Avant tout, je voudrais préciser que je ne suis pas spécialiste en études de genre. L’idée de cette réflexion que j’entends vous transmettre aujourd’hui est la conséquence logique d’un certain nombre de travaux préalables sur les écrivaines qui ont été prisonnières politiques lors de la dernière dictature argentine, et c’est surtout à partir de ce lieu conceptuel et politique que je parle. Parmi elles, nous avons souvent privilégié le travail d’Alicia Kozameh, qui occupe aujourd’hui une place très personnelle dans ce que nous avons convenu d’appeler « la littérature de la dictature ».
Nous reprenons aujourd’hui quelques-uns de ses textes, mais à partir d’une autre perspective, dans la mesure où, au-delà de son écriture fictionnelle, elle a participé à l’édition et publication d’un livre de témoignages Nosotras, presas políticas1 (Nous, prisonnières politiques) qui réunit lettres, dessins, poèmes, et récits des prisonnières politiques regroupées à la prison de Villa Devoto, et dont elle-même fait partie. Nous avons donc la possibilité rare de mettre en miroir deux textes où la même expérience est racontée par des voix multiples et à partir de stratégies discursives et des lieux d’énonciation divers. Il y a quatre niveaux dans lesquels cette mise en miroir nous semble particulièrement productive :
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La mise en parallèle de la version littéraire de l’écrivaine, déployée dans ses nouvelles et ses romans, avec son propre témoignage non littéraire inclus dans un livre à vocation documentaire.
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La mise en parallèle des différentes perspectives autour des mêmes faits, selon qu’il s’agisse de la version narrée par la voix de l’écrivaine ou par les voix de ses camarades.
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La variété de supports et de registres discursifs qui configurent une constellation complexe de sens, incluant des documents officiels émanant des autorités pénitentiaires.
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L’articulation des voix, aussi bien dans la littérature que dans le témoignage, puisque dans les deux cas ce qui prime c’est le « nous », sur le « je ». La subjectivité individuelle n’est pas absente, mais la structure même de l’univers représenté requiert l’énonciation collective, la co-présence qui devient polyphonie.
De toute évidence, nous ne pourrons pas traiter tous ces points dans ce travail. Mais ils font partie d’un programme auquel nous nous attellerons dans les mois à venir. Aujourd’hui, nous nous proposons, à partir de ces opérations, de déceler les spécificités relatives au genre dans un pays qui était devenu un immense camp de concentration et où les hommes et les femmes étaient soumis à des traitements d’une violence extrême et arbitraire, cherchant à les des-identifier et à les priver de leur humanité.
Mais avant de rentrer dans le vif de la question, quelques précisions contextuelles s’imposent.
Le livre « Nosotras, presas políticas », couvre une période de neuf ans, allant de 1974 à 1983. Il faut bien tenir compte du fait que la plupart des prisonnières dont il est question furent arrêtées avant le 24 mars 1976, date du coup d’État qui instaura la dernière dictature militaire, tristement connue dans le monde entier pour avoir assassiné 10 000 personnes, avoir fait disparaître définitivement trente mille autres et avoir poussé autour de 500 000 Argentins à l’exil. La répression des militants révolutionnaires avait commencé en effet en 1974, peu de temps après la mort du Président Juan Domingo Perón et sous les ordres de sa veuve et vice-présidente, Isabel Martínez de Perón, qui lui succéda à la tête de l’État. Les détentions se généralisèrent, et même si les conditions étaient déjà très dures, surtout dans les pénitenciers de province – véritables scénarios de l’horreur –, elles étaient encore « légales ». Cela signifie que les prisonnières étaient enregistrées et reconnues comme telles, pouvaient recevoir des lettres et, selon les époques, des visites de leurs proches ; certains cadres juridiques et institutionnels étaient encore en vigueur. Quelques mois après le coup d’État, et lorsque les enlèvements et les disparitions devenaient la règle, la Junte militaire décida de regrouper les femmes déclarées comme prisonnières politiques dans un seul lieu : la prison de Devoto, à Buenos Aires ; et d’en faire ce qui a été appelé « la prison vitrine ». Les objectifs de cette distribution étaient doubles : d’un côté, disposer de ces femmes selon leurs nécessités politiques et s’en servir comme des otages ; de l’autre, montrer une image de légalité face aux pressions exercées alors par les organismes internationaux de droits humains et démentir ainsi les versions sur la brutalité du régime. Cela ne veut pas dire que les conditions de la vie quotidienne étaient faciles – elles ont d’ailleurs beaucoup varié selon les années –, mais elles permettaient des modalités d’échange et de résistance impossibles ailleurs. C’est sans doute la raison pour laquelle la majorité de ces femmes a survécu malgré les terribles épreuves traversées. Voici comment Alicia Kozameh décrit la prison de Devoto dans son témoignage, recueilli dans Nosotras, presas políticas :
[La prison de Devoto] était, pour la dictature militaire, une partie de l’engrenage répressif, légal et présentable, appropriée pour être exhibée devant les organismes internationaux de droits humains, qui visitèrent l’établissement pénitentiaire depuis le début. Une façade qui occultait l’existence de centres clandestins et de prisons semi-légales où on maltraitait, torturait et assassinait en toute impunité. Elle était destinée à être montrée, avec la sinistre intention de dissimuler la véritable finalité d’annihilation massive2.
Il ne faut pas confondre cette période et ce régime carcéral avec les méthodes imposées après le coup d’État, qui impliquaient une « clandestinisation » de l’action répressive : les militants étaient alors séquestrés, disparaissaient sans laisser des traces, n’étaient pas reconnus comme prisonniers, toute information était refusée aux familles ; ils étaient gardés dans des centres clandestins de détention (CDD), systématiquement torturés et finalement exécutés. Leurs corps étaient soit enterrés dans des fosses communes comme NN, soit brulés, soit embarqués, encore vivants mais anesthésiés, dans des avions d’où on les lançait dans la mer ou dans le fleuve de la Plata. Dans ces cas, il y eut très peu de survivants. Les témoignages que nous allons analyser appartiennent donc à ces femmes qui, parce qu’elles ont été arrêtées avant la dictature, ont pu survivre et se réintégrer un jour à la société. À la vie, tout simplement.
Nosotras, presas políticas est composé d’un prologue d’Inés Eizaguirre, d’une introduction sans signature, mais qui est écrite à la première personne du pluriel ; et de neuf chapitres qui correspondent chacun à une année. La composition de ces chapitres est hétérogène : on trouve à chaque fois une mise en contexte qui met en rapport les expériences carcérales avec les évènements extérieurs et qui explique leur incidence sur les conditions de détention ; cette contextualisation est suivie d’une série de témoignages individualisés permettant de donner corps – de donner des corps – à l’Histoire. Parfois les éditrices incluent des lettres écrites aux proches et conservées par eux, des poèmes écrits en prison, des dessins qui représentent la localisation des prisonnières dans l’espace de la cellule ou du pavillon ou bien les activités qu’elles développent ; des dessins qui sont parfois adressés aux enfants restés à l’extérieur à la garde des familles, ou qui portraiturent les enfants qui sont à l’intérieur avec leurs mères. Le livre est accompagné d’un CD qui recueille 500 lettres récupérées et retranscrites. Quant aux textes littéraires d’Alicia Kozameh, nous ferons référence surtout à un recueil de nouvelles : Ofrenda de propia piel3, et à deux de ses romans, Pasos bajo el agua4 et Bruno regresa descalzo5.
L’organisation chronologique du livre, qui suit année par année les évènements « du dehors » et ceux du « dedans » permet d’exposer en toute clarté les évolutions du régime carcéral, qui se durcit brutalement à partir du coup d’État de 1976, et commence à s’assouplir en 1980, après la visite de la Commission Interaméricaine des Droits Humains (6/9/1979), mandatée pour ouvrir une enquête. Parallèlement, le caractère mortifère du régime devient connu et commenté à l’étranger, et beaucoup d’organisations internationales d’aide aux victimes donnent leur soutien à celles, nationales, qui agissent sur le terrain au péril de leurs vies.
Nous n’analyserons pas ici la totalité du matériel fourni par la publication ; nous nous limiterons à signaler quelques points essentiels et à analyser des représentations croisées.
Mais avant cela nous souhaiterions préciser le cadre à l’intérieur duquel notre réflexion s’inscrit. Nous sommes devant des faits qualifiés de crimes de lèse humanité, qui répondent à un plan systématique d’extermination du terrorisme d’État. La grande majorité des prisonniers subirent la torture physique et morale, les sévices en tout genre, la faim, les simulacres d’exécution. Beaucoup d’entre eux, hommes et femmes sans distinction de genre, furent assassinés. Les viols firent partie de ces vexations, moins nombreuses avant le coup d’État, systématiques ensuite. Et bien que les femmes aient été les victimes préférentielles, il y a eu aussi des cas d’hommes violés. La différentiation, donc, entre les expériences des uns et des autres n’est pas à chercher à ce niveau-là, même si on peut déceler quelques différences de stratégie lorsqu’il s’agit de tortures psychologiques.
L’autre paramètre à considérer est que les militants des années 60 et 70 – comme la société en général, par ailleurs – ne se posaient pas encore les problèmes en termes de conflits de genre. Non pas parce que les femmes n’avaient pas conscience des inégalités de droit, mais parce que la priorité était mise sur la libération du collectif, fait d’hommes et de femmes. Face à la tragédie nationale, on pariait sur la cohésion communautaire : il s’agissait d’abord et avant tout de défendre les droits des êtres humains, réduits à néant par la dictature. Le combat n’était pas, à ce moment là, la domination du genre, mais la domination tout court. On n’ignorait pas que les deux étaient indissolublement liées ; ce combat était souvent mené à l’intérieur des organisations ; mais n’était pas ce qu’à l’époque on appelait la « contradiction principale ». En outre, et par rapport aux paramètres d’alors, les femmes militantes avaient déjà conquis un niveau important d’autonomie par rapport à leurs aînées : elles étaient des femmes libres de leurs choix, qui assumaient des engagements radicaux, dont une partie avait reçu un entraînement militaire, participait à des actions armées et dans certains cas occupaient des postes de commandement dans la hiérarchie de la guerrilla. La conviction – probablement naïve – était que la libération sociale et politique de tous entraînerait, dans son processus historique, celle de chacune des minorités.
Ceci étant dit, nous pouvons essayer d’identifier les spécificités des collectifs féminins dans l’expérience carcérale sans prendre le risque d’extrapoler les états de conscience actuels.
Nous allons nous concentrer sur deux axes qui relèvent de l’expérience féminine, différentiable et différentiée, par rapport aux expériences, parallèles et simultanées, des militants hommes, qui étaient souvent leurs compagnons de vie, leurs frères ou leurs camarades dans le combat politique. Le premier s’attelle aux stratégies de résistance conçues et pratiquées par les prisonnières ; le deuxième a trait à la gestion des subjectivités en fonction des rôles familiaux et des spécificités biologiques, particulièrement à la maternité.
La résistance est une instance indispensable de discussion et d’organisation, et se donne trois objectifs concomitants : 1) se défendre par tous les moyens des abus dont les femmes étaient l’objet, et cela par des voies légales et institutionnelles – réclamations devant les autorités pénitentiaires, les juges, les organismes de droits humains, nationaux ou internationaux – mais aussi par des actions collectives de désobéissance – résistance aux fouilles corporelles, boycott du comptage, grèves de la faim ; 2) consolider leur formation politique et la discussion stratégique au sein du collectif ; 3) se donner un soutien affectif pour éviter les défaillances individuelles et préserver la cohésion du collectif, en mettant l’accent sur la responsabilité et la solidarité. L’ensemble de ces stratégies semble avoir été longuement débattu par les prisonnières. Il faut souligner le fait qu’il y avait, par rapport à leur formation politique, au moins trois groupes bien distincts : celles qui n’avaient pas eu un réel engagement, qui étaient « indépendantes », ou qui n’avaient participé que de manière ponctuelle, et dont le niveau de préparation était faible ; celles qui faisaient partie d’une organisation ou avaient une histoire militante ou d’activisme ; celles qui étaient « encadrées » dans les organisations révolutionnaires et avaient eu des responsabilités hiérarchiques dans leur sein, et qui avaient non seulement une préparation théorique mais également une expérience militaire concrète et une conscience poussée des risques, forgée dans un engagement radicale. À ces différences qu’il fallait concilier en vue d’une action unitaire, s’ajoutaient les nombreuses différences entre les membres des deux organisations principalement représentées : l’ERP (Armée Révolutionnaire du Peuple), de signe trotskiste et guévariste ; les Montoneros, la branche révolutionnaire armée du péronisme. Les deux organisations avaient des conceptions de l’Histoire et des cultures politiques très différentes, même si toutes les deux se fixaient comme objectif une révolution socialiste d’inspiration marxiste ; elles différaient fortement sur le chemin à suivre pour y arriver et faisaient souvent preuve d’un certain sectarisme l’une envers l’autre ; ce qui ne les a pas empêché d’effectuer des actions militaires conjointes et de maintenir des contacts réguliers. Cette trame complexe de compétences disparates et de cristallisations politiques puissantes fut gérée de manière variable selon les groupes. Si nous nous en tenons aux témoignages de Nosotras, presas políticas, les allusions à ces différences sont explicites mais pas dramatiques ; même si les discussions étaient intenses, elles auraient atteint un modus operandi leur permettant de trouver des accords et d’avancer dans leurs positions. On ne peut pas nier le rôle prédominant des cadres révolutionnaires dans ce processus, mais convenons que les prisonnières moins aguerries trouvaient chez elles la force de résister et le modèle à suivre. La plupart des voix de cet ouvrage, qui est collectif et se revendique comme tel, s’accordent à considérer l’expérience carcérale, dans les conditions déjà explicitées, comme :
[…] une expérience d’apprentissage, de maturation personnelle, et de tissage de liens affectifs entre des femmes provenant des toutes les régions du pays, d’obéissances politiques, culturelles et formations professionnelles différentes, diverses confessions religieuses, mais un même désir de changement6.
Dans son travail intitulé Y hasta el silencio de los labios… Memorias de las ex del penal presas políticas de Villa Devoto en el transcurso de la última dictadura militar en la Argentina, Silvina Morenson recueille à son tour les témoignages d’un autre groupe de prisonnières de Devoto, qui rendent compte d’une tension majeure entre elles, et surtout d’une contradiction qui finira par être dépassée : celle qui oppose la réserve des militantes les plus radicales par rapport aux attachements affectifs qui pourraient interférer dans le travail politique et le sentiment réel de se sentir unies et de s’aimer, au-delà des divergences :
Bien que les militantes révolutionnaires et ex-prisonnières politiques explicitent l’adhésion et le développement des rapports interpersonnels à Devoto à partir d’une perspective hiérarchique, fortement identifiée avec la conception militaire qui prima dans les organisations d’origine, la majorité insiste à considérer cette modalité de relation parmi les « erreurs » qu’elles disent avoir commises en prison. Si, d’un côté, dans les récits de beaucoup des ex-prisonnières politiques l’évaluation positive des rapports affectifs entretenus pendant les années de captivité s’avère contondante, leur jugement au sujet de ces modalités de fonctionnement propres aux organisations révolutionnaires ne l’est pas moins7.
Toutes, en revanche, reconnaissent l’intensité des liens tissés et la dynamique engendrée par leurs échanges : la multiplication d’activités manuelles lorsque cela a été possible ; les espaces de discussion et d’information ; mais également les espaces de récréation, les représentations théâtrales clandestines, les moments d’humour noir et de rires étouffés ; la transmission de connaissances, les lectures lorsqu’elles avaient l’accès à la lecture de livres ou de journaux ; le partage équitable de toutes les tâches et de tous les biens, et même des cigarettes ; la communication avec les autres quartiers de détention pour femmes, etc. Cette espace de multiplicité concertée, qui requiert une dose élevée de souplesse et une grande capacité de négociation, devient ainsi le trait le plus spécifique d’une cohabitation forcée au départ par la restriction carcérale, mais assumée ensuite comme une conséquence logique des engagements pris et comme l’occasion d’un approfondissement du lien, qui parfois frôle la symbiose. Divers témoignages l’expriment. Nous pouvons lire, par exemple, celui de Catalina Palma, « Katy » :
À nos vingt […] ou trente ans, nous faisions de cet « espace », dans la mesure du possible et malgré tout, un lieu chaleureux et moyennement agréable. Nous échangions des idées, nous discutions, nous étudiions8.
La même notion de lien apparaît dans le témoignage de Graciela Schtutman, « Gracielita », lorsqu’elle rappelle la chanson – composée par Stella, une autre prisonnière – devenue « l’un des hymnes » du quartier :
Ma camarade sans nom,
Partageons notre pain,
Nos rires, nos pleurs,
Demain la liberté9.
Adriana Capelletti « la Cappe » y Margarita Irurzun, « la Colo Irurzun », revendiquent à leur tour le pouvoir thérapeutique des sentiments qui les unissent : « La clé de notre retour en bonne santé à la vie en liberté a été notre union, notre mûrissement, notre attitude pour nous aimer, nous comprendre, nous faire confiance, nous respecter10 ».
Si nous quittons le terrain du témoignage pour celui de la fiction, voici la façon dont Alicia Kozameh, qui intervient en qualité de témoin dans Nosotras, presas politicas et revient sur l’expérience dans sa littérature, raconte cette sorte d’unanimité dissemblable, cette fusion des « je » dans le « nous », déjà éprouvée avant d’arriver à la prison de Devoto, lorsqu’elles étaient encore détenues à la Jefatura de Policía de Rosario, dans un sous-sol :
Nous sommes ce sous-sol, ce nœud serré de l’histoire, nous sommes la force et l’ingéniosité avec lesquelles nous nous détachons. Nous sommes la soudure et chaque étincelle. Nous sommes, le corps de toutes. Le grand corps complet. Tout le corps. Son sang, nous sommes, et les os. La peau et la respiration. Et le vagin du monde, nous sommes. Le grand vagin. […] Nous sommes cette grande machine à souder. Cette grande étincelle. Et nous sommes l’armure. […]11.
La métaphore du corps collectif qui englobe et contient les corps individuels prend ici une tournure explicitement féminine, et la convocation célébratoire du vagin n’est pas, dans ce cas, qu’une image littéraire : dans la prison de Devoto les vagins des femmes est le lieu où se cachent les petits rouleaux de papier de cigarettes dans lesquels elles écrivent des poèmes, des extraits de livres, des pensées qu’elles font circuler à l’heure de la récréation. Ces vagins deviennent bibliothèque, archive, refuge ; ils font échouer le dispositif disciplinaire institutionnel, conçu justement pour « enfermer » la conscience dans une logique d’intimidation et d’obéissance. On dirait que la clôture carcérale finit par construire un espace de liberté mentale inaliénable. Comme je l’ai déjà dit ailleurs,
chaque corps devient une machine à produire, avec ses cadences propres et ses outils spécifiques : les consciences qui résistent, les mémoires qui récupèrent des récits ou des concepts, les mains qui écrivent, celles qui enroulent, celles qui enveloppent ; les vagins qui hébergent, les corps qui transportent12.
Dans une cartographie où les dispositifs disciplinaires extérieurs n’avaient pas beaucoup à envier aux règlements carcéraux ; puisque le pays entier était un camp de concentration, les ex-prisonnières de Devoto interviewées par Silvina Merenson essaient de faire comprendre que, grâce à cette trame d’affects et de voix tissée par les femmes, elles avaient une liberté que les gens n’avaient pas dehors : Nous avions des circuits de communication, nous avions des gens fiables avec qui parler, mais les gens dans la rue n’en avaient pas… Dehors on t’arrêtait, on te poussait, la police te malmenait, et c’était cela ce qu’on vivait comme la liberté… je me sentais plus libre dedans que dehors. […] celui qui était dehors pouvait se trouver dans un chupadero13 ou mort, mais il était difficile de nous sortir, nous, de ce dedans […] Nous étions plus en sécurité dans la prison qu’en circulant à travers le pays […] Au moins, moi, je savais qu’il y avait une grille et j’ai organisé ma vie à partir de là…14
Il n’est pas superflu de rappeler que nous parlons d’une situation très particulière, celle de la prison-vitrine, au moment d’évaluer ces expériences. Les conditions auxquelles étaient soumis les hommes prisonniers la plupart du temps15 étaient infiniment plus dures : ils étaient réduits à l’isolement, systématiquement torturés, souvent fusillés.
À l’interdiction de contact entre les hommes s’opposent les échanges dans les prisons de femmes. Pour survivre, ces « hommes seuls dans un monde masculin et fermé où la tendresse était interdite16 » – selon leur propre témoignage – hypostasient souvent le profil politique du révolutionnaire exemplaire, qui subordonne la subjectivité au devoir. La mort héroïque peut faire partie de cette « mission », et les survivants témoignent de certains cas devenus mythiques, tout en se revendiquant comme des hommes ordinaires soumis à des situations limites. Du côté des prisonnières, il y a eu aussi des modèles d’intégrité révolutionnaire saisissants, mais elles trouvent habituellement leurs voies de résistance plutôt dans le quotidien, en dévoyant les normes disciplinaires et en transgressant les interdictions, afin de ménager une marge de liberté de décision. La co-présence et la circulation des affects et des paroles est leur meilleur atout, leur souplesse et inventivité témoignent d’une aptitude à survivre malgré les manques, les pertes et les punitions. Ce monde de l’impossibilité apparaît souvent comme un espace où elles construisent des liens d’amour et pratiquent la résistance aux desseins biopolitiques de l’État, et ce avec force et avec joie. Cependant, leur mémoire manifeste toujours une certaine tension entre la primauté des aspects politiques et de la militance révolutionnaire – narrés en clé épique – et celle des liens affectifs qu’elles construisirent à l’intérieur de la prison17.
À la dynamique quotidienne entrelaçant deux pratiques essentielles : la solidarité et la responsabilité, qui étaient communes aux prisonniers et aux prisonnières, il faut donc ajouter d’autres composantes différentielles : l’entrecroisement des affects (codétenus, familles, compagnons de vie, enfants, etc.,) et les modalités de répression qui visent spécifiquement à léser ces affects. Bien que chacun des prisonniers, quel que soit son genre, a éprouvé les déchirements de la séparation de ses proches et la culpabilité par rapport à la situation dans laquelle se trouvent les familles, les femmes en subissent davantage les conséquences, ne serait-ce que par la distribution sociale des rôles. Le corps est une fois de plus l’espace où les contradictions s’expriment : la fidélité au projet politique versus le devoir de prendre soin des autres. Selon Silvina Merenson,
Les références constantes, les métaphores et les représentations qui, dans les récits, renvoient au propre corps mettent en évidence deux caractéristiques centrales pour la définition de ses interlocuteurs : dans les récits des “compañeras18”, le corps propre est un corps féminin et présent. Ainsi, le corps, en tant que terrain d’essai de discours sociaux, en tant que zone de disputes, dominations, pressions et répressions, devient le territoire depuis lequel les ex prisonnières politiques narrent les continuités et discontinuités de leurs trajectoires vitales19.
Le cas qui illustre le mieux cette tension est celui de la maternité : beaucoup de prisonnières ont été détenues avec leurs enfants en bas âge, beaucoup ont accouché en prison. Avant 1976, elles pouvaient garder les enfants auprès d’elles ; ensuite ils leur étaient retirés à partir de 6 mois. L’acuité du dilemme n’échappera à personne : garder les enfants avec les mères tout en les condamnant à ne pas connaître le monde extérieur, ou s’en séparer au risque de se retrouver un jour accusées d’abandon ? À des degrés divers, la question se pose au sujet de chacun des rapports, que ce soit avec les mères, les sœurs, ou les compagnons ; le sentiment de faute, que tous les prisonniers sans distinction de sexe ont éprouvé vis-à-vis des morts et des disparus, est plus puissant et plus physique chez les femmes, dans la mesure où elles « manquent » à un monde qui, affectivement, était organisé autour d’elles. Je cite encore Silvina Merenson : Définie comme “faute plus ou moins grave”, la “culpabilité” identifie les ex-prisonnières politiques dans un récit dans lequel, à partir de leur multiple condition d’ex-militantes révolutionnaires, “camarades” de captivité, “compagnes de vie”– épouses, mères, filles et sœurs –, elles expliquent aussi bien leurs propres “absences” transitoires liées à leur détention, que les “absences” irréparables qui en font des survivantes et des parentes et/ou “compagnes” des disparus “tombés en combat”20.
Il serait facile de constater que ces points de tension coïncident avec les attributs archétypaux de la condition féminine, à laquelle les prisonnières n’échappent pas totalement, puisque la société dans laquelle elles vivent est toujours patriarcale. Piégées dans ce nœud de contradictions, elles tentent toujours de conjuguer intransigeance politique et lien affectif, en cherchant à rester fidèles à leurs engagements.
Dans l’économie intérieure de la prison, ces fragilités liées aux affects étaient souvent utilisées comme des opportunités de punition. Si les visites habituelles autorisées pouvaient être des « visites de contact », ce qui permettait de toucher les êtres aimés, de les embrasser et de ressentir la chaleur de leurs corps, les prisonnières étaient souvent privées de cette consolation lors des sanctions collectives. Si les enfants étaient là, de l’autre côté de la vitre, inaccessibles, la douleur était encore plus vive. María del Carmen Sillato en témoigne dans Nosotras, presas politicas, en évoquant les visites de son fils Gabriel :
Cela faisait un an et demi que je ne le voyais qu’à travers la vitre du parloir. […] Mes mains tremblaient du désir de caresser ses cheveux bouclés. À ce moment arriva la gardienne […]. Alors je lui demandai, je la priai de me laisser prendre mon fils dans mes bras. Je ne me rappelle pas qui était cette gardienne, mais je lui suis encore reconnaissante. Elle me demanda discrétion absolue, ouvrit la porte et me laissa passer. Et là je pris mon petit bonhomme dans les bras, et j’ai embrassé à nouveau sa tête, ses yeux, ses mains… Et lui, pauvre petit, muet et paralysé. Cela ne dura que deux minutes, et quand je revins à notre section, bouleversée par l’intensité de cet instant, de tous les coins me regardaient les yeux pleins de larmes des camarades qui avaient suivi la scène avec impatience, joie et douleur21…
Je pourrais continuer à ajouter des exemples, la conclusion est toujours la même : ce qui est confirmé encore et encore est la centralité du corps féminin, en tant que carrefour du politique et de l’existentiel, du dedans et du dehors, du don et de la faute, des absences-présences, transitoires ou définitives. C’est pourquoi ces mêmes corps deviennent territoire où se règlent les conflits, « espace collectif de lutte, résistance et circulation qui se présente comme matrice et comme matière première de toutes ses représentations22 ». Ils sont en même temps le territoire où s’inscrit le trauma ; l’obstacle à la désubjectivation et la frontière qui sépare les militantes et le pouvoir. Quel que soit le prix à payer – et il est élevé –, elles protègent leurs corps en refusant la nudité lors des fouilles, et gardent le contrôle sur leurs accès. Ce qui dans d’autres circonstances aurait pu être lu comme une pudeur féminine selon les canons de la société patriarcale, acquiert ici toute sa puissance symbolique et politique. L’écriture même émane du corps et le traverse, et c’est en cela qu’elle devient écriture féminine qui transgresse les canons consacrés et les limites littéraires établis par le pouvoir patriarcal. Rappelons, avec Luisa Libânio, que
[p]our cela, la femme doit écrire à travers son corps ; elle doit inventer un langage propre, capable d’imprégner et de briser paradigmes de classe, rhétoriques, codes. Lorsqu’une femme écrit à travers son corps, elle devient le sujet du discours. À travers son corps, elle dépasse les limites imposées, et le corps devient langage23.
Cette « famille carcérale » constitue une lignée faite de et par des femmes qui convergent dans une volonté d’affirmer la valeur de la vie et de transformer le monde. De ce point de vue, nous pourrions interpréter leurs actions d’abord et leurs récits ensuite, à la lumière de la définition de la sororité produite par les premiers travaux de Bell Hooks, quoique l’intersectionnalité raciale ne soit pas ici prioritaire : une solidarité fondée, non pas sur la condition de victime, mais sur un engagement politique partagé :
Quand nous nous engageons activement en nous aidant mutuellement à comprendre nos différences, à corriger les idées fausses ou déformées, nous posons les fondements de l’expérience de la solidarité politique. La solidarité, ce n’est pas simplement le soutien. Pour en faire l’expérience, nous devons avoir une communauté d’intérêts, de croyances et d’objectifs autour desquels nous unir et construire la sororité24.
La plasticité dont parlent les témoins autorise cette pluralité au sein du commun, qui a été la clé de la résistance et de la survie. Ce collectif consolidé durant les années de prison a transcendé les limites temporelles de l’enfermement ; il perdure encore aujourd’hui et est à l’origine, non seulement des témoignages oraux recueillis par Silvina Merenson, mais aussi du livre Nosotras, presas políticas, né, vingt ans plus tard, d’un consensus sur ce qu’on décide de raconter sur l’expérience commune, et sur la forme de cette narration. C’est le même collectif évoqué par Alicia Kozameh dans un de ses récits, écrit en 1994 : « El encuentro. Pájaros », où elle raconte l’une des retrouvailles annuelles du groupe qui a partagé le même espace d’enfermement : Elles marchent ensemble. Elles s’emmêlent dans des gestes et des fils de mots. Par les motifs qui provoquent leurs rires ou par l’angoisse qui les émeut, elles semblent n’être qu’une. Elles sont la même. Différentes tailles, yeux de couleurs distincts, voix aigües, graves, dissonantes. Toutes en une. Toutes s’élevant en une seule idée de poids et de respirations25.
Si la description fournie par les témoignages met l’accent sur la progressive harmonisation des différences par la négociation, la discussion et les affects, elle insiste aussi sur le parallélisme des parcours de vie, dissemblables mais convergeant tous sur un point : l’articulation des tâches multiples autour d’un axe structurant, celui de l’action politique et de l’utopie révolutionnaire. Quant à la littérature, c’est le sensible qui prend le dessus. Le mouvement, les regards, les sons, les odeurs, la lumière, l’air, la chair. La matière dont les femmes sont faites, leur façon particulière d’être dans le monde, ensemble. La perception de chaque signe, l’attention à chaque faille. Une disposition aimante envers l’autre, une complicité indestructible.
Les textes testimoniaux écrits vingt ans après les faits sont ainsi le résultat d’une prise de distance : le récit n’est plus seulement la reconstruction de l’expérience, mais sa relecture critique ; l’une des versions et des interprétations possibles, et surtout celle qu’elles jugent susceptible de dire leur vérité. La fictionnalisation apportée par le texte littéraire opère un dernier tour de vis : elle rend visible, à travers une rhétorique exacerbée du corps et de sa matérialité, la centralité réelle et symbolique du féminin. Les unes comme les autres rendent hommage à cette sororité découverte alors et nourrie depuis, où l’individuel et le collectif s’entrelacent pour se dire politiquement, s’inscrire dans l’histoire et convoquer la mémoire commune.