L’internement des femmes « difficiles » : folie et carcans du féminin chez Janet Frame et Jenny Diski

DOI : 10.35562/textures.197

p. 175-184

Résumé

L’analogie entre internement et enfermement est omniprésente dans Le Lagon et autres histoires (1951) et Visages noyés (1962) de Janet Frame, où des femmes que l’institution dit « difficiles » consignent et contestent à la fois les stéréotypes de genre qu’on cherche à leur imposer. Dans Monkey’s Uncle (1994), de Jenny Diski, c’est encore une femme « difficile » qu’on envoie à l’hôpital psychiatrique pour dépression. Cette étude s’attardera sur les spécificités de l’internement des femmes en tant qu’enfermement non seulement médical, mais également symbolique : le discours psychiatrique et social sur cette « maladie des femmes » qu’est la folie (Showalter) révèle en creux une série de stéréotypes de la féminité. On verra cependant que la folie, tentative de sortie de ces carcans du féminin, n’est pas seulement un diagnostic ou une sanction qu’on impose à ces femmes difficiles, mais également un instrument de résistance, et une voie d’expression.

Plan

Texte

[L]es hommes ont toujours vu les femmes qui refusent le silence soumis de la domesticité comme de terribles créatures : gorgones, sirènes, descendantes de Scylla ou Lamia, anges de la mort ou déesses de la nuit1.

Si la féminité insoumise, excessive ou transgressive n’a plus de nos jours un si monstrueux visage, certains mythes perdurent : selon Elaine Showalter ou Phyllis Chesler2, toute femme ne se conformant pas au rôle qui lui est dicté par la société patriarcale peut être jugée folle. L’histoire, littéraire ou non, est parsemée de ces cas d’internement de femmes dont le désir d’autonomie, la liberté d’esprit trop manifeste, l’engagement politique ou encore les aspirations intellectuelles et professionnelles, ont pu être jugés pathologiques. L’indépendance serait synonyme d’irrévérence, le refus de la domesticité mènerait à la démence, et l’institution asilaire (ainsi que d’autres formes de thérapie) permettraient de guider ces femmes égarées vers le droit chemin. Hétérotopie de déviation selon Michel Foucault, l’hôpital psychiatrique est en quelque sorte un espace correctionnel, au même titre que la prison que l’auteur, à l’instar d’Erving Goffman dans Asiles, classe dans la même catégorie.

L’analogie entre internement et enfermement est omniprésente dans Le Lagon et autres histoires (1951) et Visages noyés (1962) de Janet Frame, où des femmes que l’institution dit « difficiles » consignent et contestent à la fois les stéréotypes de genre qu’on cherche à leur imposer. Dans Monkey’s Uncle (1994), de Jenny Diski, c’est encore une femme « difficile » dont les infractions au rôle d’épouse et de mère ainsi que le militantisme politique dérangent, qu’on envoie à l’hôpital psychiatrique pour dépression. Les deux romancières et nouvellistes ont elles-mêmes fait l’expérience de l’internement par l’institution asilaire, comme de l’enfermement par l’institution omniprésente qu’est le discours, documentés dans leurs récits.

Cet article s’attardera donc sur les spécificités de l’internement des femmes en tant qu’enfermement non seulement médical, mais également symbolique : le discours psychiatrique et social sur cette « maladie des femmes3 » qu’est la folie selon Showalter révèle en creux une série de stéréotypes de la féminité, voire de carcans puisque dans les chroniques de Diski et Frame, la thérapie confine parfois à la tyrannie. On tentera cependant de voir que la folie, tentative de sortie de ces carcans du féminin, n’est pas seulement un diagnostic ou une sanction qu’on impose à ces femmes difficiles, mais également un instrument de résistance, et une voie d’expression.

1. Thérapie et tyrannie : carcans du genre

Comme le signale Phyllis Chesler dans Women and Madness (Les Femmes et la folie), « [l]a femme est souvent internée en hôpital psychiatrique parce qu’elle ne se conforme pas à la ‘féminité’ préconisée par ses proches […]4 ». Frame et Diski, tout en faisant le parallèle entre internement et enfermement, démontrent bien que ce n’est pas seulement entre les murs de l’asile même, mais dans le carcan d’une féminité à la définition restreinte, que l’on souhaite enfermer les femmes ne se conformant pas à leur rôle.

1. 1. Asile/prison : hétérotopies de déviation

Les nouvelles asilaires du Lagon, de Frame, assimilent explicitement l’espace asilaire à un espace carcéral ; on peut citer l’incipit de « La Liseuse » (« The Bedjacket »), où les patientes rêvent toutes d’« un endroit qui pouvait s’appeler chez-soi, où il n’y avait pas de portes verrouillées ni de salles communes ni de parcs ni de Cours ni de circonspectes petites promenades dans les jardins le dimanche après-midi5 ». Outre la mention des verrous aux portes, le poids de l’énumération indique ici que les patientes, telles des prisonnières, se trouvent soumises à une série de contraintes, à la surveillance et à la répétition d’actes toujours identiques. Le rapprochement entre asile et prison ébauché dans cette première nouvelle est achevé dans « Gueules-de-Loup » (« Snapdragons ») : « Mais oh une prison rouge et sucrée au lieu de celle-ci, celle où était Ruth. Certains l’appelaient asile, d’autres hôpital psychiatrique, en termes d’argot c’était une maison de fous, mais quel que soit son nom c’était toujours une prison […]6 ». Rappelons ici que sous l’appellation d’« institutions totales7 », Erving Goffman, dans son étude séminale de 1991intitulée Asiles, établit lui aussi ce lien d’extrême proximité entre prison et hôpital psychiatrique, à l’instar d’autres théoriciens tels que Michel Foucault.

Dans l’article intitulé « Des espaces autres », Foucault classe ainsi l’hôpital psychiatrique parmi les « hétérotopies » qu’il dépeint comme « des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, [dans lesquels] tous les autres emplacements réels de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés […]8 ». Dans cette catégorie générale, il isole plusieurs types particuliers, dont l’hétérotopie de déviation où peut être placé tout individu dont le comportement n’est pas conforme à la norme établie : maisons de repos, cliniques psychiatriques, prisons9. Or tout comme la prison, l’asile semble souvent avoir une fonction de « redressement », en particulier lorsqu’il s’agit de femmes « difficiles ».

Euphémisme révélateur, ce qualificatif apparaît ceint de guillemets dans le titre d’un article de Jennie Williams, Sara Scott et Sue Waterhouse daté de 2001, consacré au traitement des patientes en asile psychiatrique10. La présence des guillemets traduit parfaitement l’instrumentalisation et le procès par le discours de cette figure de la femme folle. Le système patriarcal pourrait sans doute définir la féminité même comme fondamentalement « difficile », à l’image du Freud (tourné en ridicule) de Monkey’s Uncle : « Les femmes sont très difficiles, marmonna Sigmund11 ». La femme est « difficile » pour l’homme, car elle représente ce qui lui résiste. Celle qui ferait de cette résistance un principe pourrait aussitôt être déclarée « folle » ; si Diski, contrairement à Frame, ne file pas la métaphore carcérale dans ses évocations du milieu asilaire, elle souligne bien que la folie est souvent le diagnostic sanctionnant un comportement ou une disposition perçus chez la femme comme une forme de déviance. Ainsi Charlotte Fitzroy, protagoniste du roman, a toujours manifesté aux yeux de son fils une tendance malvenue à s’opposer au système patriarcal à travers sa politisation : « Elle a toujours été difficile […]. Pleine d’idées absurdes. La politique. Le féminisme12 ». Cette déclaration de Julian au médecin venu secourir Charlotte suite à sa crise de folie constitue un exemple privilégié de culpabilisation de la femme « difficile » par le patriarcat : à la source des troubles de Charlotte, sa façon même de troubler l’ordre établi – son engagement, sa défense des droits des femmes, son implication dans une sphère traditionnellement masculine.

Istina Mavet, protagoniste de Visages noyés, semble douloureusement consciente de l’injustice et du caractère arbitraire d’une telle catégorisation :

Tout ce qui peut arriver, si l’on essaie de fuir, c’est d’être poursuivie et ramenée de force. Et si, par hasard, c’est Miss Glass, l’infirmière-chef, qui vous rattrape, elle se mettra en colère : « Tout ce qu’on fait, on le fait pour votre bien. Voulez-vous vous calmer ! … Assez de comédies comme ça13 !… »

Précisons ici que la traduction française choisit de modifier la formulation finale, là où l’anglais a recours une fois encore à l’adjectif récurrent (« you’ve been difficult long enough14 »). Cette condamnation se double ici d’une infantilisation manifeste, au service du contrôle que le système asilaire, et plus généralement social, veut exercer sur ces femmes difficiles. L’association en première phrase d’une formule restrictive (« tout ce qui peut arriver ») et de la voix passive marque l’impuissance de la femme internée – enfermée – dont la véritable folie est sans doute d’oser contester le statu quo. Car c’est bien parce qu’elles se trouvent, et se disent à l’étroit dans les carcans du féminin tel qu’il est défini par la société patriarcale traditionnelle, que ces femmes sont placées dans des hétérotopies de déviation où sont à la fois consignés et contestés les stéréotypes de genre.

1. 2. (Dé)figurations féminines

La femme « difficile » subit un internement psychiatrique fréquemment destiné à lui rappeler son rôle dans la société, pour l’inciter à s’y tenir. Chesler écrit ainsi que le maintien d’un certain ordre social qui associe la féminité à la domesticité est l’une des fonctions principales de l’hétérotopie asilaire et de ses avatars : « L’hôpital psychiatrique et la thérapie individuelle reproduisent, ou réitèrent l’expérience de la femme au sein du foyer. Les médecins, des hommes pour la plupart, traitent bien trop souvent leurs patientes comme leurs épouses ou leurs filles […]15 ». Les infirmières de Visages Noyés, quant à elles, paraissent avoir pour mission de rappeler aux patientes les tâches qui leur incombent en tant que femmes : « À la lingerie, mesdames ! À l’atelier de couture, mesdames16 ! ». C’est une vision très restreinte de la féminité, ou très prosaïque dans les termes d’Elaine Showalter17, que révèlent la plupart des activités proposées, voire imposées aux patientes en hôpital psychiatrique : couture, ménage et lessive ont sans doute une valeur thérapeutique du point de vue institutionnel, si l’internement doit avoir pour résultat le confinement de la femme aux occupations domestiques.

La domesticité est un phénomène complexe destinant à la fois les femmes à l’intendance de la demeure et aux rôles d’épouse et de mère de famille ; autant de facettes de la féminité que semblent rejeter les protagonistes de Frame et Diski. Si certaines peuvent intérioriser les attentes d’une société patriarcale et le précepte sous-jacent que « le rôle social de la femme demeure essentiellement biologique18 », Charlotte Fitzroy dans Monkey’s Uncle, Istina Mavet dans Visages Noyés ainsi que Nan ou encore Ruth dans les nouvelles, rejettent la domesticité dite inhérente à la condition féminine. Charlotte est une femme qui n’a jamais souhaité épouser, ou même partager la vie du père de ses enfants ; qui a plus d’animosité que d’amour pour son fils, et ne ressent pour sa fille qu’une forme de mépris empreint de déception19. La relation mère-fille, point focal de nombreuses études féministes, se caractérise chez Frame comme chez Diski par la désaffection plus que l’affection.

Dans « Gueules-de-loup », Ruth associe la domesticité à une figure maternelle qui semble toujours à contre-emploi dans le récit ; loin d’offrir du réconfort, la mère provoque chez sa fille une sourde inquiétude, voire un sentiment de répulsion :

Ruth eut soudain la vision d’une grosse femme loin loin loin du monde, récurant l’une des marches en pierre de sa petite maison jusqu’à ce que la marche brille aussi blanche que la lumière du jour. […]
À cet instant elle ne récurait pas. Elle se tenait debout à la porte de sa maison secouant en tous sens un petit tapis rouge au vent20.

Mère et fille paraissent étrangères l’une à l’autre (« loin loin loin » est une expression récurrente) ; en filigrane de ce portrait si peu flatteur se dessine une critique de la domesticité associée à la femme dans son rôle archétypal de mère au foyer. L’assimilation finale de la maison familiale à l’une des gueules-de-loup éponymes – ces fleurs capables de se refermer telles de véritables pièges – montre bien que le foyer, tout comme l’asile, est une forme de prison ; dans la nouvelle, l’enfermement est non seulement celui d’une patiente dans l’institution asilaire, mais plus généralement celui d’une femme dans une féminité stéréotypée, un carcan dont elle veut désespérément sortir.

L’espace subversif de la folie, « espace autre », devient ainsi celui de la contestation de nombreux archétypes restrictifs du féminin, de la délimitation usuelle du genre et plus spécifiquement de la place et du rôle de la femme dans la société. Les protagonistes de Frame et Diski dé-figurent, voire trans-figurent plus qu’elles ne figurent le féminin.

2. Hétérotopies de création : folie, genre et affranchissement

Les récits de Frame et Diski ne se limitent pas à une chronique dénonciatrice de l’internement des femmes « difficiles » ; alliant critique et création, elles explorent et exploitent cet « espace autre » que constitue l’asile selon Foucault pour faire émerger des féminités autres, pour affranchir le genre (sexué et littéraire) des carcans traditionnels.

2. 1. Des femmes d’ambition

Les protagonistes de Monkey’s Uncle, Visages Noyés et des nouvelles du Lagon sont loin de se satisfaire des définitions restreintes de la féminité inscrites au Cœur du système patriarcal ; non contentes de dénoncer (même implicitement) les carcans du féminin, elles s’en détournent ou les outrepassent. Dans « La Liseuse », le personnage de Nan est le contrepoint de la féminité archétypale incarnée par l’infirmière Harper, « douce et calme et menue21 ». La répétition de la conjonction de coordination vient presque sanctifier cette trinité connue du féminin, avec ses associations familières à la douceur, à la grâce mais aussi à la soumission ou au silence (l’adjectif anglais ici traduit par « calme » est « quiet », qui peut aussi signifier « silencieux »). En contraste net avec l’infirmière, la patiente est « maladroite et grosse et la voix forte22 » ; la déviance radicale de Nan par rapport aux normes esthétiques et comportementales de la féminité23 pourrait bien mener cependant à une forme de libération, puisque cette « voix forte » semble plus apte à se faire entendre.

Nan ne paraît pas vouloir se contenter du second rôle que la société réserve souvent aux femmes, l’espace public demeurant le terrain privilégié des hommes ; l’une des caractéristiques principales de la patiente, d’autant plus surprenante au vu de la situation dans laquelle elle se trouve, est son ambition24, qu’elle partage avec l’infirmière Harper lors de conversations dont Frame détourne habilement l’appellation. Car si le texte annonce que patiente et infirmière « parl[ent] de choses dont les filles aiment parler25 », Nan, loin d’en rester à des « trucs de filles » – des sujets superficiels ou triviaux, selon le cliché que l’auteur désamorce ici – annonce qu’à la sortie de l’asile « elle ser[a] cuisinière, pas un troisième ou second couteau mais chef cuisinière dans un grand hôtel26 ». Tout rôle d’arrière-plan est ici écarté ; les stratégies de carrière de Nan la placent sur la plus haute marche, et la femme semble alors convoiter la position traditionnellement masculine de « chef ».

Charlotte, de son côté, occupe à l’ouverture du récit un poste majoritairement réservé aux hommes, qui règnent d’ordinaire sur la sphère politique mais également scientifique : elle est généticienne. Présentée comme « chercheuse en génétique et ancienne activiste politique27 », Charlotte empiète donc d’emblée sur deux domaines habituellement masculins, et va se confronter au fil du roman – au fil de ses épisodes de folie – à trois grands hommes (voire trois grands patriarches) de la pensée du siècle passé : Charles Darwin, Sigmund Freud et Karl Marx, tous trois abondamment tournés en dérision dans le monde souterrain de la déraison tel que le dépeint Diski. Dans un échange hautement comique, Marx corrige Freud, celui-ci ayant appelé Charlotte « cette dame » : « ’Cette personne !’ le reprit Karl. ‘Il me semble que les femmes ont gagné beaucoup de combats ces dernières années. Mieux vaut ne pas les avoir à dos – surtout si ce sont elles qui se chargent du déjeuner28‘ ». Nonobstant l’ironie apportée par la conclusion, l’affirmation est fondée ; les récits de Frame et Diski sont à la fois des chroniques asilaires et l’histoire de femmes d’ambition, qui malgré l’épreuve de l’internement et les tentatives institutionnelles d’assujettissement, refusent de se limiter à des rôles prédéterminés.

La folie, si elle est souvent la sanction d’un comportement jugé excessif ou transgressif, et sans oublier l’extrême souffrance dans laquelle elle est susceptible de placer l’individu, peut également devenir un instrument de libération, et une voie d’expression pour ces femmes qui élargissent le cadre trop rigide du genre sexué, mais également littéraire. À des féminités autres semblent ainsi correspondre, dans les hétérotopies de création que constituent les récits de Frame et Diski, des genres autres.

2. 2. Des genres autres

Si la folie des protagonistes peut mener à l’internement, le récit qu’elles en font refuse l’enfermement social, d’une part, mais également symbolique et discursif : tout comme les contraintes auxquelles doivent se plier les femmes dans le cadre de la socialisation parallèle de l’asile, les conventions de genre imposées à l’écrivain font notamment l’objet d’une critique inventive dans Le Lagon, Visages Noyés et Monkey’s Uncle. Frame et Diski explorent et exploitent ainsi pleinement les possibilités d’expérimentation offertes par la nouvelle et par le roman, deux formes particulièrement propices à la créativité du fait de leur ouverture et de leur hybridité caractéristiques29.

Monkey’s Uncle pourrait ainsi constituer un cas d’école pour les théoriciens soulignant la nature composite du roman en tant que genre ; Diski joue sur une forme de polyphonie, ou de polygraphie en proposant trois récits, donc trois écritures différentes : une première série de chapitres déroule une narration romanesque traditionnelle à la troisième personne ; une deuxième livre quelques épisodes d’une biographie fantasmée du navigateur Robert FitzRoy, ancêtre supposé de Charlotte ; la dernière donne vie aux aventures souterraines (imaginaires) de la protagoniste, entre conte philosophique et théâtre de l’absurde. L’alternance de chapitres appartenant à l’une ou l’autre de ces trames narratives fait non seulement « entendre des voix » au lecteur, mis face aux « personnalités multiples » de Charlotte ; elle ne cesse de le déstabiliser, déplaçant toujours l’horizon d’attente. Diski paraît bien interdire, du moins entraver toute catégorisation hâtive ou définitive de ce roman où la folie se décline en plusieurs genres. Dans l’une des rares études consacrées à l’auteur à ce jour, Maria Grazia Nicolosi évoque ainsi l’« éthique liminale30 » des œuvres de Diski ; cette liminalité générique (refus de l’univocité) semble également caractériser l’écriture de Frame, dont Carol McLennan souligne la résistance aux catégorisations traditionnelles31 – aux carcans du discours théorique.

Les nouvelles asilaires du Lagon, véritables laboratoires d’expérimentation32, incluent ainsi des éléments de poésie et de conte ; le texte de Visages noyés est quant à lui placé au seuil des faits et de la fiction par la définition que donne Istina du texte à sa clôture :

[J]e me répétai la recommandation qu’une des infirmières m’avait faite : « Quand vous nous quitterez, il faudra oublier absolument tout ce que vous avez vu, l’effacer de votre esprit aussi complètement que si ça n’avait pas existé […]. » Vous qui lisez le témoignage que je viens d’écrire, vous devez vous rendre compte, n’est-ce pas, que je lui ai obéi33

Loin de tout oublier, Istina doit tout raconter. En tant que « témoignages » ou chroniques (le terme anglais est « document »), les récits de Frame et Diski veulent faire émerger la folie non pas diagnostiquée, idéalisée ou diabolisée, mais vécue. Au-delà même de la subversion des stéréotypes et des conventions, nouvelles et romans opposent aux généralisations hâtives une écriture vivante, hybride, cherchant d’autres voies d’expression pour une expérience autre.

Comme l’écrit Isabelle Smadja dans son étude de la folie au théâtre, « [o]n a parlé de camisole de force, de camisole chimique : il faudrait pouvoir, face à certains discours psychiatriques, parler de camisole scientifique et de camisole nominale » (2004 : 18). Aux prises avec ces discours réducteurs, psychiatriques ou plus généralement sociaux, Frame et Diski développent leur propre langage pour libérer de toute « camisole » l’expérience des femmes internées. Dans la lignée des recommandations d’Elaine Showalter34, il s’agit d’un affranchissement des femmes par les femmes à travers des fictions polymorphes. Tel est bien l’enjeu de ces histoires autres : assouplir sinon abolir, renouveler sinon révoquer les cadres du genre pour faire place aux expériences de folles à (dé)lier.

Bibliographie

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Notes

1 « From a male point of view, women who reject the submissive silences of domesticity have been seen as terrible objects – Gorgons, Sirens, Scyllas, serpent-Lamias, Mothers of Death or Goddesses of Night », Sandra Gilbert & Susan Gubar, The Madwoman in the Attic, New Haven, Yale University Press, 1980, p. 79, nous traduisons. Retour au texte

2 Voir Elaine Showalter, The Female Malady: Women, Madness and English Culture (1830-1950), Londres, Virago, 1987, p. 86 ; et Phyllis Chesler, Women and Madness, New York, Avon Books, 1973, p. 36. Retour au texte

3 C’est le titre que donne Elaine Showalter à son étude de référence de 1980 sur l’équation entre folie et féminité dans la culture anglaise, The Female Malady, op. cit. Retour au texte

4 « Women are often psychiatrically incarcerated for rejecting their ‘femininity’ as defined by those close to them […] », Phyllis Chesler, Women and Madness, op. cit., p. 94, nous traduisons. Voir aussi l’édition réactualisée : New York, St Martin’s Press, 2005. Retour au texte

5 Janet Frame, Le Lagon et autres nouvelles, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 2006, p. 33. Retour au texte

6 Janet Frame, Le Lagon, op. cit., p. 87-88. Retour au texte

7 Erving Goffman, Asylums, Londres, Penguin, 1991, p. 11. Retour au texte

8 Michel Foucault, « Des espaces autres », Empan, vol. 54, 2004, p. 15. Retour au texte

9 Ibid., p. 15-16. Retour au texte

10 Sara Scott, Sue Waterhouse & Jennie Williams, « Mental Health Services for ‘Difficult’ Women: Reflections on Some Recent Developments », Feminist Review, vol. 68, 2001, p. 89-104. Retour au texte

11 Jenny Diski, Monkey’s Uncle, Londres, Phoenix, 1994, p. 48 (nous traduisons). Retour au texte

12 Ibid., p. 5 (nous traduisons). Retour au texte

13 Janet Frame, Visages Noyés, Paris, Payot & Rivages, 2004, p. 24. Retour au texte

14 Janet Frame, Faces in the Water, Londres, Virago, 2009, p. 17. Retour au texte

15 « View both the mental asylum and private therapy as recapitulations or mirrors of the female experience in the family. Clinicians, most of whom are men, all too often treat their patients, most of whom are women, as ‘wives and ‘daughters’ », Phyllis Chesler, Women and Madness, op. cit., p. xxi, nous traduisons. Retour au texte

16 Janet Frame, Visages noyés, op. cit., p. 18. Retour au texte

17 « A more prosaic view of feminine nature was suggested by the primary tasks of women in the asylum: cleaning, laundry, and sewing », Elaine Showalter, The Female Malady, op. cit., p. 82. Retour au texte

18 « The female’s social role is still a biological one », Phyllis Chesler, Women and Madness, op. cit., 1973, p. 281, nous traduisons. Retour au texte

19 Ainsi les fêtes de Noël, période familiale par excellence, n’inspirent-elles à Charlotte (n’ayant rien de la parfaite mère de famille) qu’un sentiment de panique qui envahit le récit à travers l’anaphore : « Every Christmas began with and then continued in panic. Panic about what had not been bought and now the shops were shut, panic about the turkey being raw in the middle despite the fact it had been in the oven since eight o’clock, panic about a present which was wrapped but had no name on it, panic about lateness, panic about earliness. All the fuss and dissonance was never really about turkeys and presents – everyone being adult and not really caring – but covered their loathing of the enforced family togetherness of the day », Jenny Diski, Monkey’s Uncle, op. cit., p. 65, nous soulignons. Retour au texte

20 Janet Frame, Le Lagon, op. cit., p. 89. Retour au texte

21 Janet Frame, Le Lagon, op. cit., p. 37. Retour au texte

22 Idem. Retour au texte

23 Dans Monkey’s Uncle, l’allure négligée de Charlotte est passée au crible par son fils : s’étant « ’laissée aller’ » (Jenny Diski, op. cit., p. 2, nous traduisons), Charlotte est désormais en léger surpoids et « sans forme » (p. 2, nous traduisons). Elle a donc ignoré l’exigence sinon de beauté, du moins d’entretien de son apparence physique, à laquelle se soumettent de nombreuses femmes. Retour au texte

24 Trait commun au personnage de Nan et à celui d’Istina dans Visages Noyés : cette dernière ne montre aucun enthousiasme pour la reconversion que lui suggère le personnel de l’asile – vendre des chapeaux en ville. Retour au texte

25 Janet Frame, Le Lagon, op. cit., p. 36. Retour au texte

26 Idem. Retour au texte

27 Jenny Diski, Monkey’s Uncle, op. cit., p. 15. Retour au texte

28 Ibid., p. 48-49, nous traduisons. Retour au texte

29 Paul Carmignani propose ainsi de la nouvelle la description suivante : « ce genre protéen n’est pas plus tôt figé par la critique dans la stabilité du type qu’on le surprend à générer perversement son contre-type. L’emprisonner dans les rets d’une définition, c’est s’exposer à rencontrer mille et un exemples qui viennent la démentir », Aspects de la nouvelle, Perpignan, PUP, 1995, p. 9. Quant au roman, pour Dominique Vaugeos, il est « l’autre nom de l’hétérogène », dans Marc Dambre & Monique Gosselin-Noat (dir.), L’Éclatement des genres au XXe siècle, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 43. Retour au texte

30 Maria Grazia Nicolosi, « “… with a foot in both worlds”: The Liminal Ethics of Jenny Diski’s Postmodern Fables », dans Jean-Michel Ganteau & Susana Onega (dir.), Contemporary Trauma Narratives, Londres, Routledge, 2014, p. 36. Retour au texte

31 « Critics have been troubled by the difficulty of placing her novels in any one of the recognized categories », Carol McLennan, « Conformity and Deviance in the Fiction of Janet Frame », Journal of New Zealand Literature, vol. 6, 1988, p. 190. Retour au texte

32 Vanessa Guignery compare ces nouvelles à un laboratoire où Frame développe ses techniques narratives : « [It is] as though it were a laboratory where the budding writer was experimenting with style, register, tone and genre, and testing both conventional and innovative narrative strategies », Chasing Butterflies, Paris, Publibook, 2011, p. 26. Retour au texte

33 Janet Frame, Visages Noyés, op. cit., p. 308-309. Retour au texte

34 « Throughout the history of psychiatry, there have been many male liberators – Pinel, Conolly, Charcot, Freud, Laing – who claimed to free madwomen from the chains of their confinement to obtuse and misogynistic medical practice. Yet when women are spoken for but do not speak for themselves, such dramas of liberation become only the opening scenes of the next drama of confinement. Until women break free for themselves, the chains that make madness a female malady, like Blake’s ‘mind-forg’d manacles’, will simply forge themselves anew », Elaine Showalter, The Female Malady, op. cit., p. 250. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Diane Gagneret, « L’internement des femmes « difficiles » : folie et carcans du féminin chez Janet Frame et Jenny Diski », Textures, 23 | 2018, 175-184.

Référence électronique

Diane Gagneret, « L’internement des femmes « difficiles » : folie et carcans du féminin chez Janet Frame et Jenny Diski », Textures [En ligne], 23 | 2018, mis en ligne le 23 janvier 2023, consulté le 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/textures/index.php?id=197

Auteur

Diane Gagneret

École Normale Supérieure de Lyon

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