Peu d’événements ont aussi radicalement déformé un paysage que la triple catastrophe de Fukushima le 11 mars 2011, engendré un « dépaysement » aussi radical. En effet, un tsunami doublé d’un énorme tremblement de terre conduisit à la catastrophe nucléaire de Fukushima qui désormais est devenue, avec Tchernobyl, mais aussi Hiroshima et Nagasaki, synonyme d’une destruction nucléaire totale d’un paysage et de ses habitants.
Ce « dépaysement » au sens d’un paysage dé-composé, voire anéanti, a suscité de nombreuses réactions au plan politique, mais aussi intellectuel et artistique. Pour la littérature japonaise, l’auteure Ryoko Sekiguchi a constaté qu’il y avait « un avant et un après Fukushima dans la littérature japonaise1 ». Mais cette onde de choc a aussi atteint et fait réagir les littératures occidentales qui ont cherché à appréhender ce dépaysement radical – ainsi, deux auteurs francophones ont-ils publié en 2011, dans la foulée de la catastrophe, des textes littéraires sur Fukushima en faisant directement allusion au titre et à l’une des répliques-phares du film d’Alain Resnais, Hiroshima, mon amour (1959), réalisé d’après un scénario écrit par Marguerite Duras2 : Gérard Raynal a écrit un tout petit roman de circonstance, intitulé Fukushima, mon amour3 et le Franco-Suisse Daniel de Roulet a écrit le texte Tu n’as rien vu à Fukushima4, une lettre fictive à une amie japonaise. L’auteur français Laurent Mauvignier a consacré tout un roman, Autour du monde5 (paru en 2014), aux réactions planétaires fictives à ce dépaysement radical tout en usant précisément à son tour d’un dépaysement global par rapport au lieu de la catastrophe dé-paysé, devenu un non-lieu. En effet, à travers ses récits enchaînés, Mauvignier situe son action dans une multiplicité de lieux en différents points du globe.
Pour la littérature de langue allemande, l’Autrichienne Elfriede Jelinek a créé en octobre 2011 un texte intitulé Kein Licht6 qui met en scène des particules radioactives dont on entend les voix. On note cependant au passage que l’Allemagne, pays qui a chamboulé sa politique énergétique après Fukushima en programmant à terme l’abandon total de toute énergie nucléaire et de ses centrales, n’a apparemment pas produit de texte littéraire majeur sur ce sujet.
C’est de Suisse qu’est venu tardivement, – en 2018 –, un très beau roman de langue allemande intitulé Heimkehr nach Fukushima7 (Retour à Fukushima) de l’écrivain Adolf Muschg. Il convient de rappeler qu’Adolf Muschg, né en 1934, est assurément un des auteurs les plus importants de la littérature suisse contemporaine : il a écrit une trentaine de romans publiés chez Suhrkamp et Beck (deux maisons d’édition majeures du paysage éditorial de langue allemande) dont certains sont traduits en français.
Son roman Heimkehr nach Fukushima met en scène le voyage vers Fukushima du personnage Paul Neuhaus. Ce protagoniste d’une soixantaine d’années est architecte et auteur d’un seul livre de jeunesse, intitulé Hier und Jetzt (Ici et maintenant). Le personnage Paul est donc l’auteur d’un livre, mais il n’a jamais exercé d’activité professionnelle, car il est un riche héritier possédant une belle villa. Le début du roman montre Paul en couple avec Suzanne, une architecte qui connaît un succès mondial. Le seul foyer commun avec Suzanne aura été sa vaine tentative de « rapatrier » Suzanne vers cette maison commune qui n’en est pas une : « Une fois, il fit la tentative de littéralement rapatrier Suzanne8 » : tous deux vivent séparément dans une maison divisée en deux unités superposées distinctes – ils ne vivent donc pas vraiment ensemble.
Leur rencontre s’était faite trente ans auparavant aux États-Unis, loin d’une patrie commune quelconque, et leur vie sentimentale semble liée à jamais à ces paysages américains, au point que tout contact physique intime entre eux évoque ces paysages lointains :
À chaque étape de leur vie amoureuse s’était accolé en même temps un paysage américain de manière si physique que le contact des corps les déclenchait à nouveau et évoquait une certaine image, comme si non seulement les coulisses en avaient été figées, mais aussi le temps suspendu9.
Dès le départ, amour et espace sont donc liés dans ce roman. On note également que d’emblée, les rencontres entre Paul et Suzanne se font dans ce que le narrateur appelle « une île de la corporéité10 ». Cette notion spatiale « d’île » comme synonyme de rapports physiques prendra un sens tout particulier lorsque le protagoniste vivra un dépaysement total dans l’archipel japonais.
C’est dans ce contexte de dissolution et de fragmentation d’un lieu et d’un lien commun que Paul reçoit une invitation d’un ancien boursier japonais, Ken Tenma et de son épouse Mitsuko. Cette lettre les invite à Fukushima après la catastrophe, plus précisément dans la commune évacuée de Yoneuchi, par la voix de son maire Sozei qui propose à Paul, dont il a lu en traduction japonaise le traité Ici et maintenant, de venir y installer une colonie d’artistes pour repeupler ce paysage dévasté grâce à cette impulsion venue de l’étranger : « il considère l’éclatement de la communauté villageoise pour un mal pire que les radiations11 ». Paul finit par donner suite à cette invitation, non sans que le couple Paul/Suzanne n’ait discuté de la jeune femme de Ken, Mitsuko : Suzanne semble un peu jalouse d’elle, puisque Paul avait offert à la jeune Japonaise le roman Mitsou de Colette12 qui raconte des histoires d’amour de la Belle époque entre la protagoniste Mitsou et un jeune officier. Or, Suzanne se souvient parfaitement de l’attitude de Paul lorsqu’il regardait la belle Mitsuko. Suzanne renonce à accompagner Paul au Japon et la dernière phrase du prologue est une quasi-citation du récit Nachkommenschaften (Descendances 1863/64) d’Adalbert Stifter, auteur Biedermeier du xixe siècle13, récit qui ponctuera de nombreux passages du roman : « Il était seul et ce fut terrible. Il était libéré14 ».
Or, la phrase qui déclenche le récit d’Adalbert Stifter est : « Ainsi suis-je devenu de manière impromptue un peintre-paysagiste. C’est terrible15. » Paul saura-t-il (re)dessiner ces paysages dévastés de Fukushima ?
En tout cas, il veut le croire, car il considère que ce langage de Stifter lui servira de talisman : « La langue de Stifter était son talisman pour Fukushima16 ». Effectivement, tout le roman de Muschg sera ponctué de ces citations17.
Dans une interview radiodiffusée18, Muschg précise pourquoi il a choisi de parler de Stifter dans ce roman qui devait s’intituler au départ Stifter in Fukushima :
La question est très bonne, qu’a-t-il [Stifter] perdu là-bas ? Je dirais presque : son propre corps. Quand vous lisez Stifter, et je me suis à nouveau un peu engagé dans la lecture de Stifter, cela frôle l’addiction, on ne peut que prendre ses jambes à son cou ou devenir drogué de Stifter – ce qu’il ne nomme pas, ce qui n’apparaît pas dans son récit, c’est le propre corps. Il y est question d’amour, de couples d’amoureux aussi, de toute forme de sensualité à l’exception de celle liée au propre corps. Il est donc probablement le meilleur et le plus fascinant poète de la nature de langue allemande, mais la propre nature, la nature sensuelle n’apparaît pas. Il y a un espace blanc […] qui pour moi est apparenté à la situation à Fukushima. Et, formulé de manière un peu téméraire, c’est cet espace blanc que j’essaie de combler dans mon récit. Des couples d’amoureux, l’amour en période de choléra – […]. Et la provocation à Fukushima est que cela ressemble à un paysage tel que Stifter aurait pu le peindre – Stifter était en effet également peintre –, une pure idylle. Et dans cette idylle est contenue la mort. Et la mort ne se cache cependant pas qu’à Fukushima dans chaque idylle ou chaque amour, mais au fond partout et toujours19.
Arrivé au Japon, pays du dépaysement par excellence pour tout Occidental néophyte, Paul constatera rapidement l’écart qui sépare les beautés des prospectus, (« Tableau global d’un monde perdu20 »), des paysages nouveaux, faits de logements de fortune, de baraquements, de camps, d’espaces restreints. La situation n’est pas inhumaine, mais désespérée, déclare le maire aux visiteurs. Le maire explique que son désir de faire revenir les gens n’est pas lié aux souhaits gouvernementaux ni au fait que ses concitoyens risquent de perdre les aides s’ils ne retournaient pas, et il s’agit encore moins pour lui de soigner les apparences, car, dit-il, « ici, il ne s’agit pas de belles apparences, mais de l’âme21 ».
Pour le maire, mesurer la charge (radioactive) signifie que pour la première fois on remarque consciemment ses propres limites – il s’agit pour lui de vivre dans un « ici et maintenant », dit-il en citant le titre du livre de Paul. Fukushima ne serait qu’un degré supérieur de l’invisibilité d’un processus de désintégration de longue date. Le maire veut donc donner l’exemple de cette prise de conscience à l’humanité entière : « La véritable catastrophe n’est pas la catastrophe nucléaire, mais la catastrophe sociale22 », conclut-il. Paul se réveille le lendemain, après ces longs discours du maire copieusement arrosés au saké, sans savoir qui l’a déshabillé le soir. Le lendemain, Mitsuko, – dont il semble espérer que ce soit elle qui l’ait déshabillé – évite toute réponse claire à ce sujet. Sa première réaction au réveil est un certain étonnement face à l’insolite, mais rapidement il recompose une image lisible, lisible pour lui : « Tout était inhabituel, mais tout se recomposa en un tableau décryptable pour lui23 ». Lorsqu’il se demande quelle heure il est « chez lui », il s’interroge sur son chez lui24. Le dépaysement aboutit à un questionnement plus fondamental, car Paul peine à se situer comme être ancré dans un paysage donné. Ce questionnement existentiel va de pair avec l’action qui s’ensuit : la toute première journée sur site sera une visite d’une famille de relogés dépaysés – lors de ce trajet, ponctué des crissements du compteur Geiger, Paul découvrira les nouveaux paysages tirés des « colonies de sacs noirs25 » contenant la terre contaminée ressemblant à des plantations noires et simulant des champs labourés.
Une nouvelle production s’est substituée à l’agriculture ancienne : « Nous nous retrouvons face à une œuvre d’art japonaise née du désespoir26 ». Paul constate que, « de manière effrayante, Fukushima est à la limite du pittoresque27 ».
Ce voyage avec Mitsuko se fait seul à seul : Ken est atteint d’un cancer hérité de son père qui a vécu les affres de Hiroshima. Il est resté à Tokyo, il a de toutes façons la réputation d’être homosexuel et traite sa femme avec peu d’égards. Mais ce sont surtout ses avis divergents sur le nucléaire, différents de ceux de sa femme, qui le font renoncer à ce voyage : pour lui, qui est auteur de mangas fantastiques, il s’agit d’une manière de développer des industries nouvelles. Il se demande si le tsunami n’était pas le point de départ, l’étincelle qui déclenche un nouveau cycle des éléments : « L’eau des pompiers comme liquide amniotique d’un nouveau paysage humain, le tsunami technologique bravant le tsunami des mers28 ». Pour Ken, l’image de la catastrophe sera reconfigurée comme des images que l’on retouche : « Par un traitement adapté, il faut lui donner un autre aspect pour le public29 ». Pour lui, dit-il avec ironie, l’incident nucléaire serait l’opportunité pour le Japon de devenir un peuple de mutants : « L’incident – [une] heureuse incidence30 ». Le nucléaire ne serait pas banni de la société pour des raisons économiques mais plutôt pour des raisons liées à la morale japonaise : il faut sauver la face de tous ceux qui se sont donnés de la peine. Pour Ken, la vérité de Fukushima se reflète dans la fin des images (p. 62). Mais cette approche est impossible aux Japonais pour qui perdre la face est la pire des infamies : c’est une culture marquée par la honte ou la gêne. Seuls les contes, dit Ken, rendent cette vérité supportable. C’est précisément pour cette raison que Mitsuko soutient le projet fou du maire Seizo Irie, car ce dernier veut rétablir quelque chose et même s’il échoue, ce n’est pas une honte. Il apparaît donc assez clairement que seul Paul et Mitsuko, tous deux orphelins de leurs parents, tels des enfants d’un conte sur une île perdue ou en déperdition, mais également seuls dans leur couple respectif, vont entamer ce voyage à travers les paysages dévastés comme dans un conte de fées pour rendre cette vérité supportable. Paul, qui se sent de plus en plus attiré par Mitsuko, est de plus en plus sensible au moindre signe. Dans la préface du présent volume, il est question du dépaysement qui « met en jeu des liens invisibles qui soulignent néanmoins à quel point le nouage de soi au lieu implique le corps tout entier. » Mitsuko serait-elle ce lien d’avec une nouvelle terre promise ?
Muschg s’est inspiré d’Adalbert Stifter qui a décrit la moindre circonvolution des paysages extérieurs, mais a évité certaines sinuosités des paysages intérieurs : dans son interview avec la radio « Deutschlandfunk » (cf. supra31), Muschg avait dit avoir été plus loin que Stifter dans la découverte du paysage physique de la corporéité :
[…] ce qu’il ne nomme pas, ce qui n’apparaît pas dans son récit, c’est le propre corps. Il y est question d’amour, de couples d’amoureux aussi, de toute forme de sensualité à l’exception de celle liée au propre corps. Il est donc probablement le meilleur et le plus fascinant poète de la nature de langue allemande, mais la propre nature, la nature sensuelle n’apparaît pas32.
Au cours du voyage, ces liens corporels deviennent de plus en plus intenses et, aux différentes étapes de leurs visites, le thème de la sensualité liant les corps aux nouveaux paysages se précise. Lorsque Mitsuko et Paul rendent visite à la famille Umehara, certaines liaisons adultères du maire transparaissent, et sur le chemin du retour, Mitsuko demande à Paul s’il avait trouvé la jeune fille de la maison attirante, ce que Paul conteste. De toute évidence, poser cette question est une manière de voir si Paul serait disposé à explorer de nouvelles contrées inconnues. Encore faudrait-il être naïf pour se lancer dans de telles aventures, semble répliquer Paul avec maladresse. Paul dit que la jeune Aiko ne pourrait attirer par ses charmes qu’un Européen naïf qui achèterait leur ancienne demeure Ôkura. Mitsuko réagit d’abord avec un peu de frayeur (car elle se croit démasquée), mais comme elle se rend compte que Paul n’est pas assez fin pour comprendre ce qu’elle veut, elle est un peu vexée que Paul envisage son ancienne demeure où elle avait son foyer familial comme une espèce de maison close. Paul sent qu’il a offensé Mitsuko et imagine de son côté, sans oser immédiatement emprunter cette voie, de quelle manière il pourrait se réconcilier avec Mitsuko : « Peut-être il y avait-il une voie simple de la réconcilier avec lui, mais cette voie était également la plus délicate, et il avait perdu tout courage pour l’emprunter ne serait-ce que d’un seul pas »33. Arrivé à l’auberge, Paul se résout tout de même à la serrer dans ses bras (p. 128).
Le lendemain, lors de la visite de la maison Ôkura abandonnée, où le compteur se déchaîne, Mitsuko finit par lui raconter son histoire familiale qui introduit de nombreux éléments érotiques qui sont habituellement évoqués plus ouvertement dans la culture japonaise. Lorsque la jeune Mitsuko était lycéenne, elle arborait l’uniforme en jupe courte, ce qui lui permettait, comme à certaines de ses camarades, d’améliorer son argent de poche grâce à des mâles vieillissants. Cette visite dans la maison Ôkura est donc à la fois chargée de radioactivité et d’une tension toute autre. Mitsuko dit après ce récit électrique qu’elle veut faire une balade à pied pour montrer la mer à Paul. Sur ces chemins de traverse autour de la maison, Paul s’étonne du peu de radioactivité en empruntant le compteur de Mitsuko – lorsqu’il veut lui remettre ce compteur dans la poche supérieure de sa combinaison, Mitsuko lui bloque la main sur sa poitrine. Paul, peu courageux, retire sa main, mais Mitsuko se déshabille complètement, mêlant le danger de l’irradiation à celui de l’acte sexuel ardent. Les deux corps en fusion s’accouplent et Mitsuko dira à Paul qu’elle l’a « vacciné » et qu’il n’a plus rien à craindre (p. 153). Ces ébats se renouvelleront lors des deux autres étapes des lieux contaminés, une fois dans la voiture et une autre fois au bord d’une plage visiblement contaminée car un homme en tenue de protection jaune y surgit. Mitsuko court vers lui toute nue en lui faisant croire qu’elle est déjà morte et ainsi, la « revenante » l’effraie et le met en fuite (p. 181/182). Cette scène d’un comique certain, qui témoigne à quel point au Japon tradition et modernité, anciens et nouveaux paysages, sont enchevêtrés, revêt néanmoins à nos yeux une forte symbolique. À la fin de ce chapitre, le narrateur relie l’acte de reproduction à cette mort omniprésente dans ces paysages dévastés : « La petite mort recèle la grande. Pour la nature, il n’est que normal de remplacer une créature ancienne par une créature qui est fraîche »34. Il s’agit là en fait de récréations qui sont une re-création – à la fois comme antidote à la radioactivité, mais aussi comme jubilation des sens, fêtant un « ici et maintenant » (le fameux Hier und Jetzt écrit par Paul). Une critique allemande, Lisette Gebhardt35, parle d’une relittérarisation osée de la catastrophe nucléaire :
Sa méthode du sexual healing brise plus d’un tabou. Ce qui semble plus discutable que la sensualité sans bornes du protagoniste dans un lieu on ne peut plus inapproprié, c’est la chimère véhiculée par la métaphore d’une fertilité invincible qui consiste à surmonter la menace nucléaire par un acte de création semi-magique36.
Par la suite, le maire Seizo avouera à Paul que ce dernier a été victime d’un stratagème : le maire a invité un (seul) artiste, Paul, pour qu’il se fasse une image, devienne lui-même une partie de ce tableau37. Seizo Irie a besoin d’un renouveau à travers un couple, en cherchant à recréer le paysage originel du paradis perdu : « Son paradis avait besoin d’un couple d’humains38 ».
Au moment où Paul s’apprête à quitter Tokyo, Mitsuko qui avait évité tout adieu, réapparaît soudainement, fait promettre à Paul de vraiment partir pour mieux revenir et acheter la maison Ôkura. Lorsqu’il acquiesce, elle lui révèle qu’elle est enceinte de lui. Lisette Gebhardt39 a eu une formulation cinglante à ce propos : « Le mâle venu de loin s’accouple avec Mitsu et engendre un enfant : c’est ainsi que Muschg formule sa paraphrase d’un homme nouveau de l’apocalypse post-nucléaire40 ».
Vu sous cet angle du re-paysement après un dé-paysement radical, bien des éléments du roman s’expliquent a posteriori. Pour que le titre – simplement traduit au départ par « Retour à Fukushima » – révèle tout son sens, il faut d’abord avoir à l’esprit que le protagoniste Paul n’a jamais été au Japon auparavant : il ne s’agit donc pas d’un retour à proprement parler. La distinction subtile que fait la langue allemande entre « Rückkehr », retour vers un lieu sans autre connotation, et « Heimkehr » - retour au bercail, un « Heim », vers ce qui est familier41, permet de mieux comprendre la signification de ce voyage comme un retour au foyer matriciel par Paul. Ne se demandait-il pas, à peine arrivé au Japon, où il pouvait bien être « chez lui » : « chez lui, où ça42 ? ». Peu importe le temps (de vie), le décalage d’horaires, l’essentiel est dans le lieu existentiel, littéralement là où l’on se situe. Georges Perec a formulé cette priorité du lieu par rapport au temps ainsi :
L’espace semble être, ou plus apprivoisé, ou plus inoffensif, que le temps : on rencontre partout des gens qui ont des montres, et très rarement des gens qui ont des boussoles. On a toujours besoin de savoir l’heure […] mais on ne se demande jamais où l’on est. On croit le savoir : on est chez soi, […] on est dans la rue.
C’est évident bien sûr – mais qu’est-ce qui n’est pas évident ? De temps en temps, pourtant, on devrait se demander où on (en) est […] plutôt par rapport à un lieu ou à un être auquel on pense, ou auquel ainsi on se mettra à penser43.
Si l’on se souvient que c’est en vain que Paul avait tenté de « rapatrier » Suzanne44, on peut supposer que Paul a enfin trouvé l’objet de son unique livre, celui de sa destinée, ici et maintenant (« Hier und Jetzt ») un « chez soi » dans ce nouveau paysage géographique et affectif, aussi complexe, aussi irradié et radieux qu’il puisse paraître. Le dépaysement de Paul devient donc un nouvel enracinement, prenant le sens étymologique originel du « dépaysement », son voyage est un retour chez soi dès lors qu’il est un retour sur soi, comme le dit Nicolas Bouvier dans sa belle formule : « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait45 ».
Ajoutons que le nom de famille de Paul est « Neuhaus », ce qui signifie Maisonneuve, et que ce n’est pas un hasard non plus si Paul est architecte, c’est-à-dire bâtisseur, même si Adolf Muschg avait peut-être en tête le protagoniste japonais de Hiroshima mon amour, qui était lui aussi architecte.
L’étymologie tragiquement ironique de la ville de Fukushima signifie « île du bonheur ». L’île comme paysage utopique de félicité est un topos de la littérature allemande, matière qu’Adolf Muschg a enseignée près de trente ans à l’École Polytechnique de Zurich. On peut notamment penser à Ardinghello et les îles de la félicité (1787)46 : ce roman utopique de Johann Jacob Wilhelm Heinse (1746-1803) aboutit en effet à un État utopique que le protagoniste crée dans des « îles de la félicité » où règnent les communautés de femmes et l’amour libre.
Le Japon n’est-il pas une île ou plutôt un ensemble d’îles, et Paul et Mitsuko ne constituent-ils pas un îlot de bonheur au sein de ces îles ? Ces protagonistes semblent constituer à eux seuls un ou-topos de l’amour qui surmonte la dévastation du paysage, un dépaysement qui se substitue à un autre. Fukushima fidèle à son nom comme île/îlot de bonheur ?
Ce roman de Muschg semble donc vouloir confirmer le double-sens inhérent au mot « dépaysement » : un déplacement géographique fait d’étonnement et de découverte (de soi), mais aussi une transposition poétique au sens d’un émerveillement artistique sensoriel et sensuel comme gage de renouveau – au fond, le maire Seizo Irie a gagné son pari.