison suivante, la tendance s’inverse : c’est à présent Bruno qui est, en quelque sorte, « instrumentalisé » au service de l’approfondissement du personnage de Pol. La première saison avait laissé entrevoir les failles et les faiblesses du « mâle dominant », en suggérant que son insensibilité et son agressivité correspondaient à un désir de masquer sa vulnérabilité : Pol est un jeune homme issu d’une famille modeste, orphelin de mère, que son père et son frère essaient de contraindre à abandonner ses études afin qu’il contribue à l’économie familiale. Une analyse intersectionnelle des personnages serait à mon avis essentielle pour appréhender les enjeux du traitement des masculinités dans Merlí, mais cela dépasse le cadre du présent travail. Je me limiterai pour lors à examiner la manière dont la série évoque la sexualité de Pol. Dans les premiers épisodes de la saison 1, il incarne le séducteur viril, un Don Juan des temps modernes, un bad boy dur à cuire. Son homophobie – au sens premier du terme – est suggérée lorsqu’il passe une soirée à réviser avec Bruno et que les deux garçons dorment ensemble : Bruno ne peut s’empêcher de caresser la joue de son ami endormi, celui-ci se réveille et réagit brutalement : « Qu’est-ce que tu fous ? Tu m’as touché ? » (épisode 4, je traduis).

Cependant, contre toute attente, c’est Pol lui-même qui provoque leur première rencontre sexuelle clandestine lors d’une fête (épisode 9). Par la suite, Pol réaffirme son hétérosexualité aux yeux des autres (et vraisemblablement face à lui-même) en renouant avec son ancienne petite amie et en s’en vantant publiquement (épisode 11). Or, c’est après avoir fait des confidences à Bruno sur sa situation familiale que Pol prend l’initiative du rapprochement physique avec lui. De manière générale, car cela se reproduit dans la deuxième saison, Pol se laisse aller à son désir pour Bruno lorsqu’il tombe l’armure de la virilité caricaturale, lorsqu’il laisse entrevoir sa fragilité. Sa bisexualité symbolise le clivage entre deux facettes de sa personnalité : ses relations avec les filles sont associées à une masculinité agressive exhibée en public, alors que l’intimité partagée avec Bruno va de pair avec l’expression d’une sensibilité refoulée aux yeux des autres. De la même façon que Pol s’évertue à dissimuler ce qu’il perçoit comme des failles dans sa virilité, il refuse de reconnaître son ambiguïté sexuelle. Dans la première saison, quand Bruno évoque le rapport sexuel qu’ils ont eu ensemble, Pol lui répond : « Il faut tout essayer. J’étais curieux. Eh bien, j’ai essayé, voilà, c’est tout » (épisode 10, je traduis). Paradoxalement, l’expérience homosexuelle semble être portée au crédit d’une sexualité active qui fait de Pol un garçon viril : c’est une proie de plus épinglée à son tableau de chasse, et qui ne remet selon lui aucunement en question son orientation sexuelle. Quant à Bruno, il est doublement objectivé : sexuellement et d’un point de vue narratif. Finalement, il est sorti d’un enfermement (le placard) pour être emprisonné par le texte de la série dans sa nouvelle condition d’homosexuel assumé.

Le comportement sexuel de Pol est également à mettre en perspective avec celui d’un autre personnage du système, celui de Berta : les deux adolescents ont en commun de vivre des situations familiales difficiles et d’exprimer leur mal-être à travers des comportements analogues : ils fument, ont de mauvais résultats scolaires et s’opposent frontalement à leurs professeurs à plusieurs reprises. Leur sexualité occupe également une place importante dans l’économie du récit : le téléspectateur est invité à la lire comme une manifestation de leur condition d’adolescents en souffrance. Or, alors que les deux adolescents ont une sexualité active, le comportement de Pol, contrairement à celui de Berta, est considéré comme transgressif uniquement lorsqu’il s’aventure en-dehors du terrain de la sexualité hétérosexuelle adolescente : lorsqu’il couche avec Bruno, puis lorsqu’il a une aventure avec la mère d’un de ses camarades. En revanche, le fait que Berta ait une activité sexuelle en-dehors d’une relation sentimentale monogame suffit à suggérer son mal-être : il semble que les critères d’une sexualité « normale » diffèrent pour les garçons et les filles dans le monde fictionnel construit par la série.

La manière dont sont données à voir les masculinités adolescentes dans Merlí est à mettre en perspective avec la globalité des représentations de genre dans la série : les figures masculines sont au centre de ce qui apparaît finalement comme une fiction d’apprentissage chorale androcentrée et hétérocentrée. L’évolution de Bruno cesse d’être un enjeu de premier plan à partir du moment où son comportement semble être en accord avec son orientation sexuelle. Une fois hors du placard, il se libère du même coup du carcan de la masculinité hégémonique adolescente, auquel il n’a plus besoin de s’adapter, mais se voit immédiatement paré des atours d’un personnage gay stéréotypé, puis laissé de côté.

De plus, selon une perspective sémio-narrative, la fonction de Bruno dans la deuxième saison se rapproche de celle à laquelle sont cantonnées les figures féminines de la série : celle d’adjuvant ou d’opposant dans les quêtes menées par d’autres personnages, notamment celui de Pol. Le récit des amours, des doutes et des angoisses de Pol, de Gerard, de Joan et d’Ivan, en un mot, leur Bildungsroman, se poursuit tout au long des deux premières saisons ; les trames narratives qui leur sont associées sont développées de manière constante, bien qu’elles se fassent parfois discrètes. Certes, Merlí interroge la masculinité contemporaine, et suggère le caractère oppressant, voire destructeur, de l’injonction à la virilité : les mésaventures de Joan et de Gerard sont invariablement liées à leur volonté d’être reconnus comme des hommes à part entière11. Cependant, l’analyse de l’ensemble du personnel de la série, mise en perspective avec son système axiologique, fait surgir un certain nombre d’interrogations : comment lire les personnages d’adolescents dans une fiction qui attribue un rôle de mentor à Merlí, professeur charismatique et brillant, mais aussi séducteur misogyne qui manipule les femmes pour les conquérir et exhorte ses jeunes disciples masculins à faire de même (épisode 3, épisode 16) ? La crédibilité du discours antisexiste, anti-homophobe et anti-transphobe explicitement (et parfois maladroitement) tenu par la série est remise en question par ce que je qualifierais de discrimination narrative : l’apparente diversité des représentations peine à cacher le cantonnement des figures de LGBT et de femmes à des fonctions secondaires, voire utilitaires d’un point de vue narratif et idéologique.

Bibliographie

Llei 22/2005, de 29 de desembre, de la comunicació audiovisual de Catalunya, p. 24, http://www.cac.cat/pfw_files/cma/normativa_sa/Text_consolidat_Llei_22-2005.pdf.

Fòrum d’entitats de persones usuàries de l’audiovisual, Superar els estereotips en els mitjans de comunicació audiovisual, Consell de l’Audiovisual de Catalunya, juillet 2013, https://www.cac.cat/web/forum/documents/llistat.jsp?NjE%3D&MQ%3D%3D&.

García Morera Auri, « Els gais de les sèries dels EUA ja fan de protagonistes », Ara.cat, 30/09/2011, https://www.ara.cat/media/series-dels-EUA-Japrotagonistes_0_563943641.html.

Grassi Silvia, Gender and Sexual Dissidence on Catalan and Spanish Television Series: An Intercultural Analysis, Cambridge Scholars Publishing, 2016.

Mira Alberto, Para entendernos. Diccionario de cultura homosexual, gay y lésbica, Barcelone, Libros de la tempestad, 1999.

Ortega Lorenzo Marta, Les telenoveŀles catalanes Poblenou i El cor de la ciutat: una anàlisi demográfica des de la perspectiva de gènere. Thèse dirigée par Montserrat Solsona, Universitat Autònoma de Barcelona, 2002, http://www.tdx.cat/handle/10803/4939?show=full.

Pérez Fontdevila Aina, « Una presència essencial: lesbianes, representació, televisió i educació », dans Meri Torras (Ed.), Accions i reinvencions. Cultures lèsbiques a la Catalunya del tombant de segle XX-XXI, Barcelone, Editorial UOC, p. 143-153.

Plummer David C., « The Quest for Modern Manhood: Masculine Stereotypes, Peer Culture and the Social Significance of Homophobia », Journal of Adolescence, 2001, n° 24, p. 15-23.

Robertson Pamela, Guilty Pleasures: Feminist Camp from Mae West to Madonna, Durham, Duke University Press, 1996.

Notes

1 La Loi de 2005 régissant la communication audiovisuelle en Catalogne stipule que parmi la mission des médias publics figure « la promotion active de l’égalité entre femmes et hommes, qui inclut l’égalité de traitement et d’opportunités, le respect de la diversité et de la différence, l’intégration de la perspective de genre, la promotion d’actions positives et l’emploi d’un langage non sexiste », Llei 22/2005, de 29 de desembre, de la comunicació audiovisual de Catalunya, p. 24, http://www.cac.cat/pfw_files/cma/normativa_sa/Text_consolidat_Llei_22-2005.pdf. Retour au texte

2 Fòrum d’entitats de persones usuàries de l’audiovisual, Superar els estereotips en els mitjans de comunicació audiovisual, Consell de l’Audiovisual de Catalunya, juillet 2013, https://www.cac.cat/web/forum/documents/llistat.jsp?NjE%3D&MQ%3D%3D&. Retour au texte

3 Auri Garcia Morera, « Els gais de les sèries dels EUA ja fan de protagonistes », Ara.cat, 30/09/2011, https://www.ara.cat/media/series-dels-EUA-Ja-protagonistes_0_563943641.html. Je traduis. Retour au texte

4 Marta Ortega Lorenzo, Les telenoveŀles catalanes Poblenou i El cor de la ciutat: una anàlisi demográfica des de la perspectiva de gènere. Thèse dirigée par Montserrat Solsona, Universitat Autònoma de Barcelona, 2002, http://www.tdx.cat/handle/10803/4939?show=full. Je traduis. Retour au texte

5 Silvia Grassi, Gender and Sexual Dissidence on Catalan and Spanish Television Series: An Intercultural Analysis, Cambridge Scholars Publishing, 2016, p. 133-134. Retour au texte

6 Alberto Mira, Para entendernos. Diccionario de cultura homosexual, gay y lésbica, Barcelone, Libros de la tempestad, 1999, p. 274. Je traduis. Retour au texte

7 « Rather than describe the love and friendship between women and gay men, the fag hag stereotype often seems to presume a failed object choice on the part of the woman, the ‘hag’ – that is, the fag hag chooses gay men because she ‘can’t get a man’ (she is stereotypically unattractive) and/or because she desires a man who doesn’t want her », Pamela Robertson, Guilty Pleasures: Feminist Camp from Mae West to Madonna, Durham, Duke University Press, 1996, p. 8. Retour au texte

8 « […] homophobia has its early roots in boyhood “otherness” – specifically in being different from the collectively authorized expectations of male peers, in lacking stereotypical masculinity and/or in betraying peer group solidarity. In that sense, the developmental foundations for homophobia lie in gender – in the sense of failing to measure up to “hegemonic” boys’ standards rather than necessarily being “feminine” », David C. Plummer, « The Quest for Modern Manhood: Masculine Stereotypes, Peer Culture and the Social Significance of Homophobia », Journal of Adolescence, 2001, n° 24, p. 15-23, p. 21. Retour au texte

9 Elle réapparaît toutefois dans les derniers épisodes de la troisième saison. Retour au texte

10 Aina Pérez Fontdevila, « Una presència essencial: lesbianes, representació, televisió i educació », dans Meri Torras (Ed.), Accions i reinvencions. Cultures lèsbiques a la Catalunya del tombant de segle XX-XXI, Barcelone, Editorial UOC, p. 143-153, p. 144. Retour au texte

11 Ce qui les amènera, dans la troisième saison, à flirter respectivement avec la délinquance et avec la folie. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Jennifer Houdiard, « Du placard au carcan : homosexualité, masculinité et enfermement(s) dans la fiction télévisée catalane contemporaine. Le cas de la série Merlí », Textures, 23 | 2018, 107-117.

Référence électronique

Jennifer Houdiard, « Du placard au carcan : homosexualité, masculinité et enfermement(s) dans la fiction télévisée catalane contemporaine. Le cas de la série Merlí », Textures [En ligne], 23 | 2018, mis en ligne le 23 janvier 2023, consulté le 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/textures/index.php?id=187

Auteur

Jennifer Houdiard

Université de Nantes

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ISNI
  • BNF

Droits d'auteur

CC BY 4.0