Lorsqu’en 1817 Percy Bysshe et Mary Shelley publient History of a Six Weeks’ Tour, le ménage, qui comprend également Claire Clairmont, demi-sœur de Mary, a déjà fait deux voyages sur le Continent et s’apprête à partir pour l’Italie, au printemps 1818. Il y a donc déjà un peu de familiarité dans le dépaysement, mais même dès leur premier voyage, le dépaysement connaît ses limites. Dans Shelley’s Eye, Travel Writing and Aesthetic Vision (2005), Benjamin Colbert étudie notamment la tension existant entre, d’une part, le fantasme de pays plus ou moins exotiques prenant souvent la forme d’un tourisme littéraire et, d’autre part, la volonté du poète de se démarquer du discours touristique abondant en stéréotypes et préjugés, à l’image du gallophobe, mais populaire, A Classical Tour through Italy (1813) de John Chetwode Eustace.
L’idée de fantasme, comme celle de préjugé ou de stéréotype, est problématique dans le sens où elle convoque ignorance et familiarité ; d’une part, le dépaysement imaginaire et, d’autre part, un retour aux idées préconçues d’un même groupe sociolinguistique ou culturel projetées sur l’Autre, notamment le discours touristique britannique. En tant que romantiques, c’est le dépaysement et l’émerveillement que les Shelley recherchent, mais leur récit de voyage n’exclut pas la substitution du familier à la nouveauté, retour instinctif au pays donnant aux « touristes » (on parle ici du « Grand tour ») des repères leur permettant pour ainsi dire de se « re-payser ».
Cet article se propose de montrer que le dépaysement shelleyen implique une tension entre, d’une part, émerveillement, et, d’autre part, familiarité, d’abord, en étudiant le discours de l’émerveillement, qui repose notamment sur le sublime codifié par Edmund Burke, et en réévaluant l’impact de la réalité cachée sur ce fantasme. Cette tension se retrouvera ensuite dans le tourisme littéraire, puis dans ce que l’on pourrait appeler un « re-paysement » britannique.
Le discours périégétique et les limites du dépaysement
Le discours de l’émerveillement : exagération et sublime
Au cours de leur premier voyage, alors qu’ils descendent le Rhin, les Shelley lisent les Letters Written during a Short Residence in Sweden, Norway, and Denmark (1796) de Mary Wollstonecraft, la mère de Mary Shelley. Ce n’est donc pas un hasard s’ils décident de publier quelques passages du journal de la future auteure de Frankenstein (1818) et de leurs lettres envoyées à Thomas Love Peacock1. Mary avait d’ailleurs pour habitude de faire des copies des lettres de son époux. Si Percy Bysshe, à Naples, écrit à Peacock : « I am more pleased to interest you than the many », Mary ajoute dans l’un des post-scriptums de la lettre de Bologne : « Keep Shelley’s letters for I have no copies of them and I want to copy them when I return to England2 », Peacock répondant pour sa part : « if you bring home a journal full of such descriptions of the remains of art and of the scenery in Italy they will attract a very great share of public attention3 ». Benjamin Colbert, qui rappelle ces échanges, note qu’avant même la décision de Mary de publier quelques-unes de ces lettres dans les Posthumous Works (1824) de son époux, la lecture des lettres ou de ses transcriptions au sein du cercle d’amis restés en Angleterre constituait déjà une publication en soi4. Bien qu’il soit naturel de vouloir garder un souvenir de leurs expériences de voyage, surtout chez des Romantiques qui aiment à se « souvenir en toute tranquillité » (« Poetry is the spontaneous overflow of powerful feelings : it takes its origin from emotion recollected in tranquillity5 »), il y a de la préméditation dans leurs notes de voyage. Et ce, d’autant plus que les récits de voyages ou « tours », qui servaient alors de guides, étaient en vogue. A titre d’exemple, Colbert liste, pour la seule année 1818, 73 livres de voyage édités au Royaume-Uni, s’ajoutant aux 64 autres à destination de la Grande Bretagne et de l’Irlande. De 1814 à 1816, on compte même un ouvrage par an sur la Turquie et la Grèce, quatre pour ce dernier pays en 18166. A Classical Tour through Italy de John Chetwode Eustace, dont les Shelley avaient au moins lu des passages, connut six éditions entre 1813 et 1821, sans compter les éditions étrangères, comme celle de Livourne de 1818. Pour qui savait écrire, la publication d’un récit de voyage était donc une opportunité financière à ne pas négliger. A cela s’ajoute le fait qu’une lettre implique un destinataire, et que l’on n’écrit généralement pas de la même manière à quelqu’un, fût-il un ami ou un parent, qu’à soi-même dans un journal intime, encore que l’épithète « intime » n’ait peut-être pas beaucoup de sens en ce qui concerne le journal de Mary, dans lequel Percy Bysshe écrivait aussi. Daisy Hay conclut, pour sa part, que le lectorat des lettres du poète est « triple », puisqu’il est constitué de Peacock (ou autre destinataire), du cercle d’amis, puis, une fois celles-ci publiées, du public, et que la voix de l’auteur épistolaire est « contradictoire » ou du moins ambivalente, étant donné que les lettres sont à la fois ses « communications les plus privées » et les plus « impersonnelles7 ».
C’est donc dans ce contexte de publication potentielle et de destinataire resté en Angleterre qu’il faut considérer les témoignages de leurs voyages. Il y aura forcément de l’embellissement et de l’exagération, soit pour donner plus d’intérêt à l’ouvrage et vendre plus, bien que les ambitions purement commerciales des Shelley soient limitées, soit pour impressionner l’ami resté en Angleterre ou même l’inviter à les rejoindre : « Come to Rome. », écrit Percy Bysshe à Peacock, après une longue description extatique des vestiges romains venant contredire l’aporie du langage dont il parle ensuite : « It is a scene by which expression is overpowered : which words cannot convey8. » Il s’agit donc d’abord de dépayser le lecteur et le destinataire, pour l’impressionner, le séduire, l’encourager à venir, mais aussi pour se convaincre d’en avoir eu pour son argent. La première lettre de History of a Six Weeks’ Tour en est un bon exemple :
The scenery perpetually grows more wonderful and sublime: pine forests of impenetrable thickness, and untrodden, nay, inaccessible expanse spread on every side. Sometimes the dark woods descending, follow the route into the vallies, the distorted trees struggling with knotted roots between the most barren clefts; sometimes the road winds high into the regions of frost, and then the forests become scattered, and the branches of the trees are loaded with snow, and half of the enormous pines themselves buried in the wavy drifts. The spring, as the inhabitants informed us, was unusually late, and indeed the cold was excessive; as we ascended the mountains, the same clouds which rained on us in the vallies poured forth large flakes of snow thick and fast. The sun occasionally shone through these showers, and illuminated the magnificent ravines of the mountains, whose gigantic pines were some laden with snow, some wreathed round by the lines of scattered and lingering vapour; others darting their dark spires into the sunny sky, brilliantly clear and azure. […]
The prospect around, however, was sublime to command our attention – never was scene more awfully desolate. The trees in these regions are incredibly large, and stand in scattered clumps over the white wilderness; the vast expanse of snow was chequered only by these gigantic pines, and the poles that marked our road: no river or rock-encircled lawn relieved the eye, by adding the picturesque to the sublime. The natural silence of that uninhabited desert contrasted strangely with the voices of the men who conducted us, who, with animated tones and gestures, called to one another in a patois composed of French and Italian, creating disturbance, where but for them, there was none9.
Cela se traduit également par l’isotopie du sublime, qui l’emporte parfois même sur le pittoresque (« no river or rock-encircled lawn relieved the eye, by adding the picturesque to the sublime »), les Shelley faisant consciemment référence aux causes listées par Edmund Burke, comme les vastes espaces (« the vast expanse of snow »), le silence (« the natural silence of that uninhabited desert ») ou l’obscurité (« the dark woods descending »). Bien sûr, cela vient de ce qu’ils décrivent, le Jura, annonciateur des Alpes, et de l’exaltation qui fait d’eux des Romantiques : si l’écriture suit les règles du sublime et évoque également celles du pittoresque (le « patois »), le sentiment est sincère. On songe néanmoins au roman gothique d’Ann Radcliffe, qui s’inspire elle-même des récits de voyage, avant qu’elle ne voyage à son tour sur le Continent pour finalement inspirer les périégètes suivants, Eustace le premier. Il y a donc un peu de fiction aussi dans ce dépaysement.
Si le sublime peut aussi relever de l’excès, l’exagération est une autre composante du discours touristique shelleyen, où l’on trouve de nombreuses hyperboles. Elles prennent parfois la forme d’expressions presque violentes, comme « darting their dark spires into the sunny sky », ou totalisantes, comme « on every side » et « half of the enormous pines themselves buried in the wavy drifts ». Mary insiste ici sur la grandeur, comme dans « large flakes of snow thick and fast », « high into the regions of frost », véritable dépaysement, puisque les Shelley trouvent pour ainsi dire un autre pays au-delà du pays étranger, ou encore « perpetually grows more wonderful and sublime », dont l’adverbe renvoie même à l’infini. L’adjectif « wonderful » évoque à l’époque autant l’émerveillement que la terreur, comme en témoignent les Tales of Wonder (1801) de Matthew Lewis, et l’adverbe « strangely » place le voyageur en terre inconnue. La grammaire et la syntaxe sont également mises à contribution : les nombreux préfixes négatifs (« impenetrable », « untrodden », « inaccessible », « incredibly », « uninhabited ») décrivent une terre qui n’a pas encore été foulée, donc foncièrement nouvelle et dépaysante ; on trouve quelques comparatifs et superlatifs de supériorité (« more wonderful and sublime », « the most barren cleft ») et, surtout, l’antéposition de l’adverbe négatif de « never was scene more awfully desolate », peut-être l’expression la plus typique, à la fois du dépaysement et de l’exagération du discours périégétique shelleyen. On la retrouve ainsi en Italie pour les paysages, mais également pour l’art, notamment les ruines des thermes de Caracalla : « Never, s’exclame Percy Bysshe, was any desolation more sublime & lovely10 ». L’adverbe « never » sert de frontière entre l’inconnu et le connu et marque ainsi le dépaysement : « I never knew –, écrit-il encore, I never imagined what mountains were before11 ».
Autre expression du dépaysement, l’étonnement, qui relève également du sublime selon Burke et qui va ici jusqu’à ébranler l’imagination : « Their immensity staggers the imagination, and so far surpasses all conception, that it requires an effort of the understanding to believe that they indeed form a part of the earth », écrit Mary12. Le dépaysement par le sublime apparaît ici comme un processus cognitif qui requiert une adaptation, une refonte même de l’imagination et de la compréhension. Cela prend parfois l’aspect d’une transe :
The immensity of these aerial summits excited, when they suddenly burst upon the sight, a sentiment of extatic wonder, not unallied to madness. […] Nature was the poet, whose harmony held our spirits more breathless than that of the divinest13.
Mais dans le même passage, la limite entre le familier et l’inconnu s’estompe du fait d’un retour sur soi : « All was as much our own as if we had been the creators of such impressions in the minds of others, as now occupied our own ». Là, le poète romantique se substitue au voyageur et oublie son lecteur pour se concentrer sur lui-même. D’un côté, la description commence dans un style excessif embellissant quelque peu l’expérience pour impressionner l’ami Peacock, que l’on imagine silencieux, voire un peu jaloux, tandis que ses amis s’émerveillent ; puis, le discours se dégage des conventions et trouve son propre chemin. Il n’est plus question de communiquer, même si c’est ce à quoi servent les mots et les correspondances, mais à explorer, la lettre (ou le journal) devenant alors un laboratoire à images qui pourront être réutilisées dans les poèmes ou les romans. « Mont Blanc » vient d’ailleurs clore History of a Six Weeks’ Tour : après avoir notamment repris la personnification hyperbolique des « pins gigantesques » animant cette « scène » étrangè(re), le poème se conclut par : « And what were thou, and earth, and stars, and sea,/ If to the human mind’s imaginings/ Silence and solitude were vacancy14? » Cela fait de nouveau du dépaysé le créateur de sa propre vision, ce qui limite le dépaysement, en faisant resurgir le moi, l’ego, là où on ne l’attendait pas. Il existe une problématique particulière au dépaysement shelleyen, car si la « negative capability » de John Keats suppose qu’un poète oublie le Moi (the self) pour s’imprégner de l’Autre, c’est bien le contraire qui se passe chez Percy Bysshe Shelley, comme on le voit aussi dans ses poèmes « To a Skylark » et « Ode to the West Wind » (1820), où le poète se projette dans le geai et le vent d’ouest. C’est ce que disait l’auteur d’Endymion (1818) à propos de William Wordsworth, chantre, selon lui, du « sublime égotiste » (« egotistical sublime15 »).
Les images sublimes de « Mont Blanc » ont a priori été inspirées par l’expérience des Alpes relatée dans les lettres, essentiellement celles du 12 au 28 juillet. Toutefois, la datation du poème dans History of a Six Weeks’s Tour, le « 23 juin », qu’elle soit erronée ou non, doit nous mettre en garde contre le raccourci qui consiste à faire systématiquement des descriptions épistolaires les premiers jets des poèmes, comme si le dépaysement physique en prose devait toujours précéder le dépaysement poétique en vers. Il en est de même des ekphraseis des peintures bolognaises qui semblent inspirer à Shelley son portrait de Prométhée dans le second acte de Prometheus Unbound (1818-20), alors que ces descriptions des tableaux reprennent elles-mêmes des formulations poétiques d’œuvres antérieures, notamment Laon and Cythna (1817-18)16. Shelley projette donc aussi des idées poétiques préconçues sur le pays qu’il visite, limitant ainsi le dépaysement. N’est-ce d’ailleurs pas ce qu’il semble souligner, lorsqu’il se demande, dans son poème, ce qu’il adviendrait du Mont Blanc s’il n’y avait pas l’imagination humaine pour le percevoir ?
La réalité cachée
Ce que les lecteurs retiennent des récits de voyages des Shelley, ce sont les descriptions sublimes et pittoresques du Rhin, des Alpes et de l’Italie, et moins la réalité de leurs voyages, c’est-à-dire le dépaysement purement physique. Les Shelley mentionnent pourtant leurs traversées souvent chaotiques de la Manche, le voyage picaresque à dos de mule, lors de leur première venue sur le Continent, qui valut à Percy Bysshe des piqures d’insectes et la foulure d’une cheville, ou encore l’excursion sur le lac de Genève en compagnie de Byron, où il faillit bien se noyer, ne sachant pas nager, destin qu’il finit d’ailleurs par connaître au large du Golfe de La Spezia, depuis appelé le Golfe des poètes. Lorsque, dans « Shelley and Italy », Ralph Pite rappelle que pour leur troisième voyage, Shelley était non seulement accompagné de sa femme Mary et de sa belle-sœur Claire, mais aussi de leurs deux jeunes enfants William et Clara, respectivement âgés de deux ans et six mois, ainsi que de la fille de Claire et Byron, Allegra, qui avait un an, on réalise soudain la réalité du dépaysement :
Transporting three young children, their mothers, and servants across France and Switzerland must have imposed considerable strain on Shelley. He makes no mention of those circumstances, choosing instead a more impersonal narrative in which (following a long-standing convention) he describes arriving in Italy as an entry into Eden. […] the calm he attains is always exposed to irony too; it may be no more than a self-deception (vulnerable to the fear that he is not essentially serene at all).17
On en oublie les domestiques, notamment Elise Foggi, qui, la même année, accouche d’une fille, Elena Adelaide Shelley18. Cette enfant devait décéder quinze mois plus tard, de même que Clara, en septembre 1818, William, en juin 1819, et Allegra, en avril 1822, quelques mois avant la noyade de Shelley. Pite parle donc d’« aveuglement » (« self-deception »), parce que le dépaysement imaginaire des descriptions sublimes et pittoresques des Shelley cache le dépaysement physique qu’implique l’exportation des corps du pays natal vers un pays étranger, et toutes les difficultés que cela engendre.
Cette réalité attire l’attention sur ce qu’est vraiment le dépaysement, la perte de repères dans un environnement autre. La nécessité de s’adapter, c’est-à-dire de développer de nouvelles habitudes, dépayse elle-même, dans la mesure où l’on devient un peu étranger. Ainsi, le « patois » évoqué dans History of a Six Weeks’ Tour n’est pas seulement pittoresque ; il constitue aussi une barrière linguistique, comme en France :
With what delight did I hear the woman who conducted us to see the triumphal arch of Augustus at Susa, speaking the clear & complete language of Italy, tho’ half unintelligible to me, after that nasal & abbreviated cacophony of the French19.
Autre réalité, l’hébergement et la compagnie d’autres voyageurs, étrangers notamment, comme en Allemagne, où les Shelley dorment dans une « diligence par eau », les confrontent à d’autres coutumes :
Nothing could be more horribly disgusting than the lower order of smoking, drinking Germans who travelled with us; they swaggered and talked, and what was hideous to English eyes, kissed one another20.
Malgré l’inversion hyperbolique du pronom « nothing », similaire à celle de « never » évoquée plus haut, ce témoignage renvoie aussi au familier, le discours du voyageur anglais à l’étranger, comme les Shelley ont pu le trouver dans les périégèses modernes, en commençant par les lettres scandinaves de Mary Wollstonecraft : « Nothing can be more disgusting than the rooms and men towards the evening : breath, teeth, clothes, and furniture, all are spoilt21 ». Donc même lors de l’évocation du dépaysement physique et de ses désagréments, il peut y avoir projection du familier, qui, dans le cas présent, implique une connivence avec le lecteur de même nationalité. Ce type de discours touristique relève d’une sorte d’impérialisme – on serait presque tenté de parler de chauvinisme – qui, en exportant des préjugés partagés par une nation, colonise l’autre et le « dé-payse ». Cela limite alors le dépaysement du voyageur, même si l’exagération des critiques de l’étranger a aussi pour but de rendre le voyage plus dépaysant. C’est dans les deux sens, donc, que l’exagération fonctionne, pour accentuer ce qui est beau, et faire du voyage une merveille, ou pour accentuer ce qui est dégoûtant, pour en faire une véritable aventure. Toutefois, comme la projection de préjugés, la fiction limite le dépaysement.
Tourisme littéraire : projection du familier
Le tourisme littéraire en est une parfaite illustration. Aujourd’hui, les voyageurs se rendent en Nouvelle-Zélande pour se retrouver en Terre du milieu. A l’époque de Shelley, voyager en Italie était un moyen de se retrouver parmi les Anciens, d’où le titre A Classical Tour des éditions ultérieures de l’ouvrage de J.C. Eustace, qui est d’ailleurs assez explicite quant à l’épithète qu’il utilise :
The epithet Classical sufficiently points out its peculiar character, which is to trace the resemblance between Modern and Ancient Italy, and to take for guides and companions in the beginning of the nineteenth century, the writers that preceded or adorned the first22.
Il y a là un véritable désir d’entrer dans un autre monde, lointain aussi bien dans l’espace que le temps, la recherche d’un dépaysement (perdu). Mais n’est-ce pas là le contraire qui se produit ? Car ce que font alors ces voyageurs « classiques », c’est projeter un paysage imaginaire familier « classique », lu dans les livres « classiques23 », sur un paysage autre ou « moderne », qui n’en demandait pas tant. N’est-ce pas là une négation de la véritable identité de la terre visitée, qui existe bien au-delà de son évocation artistique, d’ailleurs limitée par l’objet fini ? Cette projection d’un imaginaire limite les possibilités qu’un véritable dépaysement peut offrir, la perte puis la découverte de nouveaux repères. Par exemple, chercher absolument à voir le « bosquet de Julie », à Meillerie, c’est aussi refuser de voir ce qui se trouve autour. Chercher la tombe de Cicéron peut empêcher de voir les autres. Percy Bysshe a beau critiquer les touristes anglais, il n’échappe pas à cette autre forme d’impérialisme mental, qui n’est finalement pas sans rappeler ce que Edward Saïd décrit dans Orientalism (1978) : la projection d’une idée qu’ont les occidentaux de l’Orient sur les Orientaux, une prosopopée couvrant la voix véritable de l’Autre, que l’on ne peut alors plus percevoir24. Pour un Britannique, la France se trouve en effet déjà vers le levant, ainsi que le montre l’exotisme continental du roman gothique anglais.
Le tourisme littéraire désigne, d’une part, les lieux célébrés par la littérature et les arts, et, d’autre part, les lieux où les artistes ont vécu et ceux où ils reposent aujourd’hui, ce que Benjamin Colbert appelle aussi « nécro-tourisme » :
Readers, like tourists, follow in the footsteps of writers, learning to read the places that have been hallowed by poetry and the poetry by place. […] literary tourism, a phenomenon Nicola Watson has recently called a typically romantic practice involving “habits of writing and memorialisation” growing alongside a new interest in the birthplaces, homes, haunts, and tombs of writers and their fictions. [… a] kind of touristic intertextuality, the layering of text, place, and affective identification between tourist-readers with absent authors. […] Shelley’s attraction to tombs, ruins, and places inscribed by the dead as a special kind of literary tourism: necro-tourism25.
Le « Bosquet de Julie » transporte ainsi Shelley dans la diégèse de La Nouvelle Héloïse (1761) de Jean-Jacques Rousseau :
We passed from the blue waters of the lake over the stream of the Rhone, which is rapid even at a great distance from its confluence with the lake; the turbid waters mixed with those of the lake, but mixed with them unwillingly. (See Nouvelle Héloïse, Lettre 17, Part 4.) I read Julie all day; an overflowing, as it now seems, surrounded by the scenes which it has so wonderfully peopled, of sublimest genius, and more than human sensibility. Me[i]llerie, the Castle of Chillon, Clarens, the mountains of La Valais and Savoy, present themselves to the imagination as monuments of things that were once familiar, and of beings that were once dear to it. They were created indeed by one mind, but a mind so powerfully bright as to cast a shade of falsehood on the records that are called reality. […] I never felt more strongly than on landing at Clarens, that the spirit of old times had deserted its once cherished habitation. A thousand times, thought I, have Julia and St. Preux walked on this terrassed road, looking towards these mountains which I now behold; nay, treading on the ground where I now tread. From the window of our lodging our landlady pointed out “le bosquet de Julie”. At least the inhabitants of this village are impressed with an idea, that the persons of that romance had actual existence. In the evening we walked thither. It is indeed Julia’s wood. […] We gathered roses on the terrace [of the castle of Clarens], in the feeling that they might be the posterity of some planted by Julia’s hand. We sent their dead and withered leaves to the absent.
We went again to “the bosquet de Julie”, and found that the precise spot was now utterly obliterated, and a heap of stones marked the place where the little chapel had once stood. Whilst we were execrating the author of this brutal folly, our guide informed us that the land belonged to the convent of St. Bernard, and that this outrage had been committed by their orders26.
Shelley fait du Rhône un fleuve moins suisse que rousseauien, et demande à Peacock de se référer à la lettre 17 de la quatrième partie pour comprendre la personnification des eaux boueuses : « the turbid waters mixed with those of the lake, but mixed with them unwillingly. » Rousseau écrit en effet :
Je lui montrois de loin les embouchures du Rhône, dont l’impétueux cours s’arrête tout à coup au bout d’un quart de lieue, et semble craindre de souiller de ses eaux bourbeuses le cristal azuré du lac27.
La personnification est déjà une projection de l’humain sur la nature ; elle se double ici d’un calque de la diégèse de La Nouvelle Héloïse sur le pays visité par Shelley : « A thousand times, thought I, have Julia and St. Preux walked on this terraced road, looking towards these mountains which I now behold; nay, treading on the ground where I now tread. » Le pronom « I » se mêle également aux noms « Julia », déjà anglicisé, et « St. Preux », alors que Shelley semble « marcher » dans la phrase à leurs côtés. Le poète prend le rôle de St. Preux lorsqu’il décrit le paysage à Peacock, nouvelle Julie malgré lui, puisque dans la lettre 17, c’est St. Preux, embarqué avec elle sur le lac, qui lui décrit le Rhône « de loin » (« at a great distance ») et les Alpes (« these mountains which I now behold ») ; ou bien Peacock devient le nouveau Mylord Edouard, la lettre 17 lui étant adressée. La nature épistolaire de La Nouvelle Héloïse renforce l’identification de Shelley à St. Preux, mais aussi à Rousseau28, et, à nouveau, la lecture de lettres, comme celles de Pline le jeune29, alors qu’il voyage, lui fournit des modèles pour les siennes. Shelley a beau dire que les habitants de Meillerie sont assez crédules pour croire que les « personnes » (pourquoi pas « personnages » ?) du roman ont vraiment vécu, il les rejoint, une fois dans le bois : « It is, indeed, Julia’s wood. »
La référence de Shelley est précise, car il porte apparemment avec lui l’ouvrage de Rousseau, qu’il dit lire « toute la journée » et qui lui sert donc de guide. C’est une habitude que Shelley gardera toute sa vie : son ami Thomas Jefferson Hogg, à qui, au passage, il parlait déjà de La Nouvelle Héloïse en 181130, le décrit ainsi toujours en train de lire, même dans les rues bondées de Londres : « he was to be found, book in hand, at all hours; […] especially during a walk; not only in the country, and in retired paths, […] but in the most crowded throroughfares of London31 ». De même, John Edward Trelawny32 dit avoir trouvé, dans les poches de son cadavre échoué, un « volume de Sophocle » et le poème Endymion de Keats ouvert à une page, comme s’il le lisait au moment même où la tempête s’abattit sur son embarcation. Il faisait donc un excellent candidat pour le tourisme littéraire préconisé par Eustace, même si Shelley ne se bornait pas aux « Classiques ».
Loin de le dépayser, le paysage lui paraît alors « familier » (« monuments of things that were once familiar »). Il annonce même l’esthétisme d’Oscar Wilde, en affirmant la supériorité de l’art sur la réalité (« They were created indeed by one mind, but a mind so powerfully bright as to cast a shade of falsehood on the records that are called reality »), et en faisant des villes et des lieux naturels, des « monuments » à la gloire de Rousseau et de sa diégèse. C’est que, comme à la fin de « Mont Blanc », il songe à l’immatérialisme de Georges Berkeley, ainsi qu’il l’écrit dans le manuscrit de la lettre : « The feelings excited by his Romance have suited my creed, which strongly inclines to immaterialism33. » Il ne peut alors accepter que les choses qu’il voit ne correspondent pas à ce qu’il a lu : « I never felt more strongly than on landing at Clarens, that the spirit of old times had deserted its once cherished habitation. » L’idéalisation littéraire ou celle du passé – le romantisme donc – va toujours de pair avec le dénigrement du présent : l’accent français est nasillard, les auberges sont horribles, les jeunes Savoyards sont difformes (Shelley 1964 : I, 482), les Italiennes n’ont pas la beauté enivrante des Anglaises, le pays de Rousseau a perdu de sa superbe ancestrale, et le « Bosquet de Julie » a été « totalement oblitéré » par des moines catholiques par définition (shelleyenne) dégénérés : « the precise spot was now utterly obliterated, and a heap of stones marked the place where the little chapel had once stood. » C’est pourtant là que réside le véritable dépaysement, plus grand encore que celui consistant à se transporter dans une diégèse connue : le vrai dépaysement est celui qui est anti- « classique », que l’on n’attend pas et qui voit le poète confronté à une nouvelle réalité.
« Re-paysement » britannique
La prise à témoin du lecteur de même nationalité, dont l’auteur voudrait se faire un allié, et la critique de l’étranger, à l’accent nasillard et aux manières impolies, montrent déjà tout l’espace qu’occupe la sensibilité britannique de Shelley dans sa quête de dépaysement. Cette importation mentale de la Grande Bretagne, bien que Shelley ne corresponde pas à la norme britannique d’alors et que ce soit d’ailleurs l’une des raisons de son exil volontaire, se traduit d’une autre manière encore.
De même qu’il contamine l’Italie par une Grèce fantasmée, ou fantasme une Grèce à partir de ce qu’il voit en Italie, notamment à Paestum et Pompéi (« This scene was what the Greeks beheld. (Pompeii you know was a Greek city.)34 »), il lui arrive d’importer des lieux britanniques dans ses descriptions italiennes, pour que son correspondant puisse mieux comprendre ce qu’il décrit. Ces lieux servent de repères, mais la comparaison transforme quelque peu le pays visité. C’est ainsi que le bois de Bisham et sa « falaise » servent à décrire, à Rome, les thermes de Caracalla envahis par la végétation :
The perpendicular wall of ruin is cloven into steep ravines filled with flowering shrubs whose thick twisted roots are knotted in the rifts of the stones. At every step the aerial pinnacles of shattered stone group into new combinations of effect, & tower above the lofty yet level walls, as the distant mountains change their aspect to one rapidly travelling along the plain. The perpendicular walls resemble nothing more than that cliff in Bisham wood which is overgrown with wood, & yet is stony & precipitous – you know the one I mean – not the chalk-pit, but the spot which has that pretty copse of fir trees & privet bushes at its base, & where Hogg & I scrambled up & you – to my infinite discontent – would go home35.
Shelley transformait déjà l’édifice en « ravins » (« ravines ») sublimes, comme en témoignent les adjectifs renvoyant à la grandeur (« steep », « aerial », « tower above », « lofty ») et au danger (« precipitous », « perpendicular »), que l’on retrouve dans les récits de voyage et le roman gothique. La comparaison à la forêt de Bisham complète ce retour rousseauien à la nature, mais anglicise aussi Rome.
Autre exemple, le ciel de Bagni de Luca, en Toscane, est comparé aux cieux anglais :
The atmosphere here […] is diversified with clouds, which […] decrease towards the evening, leaving only those finely woven webs of vapour which we see in English skies, and flocks of fleecy and slowly moving clouds, which all vanish before sunset […]36.
Ces nuées anglo-italiennes se retrouvent dans la diégèse orientale de Prometheus Unbound, à la fin de l’acte I, pour décrire des esprits annonçant la transition d’un paysage caucasien, représentant l’Occident corrompu, à un paysage indien, incarnation de l’Idéal en grande partie inspirée de l’Italie dans les deux actes suivants37.
Ces comparaisons sont parfois hyperboliques, c’est-à-dire qu’elles sont faites pour souligner la plus grande sublimité de ce que Shelley voit à l’étranger. Le meilleur exemple est à nouveau Pompéi, dont les bâtiments peu élevés contrastent avec les « ravins cimmériens de villes modernes », Londres, Paris ou encore Manchester :
Another advantage too is, that in the present case the glorious scenery around is not shut out, & that unlike the inhabitants of the Cimmerian Ravines of modern cities the antient Pompeians could contemplate the clouds & the lamps of Heaven could see the moon rise behind Vesuvius, & the sun set, in the sea, tremulous with an atmosphere of golden vapour38 […].
On trouve déjà, dans cette lettre antérieure, la métaphore « nordique » des ravins, mais elle sert cette fois à décrire de manière négative l’Angleterre (principalement), puisqu’il est question d’urbanisme et non du bois anglais plus idyllique de Bisham. En fait, la nature septentrionale (« Cimmerian ») de ces villes renvoie davantage aux ravins enneigés des Alpes, certes sublimes, mais plus désolés que la campagne italienne, opposition que Shelley exploite donc dans « Prometheus Unbound ». Les villes anglaises viennent contaminer Pompéi et quelque peu re-payser Shelley, mais c’est surtout l’Angleterre qui est dépaysée par les Alpes ou, plus exactement, qui fusionne avec, comme le Caucase, pourtant indien (l’Hindou Kouch), de Prometheus Unbound qui, finalement, renvoie à tout l’Occident dans l’acte I. Ce sont donc essentiellement les ravins plus familiers des précédents voyages « nordiques » ou « occidentaux » qui re-paysent le poète, en venant contaminer Pompéi, que Shelley orientalise plus loin en la comparant à la Grèce. Car, contrairement à l’évocation de la forêt de Bisham, évoquée avec plus nostalgie dans la lettre postérieure, il tente de repousser le pays natal ou le familier au loin, afin de se dépayser davantage dans une Grèce fantasmée. Du fait de la comparaison cimmérienne et des idées préconçues qu’implique le fantasme, il n’y parvient qu’à moitié.
Un autre exemple est l’emploi de l’adjectif « upaithric » pour signifier l’ouverture des constructions antiques sur la nature et le commerce qu’entretenaient alors avec elle les Grecs de l’Antiquité, source de leur perfection artistique, philosophique et, plus relativement, politique. L’adjectif et son concept même peuvent être considérés comme un import de conversations qu’il avait eues avec Peacock, tous deux l’employant déjà en 1817 dans des poèmes antérieurs au voyage en Italie, Rhododaphne ; or the Thessalian Spell pour le dernier, et Laon and Cythna pour le premier. L’adjectif « upaithric » a beau dépayser Shelley vers la Grèce antique, autre lieu et autre temps, il n’en exprime pas moins une idée préconçue recouvrant la réalité de l’actuelle Pompéi, dont il ne dit pas tout.
Conclusion
La projection d’un discours familier sur le pays étranger qui le dépayse, lui, plus encore que le voyageur qui discourt, conduit à se demander s’il n’est finalement pas plus facile de se dépayser chez soi qu’à l’étranger. C’est ce que semblent penser Mary Shelley et Bram Stoker lorsqu’ils relocalisent leur diégèse suisse et transylvanienne en Grande Bretagne. Il suffit d’un élément exogène pour rendre le quotidien dépaysant, parce que, pour le coup, on ne s’y attend pas. Au contraire, il y a parfois tellement d’attentes chez les voyageurs, du fait de ce qu’ils ont déjà entendu dire ou de ce qu’ils ont lu, qu’ils sont finalement peu étonnés par ce qu’ils voient. Même les expressions « astonishment » et « stagger the imagination » employées par les Shelley renvoient au discours préétabli du sublime, dont les règles ont été dictées plus d’un demi-siècle plus tôt. La déception de William Wordsworth lorsqu’il découvre le Mont Blanc est ainsi loin d’être une posture et est tout à fait pertinente :
That day we first
Beheld the summit of Mount Blanc, and grieved
To have a soulless image on the eye
Which had usurped upon a living thought
That never more could be39. […]
Shelley a beau craindre de parler comme un touriste (« The tourists tell you all about these things, & I am afraid of stumbling on their language when I enumerate what is so well known40. »), non seulement il le fait, mais il se comporte aussi parfois comme tel. Benjamin Colbert a beau le décrire cherchant sa propre voix, en se démarquant de Eustace et consorts, le poète ne réussit que partiellement. Mais ce n’est pas non plus parce qu’il s’aide d’un discours préétabli pour décrire ses expériences qu’il n’est pas sincère, ou que ses descriptions n’ont aucune valeur poétique. Le moi, et donc le familier, ont une place primordiale dans le romantisme, dont l’objet est avant tout l’expression de sentiments profonds et authentiques. Il serait ainsi bien artificiel de rejeter ses fantasmes, ce que ne fait même pas le concepteur de la « negative capability », John Keats. Seulement, la prise de conscience qu’il existe un autre à découvrir, dans toute sa nouveauté, son caractère inattendu et donc son dépaysement, offre de nouvelles possibilités à l’artiste ou au voyageur.