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On pourrait entendre dans le mot « dépaysement » un terme galvaudé ou quelque peu désuet pour désigner un plaisant changement de décor et d’habitudes. On pourrait également l’associer à ce qui est resté longtemps le privilège du voyageur occidental, libre de vagabonder, se délectant de nouveauté et versant parfois dans le culte d’un exotisme suspect. À côté de cette version édulcorée ou enchanteresse, il est des récits d’exil, de recommencement ou de déracinement qui nous ramènent sans cesse vers le sens premier du verbe « dé-payser » qui garde au préfixe privatif toute sa force : l’arrachement à son pays et l’arrachement à soi-même qui en résulte ne s’envisagent pas sans une perte qui, si elle peut être féconde, peut aussi s’avérer destructrice. Paradoxe de notre époque : le dépaysement s’impose à nous souvent sous une forme brutale, ou demande à être pensé dans sa brutalité derrière les présupposés idéologiques qu’il peut véhiculer ; en même temps, à l’ère du virtuel et des déplacements qu’il permet dans le « jardin planétaire », à l’ère d’un impérialisme commercial et culturel toujours plus puissant, on est en droit de se demander si l’expérience du dépaysement ne serait pas plutôt en passe de faire défaut. Entre un arrachement qui peut se faire pure violence et, à l’inverse, l’absence d’une véritable épreuve de l’altérité, force est de constater que les arts et la littérature continuent pourtant d’accueillir un dépaysement multiple et changeant qu’ils ne se contentent pas de refléter ou de réfracter, mais qui peut se penser comme étant au cœur même de la création et de la réception de l’œuvre.

Le dépaysement peut se concevoir comme point de départ, écart ou écartement minimal sans lequel aucun objet ne peut se constituer, sans lequel aucun « paysage » ne peut se former. La séparation du pays/paysage familier pourra se donner à son tour sur le mode d’un renouvellement salutaire qui permet de dessiller le regard. Comment à l’inverse penser l’effraction ou la menace ? Perte, nostalgie, mélancolie, fragmentation ou désintégration : autant de modalités d’un déplacement qui peut toujours se retourner contre le moi et interroge toute forme d’ancrage premier. On peut aussi examiner la nature du lien qui se fait et se défait dans le dépaysement : si l’œil y joue un rôle fondamental, c’est bien la dimension imaginaire du regard et de l’image qui s’impose dans ce qui se compose ou se décompose. On songera à l’affirmation du paysagiste Gilles Clément dans sa Leçon inaugurale au Collège de France (2011), « Le paysage c’est ce qui reste une fois qu’on a fermé les yeux ». Le dépaysement met en jeu des liens invisibles qui soulignent néanmoins à quel point le nouage de soi au lieu implique le corps tout entier. Comme le suggère Jean-Luc Nancy dans un essai intitulé « Paysage avec dépaysement », cette appartenance ou cette « prise du lieu et du temps » peut s’éclairer de la « déclinaison d’un mot » : « pays, paysan, paysage ». Il est alors loisible de se demander ce qu’il advient lorsque disparaît celui qui « travaille au pays dans tous les sens de l’expression » (Nancy) – ce qu’il advient du paysan mais également du pays lui-même, « dépaysé » à son tour. Pour le paysan, qu’il soit des villes ou des champs, la résistance contre la disparition des traces, des ancrages, des appartenances peut-elle cohabiter avec la nécessité de sortir d’un même et unique sillon ? Plus généralement comment envisager la relation entre le dépaysement et la déterritorialisation, déterritorialisation qui, selon Gilles Deleuze, remet en cause les appropriations et fait bouger les lignes de partage pour créer des lignes de fuite ?

Si la littérature d’aventure ou de voyage peut vanter les charmes du dépaysement autant qu’en souligner les limites, le pouvoir qu’a la littérature de nous dépayser dépasse largement les confins d’un genre particulier. L’expérience de l’étrangeté à laquelle ouvre le dépaysement tient parfois dans un bouleversement des codes de lecture qui fait vaciller les frontières entre les genres littéraires aussi bien qu’entre les arts. Le sentiment de dépaysement surgit de la plus intime des façons lorsque ce sont les habitudes de la langue elle-même qui se trouvent bousculées à travers un « dérèglement de tous les sens » ou une défamiliarisation liée à un simple petit pas de côté : usage non conventionnel d’un temps, emploi immodéré ou absence totale de ponctuation, altération d’un rythme ou d’une rime, modification de la graphie d’un mot... On peut s’interroger sur ce qui donne texture au dépaysement au fil de la lecture : ce qui loin d’une effraction ponctuelle donne naissance à un « paysage », s’étale dans une durée. Ainsi si l’écriture peut à tout moment provoquer le dépaysement, inversement le dépaysement ne serait-il pas une façon de nous faire goûter à l’étrangeté même de l’écriture – de nous en livrer une pure expérience ?

Aussi bien, par le biais de cette étrangeté, est-ce une expérience du nomadisme et de l’exil de la signification univoque qui se joue dans le texte dès lors qu’il s’ouvre au travail de la signifiance et de l’indirection comme bouleversement des coordonnées linguistiques qui permettent au locuteur de se repérer dans le paysage familier du discours à visée communicationnelle. Ces effets de déport et de départ, ces changements de lieu (de discours) qu’opèrent les tropes nous invitent à penser les mécanismes de condensation et de déplacement qui signalent l’irruption de la figure en termes de dépaysement : produire une métabole, c’est dépayser le sens dit « propre », et dans le même mouvement lancer un défi à l’idée d’appartenance, instaurer un trouble de l’identité de la signification à elle-même. « C’est seulement au pays de la métaphore qu’on est poète » écrit à ce propos Wallace Stevens, qui, dans un texte au titre emblématique d’« Ange Entouré de Paysans », dépeint la métaphore comme cet « ange nécessaire de la terre », par quoi il faut entendre le poème comme terra dissimilitudinis baignée par la lumière de la figure, où les « paysans » ne trouvent leur place qu’en tant qu’ils ont consenti à leur propre dépaysement figural. L’énoncé lyrique n’est-il pas, à ce titre, le lieu où le sujet s’expose à ce qui le clive ou à ce qui dessine en lui un arrière-pays ou une frontière du « dedans, région ô combien sauvage », comme l’écrit Emily Dickinson ?

S’il est vrai, comme le suggérait Barthes, que la critique n’habite pas tant un pays qu’une zone littorale entre plaisir du texte et jouissance de la lettre, c’est toujours finalement une réflexion sur la lecture qu’engage le concept de dépaysement. Aux côtés du lecteur, on trouve également le traducteur qui, à la lumière des forces contradictoires qui animent sa pratique, peut témoigner d’une certaine expérience du dépaysement. Tentative d’insérer l’œuvre dans le paysage de la langue « cible », la traduction ne prend-elle pas en compte la nécessité d’une « épreuve de l’étranger », pour citer Antoine Berman, autant dire un dépaysement reproduisant le geste d’instauration d’une langue mineure auquel l’écrivain lui-même se livre ? À ce titre c’est aussi la question de l’intraduisible qui se pose : résistance au dépaysement au nom d’un « génie de la langue » ou bien au contraire force de dépaysement qui ne cesse d’être relancée au gré des traductions qu’il suscite ?

Il suffit, pour commencer, de s’essayer à la traduction du mot « dépaysement » lui-même. Bertrand Westphal ouvre notre double volume en nous entraînant dans une exploration linguistique qui dit bien les limites que l’on rencontre dès lors que l’on traque le « dépaysement » d’une langue à l’autre – limites qui témoignent à elles seules du caractère pluriel de ce qui tente de se dire lorsqu’on n’est plus, ou lorsqu’on ne se sent plus, en son pays. De la nostalgia que ne ressentait pas Ulysse au Heimweh ou à la Schweizerkrankheit qui affligeait les mercenaires suisses, de la saudade au banzo et jusqu’à l’angoscia territoriale, ce sont autant d’expériences singulières qui se disent à travers chacun de ces mots. Ce tour d’horizon fait néanmoins apparaître des convergences qui laissent à penser que le dépaysement vécu ou vanté comme expérience délectable est une invention relativement récente. Loin du rêve que le « locus horribilis » puisse simplement se retourner en « locus amœnus », Bertrand Westphal se fait l’écho de Giorgio Agamben en soulignant que l’expérience de la défamiliarisation peut devenir pour chacun l’occasion d’apprendre à vivre dans un « espace troué ». L’altérité territoriale n’aurait pas à être synonyme d’aliénation mais pourrait conduire « le citoyen [à] reconnaître le réfugié qu’il est lui-même ».

L’ensemble des vingt-trois articles réunis ici déploie un vaste panorama au sein duquel le dépaysement se décline dans une grande diversité. Le parcours qui se dessine dans le temps, l’espace, les formes et les genres interroge d’abord l’« ailleurs » dont il est question dans le dépaysement. Même dans le cadre d’un récit de voyage où l’on peut nommer sans difficulté apparente cet ailleurs qui est au-delà de la frontière (le Continent pour les romantiques anglais, l’Orient pour l’anglais Patrick Leigh Fermor qui choisit de rejoindre Istanbul à pied dans les années 1930), la question demeure de savoir à partir de quel moment l’on quitte le territoire du familier. Où l’ailleurs commence-t-il vraiment ? Le voyage en terre étrangère peut aisément devenir une « domestication de l’étrangéité », il peut s’imaginer comme « un retour aux origines autant qu’un détour vers l’inconnu » comme le montre Béatrice Blanchet qui souligne la difficulté pour le voyageur d’échapper à un regard impérial qui a fait « des territoires de l’altérité un enjeu de savoir et de pouvoir ». C’est déjà bien de cette difficulté de se départir de ce que l’on connaît que témoigne « Le Récit de voyage des Shelley », selon Fabien Desset : ce récit ne se conçoit pas indépendamment des textes qui le précèdent comme des attentes de ce ceux à qui il est destiné. Ainsi, même les émotions les plus intenses, qu’elles soient « d’émerveillement » ou de « dégoût » n’échappent pas entièrement à un lexique « prémâché ». D’où cette question qui ne peut entièrement trouver réponse : « Quelle est la place de l’Autre ? » dans ces écrits.

Est-ce à dire que le dépaysement se trouve parfois plus aisément en son propre pays, comme dans cette « autre » Angleterre des années 1830 dont nous parle Hubert Malfray dans son étude du roman « Newgate » ? Le Newgate, « genre éphémère » qui plonge dans les bas-fonds et le monde des bandits de grands chemins témoigne, à l’orée du roman victorien, d’une fracture profonde qui marquera durablement la société et le roman anglais. Ce sont bien « des enjeux esthétiques mais aussi politiques et sociaux » qui se font jour à travers ce « décentrement du paysage littéraire » vers des espaces marginaux et des « territoires souvent obscurs et fantasmatiques ». Montrer un ailleurs dont il faut comprendre qu’il est chez soi est également l’objet du voyage entrepris par l’écrivain James Agee et le photographe Walker Evans lors de la Grande Dépression qui frappe les États-Unis dans les années 30. Là encore il s’agit d’opérer un décentrement qui offre de son propre pays une autre réalité – en l’occurrence, comme l’écrit Adriana Haben, celui d’une « pauvreté abjecte » dont il faut donner à voir, littéralement, le visage. La portée politique du travail entrepris et l’urgente nécessité de témoigner donnent lieu ici à un renouvellement du genre du documentaire qui noue intimement expérience humaine et innovation esthétique. Le brouillage des frontières entre l’ici et l’ailleurs se retrouve également au sein de The Shadow Lines, récit d’« expatriations croisées » de l’auteur indien Amitav Ghosh où le dépaysement s’inscrit, comme le souligne Natacha Lasorak, dans un paradoxe. « Going Away » se fait parfois synonyme d’un effet de déjà-vu, tandis que « Coming Home » évoque une sensation de défamiliarisation. Le paysage trouble les attentes des personnages, déjoue celles des lecteurs et des lectrices dans un dépaysement qui est aussi celui de l’histoire officielle dont il revient à l’écrivain de briser la linéarité dans un geste conjointement politique et esthétique.

Nombre des articles qui suivent font état d’un dépaysement forcé où c’est l’autre – envahisseur ou colonisateur – qui s’invite ni plus ni moins chez soi. Les « dépaysés » dont nous parlent Johanne Charest, Claire Omhovère et Sophie Letessier appartiennent à ces peuples des Premières Nations – respectivement peuple Innu, peuples des prairies du Saskatchewan et communauté Haisla – qui n’ont pas seulement été spoliés et déplacés par l’histoire, mais qui se voient en quelque sorte « dépaysés » une deuxième fois à travers les représentations d’eux-mêmes ou de leur pays qu’une tradition littéraire ou paysagère peut véhiculer. L’expérience de la perte est alors moins vécue comme privation que comme aliénation face à un « empaysagement » imposé (Charest), avec tous les clichés qu’il véhicule – d’où cette entreprise de « dépaysagement » (Letessier, Omhovère) à laquelle se livrent parfois les auteur.es autochtones. Loin des paysages convenus, loin des genres bien établis comme le « roman des prairies », l’écriture s’oriente vers « l’indéfinition » du lieu (chez Annette Lapointe), s’écarte d’une « familiarité fantasmée », notamment celle de « l’Indien écologique » (chez Eden Robinson), au risque de livrer la question de la représentation à l’aporie. Dans tous les cas, on assiste à un geste qui récuse tout ce que la théorie de la terra nullius et le fantasme des paysages vierges ont pu occulter – d’où la tendance à raturer d’une façon ou d’une autre le paysage pour réinscrire une véritable altérité. En s’installant sur les « borderlands » de Gloria Anzaldúa, à la frontière des États-Unis et du Mexique, Pascale Guibert nous entraîne elle-aussi dans un ailleurs incertain, dans une « terre ambiguë » où s’agrègent ceux que l’histoire laisse à sa marge et ce que le discours consolide comme étant marginal ou minoritaire. A travers le texte d’Anzaldúa, nous sommes invités à penser la frontière non plus comme entre-deux, mais comme une zone où les oppositions se défont pour laisser place à un paysage composite et polyphonique, en constante transformation. Le dépaysement devient une « épreuve absolue » dans laquelle les repères sont sans cesse bouleversés au sein d’une multiplicité mouvante et déconcertante.

C’est une autre forme de « paysage dé-composé » dont nous parle Philippe Wellnitz à travers le roman d’Adolf Muschg, Heimkehr nach Fukushima. L’histoire d’amour qui se déroule au milieu du paysage anéanti de Fukushima mêle au plus intime histoire collective et histoire privée : en même temps que ce parfait ailleurs géographique qu’est le Japon pour l’Occidental laisse place au spectre d’un monde posthumain, le « dépaysement radical » éprouvé au milieu des décombres enclenche un jeu puissant entre pulsion de mort et pulsion de vie. Seule la rencontre amoureuse du corps de l’autre semble finalement permettre une forme de recomposition et de retour (Heimkehr) vers soi-même dans ce roman. De la « radicalité » du dépaysement il est également question dans la contribution qu’Ema Galifi consacre à Isabelle Eberhardt et Albert Camus. Véritable « transformation ontologique » qui se fait le signe d’un « arrachement à soi et au monde », le dépaysement dont Ema Galifi analyse ici les différentes modalités en les reliant à « la logique de la conversion » chez Eberhardt et à la « poétique de l’inhumain » chez Camus, prend la forme chez ces deux auteur.es d’un processus aussi bien géographique qu’existentiel. L’ailleurs si proche, le dépaysement au plus intime de soi-même, est aussi ce vers quoi nous entraîne le récit de A Princesa où le périple erratique d’une travestie transexuelle retrace l’impossibilité de séjourner dans un ici qui n’est pas seulement une succession de villes et de pays étrangers mais un corps qu’il faut sans cesse transformer et dans lequel on ne trouve nul repos. Une autre forme de dépaysagement est ici à l’œuvre : il s’agit de « déterritorialiser » son propre corps pour le faire échapper aux assignations identitaires ou encore, selon le mot qu’Humberto Fois Braga emprunte à Derrida, pour se livrer à un processus « d’anarchivement », soit d’anarchie dans les archives. L’autre qui impose tacitement ou non sa norme a aussi le pouvoir de toucher au plus intime de soi dès lors qu’il s’en prend à la langue elle-même. C’est ce que montre Ingeborg Rabenstein-Michel à travers l’expérience de défamiliarisation qui frappe une jeune fille lorsqu’elle voit sa ville natale de Vienne tomber aux mains de l’envahisseur nazi. Dans toute son œuvre, Ilse Aichinger nous parle ainsi d’un « Un-Heimat » qui est le pays de sa langue maternelle dénaturée. L’autrice n’aura ensuite de cesse de travailler cette langue au plus près dans la tentative de trouver un nouveau langage, « parfois hermétique », comme s’il n’y avait d’autre solution que de dépayser davantage ce qui l’a été pour retrouver une sorte de terre à soi.

En avançant dans la rencontre d’un ailleurs toujours plus intime, on voit que l’étrangeté de la langue peut prendre la forme d’une expérience parfaitement ordinaire vécue au sein même de la langue maternelle – l’expérience d’une différence à soi qui s’éprouve à chaque mot. Cette étrangeté se trouve au cœur de l’expérimentation moderniste, dont Amélie Ducroux souligne la « tentative de déplacer le sujet de l’écriture dans sa propre langue ». Face à l’aliénation de celui ou celle qui pourrait se croire en territoire familier quand il parle, la poésie s’engage dans une lutte, « lutte pour faire sens avec les mots, mais aussi […] lutte pour se défaire du sens des mots et leur permettre de re-signifier ». Dans la poésie du poète espagnol Guillaume Carnero, rangé parmi les Novismos, la poésie creuse là encore l’abîme de la langue et devient « espace pour se perdre », selon la formule que Catherine Guillaume emprunte à Michel de Certeau. Dans le même temps, l’écriture atteint à une singularité qui permet de décrire le mouvement qui s’engendre comme « dépaysement vers soi », pour citer le titre même de l’article de Catherine Guillaume. Que dire alors du choix d’écrire dans une langue autre que sa langue maternelle, en l’occurrence l’italien pour le poète américain Ezra Pound comme pour Jumpha Lahiri, écrivaine américaine d’origine bengali ? Émilie Georges envisage différentes lectures possibles du dépaysement linguistique choisi par Pound, lectures allant du ralliement idéologique à ce qui serait la quête d’une émotion dans la matière même de l’autre langue. Dans le cas de Lahiri c’est bien un voyage vers l’étrangeté qui s’esquisse, voyage qui passe par un jeu trouble avec l’auteur de L’Homme Dépaysé, selon l’hypothèse de Sara Di Balsi, mais qui intrigue plus encore par le choix de s’aventurer dans une langue que l’autrice dit par ailleurs avoir apprise tardivement et non sans difficulté. Il est alors loisible de se demander, une fois de plus, si ce n’est pas la force de l’intraduisible qu’il s’agit de capter au fil de cette quête. D’une autre façon, la résistance que peut offrir la langue étrangère est une question à laquelle on ne saurait échapper lorsqu’il s’agit de traduire une langue créée de toutes pièces. Ainsi, Virginie Buhl se penche sur la traduction française du roman Riddley Walker, et du Riddleyspeak, langue inventée par son auteur, Russel Hoban, comme pour mieux dépayser ses lecteurs et lectrices. L’« immersion dépaysante dans un autre espace-temps » que propose l’œuvre de science-fiction est accentuée dans ce cas par la dimension expérimentale du texte qui joue à la fois sur ce qui est identifiable et radicalement autre.

De l’ensemble des articles, il ressort clairement que le dépaysement n’est pas simplement l’objet d’une thématisation mais qu’il constitue la réponse même que l’écriture ou l’art donnent à une expérience – réponse qui implique à son tour celui ou celle qui reçoit l’œuvre. L’horizon du lecteur ou de la lectrice n’est d’ailleurs pas uniquement ce qui est visé mais ce qui est déjà là, inscrit sous la forme d’une habitude ou d’une attente qui déterminent l’œuvre. Que le destinataire soit explicitement ou implicitement présent, le dépaysement est d’autant plus puissant qu’il s’ancre dans un terreau familier, qu’il se fonde sur la possibilité d’une re-connaissance pour mieux la déjouer. Marie Laniel montre comment Virginia Woolf choisit de situer son dernier texte, Between the Acts, dans un « coin de terre » où une petite communauté assiste au traditionnel pageant qui rejoue l’Histoire nationale. Mais ce lieu est aussi un lieu sans coordonnées, un lieu « abstrait », où se produit une défamiliarisation constante de ce qu’on croit connaître ou reconnaître, et notamment la langue « commune », « fragmentée et défamiliarisée par des effets d’écho et de juxtaposition incongrus ». C’est à travers la force de « l’absentement » et de l’ouverture à « l’absentement » – terme emprunté à Jean-Luc Nancy – que Solène Camus envisage pour sa part le dépaysement dans son étude de Wish You Were Here, roman de l’auteur britannique Graham Swift. Le récit nous entraîne sur les pas d’un paysan littéralement dé-paysé, exilé sur une île où il ne peut pas plus refaire ses racines qu’il ne peut espérer se retrouver chez lui dans son Devon natal. Loin des paysages enchanteurs de la pastorale, le roman de Swift devient le lieu d’une spectralité qui envahit tout le texte et travaille l’écriture pour nous laisser entendre « une langue du dépaysement ».

À côté des nombreux.ses auteur.es qui s’installent dans un cadre reconnaissable ou bien identifié pour mieux déplacer leur lecteur ou leur lectrice à l’intérieur de celui-ci, on trouve ceux et celles qui jouent en outre de l’association et du passage d’un genre, d’une forme ou d’un médium artistique à l’autre pour creuser l’écart. Alors que Pierre Perrault utilise l’image pour arracher à eux-mêmes des hommes trop « paysés par les livres » selon la formule du documentariste, Adriana Haben souligne comment James Agee et Walker Evans combinent récit et image dans un livre, mais en jouant sur la coupure et la juxtaposition pour se démarquer volontairement de la pratique de l’illustration. Aux côtés de l’intertextualité, l’intermédialité se trouve à l’honneur chez un poète comme Carnero où le poème se construit en regard du tableau et où le dépaysement naît des sauts et passages entre le visuel et le textuel. C’est à l’inverse le tableau qui invite l’écrit sur la toile dans l’univers de Cy Twombly, déployant une véritable réflexion – fût-elle muette – sur l’écriture. Loin de changer simplement de support, le texte dépaysé se donne avant tout comme le produit d’un geste qui le fait apparaître ou disparaître, geste de la peinture qui peut mettre en avant ce qui résulte ni plus ni moins d’un « écoulement » ou d’une « fluctuation liquide ». Tantôt lisible, tantôt porté jusqu’à l’illisible, le signe linguistique peut se trouver « englouti » sur la toile, comme le souligne Frédéric Montégu. C’est à la matérialité même de l’écriture que le regard dépaysé se trouve ainsi renvoyé.

Le jeu entre le familier et l’incongru que produit le dépaysement générique trouve une expression scénique spectaculaire dans l’opéra de Thomas Adès, The Exterminating Angel, transposition du célèbre – et on ne peut plus dépaysant – film de Buñuel. Jean-Philippe Héberlé souligne comment le déplacement sur la scène du huis-clos du film (huis-clos qui, sur le plan diégétique, induit une défamiliarisation chez les personnages) est l’occasion de bouleverser les règles opératiques. Recourant, entre autres, à des tessitures ou typologies vocales surprenantes, Adès déploie un « éclectisme musical » qui « (dé)multiplie les paysages sonores », et propose au spectateur un « nouveau paysage musical et théâtral ». Chez la vidéaste Ailbhe Ní Bhriain, l’hybridité triomphe également sur tous les plans : images et sons sont retravaillés pour reconfigurer un paysage dont les « dimensions imaginaires et topographiques » s’entrelacent. Puissamment onirique, mais aussi fortement politique, l’œuvre de l’artiste irlandaise déploie « un espace palimpseste hanté tant par l’histoire nationale et coloniale que par le spectre du déracinement ». C’est par le biais de ce que Valérie Morisson appelle une « esthétique archipélagique » que Ailbhe Ní Bhriain invite spectateurs et les spectatrices à un voyage où le questionnement éthique passe par la création originale de paysages d’une étrangeté captivante et d’une beauté déroutante.

 

Au fil des lectures que nous propose le volume, revient la question du parcours qui s’effectue à travers le dépaysement. Où le voyage se termine-t-il ? Où le lecteur, la lectrice dépaysé.es se retrouve-t-ils en bout de course ? Il y-a-t-il un « re-paysement » possible ? Tandis que la Princesa de Fernanda Alburquerque se voit condamnée à un voyage sans retour, le rite de passage semble en revanche réussi pour le voyageur de Patrick Leigh Fermor. Reste tout de même la question de savoir si, une fois que l’on est « entré » dans le dépaysement, on peut véritablement en ressortir. Ne demeure-t-on pas toujours sur une ligne de faille, sur un littoral, dans un entre-deux ? La position « liminale de l’insider-outsider » se retrouve, avec des variations, dans nombre des études qui suivent : inconfortable, instable, incertain ou fuyant, cet « entre » se donne aussi comme le lieu d’une tension, d’une circulation ou d’une oscillation. Il se pourrait alors que le dépaysement soit à chercher là où début et fin s’estompent ou s’annulent : au milieu – d’autant que l’expérience n’est pas toujours vectorisée. Dans ce temps et ce lieu de l’« entre » où ne subsistent parfois que le mouvement et le passage, l’émerveillement peut côtoyer la terreur, la contemplation tranquille peut faire place au malaise. Rien, en tout cas, qui n’aura laissé indifférent.

References

Bibliographical reference

Pascale Tollance, Axel Nesme, Victoria Famin, Fabrice Malkani, Valérie Favre and Natacha Lasorak, « Introduction », Textures, 24-25 | 2021, 13-20.

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Pascale Tollance, Axel Nesme, Victoria Famin, Fabrice Malkani, Valérie Favre and Natacha Lasorak, « Introduction », Textures [Online], 24-25 | 2021, Online since 24 janvier 2023, connection on 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/textures/index.php?id=236

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