Avant même la construction du mur de Berlin en 1961, autrement dit depuis sa fondation en octobre 1949 jusqu’en 1989, date de la chute du Mur, la République Démocratique allemande est une société fermée. Le terme geschlossene Gesellschaft à son propos apparaît en 1978 dans le titre d’un téléfilm réalisé par Frank Beyer pour la télévision est-allemande. L’allusion à l’enfermement que connaissent les Allemands de l’Est vis-à-vis du monde extérieur, mais également au verrouillage qu’ils subissent à l’intérieur des frontières sous la dictature du parti socialiste unifié (SED) est claire, si bien que le film connaîtra de nombreux avatars avant sa diffusion pour la première fois en prime time le 3 décembre 1989, un peu moins d’un mois après que le Mur n’est tombé1.
Mais c’est surtout après la réunification allemande en 1990 que l’expression est largement reprise par les commentateurs. Geschlossene Gesellschaft est, par exemple, le titre de l’exposition de photographie consacrée au quotidien en RDA qui s’est tenue à la Berlinische Galerie d’octobre 2012 à janvier 20132. C’est également sous cet angle que le spécialiste de littérature Peter Böthig présente la production de la nouvelle génération d’artistes qui émerge à partir du milieu des années 1970 en RDA et dont certains se feront connaître sous le générique « Prenzlauer Berg », d’après le nom d’un quartier de Berlin-Est. Selon Böthig, le terme désigne « moins le regroupement d’auteurs, nés entre les années 1950 et 1960, qu’un art de la rupture, déterminé à trouver des moyens d’expression et des réponses dans une société fermée […]3. »
Loin de cette vision désabusée, la RDA officielle ne tarira pas d’éloges sur son propre progressisme et ses conquêtes jusqu’à sa disparition en 1990, et ce particulièrement en matière d’égalité femmes-hommes. Cette dernière est proclamée par la constitution de 1949 et les femmes sont dès l’après-guerre les égales de l’homme dans le domaine de l’accès à l’emploi. Elles bénéficient pour ce faire d’une législation extrêmement avantageuse grâce notamment à la « Loi sur la protection de la mère et des enfants et les droits de la femme » (Gesetz über den Mutter- und Kinderschutz und die Rechte der Frau) de 1950, si bien que les bases d’une émancipation semblent bien mieux jetées pour les Allemandes de l’Est que pour leurs homologues à l’Ouest. Comme l’historienne Anne Kwaschik l’indique, dans le cas de la RDA, « le phénomène à traiter n’est pas l’absence des femmes mais leur statut différent4. » Telle est la perspective adoptée par cette étude.
Il s’agira d’abord d’éprouver l’authenticité de cette égalité de façon assez générale, dans l’esprit des travaux des historiennes Sandrine Kott et Françoise Thébaud qui analysent « la réalité et les limites de la reconfiguration des rapports de genre dans des pays […] dont les dirigeants communistes proclamaient tous avoir résolu la question des inégalités entre hommes et femmes par l’instauration du socialisme5. » J’examinerai ensuite la question des discriminations et des hiérarchies de genre à la lumière des pratiques et discours des écrivains et artistes évoluant dans l’underground de Berlin-Est (et d’ailleurs) dans les années 1980. Cet exemple est intéressant parce que d’autres « enfermements » s’ajoutent à celui vécu par tous derrière le Mur : on se situe d’une part dans des milieux refermés sur eux-mêmes, rejetés hors de l’espace public officiel, d’autre part, pour les femmes, dans un environnement essentiellement constitué d’hommes et assurément dominés par eux6.
Les considérations présentées ici sont le fruit de lectures sur le sujet, mais aussi d’entretiens menés par mes soins en juillet 2017 auprès d’une quinzaine de femmes actrices de ces cercles et de certains spécialistes du domaine. Précisons d’emblée que ces conversations ont permis de constater le peu d’écho, voire le rejet de l’analyse en termes de « féminisme » et de « genre » et ce, quels que soient la génération et le degré d’intégration des artistes au monde de l’art officiel. Ma réflexion aura donc également une dimension théorique, portant sur la pertinence et la possibilité d’utiliser ces outils d’analyse pour aborder la « société fermée » que fut la RDA.
1. Une inconnue ? De l’examen critique de l’égalité femmes-hommes en RDA
La socialisation en Allemagne de l’Est après 1945 est, en théorie, fondée sur les valeurs de l’antifascisme, du pacifisme et de l’antiimpérialisme qui rompent avec le modèle « militaro-viril » de l’avant-guerre. En ce sens, elle semble à première vue bel et bien porteuse d’une utopie égalitaire, potentiellement susceptible de modifier les rapports de genre et d’aplanir les discriminations et hiérarchies qui en découlent. Cette ambition se concrétise à travers tout un arsenal législatif : hormis la Constitution de la RDA, le SED se définit dès sa fondation en 1946 comme « le parti des femmes » avec 21,5 % d’entre elles dans ses rangs7. En 1961, l’un de ses communiqués rappelle que l’égalité femmes-hommes est un principe intangible du marxisme-léninisme et une affaire qui concerne la société tout entière8. Certes, on sait que bien des principes n’ont guère eu d’effet contraignant sur le gouvernement est-allemand, l’histoire l’a montré, mais ils sont en l’occurrence relayés par toute une série de lois et mesures concrètes, la plus symbolique étant sans doute le droit à l’avortement accordé dès 1972, tandis qu’il ne l’est qu’en 1975 en France et sous une forme très restrictive en République fédérale jusqu’en 1995.
Ce dispositif correspond à la vision communiste de l’émancipation des femmes qui passe d’abord par la garantie de leur autonomie financière. La RDA s’appuie en effet sur les penseurs Friedrich Engels, Clara Zetkin ou encore August Bebel aux yeux desquels la résolution de la question relative à la condition féminine (Frauenfrage) passe par le règlement des problèmes du prolétariat dans son ensemble9. L’oppression des femmes, si elle est reconnue comme étant première historiquement parlant10, est néanmoins considérée comme une conséquence secondaire de celle du prolétariat par le capital. Il s’agit donc essentiellement de libérer les femmes de leur dépendance matérielle vis-à-vis des hommes, autrement dit de leur garantir l’égalité sur le plan économique. À l’instar de ce que préconisait Clara Zetkin à l’heure de l’industrialisation, la question moderne de la condition féminine (moderne Frauenfrage) se pose en RDA sous l’angle de l’incitation plus ou moins forte à quitter le foyer pour aller travailler.
Cette politique vers l’emploi répond également à un impératif de l’époque : la jeune république socialiste a besoin de main-d’œuvre pour reconstruire le pays après la Seconde Guerre, mais aussi pour compenser l’exode massif de sa population vers l’Ouest. À l’heure donc où l’enfermement de la population est-allemande derrière le Mur n’a pas encore eu lieu, le régime place les femmes au cœur du monde du travail : elles sont 56 % à exercer une activité à la fin des années 1950, 80 % à peine même époque).
Dans l’ouvrage qu’elle consacre aux femmes en RDA, l’historienne Anna Kaminsky critique pourtant cette émancipation. Elle la juge, d’une part, partielle parce qu’exclusivement économique : « Égalité signifiait surtout en RDA : travailler comme les hommes11 » et, d’autre part, injonctive car faire un autre choix de vie expose les femmes à la désapprobation du collectif. Ce sont avant tout les travailleuses qui sont mises en lumière et il n’est laissé aucune place à des modèles d’épanouissement alternatifs.
Par ailleurs, en dehors du monde du travail, la situation évolue peu : la répartition des rôles au sein du ménage reste inchangée avec pour conséquence que les femmes et mères doivent faire face à une « double journée » (Doppelbelastung). Des déficits apparaissent aussi dès lors que l’on pose la question de l’occupation par les femmes de fonctions élevées dans les sphères politique, économique et scientifique. Au cours des quarante années d’existence de la RDA par exemple, seules deux femmes exerceront la fonction de ministre. Hilde Benjamin à la justice de 1953 à 1967 et Margot Honecker – qui est l’épouse du Secrétaire général du SED Erich Honecker – à l’Éducation nationale de 1963 à 1989. Il en va de même à la tête des mairies et des districts (Bezirke) et dans le monde de l’entreprise. Seule la Chambre du Peuple (Volkskammer) fait figure d’exception avec de nombreuses élues, qui toutefois n’appartiennent pas majoritairement au SED et à ses organisations de masse, mais plutôt aux autres partis qui constituent le « bloc du Front national ». Enfin, l’égalité des salaires n’est pas non plus au rendez-vous : à tâches égales, les femmes gagnent en moyenne 30 % de moins que les hommes. Ainsi la remarque de Michèle Riot-Sarcey pour la France peut-elle s’appliquer à la « société fermée » de la RDA : les femmes y ont obtenu le droit d’exister socialement et politiquement, mais elles ne sont pas parvenues à réellement conquérir le pouvoir, ou du moins à y être associée à parts égales. À bien des égards, l’égalité y est aussi « en devenir12 ».
Si nous revenons à présent au questionnement initial, force est de constater que les discriminations et hiérarchies de genre ne sont pas un phénomène inconnu en RDA, pas plus qu’elles ne sont une inconnue pour les chercheurs et chercheuses sur la RDA qui, pour certaines, les ont pointées dans leurs travaux dès la fin des années 197013. Pourtant, même l’ouvrage récent et, à bien des égards, exemplaire d’Anna Kaminsky « Femmes en RDA » (Frauen in der DDR) n’utilise jamais la terminologie des études féministes et de genre : on ne rencontre nulle part le mot différence, domination, hiérarchie, discrimination. Le féminisme ‒ ou l’absence de féminisme ‒ n’est pas non plus mentionné, comme s’il allait de soi que cette catégorie ne s’appliquait pas à la RDA. On s’en tient à l’étiquette « femmes » et « féminin ». Cela mérite que l’on s’y arrête.
2. Impensé ? Des revendications spécifiques entre visibilité et invisibilité
En 1947 (contre 1969 en République fédérale avec le Conseil des femmes ou Frauenrat) est créée l’Union démocratique des femmes allemandes (Demokratischer Frauenbund Deutschlands), organisation de masse destinée à représenter les Allemandes de l’Est. D’un point de vue quantitatif, ses membres sont très peu représentatives : à peine 3 % de la population lors de la fondation pour ne jamais dépasser les 17 % (soit 1,4 million de membres). Mais dans ce cas précis, la désaffection s’explique moins par l’absence de revendications propres que par le refus de se faire instrumentaliser à des fins idéologiques par une entité placée de fait sous le contrôle du SED.
Les années 1970 et surtout 1980 voient éclore une multitude de groupes d’opposition (pacifistes, écologistes et civiques) dans un espace devenu « semipublic ». En 1982, alors que l’enseignement des arts militaires (Wehrkunde) est rendu obligatoire dans les écoles et que le gouvernement prévoie d’introduire le service militaire pour les femmes, l’initiative citoyenne « Femmes pour la paix » (Frauen für den Frieden), groupe autonome échappant au contrôle de l’État, est fondée sous la protection de l’Église. Elle est la première à défendre des droits civiques en mettant en avant une identité de genre. À sa suite, une quarantaine de groupes verront le jour à travers la RDA14. Leurs animatrices formuleront des revendications universalistes (paix) et, plus rarement, spécifiquement féministes (défense des intérêts sociaux, culturels, artistiques et juridiques des femmes, critique des clichés de genre dans les manuels scolaires, dénonciation de la position dominante des hommes dans la société socialiste).
Michèle Riot-Sarcey note que l’émergence de théories féministes autonomes a lieu en France au moment où les femmes arrivent au constat que la destruction du capitalisme ne conduit pas à leur émancipation, ses causes n’étant pas purement idéologiques mais trouvant leur origine dans les structures patriarcales de la société15. C’est très exactement ce que l’écrivaine est-allemande Christa Wolf thématise lors des conférences de poétique qu’elle donne à Francfort (Frankfurter poetische Vorlesungen) dans le sillage de la parution de son roman Kassandra en 1983. Elle y souligne le monopole exercé par les hommes sur tous les lieux de pouvoir et la difficulté des femmes à établir leur propre norme afin de se comparer, s’identifier, s’opposer et donc se construire, y compris en tant qu’artiste16. Le commentaire qui accompagne la réécriture du mythe procède à une analyse civilisationnelle qui englobe la RDA. Plus tôt encore, d’autres écrivaines de sa génération s’étaient intéressées aux femmes et avaient thématisé leur condition spécifique dans des fictions ayant fait date : Brigitte Reimann avec Franziska Linkerhand (1974), Irmtraud Morgner avec Leben und Abenteuer der Trobadora Beatriz nach Zeugnissen ihrer Spielfrau Laura (1974) ou encore Maxie Wander avec Guten Morgen, du Schöne (1977).
Dans la décennie 198017, des poétesses et artistes plasticiennes de la jeune génération rompent à leur tour avec la représentation traditionnelle du corps de la femme et les stéréotypes de genre :
Die Darstellung der Frau war bis Anfang der 70er Jahre meist auf traditionelle Bereiche wie Heim, Familie und typische Frauenberufe beschränkt. Ab den 80er Jahren thematisierten Künstlerinnen verstärkt weibliches Bewusstsein, Fühlen und ihren Körper im Konflikt von geschlechtsspezifischen Rollenzuweisungen sowie persönlichen Erfahrungen und Bedürfnissen18.
L’historienne de l’art Susanne Altmann retient les thèmes suivants comme étant au centre de cette production : reconquête du corps de la femme, sexualité et assignation de rôles, réaction à la hiérarchie et aux restrictions, interprétations des mythes et de l’histoire19. Ainsi Angela Hampel renouvelle-t-elle en profondeur le paysage artistique de la RDA en mettant au premier plan l’époque archaïque et la constellation femme – animal – nature, jusque-là peu présente dans l’art officiel. Avec leurs guerrières et figures mythologiques (Penthésilée, Cassandre), Gabriele Stötzer, Christine Schlegel et Karla Woisnitza battent en brèche la vision de femmes soumises et dominées. Or Altmann voit précisément dans cette réception de l’Antiquité la manifestation d’un « proto-féminisme » original, émergeant en dehors du modèle de l’activisme et du mouvement pour les femmes ouest-allemands20. L’expressionisme qu’elles pratiquent, avec des points communs mais néanmoins chacune dans un registre différent, s’aventure sur un terrain peu balisé par l’État socialiste. Il va sans dire qu’elles évoluent à la marge du système, voire dans l’illégalité, et dans une grande précarité.
C’est probablement cette absence d’officialité qui permet à certaines d’entre elles de dénoncer – avec plus ou moins de virulence ‒ les hiérarchies de genre régnant au sein des milieux alternatifs. En 1987, la poétesse Heike Drews Willingham est l’unique femme membre de la rédaction d’une revue autoéditée à Berlin-Est (il en existe alors une vingtaine). Il s’agit du samizdat culturel SCHADEN dans lequel elle lance, sous le pseudonyme de Hanna Mewes, un débat autour de la notion d’« écriture féminine », en soulignant la difficulté qu’ont les poétesses à émerger dans un milieu où les hommes choisissent et décident de tout bien qu’ils ne dominent pas quantitativement21. Elle entend ainsi répondre à une provocation du poète Bert Papenfuß selon lequel les femmes sont incapables d’écrire de la poésie (« Frauen können nun mal keine Gedichte schreiben »). À propos de cet épisode, la germaniste Birgit Dahlke rapporte que la tentative de provoquer un débat autour de cette question échoue aussi parce que les femmes qui prennent la parole (la poétesse Sarah Kirsch, l’artiste plasticienne Cornelia Schleime par exemple) affichent leur scepticisme et leurs distances. Seule exception : la poétesse Barbara Köhler, qui prend la question au sérieux, mais dont la tentative de renchérir restera, elle aussi, sans écho. Dans l’analyse qu’elle fait de cet épisode en 1997, Dahlke pointe, d’un côté, une mauvaise stratégie de communication de la part de Willingham, qui fait semblant d’évoquer le sujet « en passant » et oscille entre humour et sérieux sans vraiment choisir, et, de l’autre, le rejet du débat par les principales intéressées. Or si le constat que les voix discordantes sont minoritaires est le même qu’en 1987, il ne conduit pas Dahlke dix ans plus tard à conclure à l’absence de pertinence de la démarche, au contraire :
Das trotzig verteidigte Selbstverständnis der Gleichberechtigung fuhr allerdings noch nicht unbedingt zu einer souveränen Position, das reale Ungleichgewicht innerhalb der Szene-Strukturen blieb ja bestehen. Dieses Selbstverständnis wirkte der Solidarisierung und Organisation unter Künstlerinnen entgegen22.
Du côté de la réception, tandis que les œuvres de Christa Wolf ou de Gabriele Stötzer ont fait le bonheur des études féminines et féministes américaines dès les années 1980, on constate que, même après la disparition de la « société fermée » et la mise à mal du mythe fondateur de l’égalité, les analystes allemands sont peu nombreux à s’être penchés sur la production artistique des Allemandes de l’Est pour les étudier en tant que telles. Il existe naturellement des exceptions. Ainsi cette étude s’appuie-t-elle sur les travaux, précédemment cités, de Birgit Dahlke et d’Ilse Nagelschmidt pour la littérature23. En ce qui concerne l’histoire de l’art, certains catalogues des années 2000 placent le focus sur les femmes artistes : c’est le cas de Entdeckt! Rebellische Künstlerinnen in der DDR ou encore de und jetzt. Künstlerinnen aus der DDR24. Les vastes projets Gender check et Re.act feminism comportent eux aussi une partie sur la RDA25. Pourtant, dans l’ensemble, ils sont très peu à se servir explicitement des outils développés par la recherche en études de genre. Il semblerait que nous touchions ici du doigt non pas tant un impensé qu’un refus de principe. Or celui-ci n’échappe pas à une forme d’auto-contradiction dont il est nécessaire d’éclairer les ressorts.
3. Aporie hier et aujourd’hui – Sortir de l’aporie ?
Du temps de la RDA et aujourd’hui encore, le paradoxe réside dans le fait que tout en mettant au centre de leur œuvre leur corps de femme, un ressenti et une conscience qu’elles reconnaissent comme spécifiques parce que féminins, autrement dit influencés par l’expérience liée à leur sexe biologique et social, les artistes rejettent dans leur majorité le terme « féministe » ou même « féminin » pour qualifier leur œuvre : « Nous avions notre ennemi : l’État et l’art officiel, pas les hommes26 », déclarait par exemple l’artiste plasticienne Christine Schlegel lors d’un entretien en 2009. Je peux confirmer ce positionnement chez la majorité des protagonistes et spécialistes des milieux culturels et subculturels artistiques de Berlin-Est que j’ai rencontrés en juillet 2017. Le rejet est vif, quels que soient la génération et le degré d’intégration vis-à-vis du monde de l’art officiel. Vif et contradictoire dans la mesure où, lors des discussions, les dénégations sont très souvent suivies d’exemples très concrets, prouvant que les discriminations et les hiérarchies non seulement existaient, mais aussi qu’elles étaient analysées en tant que telles et que l’œuvre avait en partie pour fonction de les dépasser27.
On peut constater le même phénomène du côté des commentateurs, par exemple chez l’historien de l’art Christoph Tannert qui, tout en soulignant des différences dans les pratiques artistiques des femmes et des hommes, ne s’inscrit jamais dans une approche ouvertement gender28. Pourquoi cette réticence, voire ce blocage ? Selon Birgit Dahlke, cette perspective est rejetée a priori, parce que ressentie comme « extérieure ». Il faut effectivement avoir à l’esprit que, dans la geschlossene Gesellschaft, les théories féministes de l’Ouest ne circulent pas officiellement. Même si les frontières sont, au fil du temps, devenues poreuses (musique, mode et idées franchissent le Mur par le biais de la radio et surtout de la télévision), on ne peut pas parler d’inspiration directe car la plupart des artistes n’ont pas accès à ces sources. Chercher à savoir si certaines œuvres étaient malgré tout connues ou s’il s’agit simplement de l’air du temps n’est pas l’objet de cette étude, il suffit toutefois de feuilleter les catalogues sur l’art féminin et féministe à l’Ouest pour découvrir des similitudes frappantes avec, par exemple, Carolee Schneemann, Ana Mendieta, Nancy Spero ou Hannah Wilke29.
Pour comprendre et peut-être dépasser l’aporie, il convient d’en identifier les origines. Citons-en quelques-unes : le degré effectif d’émancipation des Allemandes de l’Est qui, sans être total, est malgré tout plus important qu’en République fédérale, une forme de sur-moi marxiste, selon lequel les identités particulières seraient dépassées par l’universalisme socialiste, l’attachement chez les artistes à la tradition classique (klassisches Erbe) qui véhicule une vision de l’art atemporelle. Plus convaincante encore semble cependant la lecture politique (idéologique ?), car ce que les unes et les autres refusent apparemment, c’est d’assumer la dimension critique d’une action qui interroge la réalité de l’égalité femmes-hommes (ce serait le féminisme) et/ou explore la question des processus de différenciation et de hiérarchisation entre les sexes (ce serait le genre) en RDA.
Avant 1989, on pouvait y voir la crainte, justifiée à bien des égards, de la récupération politique par l’Ouest et de la caricature car, mal renseignés, les observateurs extérieurs avaient effectivement tôt fait de décalquer des schémas d’analyse qui étaient impropres à saisir le contexte particulier de la « société fermée ». Le rejet de l’étiquette « féministe » pouvait donc s’expliquer par la méfiance nourrie à l’égard des commentateurs venus de l’Ouest, y compris de la part d’une jeunesse en rupture avec le socialiste réellement existant de la RDA.
On est en revanche davantage étonné de constater que le rejet domine encore à l’heure actuelle : ainsi l’historien de l’art Paul Kaiser récuse-t-il cette approche à propos du collectif Exterra XX d’Erfurt, seul groupe d’artistes en RDA à ne compter que des femmes et ce alors qu’elles-mêmes acceptent le terme. L’invalidation de ces catégories se justifie à ses yeux par le fait que cette grille d’analyse serait incapable de saisir un corpus sans équivalent (« genuin »), qui se voulait avant tout plébéien (donc non genré ?) et ne savait que peu de choses du mouvement féministe de l’Ouest. Or ceci revient à dire que le concept d’intertextualité ne peut être appliqué aux textes de Goethe parce que la notion n’avait pas encore été développée au moment où il écrivait et que Goethe ne l’employait pas lui-même.
Hier et aujourd’hui, cette posture « identitaire » refuse d’utiliser les mots de l’Autre, à savoir l’Ouest, conformément à la stratégie de démarcation qui a toujours été celle de la RDA. Elle conteste aussi les catégories de pensée des vainqueurs de l’histoire – de l’art en l’occurrence. De la part des femmes interrogées, ce positionnement correspond aussi certainement à la répugnance éprouvée à l’idée d’embrasser une identité de « victime » ou de « dominées » supplémentaire après celle d’« Ossi ». L’égalité femmes-hommes est en effet le dernier mythe qui soit encore à peu près opérant lorsqu’il est question du petit territoire disparu, y compris à leurs propres yeux (surtout après la dégradation effective de la situation des femmes après 1989). Le faire vaciller contribuerait à dénigrer un peu plus une identité déjà bien malmenée, par ailleurs largement gommée de l’historiographie officielle de l’Allemagne réunifiée30. On peut donc sans doute aussi y voir une dernière forme de fidélité non pas tant au régime du SED qu’à leur propre biographie.
De la pertinence de la catégorie genre y compris lorsqu’il est question de la RDA !
Cet article se proposait d’évoquer les différences et hiérarchies de genre dans la « société fermée » de RDA, or, depuis plusieurs pages, il est question d’une autre forme d’enfermement, celui que l’on a rapidement qualifié de « mur dans les têtes » et qui persiste près de 30 ans après la chute du mur de Berlin. Le sentiment d’être confiné dans une identité de second rang concerne aussi bien les hommes que les femmes ‒ même si, à l’intérieur du groupe des laissés-pour-compte de la réunification, les femmes occupent la première place.
L’absence du « genre » dans les discours et les analyses nous permet ainsi de saisir en creux toute la complexité de la position des Allemand.e.s de l’Est à l’heure actuelle qui, bien davantage que par leur sexe et leur genre, continuent à se penser en fonction du modèle ouest-allemand qu’ils ressentent comme hégémonique. Le clivage Est/Ouest est en tout cas premier dans l’esprit des témoins que j’ai interrogés, il est une frontière indépassée qui empêche de penser d’autres processus de différenciation.
On peut néanmoins regretter que ce paramètre ne soit pas davantage présent car, associé à d’autres dans le cadre d’une approche intersectionnelle, il révèlerait sans doute les réelles conquêtes de la « société fermée » socialiste en matière de subjectivité de genre, ainsi que la richesse de sa production artistique qu’elle dégagerait enfin des oppositions, héritées de la Guerre froide, entre artiste « conforme » et « dissident ». Davantage que d’exclure telle ou telle approche, il s’agit plutôt d’adopter une perspective suffisamment complexe. Car l’on ne peut que donner raison à Susanne Altmann lorsqu’elle estime que l’on ne peut ranger les productions de l’Est dans un canon « universel », à savoir exclusivement occidental. Dans cet esprit, l’exposition Left Performance Histories s’emparait en février dernier à Berlin de la question du féminisme et du genre en plaçant son focus sur les singularités et convergences à l’échelle du bloc communiste31. À travers elle, une jeune génération d’historiens de l’art, socialisés avant et après 1989 en Europe centrale, prouvait qu’il est possible d’associer concepts nés à l’Ouest et observations portant sur l’Est. Ce type de travaux conduit à une compréhension plus fine de ce qu’ont pu être les rapports de genre dans les sociétés socialistes à travers les pratiques et les représentations. Au-delà des verdicts habituels d’anachronisme et d’épigonalité, ils contribuent à la réception de phénomènes jusque-là occultés car n’entrant pas dans le canon dominant. Je plaide donc pour que l’on fasse confiance aux analystes du genre lorsqu’ils se penchent sur la RDA. Ils et elles sauront utiliser ces outils en contexte et avec la subtilité qui s’impose, sans s’enfermer à leur tour dans une vision mécaniste et caricaturale.