Introduction : Un dépaysement géographique et culturel vers l’Italie
Comme nous le rappellent des titres de chanson et de film tels que « Tu vuò fa’ l’Americano » ou encore Un Americano a Roma, l’Américain, cette bête étrange, devient une figure extrêmement populaire en Italie après la Seconde Guerre mondiale. Avant et durant la Seconde Guerre mondiale, c’est peut-être Ezra Pound qui est le plus célèbre Américain en Italie. Son dépaysement, le passage de son pays d’origine à son pays d’adoption, est d’abord géographique : quand Pound, tout jeune poète, part en 1908 à la conquête de l’Europe, il commence par une escale à Venise le temps d’un été, avant de s’établir pour quelques années à Londres puis à Paris1. Il revient en Italie en 1924 pour s’installer de manière plus définitive à Rapallo, sur la côte ligurienne2. Cet itinéraire géographique se double d’un itinéraire culturel : Pound fréquente en effet, depuis ses années estudiantines au moins, la poésie de Dante, de Cavalcanti et des troubadours qui les ont inspirés3. Sa production journalistique riche depuis les années 1910 devient plus importante encore lorsque Pound se tourne vers l’économie et la politique à partir des années 1920 et surtout dans les années 19304, c’est également à cette époque qu’il commence à écrire des articles journalistiques en italien5. Il est possible de concevoir comme une troisième étape de son dépaysement l’adhésion au fascisme qui s’affirme chez Pound à partir des années 1930. Il s’agirait alors d’un dépaysement politique, le poète américain abandonnant les principes démocratiques libéraux de son pays d’origine pour embrasser le totalitarisme de l’Italie du ventennio6. Bien que cet abandon des idées démocratiques doive être nuancé7, les années 1930 constituent effectivement un tournant dans la carrière de Pound et ce tournant est directement lié à l’influence de la culture italienne dans laquelle il est alors immergé.
Un point de vue italianisant sur les États-Unis ?
Proposer Ezra Pound comme exemple de dépaysement peut pourtant sembler paradoxal. En effet, le poète réaffirme continuellement son allégeance à sa patrie d’origine, comme dans cette citation extraite de ses discours radiophoniques prononcés au début des années 1940, soit au plus fort de son engagement fasciste :
What you can do is to understand just how the President is an imbecile. […] Di/ag/nose him. Diagnose him. It is not only your out, but it is your bounden duty as an American. DUTY begins at home8.
On voit dans cet extrait d’un discours radiophonique prononcé en février 1943 que la rhétorique du poète, bien que dirigée contre le Président des États-Unis, Franklin Delano Roosevelt, s’appuie néanmoins sur la notion de devoir patriotique. Ce que rejette Ezra Pound, qui à la fin de la guerre sera accusé de trahison à cause de ces discours, ce n’est pas son pays en tant que patrie mais le gouvernement de ce pays dans les années 1930 et 1940. Pourtant, dans ces années-là, Pound ne connaît et ne peut observer les États-Unis que de manière lointaine puisqu’il n’y est retourné, depuis 1908, que pour de courts séjours. Son point de vue a parfois été assimilé à un point de vue cosmopolite typiquement moderniste9 et c’est le point de vue dont il semble lui-même se prévaloir au cours des années 1930 :
I deny an American Editor’s statement that I represent the Italian point of view. If my point of view is not international and organic or structural, I believe that no international point of view can exist, or that there are few men who can claim it with greater right10.
Pound, qui continue de se présenter aux Italiens comme un « forestiero11 », c’est-à-dire un étranger et plus précisément un inconnu au pays (dans le sens précis qu’accorde Jean-Luc Nancy au terme, c’est-à-dire « le coin de terre auquel on tient, par lequel on est tenu12 »), juge qu’il a un « point de vue international » qui lui permet d’avoir un certain recul face aux questions politiques qui se posent dans divers pays et entre ces pays. Cette affirmation d’un point de vue cosmopolite n’est pas sans évoquer l’idée de Nancy que la ville, lieu par excellence du cosmopolitisme, naît avec un processus de dépaysement13 : Pound obtient un point de vue cosmopolite en s’arrachant à son pays mais doit nécessairement demeurer un étranger au nouveau pays, ce qu’il comprend très bien, contrairement au journaliste à qui il fait référence dans sa déclaration.
Cependant, si l’on en croit cette affirmation de Reed Way Dasenbrock : « Pound almost always adopts an Italian frame of reference for his discussion of America14. » Le point de vue international de Pound serait en réalité un point de vue fortement influencé par sa connaissance de l’Italie. Ainsi, dès 1912, alors que Pound n’a pas quitté son pays depuis très longtemps et qu’il n’habite pas encore en Italie, il explore dans l’essai Patria Mia la possibilité d’une Renaissance américaine au vingtième siècle. Ce qui rend la référence à l’Italie évidente dans cette idée avancée par Pound, c’est la comparaison des gratte-ciels new-yorkais aux campaniles des villes de Toscane15. Le poète est alors déjà dans un processus de dépaysement qui n’est pas seulement géographique mais aussi mental : il s’éloigne en esprit de son pays pour mieux le saisir et mieux en parler. Il semble ainsi rester dans un entre-deux où la connaissance de la culture politique italienne éclaire son point de vue sur le gouvernement américain mais cet éclairage n’a aucun effet pratique puisque Pound ne vit plus aux États-Unis et n’a aucune influence politique réelle dans aucun des deux pays16.
Une manière de mieux comprendre l’itinéraire du poète américain est de s’intéresser à ce qui peut sembler son point d’aboutissement : le dépaysement par la langue. Ce point paraît atteint dans les années 1940, période durant laquelle on trouve le plus d’écrits en italien de la main de Pound. Sa production d’articles journalistiques en italien s’intensifie au début de la décennie alors qu’il ne publie presque plus d’articles en anglais. La comparaison entre les volumes VII et VIII de la collection contenant ses écrits publiés dans des journaux (Ezra Pound’s Poetry and Prose: Contributions to Periodicals) est à ce titre frappante : alors que sont recensés une trentaine d’articles en italien pour les années 1936 à 1939 et que la majorité des articles sont encore en anglais, il y en a plus de quatre-vingts pour les quatre années suivantes et les articles en anglais deviennent minoritaires. Les écrits italiens de Pound datant de cette époque-là sont également plus diversifiés : il rédige un certain nombre de brouillons poétiques et deux Cantos achevés, les Cantos lxxii et lxxiii, et il présente ses idées aux Italiens non seulement dans des journaux mais aussi dans des essais, tels que la traduction de Jefferson and/or Mussolini (1944) ou les textes originaux Carta da visita (1942) et les essais réunis dans Lavoro ed usura (1944). L’essentiel de sa production en anglais durant ces années-là est concentré dans ses discours radiophoniques, c’est-à-dire dans une forme orale.
L’italien, la langue seconde d’Ezra Pound, passe au premier plan dans les années 1940
Malgré cette production importante et variée et bien qu’il soit installé en Italie depuis 1924 et qu’il n’hésite pas à partir des années 1930 à s’exprimer à l’écrit dans cette langue, Ezra Pound n’est en 1940 aucunement bilingue. Si sa connaissance effective de la langue fait encore l’objet de débats aujourd’hui, les spécialistes s’accordent à dire que sa maîtrise grammaticale est inexacte17. Dans un article récent, Serenella Zanotti résume ainsi le jugement de Pound lui-même sur son aisance avec la langue italienne :
Ai suoi revisori chiedeva di rendere « INTELLIGIBILI » le sue frasi, senza però distruggerne « totalmente il barbarismo o ridurle al gusto della Crusca » e, con la solita giocosa allusività, aggiungeva: « J’ai oublie l’art de Petrarquiser » [sic]. Pound ammetteva del resto di scrivere « la lingua con difficoltà e stranezza, » dovendo poi « castigare » i propri testi « nella speranza di mettere dentro un po’ di grammatica, » senza tuttavia penalizzarne lo stile (« senza perdere la vivacità »)18.
Si Pound souligne ses propres difficultés, on sent aussi dans les citations mises en avant par Zanotti un désir de conserver un style propre, authentique, même en langue étrangère, quitte à ce que cela soit, justement, un style étrange(r). Les poètes italiens contemporains d’Ezra Pound ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés : Eugenio Montale décrivait avec amusement sa « fluide incorrection » (« fluente scorrettezza19 ») et Pier Paolo Pasolini s’interrogeait sur le degré d’intentionnalité de cette incorrection, concluant que Pound joue sans doute précisément de sa maîtrise partielle de l’italien20. Ainsi Pound revendique-t-il là un certain barbarisme, c’est-à-dire tout autant la condition d’étranger à la langue qu’un ethos moderniste de ravageur de la langue. Cette position correspond tout à fait à la direction prise dans sa carrière de poète depuis le début du vingtième siècle, particulièrement depuis la fondation du mouvement imagiste. Sur le front italien, Pound, sentant qu’il possède des armes moindres que sur le front anglophone, exhorte dans plus d’un article les Italiens à rénover eux-mêmes leur langue21.
Si c’est bien aux Italiens qu’il revient de rénover leur langue, pourquoi Pound choisit-il au début des années 1940 d’écrire presque exclusivement dans cette langue seconde qu’il ne maîtrise pas tout à fait et qui lui cause bien du souci à la rédaction ? On peut émettre, pour répondre à cette question, quatre hypothèses. La première serait que Pound cherche simplement un nouveau public. La langue seconde ne serait alors que l’outil de communication le plus adéquat. Cette hypothèse correspond assez bien à la mission d’instruction du plus grand nombre que Pound s’est donnée dès le début de sa carrière – par exemple en cherchant à faire connaître divers poètes à travers ses traductions dans The Spirit of Romance, publié en 1910, et plus tard avec l’ABC of Reading et l’ABC of Economics dont l’intention didactique est clairement annoncée dans le titre – mais cela n’explique pas pourquoi la langue anglaise est autant mise de côté par le poète au début des années 1940. Une deuxième hypothèse porte sur le désir de retrouver l’étrangeté de la langue, un désir qui serait bien naturel chez un poète qui avait déjà mené l’avant-garde anglophone sur de nombreux chemins (dans sa participation au mouvement imagiste, dans ses propres Cantos…) et qui pourrait donc penser qu’il est nécessaire, pour se renouveler, d’aller sur un nouveau front. Cependant, si l’exercice stylistique du jeu sur la distance entre l’écrivain et la langue a passionné Pound, grand – bien qu’imprécis – traducteur de textes anciens (dont par exemple les sonnets et ballades de Cavalcanti ou la poésie chinoise classique dans Cathay), le désir d’expansion vers non pas un mais des ailleurs semble plus présent chez lui au début de sa carrière que durant la Seconde Guerre mondiale, période durant laquelle il n’est plus dans une phase d’exploration de la littérature italienne et son travail de traducteur se concentre sur l’œuvre de Confucius, travail qu’il met d’ailleurs au service du gouvernement fasciste22, s’encloisonnant ainsi toujours plus dans le totalitarisme propre au régime. En troisième lieu on peut donc évoquer un apparent repli vers le monde fermé de la dictature fasciste italienne. En effet, l’adhésion enthousiaste de Pound au fascisme n’est absolument pas partagée par la plupart de ses collègues et compatriotes23 et la guerre, en interrompant les communications épistolaires entre les pays ennemis, isole Pound géographiquement et culturellement24. Les raisons pour lesquelles il demeure en Italie sont d’ailleurs obscures. Il est difficile de déterminer si cela est volontaire de la part du poète ou s’il y a été contraint par la situation25 mais il choisit en tout cas, malgré sa citoyenneté américaine, de ne pas attendre en silence la fin de la guerre et de se tourner finalement vers ceux qui partagent ses idées. S’il a échoué à convaincre le monde anglophone de la validité des idées fascistes par ses articles des années 1930, Pound ne montre cependant pas d’amertume – même s’il en a peut-être ressenti – envers son pays et continue de tenter de lui transmettre ses idées depuis l’Italie à travers ses discours radiodiffusés. La dernière hypothèse prend en compte le fait que Pound étant isolé du monde anglophone, en dehors de sa sphère domestique, l’italien est la langue dans laquelle il vit les événements de la guerre : c’est la langue des journaux qu’il lit26 et auxquels il contribue mais également celle de la plupart des personnes qu’il côtoie en dehors de son foyer. Il s’agirait donc, au contraire de la distance émotionnelle souvent évoquée quand on parle d’une langue non-maternelle27, d’un moment où la langue seconde peut prendre une dimension émotionnelle forte, proportionnelle aux événements vécus. On sait ainsi que Pound vit les destructions causées par la guerre comme un traumatisme civilisationnel28 ; il en est informé par des journaux italiens, qui exagèrent peut-être parfois les dommages causés aux monuments pour susciter l’indignations des adhérents à la cause fasciste29, et il n’a sans doute jamais entendu parler, a contrario, des procédures mises en œuvre pour sauvegarder le patrimoine culturel italien durant la guerre, telles que la mission des Monuments Men30.
Première piste : l’autotraduction de Jefferson and/or Mussolini
Traduction de réalités culturelles spécifiques
Pour étudier la validité des hypothèses concernant la recherche d’un nouveau public ou le repli vers un public partageant ses idées, on peut commencer par s’intéresser à l’autotraduction que fait Ezra Pound de son propre essai Jefferson and/or Mussolini. Cet ouvrage court, rédigé en 1933 et publié en 1935, est traduit par l’auteur en 1944. Le sujet même de cet essai, la comparaison entre l’un des pères fondateurs des Etats-Unis et un dictateur italien du vingtième siècle, est déjà une tentative de l’auteur de mettre au jour un lien entre les deux pays. L’étude de sa traduction peut permettre d’observer des stratégies qui participent d’un processus de dépaysement dans la mesure où Pound doit repenser la matière d’un essai adressé à ses compatriotes pour l’adapter à des lecteurs parmi lesquels il est un étranger.
La première de ces stratégies est bien sûr l’adoption des procédés habituels de traduction : l’équivalence (« a different kettle of onions » devient « un altro paio di maniche »), l’adaptation (« John and Joe » ne devient pas « Giovanni e Giuseppe », traductions littérales de ces prénoms, mais le plus idiomatique « Caio e Sempriono », ces deux prénoms formant avec Tizio le même trio typique que Tom, Dick, and Harry). Ces stratégies ne suffisent pas toujours, et Pound doit parfois recourir à l’explicitation culturelle, comme dans cet extrait :
Our forefathers pa’acel’d out the land but took no precautions about keeping it pa’acel’d31.
Gli Americani d’allora spartirono le terre fra i cittadini che andavano a coltivarle; ma non presero precauzioni per mantener tali divisioni nei homesteads (poderi)32.
Pour rendre des événements américains – ici la conquête du territoire et les mesures prises par les gouvernements des dix-huitième et dix-neuvième siècles à ce sujet – lisibles à son public italien, Pound modifie profondément la structure de la phrase. La structure inclusive « nos ancêtres » fait place à une définition précise des personnes concernées (« les Américains d’alors »), où le point de vue adopté est externe. L’auteur ajoute dans la traduction une précision sur ce qu’implique le partage des terres : celui-ci se fait « entre les citoyens qui s’en allaient les cultiver » (la structure choisie par Pound, « andare a », n’exprimant pas simplement un futur proche comme l’expression anglaise « to be going to » mais également un mouvement). Il précise également que ces divisions concernent les « homesteads », c’est-à-dire des propriétés agricoles et il choisit d’accoler au mot une traduction italienne (« poderi ») qui rend l’image plus claire à ses lecteurs. Le terme idiomatique qu’il choisit, podere, issu d’une variante du mot potere (pouvoir, possession)33 correspond exactement au sens d’une ferme familiale, possédée ou du moins entretenue par une famille, c’est-à-dire l’image qu’a Pound du homestead – les dictionnaires actuels34 donnent souvent pour traduction de homestead « casa colonica », locution nominale désignant le type de maison rurale italienne se trouvant à l’intérieur du podere, et offrent ainsi une image plus restreinte, plus domestique du homestead là où Pound met l’accent sur son intégration dans un système économique favorisant la propriété privée.
S’il est relativement facile à Pound de traduire le mot homestead en italien, il n’en va pas de même pour toutes les réalités proprement américaines. Ainsi, ses diverses traductions du terme wilderness montrent l’impossibilité d’en rendre toutes les dimensions avec un seul mot italien. Le terme possède en anglais au moins trois sens différents, souvent concomitants, notamment dans le cadre du dix-neuvième siècle américain : il évoque à la fois une nature primitive et un désert humain et a souvent une connotation religieuse puisque c’est le mot par lequel la Bible du roi Jacques (the King James Version) traduit le « désert » dans lequel Jésus passe quarante jours. Pour les colons puritains, l’Amérique vierge – du moins dans leur conception puisqu’elle est en réalité déjà habitée et civilisée – est un désert où une nature primitive difficile à cultiver leur permet de mieux connaître l’une des épreuves traversées par le Christ35. Cette connotation subtile, propre au pays de Pound, est nécessairement complètement perdue lors du processus dépaysant de la traduction. Ses diverses traductions du terme montrent ses hésitations quant à celui des deux autres sens qu’il faudrait lui accorder prioritairement :
He was trying to set up a civilization in the wilderness, […].
Volendo creare la civiltà fra le foreste […]36.
the multitude of elements needed to start any decent civilization in the American wilderness […].
la moltitudine d’elementi necessari per iniziare qualsiasi civiltà decorosa nel deserto americano […]37.
What would Benito Mussolini have done in the American wilderness in 1770 to 1816?
che cosa avrebbe fatto Mussolini in America nei tempi di Jefferson38?
On voit que dans la première traduction c’est une nature sauvage (« les forêts ») qui est mise en avant ; elle évoque facilement au lecteur familier des paysages américains la Nouvelle-Angleterre et les premières colonies établies par les Britanniques en Amérique. Dans la deuxième, Pound met l’accent sur le désert, un désert humain bien sûr mais le mot n’est pas sans évoquer également au lecteur ou à la lectrice qui connaît les États-Unis l’image de la frontière de l’Ouest. Dans la troisième traduction, Pound rend l’image de ce désert primitif implicite : « l’Amérique au temps de Jefferson » doit évoquer au lecteur non seulement les dates données dans le texte original (« 1770 à 1816 ») mais également une Amérique jeune où tout reste à construire, primitive donc. Le processus de traduction, au cours duquel se perdent les connotations subtiles qui évoquent la couleur locale, la couleur du pays, ne peut donner que des images partielles ou allusives au lecteur étranger. L’explicitation n’est pas possible hors de la périphrase ici et ce n’est pas le choix que fait Pound.
Synthétisation de la pensée traduite en italien
L’auteur-traducteur adapte parfois son style, et non seulement son vocabulaire, à son nouveau lectorat. Par exemple, il retire des passages longs concernant des éléments de la culture italienne puisque ceux-ci, qui correspondent à des explications culturelles données à un public américain, sont jugées superflus pour ce public qui les connaît bien. Par ailleurs, revenir sur ce texte écrit dix ans plus tôt lui permet de corriger son style dans certains passages :
There is opportunism and opportunism. The word has a bad meaning because in a world of Metternichs, and Talleyrands it means doing the other guy the minute you get the chance. There is also the opportunism of the artist, who | has a definite aim, and creates out of the materials present. The greater the artist the more permanent his creation. And this is a matter of WILL.
It is also a matter of the DIRECTION OF THE WILL39.
Se la parola opportunismo viene di solito presa nel senso peggiorativo (pensando a Talleyrand e a Metternich) esiste nondimeno un altro opportunismo benefico, simile a quello dell’artista che adopera i mezzi disponibili, in un dato momento e luogo, per compiere uno scopo preciso. Quello che conta è la direzione della volontà40.
On remarque que si l’essentiel du sens de cet extrait de Jefferson and/or Mussolini est retranscrit dans sa traduction, son style est complètement changé. Alors qu’Ezra Pound a une nette préférence en anglais pour la parataxe, préférence d’ailleurs observée par les critiques dans sa poésie également41, il choisit en italien d’adopter un style plutôt hypotactique. Trois phrases juxtaposées n’en deviennent plus qu’une. Les structures existentielles (« [t]here is » signifiant « il y a »), l’adverbe additif « also » (« aussi ») et la conjonction de coordination « and » (« et »), employée comme connecteur en début de phrase, sont remplacés par la conjonction de subordination « [s]e » (« si ») et l’adverbe concessif « nondimeno » (« néanmoins »). A la fin de l’extrait, une nouvelle structure additive (« [i]t is also » : « c’est aussi ») devient en italien une dislocation à droite du sujet de la phrase (« Quello che conta è la direzione della volontà. » : « Ce qui compte, c’est la direction de la volonté »). Cette dislocation a une portée emphatique que n’avait pas la structure anglaise, soulignant mieux le fait que cette phrase est pensée par Pound comme la conclusion de son raisonnement. Dans la mesure où le style hypotactique est plus complexe à appréhender que le style paratactique (les conjonctions de coordination étant généralement étudiées avant les subordonnants lors de l’apprentissage d’une langue), il paraît peu probable que ce changement soit dû au fait de l’écriture en langue étrangère. Une deuxième interprétation possible est que la révision du texte amène l’auteur à synthétiser sa pensée. On peut supposer que le premier texte aurait été écrit au fil de la pensée alors que le second présente une réorganisation des idées qui met en avant les liens logiques qui sous-tendent les raisonnements de Pound. Si cette interprétation est possible, elle n’explique pas pourquoi Pound, qui a cherché pendant deux ans un éditeur pour son essai entre 1933 et 1935, comme il nous le dit dans l’avant-propos, n’aurait pas pris le temps de faire cette révision en anglais déjà. L’apparente dégradation des facultés de raisonnement du poète au cours des années 1930 et 1940 a été soulignée par des critiques tels que Massimo Bacigalupo42 et Pound lui-même se sent parfois dans l’obligation du justifier sa manière sinueuse d’argumenter43. En outre, la volonté d’organiser (ou, pour le traduire plus littéralement, d’ordonner) ses idées est fréquemment exprimée par Pound au cours de la période fasciste et même après44 ; elle lui aurait apparemment été suggérée par Mussolini lui-même, lors de la seule entrevue que le poète ait réussi à obtenir avec lui, en 193345. Cette insistance sur le besoin d’ordre, dans le gouvernement comme dans la pensée personnelle, peut être reliée au goût de Pound pour la pensée confucéenne qui, selon lui, préconise une telle entreprise46 mais il ne faut pas oublier que cette réflexion naît dans le contexte fasciste où Pound vit depuis le milieu des années 1920.
Un autre extrait de Jefferson and/or Mussolini vient appuyer cette interprétation qui met en avant l’influence du contexte fasciste sur la pensée de Pound.
There was the slight cross-current of Quincy Adams, but there was the intensively Jeffersonian drive of Van Buren. […]
« The best government is that which governs least. » Shallow interpretation puts all the emphasis on the adverb “least” and slides gaily over the verb « to govern47. »
[…] Van Buren. Quest’ultimo conferiva al jeffersonismo in certi aspetti un carattere più preciso, e gli dava uno sviluppo chiaramente antiusurocratico.
La frase « il miglior governo è quello che governa meno » ci conduce direttamente all’idea fascista, ma è inutile leggerla mettendo l’accento solamente sull’avverbio « meno » e trascurando il verbo « governare48. »
Dans cet extrait qui fait suite à un résumé de l’histoire des premiers présidents américains, on voit que, alors qu’il se concentrait sur l’interprétation de la citation de Thomas Jefferson en anglais, Pound ajoute dans la version italienne deux nouvelles idées : la politique de Martin Van Buren est à présent perçue comme « anti-usurocratique » et la phrase de Jefferson « conduit directement à l’idée fasciste ». La première idée relie le gouvernement du président Van Buren au combat contre l’usure, c’est-à-dire contre le monde de la finance, obsession spécifiquement poundienne (on peut songer par exemple au Canto xlv) mais qu’il croit voir reflétée dans le discours fasciste49. La seconde établit une filiation directe entre l’un des pères fondateurs de l’Amérique et l’Italie fasciste du vingtième siècle, présentant une adéquation nette (mais seulement pour l’auteur) entre des idées démocratiques et un régime totalitaire. Il apparaît donc qu’Ezra Pound relit les idées politiques qui sous-tendent l’établissement de la démocratie dans son pays d’origine à la lumière de celles du régime totalitaire du pays où il habite alors. Sa synthétisation du parallèle entre les deux régimes en une filiation, directe et donc incontestable, n’est pas seulement réductrice. Parce qu’elle est directement influencée par son adhésion au fascisme et qu’elle en reflète les modes de pensée, favorisant des liens logiques qui sont en réalité arbitraires (suivant la définition arendtienne des idéologies totalitaires50), cette synthétisation de sa propre pensée est d’esprit totalitaire. C’est ainsi que dans le dépaysement linguistique de Pound, dans son passage à une langue seconde, se reflète son dépaysement politique, son passage vers des idées anti-démocratiques.
Une approche qui demeure poétique même en langue seconde
Oralité et jeux de mots
Cette étude des manières dont Ezra Pound traduit sa pensée en italien occulte cependant une dimension importante de son écriture, qui correspond à la deuxième des hypothèses évoquées plus haut : l’auteur conserve toujours une approche poétique et cette langue autre lui permet de continuer à explorer les possibilités du langage sous de nouvelles formes. C’est déjà une question qui se pose à lui lors de sa traduction de Jefferson and/or Mussolini quand il doit donner à entendre dans une autre langue l’oralité de certains passages :
The judge (or jedge) leaned over his desk and whinnied: « Seay, yeng feller, deon’t yew know thet in this kentry there ain’t naowbody that’z got enny garr’ damn rights whotsoever51! »
Il giudice si sporse dal pergamo, e nitrì « Dimmi, giovinotto, non sai che in questo paese non c’è nessuno che possiede alcun porco diritto qualsiasi? »
(« Dont you know that in this country there aint’t nobody has got any god-damned rights whatsoever? ». Il god-damned è più forte di « dannato ». Questa è la lingua della curia)52.
Dans l’extrait en anglais, Pound adapte l’orthographe suivant une prononciation qu’il juge typiquement américaine pour mieux transcrire la dimension orale de la scène qu’il rapporte, ce qui se fait principalement par le changement des voyelles : [ʌ] (<u>) devenant par exemple [ɛ] (<e>) dans « judge ». La traduction italienne ne porte aucune trace d’accent régional, étant rédigée en langue parfaitement standard. C’est dans le lexique que Pound tente de transcrire une certaine oralité : il propose ainsi une traduction idiomatique de « god-damned » avec l’adjectif « porco » (littéralement « porcin », mais le sens figuré se rapproche de « god-damned » en anglais et « satané » en français). Cette transposition lui est permise par sa bonne maîtrise du vocabulaire italien qui ne reflète pas sa maîtrise imprécise de la grammaire. Sa connaissance lexicale s’étend en effet de l’italien familier comme ici à l’italien poétique comme dans l’usage du terme « chiome » pour désigner la chevelure dans les brouillons de Cantos en italien53. Les précisions qu’il ajoute sur la traduction de ce terme dans la version italienne montrent son souci de trouver le mot juste, non seulement en ce qui concerne le sens de ses propos mais également leurs connotations.
De manière plus générale, l’étude des écrits italiens d’Ezra Pound démontre son désir de s’approprier la langue italienne de manières diverses et non comme un simple outil de communication avec des lecteurs non-anglophones. Ainsi, il donne une tournure humoristique à l’un de ses articles lorsqu’il écrit « L’Italia porta il suo Croce54. » (littéralement « L’Italie porte son Croix. »). Le jeu de mots sur le nom du vieux philosophe antifasciste Benedetto Croce et l’expression d’origine biblique « porter sa croix » permet à Pound de dénigrer cet opposant politique avec humour et ainsi de montrer qu’il participe à une culture commune, qu’il fait partie intégrante d’une communauté politique – fasciste – et linguistique – italienne. D’autres jeux de mots, plus subtils, n’ont pas forcément un but humoristique. Ainsi, Pound écrit :
Io suppongo che a quell’epoca « dorata » i Rothschild volevano comprare l’oro a buon mercato, per poi rialzarne il prezzo « a cime vertiginose55 ».
Dans cette phrase, l’allusion à une « epoca dorata » fait penser en premier lieu à la notion d’âge d’or. En tentant de traduire précisément les propos de l’auteur, on s’aperçoit cependant que cette expression est plus littéralement une « époque dorée », ce qui ne peut manquer d’évoquer au lecteur ou à la lectrice anglophone la période de l’histoire américaine qu’on nomme souvent the Gilded Age. Si Pound ne dit pas exactement quelle était cette époque à laquelle il fait référence, la phrase précédente dans le texte suggère qu’elle est suffisamment proche pour que certains puissent s’en souvenir et l’allusion au cours de l’or suggère l’important développement du capitalisme qui prend place au tournant du vingtième siècle, c’est-à-dire précisément durant the Gilded Age. S’il est impossible de s’assurer que cette allusion est intentionnelle, on sait que Pound connaissait l’expression consacrée pour désigner un âge d’or en italien (età d’oro) parce qu’il l’avait inscrite dans une dédicace de son ouvrage The Spirit of Romance à sa belle-mère Olivia Shakespear56. Il ne s’agit donc pas d’une déficience linguistique. Ce jeu sur deux cultures, qui ne peut être compris que par un lecteur ou une lectrice qui connaît les deux langues, montre que le poète reste entre les deux pays, que son dépaysement linguistique ne donne pas lieu à une adhésion culturelle totale à son nouveau pays, car il continue de faire référence à des réalités spécifiquement américaines, même en italien. Il faut cependant souligner qu’il choisit de faire là un jeu de mots en italien plutôt que d’utiliser l’expression exacte en anglais : le jeu sur la langue, dimension importante du métier de poète, reste un élément – mineur mais loin d’être dénué d’intérêt – de cette écriture dépaysée.
L’italien, langue des événements de la Seconde Guerre mondiale
Pourtant, si la langue italienne est un espace où le jeu est possible pour ce poète américain, elle est également la langue dans laquelle il vit majoritairement les événements difficiles de la Seconde Guerre mondiale. Bien qu’il n’ait pas une expérience personnelle tragique de cette guerre, Pound ressent avec douleur certains événements, notamment la destruction du temple de Sigismondo Malatesta qu’il apprend dans un journal italien57. Ce temple lui était particulièrement cher et il avait d’ailleurs consacré les Cantos viii à xi à l’histoire de sa construction. Ainsi, on en vient à la quatrième des hypothèses émises plus haut : durant la période de la guerre, l’italien devient pour cet auteur anglophone plus qu’un moyen de communication ou même qu’un espace de jeu, une matière chargée d’émotion que l’artiste doit manipuler pour créer son œuvre. Ce statut émotionnel de la langue n’est souvent accordé par les spécialistes de littérature qu’à la langue maternelle58, bien que cette exclusivité soit contestée à présent59. Pound lui-même déplore n’avoir pas appris l’italien des lèvres de sa nourrice60, au contraire de l’anglais, et donc de ne le maîtriser qu’autant qu’on peut maîtriser une langue étrangère, c’est-à-dire comme un moyen de communication mais jamais comme matière poétique. L’expérience de la guerre qui l’amène à écrire en italien contredit cependant ses dires. Ainsi, c’est d’abord en italien qu’est relatée la destruction du temple de Malatesta :
[«] Rimini arsa e Forlì distrutta,
Chi vedrà più il sepolcro di Gemisto
Che tanto savio fu, se pur fu greco?
Giù son gli archi e combusti i muri
Del letto arcano della divina Ixotta…61 »
Le lexique de la destruction imprègne ce passage à travers les participes-passés (« arsa » signifiant « incendiée », « distrutta » « détruite » et « combusti » « brûlés ») qui montrent la passivité, l’impossible défense des lieux assaillis, la préposition « giù » (« à bas ») qui rappelle le mouvement de la destruction, et l’interrogation au ton élégiaque « [c]hi vedrà più… » qui évoque le motif traditionnel du ubi sunt, enregistrant la perte d’un lieu sacré. Il ne sait pas alors que la destruction du temple n’est que partielle. L’image de ce temple détruit apparaît d’abord durant la guerre dans ce Canto rédigé entièrement en italien et publié en 1944 et seulement après la guerre en anglais dans les Cantos pisans (rédigés en 1945 et publiés en 1948) :
οἱ βάρβαροι have not destroyed them
as they have Sigismundo’s Temple
Divae Ixottae (and as to her effigy that was in Pisa?)62
A ce moment-là, l’émotion est passée et l’image de la destruction est seulement donnée par le verbe destroy (« détruire »), nié de plus, et l’allusion aux barbares en langue grecque qui évoque le ton sagement désapprobateur d’un vieux professeur bien plus que la colère indignée qui avait inspiré les vers italiens du Canto lxxii. Le lexique de la destruction envahit également la prose italienne de Pound :
La forza del putridume vuole offuscare la storia, vuol distruggere non una, ma ogni religione, distruggendo simboli, e conducendo alla discussione teorica.
[…] La forza del putridume vuol distruggere ogni bellezza intrinseca63.
Cet extrait de 1942 présente une répétition marquante du verbe « distruggere » (« détruire ») qu’on trouve trois fois au cours des trois lignes. Ce style répétitif mais foisonnant, dont la logique est difficile à suivre car des thèmes divers (histoire, religion, discussion théorique, beauté) s’y succèdent rapidement sans être développés, se retrouve dans les discours radiophoniques de Pound, qui sont presque les seuls écrits anglais de sa main datant de cette époque :
Nothing is without efficient cause. You can’t beat Aristotle on that statement. Something causes the destruction of mosques, and museums. Something totally different from the will to die for freedom’s cause: for King and country, for the defense of the homeland. The two activities are NOT identical; nor are they inseparable64.
Cette réflexion de Pound, qui date de 1943, part de la question philosophique de la cause, passant par une allusion implicite (la « cause efficiente » de la Physique) et explicite à Aristote, arrive à une idée conspirationniste qui envisage une cause générale mais obscure (« something causes ») aux destructions, sans que l’auteur se souvienne que celles-ci sont assez normales en temps de guerre, et se poursuit avec le thème du patriotisme, Pound refusant l’idée qu’un combat patriotique puisse mener à la destruction de lieux religieux et culturels (« mosques », « museums »). Le thème de la destruction se retrouve d’un texte à l’autre, reflétant une obsession phobique de Pound qui se traduit stylistiquement par une écriture aussi foisonnante (elle saute d’une question à l’autre) qu’imprécise, mettant en cause « quelque chose » sans pouvoir dire quoi, sans pouvoir démontrer quoi que ce soit. Plus généralement, on observe dans ces textes une interpénétration entre l’écriture en italien et l’écriture en anglais de Pound. Au contraire de la démarche adoptée par le poète américain dans la traduction de son essai Jefferson and/or Mussolini où la nécessité d’ordonner ses idées est mise en avant, l’écriture de ces autres textes est dominée par l’émotion – l’obsession phobique, la colère indignée – quelle qu’en soit la langue.
L’impression du morcellement de la culture : changement de langue, changement de point de vue
Ces émotions influencent la prose comme la poésie de Pound, ses Cantos achevés et publiés comme ceux qui restent à l’état de brouillons65, et sont apparemment assez facilement exprimées dans une langue comme dans l’autre. Le cas du mot spezzare est un peu plus épineux. Ce verbe italien qui signifie « éclater, briser en morceaux », n’a pas d’équivalent exact en anglais. La traduction la plus proche que propose Pound du participe-passé « spezzato » est « jagged66 », ce qui traduit précisément l’aspect des éclats plutôt que l’action du bris. Ce terme semble décrire un ressenti précis de Pound à cette époque, une certaine détresse face à la fragmentation du monde tel qu’il le connaissait, alors qu’il avait une vision plutôt positive des fragments aux alentours de 1912 lorsqu’il écrivit la série d’articles « I Gather the Limbs of Osiris » pour la revue The New Age. Dans ces articles, Pound décrivait la mission du poète moderniste comme la collection des meilleurs éléments de cultures variées qui devaient nourrir sa technique poétique67. Cette conception laisse place à une vision beaucoup moins positive de l’idée de fragmentation dans les années 1940. Le terme se trouve d’abord dans la prose italienne de Pound :
La nostra cultura è spezzettata68
Colla discussione la fede si spezza69
Il réapparaît ensuite dans les Cantos pisans :
Le Paradis n’est pas artificiel
but spezzato apparently
it exists only in fragments unexpected excellent sausage,
the smell of mint, for example70,
On voit dans la prose que ce terme apparaît dans les contextes de la culture et de la religion, ces deux aspects étant souvent liés par Pound (comme dans l’évocation du temple de Malatesta ou la juxtaposition des mosquées et des musées plus haut), tous deux pouvant, pour un artiste, relever du domaine du sacré. Le sentiment d’éclatement de la culture, de la foi est sans aucun doute un sentiment réactionnaire, celui d’une perte de repères connus qui permettaient la construction d’une vision du monde stable71. Dans la poésie de Pound, le mot « spezzato » fait référence à l’état du Paradis, paradis que Pound, non-croyant72, n’envisage que comme terrestre. On voit dans la suite de ce passage que ce paradis est constitué de souvenirs sensoriels (le goût d’une saucisse, l’odeur de la menthe) mais au lecteur attentif du poète il évoque aussi immanquablement le « rêve73 » de construction d’un monde fasciste dont la chute du régime semble prononcer la fin74. Il semble que c’est à travers ce mot italien, « spezzare », que Pound parvient le mieux à appréhender le sentiment qui l’assaille lors de la perte de cet idéal totalitaire. Son changement de perspective sur la fragmentation, est donc d’abord perceptible en italien et il reste longtemps difficile à traduire pour Pound, puisque le terme italien qui le décrit apparaît tel quel dans les Cantos pisans. En anglais, c’est dans la réapparition d’une citation de The Waste Land de son ami T. S. Eliot, que ce changement de perspective de Pound, est le plus flagrant :
THESE fragments you have shelved (shored)75
From time’s wreckage shored,
these fragments shored against ruin76,
Dans le premier passage, qui se trouve dans l’un des premiers Cantos, l’allusion au poème d’Eliot a l’allure d’une plaisanterie, Pound évoquant à travers le jeu de mots « shelved (shored) » (« remisés (étayés) » dans la traduction de Philippe Mikriammos) la longue genèse de cette œuvre que son auteur avait presque abandonnée à un moment. Dans le second passage, Pound cite plus précisément le vers de son ami, revenant au sens initial de « shored » : protégés contre la ruine. Cela se double d’une référence à l’œuvre destructrice du temps que Pound qualifie de naufrage ou désastre (« wreckage »), employant un mot qu’il a également utilisé pour décrire la Seconde Guerre mondiale (« the wreckage of Europe77 »). Loin de la plaisanterie de la première citation, on est à présent dans le domaine de l’élégie, Pound évoquant tout à la fois les destructions causées par la guerre, le passage du temps et, beaucoup plus implicitement, les rêves de construction à présent effondrés tels que l’idéal fasciste auquel il avait participé. Le sentiment d’une culture irrémédiablement éclatée n’apparaît donc pas chez Pound, comme on aurait pu s’y attendre, après la Première Guerre mondiale78 mais bien plutôt durant la Seconde Guerre mondiale et c’est un sentiment qu’il semble ressentir – et exprime donc – d’abord en italien. Ainsi, il ne faudrait pas considérer, comme Roger Griffin, qu’Ezra Pound fait un détour dans son parcours durant les années 194079, cessant sa production poétique majeure pour s’adonner seulement à la propagation radiodiffusée de sa haine antisémite et à l’écriture de Cantos italiens mineurs car propagandistes. Si Pound produit ces Cantos et d’autres écrits italiens, ce n’est pas tout à fait parce qu’il est dévoyé : son excursion par l’italien, en prose et dans des brouillons poétiques, est une étape nécessaire de la genèse de ses Cantos pisans qui n’existeraient pas sans elle.
Conclusion
Si Pound aurait sans doute refusé qu’on le considère dépaysé car il a toujours affirmé sa citoyenneté américaine, même lorsqu’on l’a accusé de trahison, les indices sont pourtant clairs. A partir des années 1930, il est tourné presque entièrement vers l’Italie, géographiquement, culturellement et politiquement puisqu’il habite en Italie, participe à de nombreuses manifestations culturelles dans ce pays80 et a même adhéré à l’idéologie fasciste. Il est également de plus en plus isolé du monde anglophone, d’abord parce que son adhésion suscite l’incompréhension et ensuite, durant la guerre, parce que la correspondance avec les pays de l’Alliance devient impossible. L’écriture en italien répond peut-être d’abord à un besoin de communication avec ceux qui habitent le même pays que lui et partagent ses idées, les fascistes italiens, mais au cours de la guerre ce choix prend également une dimension émotionnelle. C’est en effet la langue dans laquelle il vit ces événements publics de la guerre, c’est aussi une langue dans laquelle il expérimente, gardant une approche poétique malgré sa maîtrise imprécise de la grammaire, au point que l’écriture en italien en vient à influencer l’écriture en anglais. Cela est vrai en prose : Carta da visita et les discours radiophoniques sont rédigés dans un style similaire. C’est également le cas en poésie : les brouillons et les Cantos achevés en italien, certains passages de Carta da visita trouvent des échos dans les Cantos tardifs, et notamment les Cantos pisans écrits juste après la guerre alors que Pound est emprisonné à Pise. Il y a donc bien une forme de dépaysement linguistique, le poète quittant temporairement sa langue maternelle pour y revenir ensuite alors qu’il est changé par les événements vécus dans une autre langue. Ce re-paysement ne peut avoir lieu que grâce au dépaysement initial qui a constitué pour le poète bien plus qu’un simple détour.