Une femme dépaysée. Dove mi trovo de Jhumpa Lahiri

DOI : 10.35562/textures.273

p. 253-263

Abstract

Dans Dove mi trovo (Guanda, 2018), premier roman en italien de l’écrivaine américaine Jhumpa Lahiri, déjà autrice d’une autobiographie translingue au titre parlant (In altre parole, Guanda 2014 / En d’autres mots, traduction française publiée par Actes Sud en 2015), une femme dont ne sont donnés ni le prénom ni la nationalité, évolue dans une ville non précisée d’Italie. Seule, sans enfants, âgée d’une quarantaine d’années, elle vit dans un appartement qui ne lui appartient pas. Au cours du roman, pour son travail de chercheuse, elle est amenée à participer à une conférence où elle croise un homme âgé, étranger, important philosophe. Peu de temps plus tard, elle apprendra son décès en lisant le journal. Mon hypothèse – aussi indémontrable que fascinante – est que le philosophe que la narratrice rencontre est inspiré de la figure de Tzvetan Todorov, disparu en février 2017, plus ou moins dans la période où Lahiri écrivait son roman ; plus précisément, il serait celui que la critique a appelé le « second Todorov », l’auteur, notamment, de l’autobiographie intellectuelle L’Homme dépaysé (Seuil, 1996). Dans cet essai, Todorov envisage autobiographiquement le dépaysement comme une expérience – éminemment individuelle – de décentrement, d’étonnement et de désorientation, qui lui a apporté de nombreuses découvertes et enseigné l’art de la curiosité et un certain relativisme culturel. Je formule donc l’hypothèse que Lahiri a lu le « second Todorov » et a fait sienne cette conception, allant jusqu’à (peut-être) insérer dans le roman un petit hommage au philosophe. Dans cette contribution, après avoir présenté brièvement la conception todorovienne de dépaysement, je propose une lecture du roman Dove mi trovo à la lumière de celle-ci.

Outline

Text

Dove mi trovo1 (2018) est le premier roman en italien de l’écrivaine américaine Jhumpa Lahiri. En anglais, Lahiri publie depuis une vingtaine d’années des recueils de nouvelles et des romans essentiellement centrés sur les thématiques de l’émigration des Indiens, particulièrement Bengali, aux États-Unis et sur la « seconde génération », née en Amérique, dont elle est considérée l’une des voix les plus originales2. En italien, elle avait déjà publié un recueil autobiographique, In altre parole3 (2015), dans lequel elle racontait son expérience d’apprentissage tardif de l’italien et ses premiers pas littéraires dans la langue d’adoption.

Comme elle l’explique dans ce texte4, l’autrice se trouve dans une situation de trilinguisme (très) imparfait : l’anglais est sa langue dominante, celle de ses études et celle dans laquelle elle a toujours écrit. Le bengali est la langue de l’enfance, essentiellement liée à la communication avec les parents et la famille d’origine. Enfin, l’italien est une langue choisie tardivement, dont l’apprentissage tortueux a accompagné l’autrice, d’abord aux Etats-Unis, ensuite en Italie, pendant les quelques années où, installée à Rome, elle a tenté l’expérience de l’écriture translingue5.

Si les textes en anglais de Jhumpa Lahiri explorent les facettes multiples d’une identité migrante et post-migrante (la « seconde génération »), en italien l’autrice aborde un nouveau terrain : In altre parole se focalisait sur l’expérience personnelle de l’abandon d’un pays et d’une langue pour un nouveau pays et une langue d’adoption ; dans Dove mi trovo, comme nous le verrons, le dépaysement n’est plus le résultat des déplacements de la narratrice, mais devient la modalité même de son existence.

Dans cette contribution, j’aimerais partir d’une hypothèse relevant de la critique « de participation », inspirée des propositions de Jacques Dubois, qui envisage d’actualiser par le travail critique les virtualités du roman, par exemple, comme ce sera le cas ici, en prolongeant la présence de ses personnages secondaires6. Au cours de Dove mi trovo, la femme sans nom qui est la narratrice et le personnage principal, pour son travail de chercheuse, est amenée à participer à une conférence où elle croise un homme âgé qui attire son attention, avant tout du fait qu’il est étranger.

L’unica consolazione in questi giorni: un signore alloggiato proprio accanto a me. Sarà uno studioso, ha un’aria assennata, assorbita da altro, distaccata da questo ambiente. Il corpo è esile, i capelli bianchi ricci e abbondanti. Mi pare un uomo equilibrato ma allo stesso tempo sempre a disagio, uno che probabilmente ragiona fin troppo sulle cose. Eppure gli occhi sono teneri, grandi, segnati da qualche cosa. [...] Il suo comportamento mi incuriosisce, sfoglio il programma della conferenza per sapere il suo nome. È un filosofo noto, autore di tanti libri, scappato da un altro paese, perseguitato molto tempo fa da un governo vessatorio. [...] [La sera] parla a lungo al telefono, rapidamente, con veemenza, in una lingua straniera. Sarà la moglie? Un amico? Il suo editore? [...] Il giorno dopo apriamo le porte e usciamo insieme, scendiamo insieme prima di separarci. Ci aspettiamo senza metterci d’accordo ogni mattina e ogni sera, e per tre giorni il nostro legame tacito mi mette oscuramente in pace con il mondo7.

(Voilà ma seule consolation pendant tous ces ces jours : un monsieur logé juste à côté de moi. C’est sans doute un érudit, il a l’air du sage accaparé par une obsession, détaché de l’ambiance environnante. Il a un corps fluet, une chevelure blanche et abondante. Il donne l’impression d’un homme équilibré, mais simultanément toujours mal à l’aise, probablement du genre à trop raisonner sur tout. Et pourtant ses grands yeux sont tendres, marqués par quelque chose. […] Son comportement m’intrigue, je feuillette le programme de la conférence pour connaître son nom. C’est un philosophe connu, auteur de très nombreux livres, qui a fui son pays après avoir été persécuté, il y a très longtemps, par un gouvernement autoritaire. […] [Le soir] il parle longuement au téléphone, rapidement, avec véhémence, dans une langue étrangère. À sa femme ? À un ami ? À son éditeur ? […] Le lendemain nous ouvrons la porte et sortons en même temps, nous descendons ensemble avant de nous séparer. Nous nous attendons, sans nous mettre d’accord, chaque matin et chaque soir, et pendant trois jours, notre lien tacite me met obscurément en paix avec le monde8.)

Quelque temps plus tard, elle apprendra le décès du philosophe en lisant le journal dans un bar :

Dopo aver preso il caffè, distratta, sfoglio il giornale lasciato da qualcun altro, e a un certo punto, verso il basso del foglio, vedo spiccare un volto: con i capelli ricci e abbondanti, con i grandi occhi limpidi, i lineamenti fini. È il filosofo che stava accanto a me in quel brutto albergo [...]. Mi pare un buon segno. Mi fa piacere ritrovarlo [...] Ho sempre l’intenzione di leggere un suo libro. […]
Sotto la foto, un blocco di testo, una colonna solo. Suppongo si tratti di un articolo su di lui, la recensione di un nuovo volume. Dopo una lunga malattia, c’è scritto.
Non me ne ero minimamente accorta9.

(Après avoir pris mon café, distraite, je feuillette le journal que quelqu’un a laissé, et à un moment, en bas de la page, je remarque un visage qui se détache : une abondante chevelure bouclée, de grands yeux clairs, les traits fins. C’est le philosophe qui était dans la chambre à côté de la mienne dans cet horrible hôtel […]. Ça me semble bon signe. Je suis heureuse de le retrouver. […] J’ai toujours l’intention de lire un de ses livres. […]
Sous la photo, un bloc de texte d’une seule colonne. J’imagine qu’il s’agit d’un article sur lui, de la recension de son dernier livre. Après une longue maladie, il est écrit. Je ne m’en étais absolument pas rendu compte10.)

Mon hypothèse – aussi indémontrable que fascinante – est que ce personnage est inspiré de la figure de Tzvetan Todorov, disparu en février 2017, plus ou moins dans la période où Lahiri écrivait son roman ; plus précisément, il s’agirait de celui que la critique a appelé le « second Todorov11 », l’auteur, notamment, de L’Homme dépaysé12. Dans cet essai autobiographique, Todorov envisage le dépaysement comme une expérience – éminemment individuelle – de décentrement, d’étonnement et de désorientation, qui lui aurait enseigné l’art de la curiosité et un certain relativisme culturel.

Je formule donc l’hypothèse que Lahiri a lu Todorov (L’homme dépaysé est traduit en italien13), a fait sienne cette conception du dépaysement et, peut-être, a inséré dans le roman un petit hommage à l’auteur, à travers la figure énigmatique du philosophe étranger. Je vais donc d’abord exposer rapidement la conception todorovienne de dépaysement, pour proposer ensuite une lecture de Dove mi trovo à la lumière de celle-ci.

L’homme dépaysé

Parti, comme Lahiri, d’une expérience individuelle d’exil volontaire et de découverte tardive d’une langue étrangère, le Bulgare Tzvetan Todorov a par la suite choisi de rester en France, pays qu’il considérait désormais comme le sien.

À partir de l’exergue de son essai L’homme dépaysé, la définition du verbe « dépayser » dans le dictionnaire Larousse14, Todorov montre la dimension foncièrement double du dépaysement : celui-ci concerne en effet simultanément le sujet qui en se déplaçant subit le dépaysement (« l’homme dépaysé » qui donne le titre à l’essai) et l’influence que ce sujet lui-même exerce sur son nouvel environnement.

Dans le chapitre initial, Todorov analyse sa condition d’émigré de longue date et définit sa double appartenance aux cultures bulgare et française, après avoir exclu les termes de déculturation et d’acculturation, comme un état de transculturation, « l’acquisition d’un nouveau code sans que l’ancien soi perdu pour autant15. » La transculturation est pour Todorov étroitement liée au dépaysement. En effet, après une première phase de souffrance,

L’homme dépaysé […] apprend à ne plus confondre le réel avec l’idéal, ni la culture avec la nature. […] Parfois il s’enferme dans un ressentiment, né du mépris ou de l’hostilité de ses hôtes. Mais, s’il apprend à le surmonter, il découvre la curiosité et apprend la tolérance. Sa présence parmi les « autochtones » exerce à son tour un effet dépaysant : en troublant leurs habitudes, en déconcertant par son comportement et ses jugements, il peut aider certains d’entre eux à s’engager dans cette même voie de détachement par rapport à ce qui va de soi, voie d’interrogation et d’étonnement16.

Tout en parlant de sa propre expérience d’émigration, l’auteur propose déjà dans ces pages une conception large du dépaysement, dont il fait une condition propre à tous les hommes, et pas seulement ceux qui ont quitté leur pays natal : « De nos jours, tout un chacun a déjà vécu, même si c’est à des degrés inégaux, cette rencontre des cultures à l’intérieur de lui-même : nous sommes tous des croisés17. » Dans le livre d’entretiens Devoirs et délices, il soulignera cet aspect, en écrivant : « Cette mixité n’est pas propre aux seuls exilés. Nous sommes tous des métis culturels. Simplement, certains cas sont plus visibles et plus parlants que d’autres18. »

Comme le relève Stefano Lazzarin, cette vision de l’exil « devient le fondement théorique implicite d’une nouvelle conception de l’homme et de l’humain19 » : elle sous-tend la pensée originale de l’anthropologie, de la culture, de la mémoire, présente dans l’ensemble des œuvres de celui que Lazzarin appelle le « second Todorov », l’auteur d’ouvrages comme Nous et les autres, La conquête de l’Amérique ou La littérature en péril, qui succède au « premier », le Todorov structuraliste, avec lequel il prend ses distances. En effet, si tout homme est un hybride culturel, l’exilé devient une métaphore de la condition humaine : il semble « accomplir et parfaire la destinée de tout un chacun20 ».

La femme dépaysée

Le roman de Jhumpa Lahiri semble vouloir mettre en scène cet exilé « universel », sous les traits d’une femme quelconque, sans connotations particulières d’étrangeté, évoluant dans son espace de vie banal et dans une vie dénuée de tout exotisme. Le dépaysement culturel et surtout linguistique éprouvé en Italie, qui faisait l’objet du recueil In altre parole, laisse donc la place, dans Dove mi trovo, à un dépaysement pour ainsi dire absolu. Cependant, la dimension spatiale est essentielle dans ce récit, à partir de son titre, Dove mi trovo, qui se prête à une double lecture : où je me trouve, mais aussi, (là) où je me re-trouve, où je trouve moi-même. Cette ambiguïté se perd complètement dans la traduction française Où je suis. Les titres des courts chapitres sont constitués par des indications de l’endroit où se déroule l’action, répondant à la question implicite du titre du roman et imprimant ainsi un mouvement à la narration autrement statique, car entièrement focalisée sur le personnage principal21.

Cependant, l’autrice prête une attention extrême à ne donner aucun nom propre de lieu, comme on peut le voir dans ces deux exemples :

« Ho vinto una borsa di studio in un paese dove non sono mai stata. » […]
« Non ho mai lasciato questa città22. »

(« J’ai eu une bourse d’étude pour un pays où je ne suis jamais allée. » […]
« Je ne suis jamais partie d’ici23. »)

« Dove vai ? »
« Vado via, all’estero, è una cosa di lavoro. » […]
« Quanto dista ? »
« È oltre il confine. »
« Magari vengo a trovarti24. »

(« Où vas-tu ? »
« Je pars à l’étranger, pour le travail. » [...]
« C’est loin ? »
« Après la frontière. »
« Je viendrai peut-être te rendre visite
25. »)

L’absence de noms de lieux et de personnages ainsi que de tout cadre spatio-temporel défini rappelle les romans d’Agota Kristof, autrice translingue que Lahiri apprécie particulièrement26, à une différence près : la langue italienne est mentionnée comme étant la langue de la narratrice, ce qui fait la lumière sur le cadre spatial du roman. Dans un chapitre qui contient la plupart des minces informations que nous avons sur la narratrice, on apprend que non seulement sa langue est l’italien, mais qu’elle est aussi l’objet de son travail : « Il pittore e la moglie venivano a prendere lezioni di italiano a casa mia27. » La langue est ainsi la seule détermination que Lahiri reconnaît à son personnage.

Quant à la ville où se déroule la plus grande partie de la narration, elle est difficilement reconnaissable. Si quelques critiques ont cru reconnaître Rome28, où Lahiri a effectivement vécu entre 2012 et 2015, je pencherais plutôt pour une ville de dimensions moyennes de la province italienne, où il est facile de croiser des personnes que l’on connaît, probablement au centre-nord, en raison de la proximité relative de la frontière avec le pays étranger. Quoi qu’il en soit, cette ville jamais nommée apparaît extrêmement vivante à travers la description des lieux qui la composent – ses rues, son centre historique, ses places et marchés, son théâtre, ses bars et restaurants, sa papeterie, etc.

Autochtone, la femme y vit pourtant dans une solitude radicale. Plusieurs fois, une rencontre fortuite éveille son imagination et elle s’imagine comme autre. Dans le chapitre « A due passi », elle voit une femme habillée comme elle qui lui tourne le dos ; curieuse, elle commence à la suivre, puis elle la perd de vue et n’arrive plus à la retrouver.

La mia sosia, vista di spalle, mi fa capire: sono io e non lo sono, vado via e resto sempre qui. Questa frase scompiglia brevemente la mia malinconia come un sussulto che fa oscillare i rami, che fa tremare le foglie di un albero. [...]
Era una fatamorgana? No, l’avevo vista di sicuro, una mia variante che camminava allegra, determinata, a due passi da me29.

(Mon sosie, vu de dos, me procure une révélation : je suis moi et je ne le suis pas, je pars d’ici et j’y reste éternellement. Cette phrase bouleverse fugitivement ma mélancolie, tel le frisson qui fait osciller les branches, et trembler les feuilles d’un arbre. […]
Était-elle une fée ? Non, je l’ai vraiment vue, une autre version de moi-même qui marchait, joyeuse et décidée, à deux pas de moi30.)

Cette représentation des « variantes de soi » est un véritable topos de la littérature translingue, le plus souvent associé à la question « Qui aurais-je été si j’étais resté chez moi ? ». On la retrouve, entre autres, chez Agota Kristof, Nancy Huston, Vassilis Alexakis, Luba Jurgenson31, et aussi dans L’homme dépaysé de Todorov, qui en offre une analyse en même temps qu’il en donne sa propre version :

L’une de mes vies doit être un rêve. À Sofia, c’était la vie en France qui m’apparaissait comme un rêve et je sentais cette impossibilité de revenir en arrière qu’on éprouve au réveil. Je me surprenais à dire fréquemment, lors d’une nouvelle rencontre : Voilà encore un fantôme ! ou, indifféremment : Je suis un fantôme, mieux : un revenant.

Cela me faisait penser à un conte de Henry James, Le Coin plaisant, où le personnage principal est de retour dans son pays après trente-trois ans d’absence. Cet homme se trouve confronté à une question qui ne vient pas toujours à l’esprit du sédentaire : qu’aurais-je été, qu’aurais-je pu devenir si j’étais resté chez moi ? Le héros de la nouvelle va jusqu’à rencontrer, à l’intérieur d’une maison vide, un « vrai » fantôme, son alter ego, sa variante restée sur place32

Étrangère dans sa propre ville, dans sa propre vie, la femme du roman Dove mi trovo observe avec intérêt les étrangers : dans plusieurs épisodes, dont celui de la rencontre avec le philosophe, on voit sa curiosité à leur égard. C’est même cet attrait pour l’étranger qui pourrait expliquer sa décision, à la fin du roman, de tout abandonner, au moins temporairement, pour accepter une bourse d’étude dans un pays, encore une fois jamais nommé, « oltre il confine » (« après la frontière »).

Dans le dernier chapitre, un groupe d’étrangers bruyants qu’elle rencontre dans le train vers l’autre pays, lui apparaît comme une anticipation de sa vie future : « Parlano senza interruzione in una lingua straniera, non la riconosco. E mi pare un presagio, visto che tra poco sarò all’estero, circondata da un’altra lingua sconosciuta33. » La narratrice embrasse donc enfin le choix d’un dépaysement pour ainsi dire « réel », au sens premier d’abandon de son pays, de sa langue, pour un pays et une langue étrangère. La condition d’énonciation de l’œuvre devient, en somme, l’aboutissement du récit.

Universalité et homogénéité

Par une langue à la fois exacte et délicate, qui pallie le manque de maturité qu’on observait encore dans In altre parole, l’autrice parvient dans Dove mi trovo à donner corps au dépaysement et à en faire un regard sur soi-même et sur le monde, caractérisé moins par l’étrangeté que par une certaine distance :

Perché alla fine l’ambientazione non c’entra nulla: lo spazio fisico, le luci, le pareti. Non importa che sia sotto un cielo o sotto la pioggia o nell’acqua limpida in estate. In treno o in macchina, sull’aereo tra le nuvole sconnesse, sparse come un branco di meduse. Altro che ferma, sono sempre e soltanto in movimento, in attesa o di arrivare o di rientrare, oppure di andare via. Una piccola valigia ai piedi da fare, da disfare, la borsa in grembo, qualche soldo, un libro infilato lì dentro. Esiste un posto dove non siamo di passaggio? Disorientata, persa, sbalestrata, sballata, sbandata, scombussolata, smarrita, spaesata, spiantata, straniata: in questa parentela di termini mi ritrovo. Ecco la dimora, le parole che mi mettono al mondo34.

(Parce qu’en fin de compte le décor n’a aucune importance : l’espace physique, les lumières, les murs. Peu importe que cela soit sous un ciel ou sous la pluie ou dans l’eau claire de l’été. En train ou en voiture, dans l’avion parmi les nuages épars, éparpillés comme un banc de méduses. Loin d’être immobile, je suis toujours, et uniquement, en mouvement, dans l’attente d’arriver ou de rentrer, ou bien de m’en aller. Une petite valise à mes pieds à remplir, à vider, le sac sur mes genoux, et un livre fourré dedans. Existe-t-il un endroit où nous ne soyons pas de passage ? Désorientée, perdue, paumée, dépassée, vagabonde, déboussolée, égarée, dépaysée, sans abri, mal à l’aise : je me retrouve dans cette famille lexicale. Telle est la maison, tels sont les mots qui me mettent au monde35.)

Cependant, si l’on replace le texte dans le contexte italien qui est le sien – par la langue, par le lieu de publication, mais aussi par l’indication interne qui fait de la narratrice une professeure d’italien – on voit que l’universalisme auquel le texte prétend cède la place à la représentation d’une différence non pas constitutive de l’humain, mais contingente, propre à l’individu. Cette différence et la sensation de dépaysement qui lui est propre étaient au cœur d’un chapitre important de In altre parole, « Il muro » ; la narratrice autobiographe raconte comment dans une boutique en Italie la vendeuse pense que son mari est italien et qu’elle est étrangère, alors qu’elle parle beaucoup mieux la langue que lui, seulement à cause de son aspect physique, et notamment de la couleur de sa peau :

Ecco il confine che non riuscirò mai a varcare. Il muro che rimarrà per sempre tra me e l’italiano, per quanto bene possa impararlo. Il mio aspetto fisico. [...] Quelli che non mi conoscono, guardandomi, presuppongono che io non sappia parlare l’italiano. Quando mi rivolgo loro in italiano, quando chiedo qualcosa (una testa d’aglio, un francobollo, l’ora), dicono, perplessi: “Non ho capito”. È sempre la stessa risposta, lo stesso cipiglio. Come se il mio italiano fosse un’altra lingua36.

(Voilà la frontière que je ne parviendrai jamais à franchir. Le mur qu’il y aura toujours entre l’italien et moi, quand je le parle ( sic) [pour bien que je puisse l’apprendre]. Mon aspect physique. […] Ceux qui ne me connaissent pas, en me regardant, présupposent que je ne sais pas parler italien. Quand je m’adresse à eux en italien, quand je demande quelque chose (de l’ail, un timbre, l’heure), ils me répondent, perplexes : « Je n’ai pas compris ». C’est toujours la même réponse, le même froncement de sourcils. [Comme si je ne parlais pas italien.] Comme si mon italien était une autre langue37.)

Ce type de proposition est complètement abandonné dans Dove mi trovo : l’idée qu’il est plusieurs degrés de dépaysement, et plusieurs degrés aussi dans l’accueil que les hommes font – ou ne font pas – à l’autre dans sa différence, disparaît complètement. La narratrice et le monde dans lequel elle évolue, les étrangers mêmes qu’elle rencontre, nombreux dans le roman, sont représentés de manière homogène.

Dans le chapitre de In altre parole cité plus haut, on trouve ce passage qu’on peut lire comme une déclaration d’intention pour le roman à venir :

Scrivo per rompere il muro, per esprimermi in modo puro. Quando scrivo non c’entra il mio aspetto, il mio nome. Vengo ascoltata senza essere vista, senza pregiudizi, senza filtro. Sono invisibile. Divento le mie parole, e le parole diventano me38.

(J’écris pour casser le mur, pour m’exprimer de manière pure. Quand j’écris, mon apparence, mon nom ne comptent pas. Je suis écoutée sans être vue, sans préjugés, sans filtre. Je suis invisible. Je deviens mes mots et mes mots deviennent moi39.)

On observe déjà dans cet extrait l’imaginaire de la pureté, de l’invisibilité, de la transparence qui présidera à l’écriture de Dove mi trovo, un imaginaire qui se constituera en opposition à l’écriture fortement située de In altre parole. Ailleurs, l’autrice explique la même recherche comme un mouvement vers l’abstraction :

Continuo, da scrittrice, a cercare la verità, ma non do più lo stesso peso alla verità fattuale. In italiano mi muovo verso l’astrazione. I luoghi sono imprecisati, i personaggi finora sono senza nome, senza un’identità culturale specifica. Il risultato credo sia una scrittura affrancata per certi versi dal mondo concreto40.

(Je continue, en tant qu’écrivaine, à chercher la vérité, mais je n’accorde plus le même poids à la vérité des faits. En italien je vais vers l’abstraction. Les lieux sont indéfinis, les personnages jusque-là n’ont pas de nom, pas d’identité culturelle spécifique. Le résultat, je crois, est une écriture affranchie, pour certains aspects, du monde concret.) (Je traduis)

Cependant, de ce qu’on pourrait appeler les scories de ce choix d’abstraction, surgissent aussi certains des moments les plus dérangeants du roman : ceux dans lesquels on devine l’obsession de la narratrice pour le sang, pour la pourriture, pour la corruption physique, mais aussi sa peur de l’enfantement et de la mort, et sa relation complexe avec sa vieille mère qui vit seule, aidée par une assistante de vie. Dans ces lieux du texte réémergent le concret, l’impureté, la différence expulsés ; et leur présence souterraine donne du relief au roman et constitue l’une des raisons de son intérêt.

Bibliography

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Todorov Tzvetan, Devoirs et délices : une vie de passeur [2002], entretiens avec Catherine Portevin, Paris, Seuil, 2006.

Notes

1 Jhumpa Lahiri, Dove mi trovo, Milan, Guanda, 2018. Où je suis, traduit par Hélène Frappat, Arles, Actes Sud-Chambon, 2021. Return to text

2 En anglais, Lahiri a publié les recueils de nouvelles Interpreter of Maladies, Boston, Houghton Mifflin, 1999 (L’Interprète des maladies, traduit par Jean-Pierre Aoustin, Paris, Mercure de France, coll. « Bibliothèque étrangère », 2000) et Unaccustomed Earth, New York, A. A. Knopf, 2008 (Sur une terre étrangère, traduit par Bernard Cohen, Paris, Éditions Robert Laffont, coll. « Pavillons », 2010) et les romans The Namesake, Boston, Houghton Mifflin, 2003 (Un nom pour un autre, traduit par Bernard Cohen, Paris, Éditions Robert Laffont, coll. « Pavillons », 2006) et The Lowland, New York, A. A. Knopf, 2013 (Longues Distances, traduit par Annick Le Goyat, Paris, Éditions Robert Laffont, coll. « Pavillons », 2015). Parmi les travaux monographiques récents sur son œuvre, je renvoie à Delphine Munos, After melancholia: a reappraisal of second-generation diasporic subjectivity in the work of Jhumpa Lahiri, Amsterdam, Rodopi, 2013 et à Angelo Monaco, Jhumpa Lahiri. Vulnerabilità e resilienza, Pise, ETS, 2019. Return to text

3 Jhumpa Lahiri, In altre parole, Milan, Guanda, 2015. En d’autres mots, traduit par Jérôme Orsoni, Arles, Actes Sud, 2015. Elle a également publié Il vestito dei libri, Milan, Guanda, 2017, texte d’une conférence prononcée à Florence en 2015, au sujet du lien complexe entre les livres et leurs couvertures. Return to text

4 Jhumpa Lahiri, In altre parole, op. cit., « Il triangolo », p. 111-117. En d’autres mots, op. cit., « Le triangle », p. 113-122. Return to text

5 « Credo che studiare l’italiano sia una fuga dal lungo scontro, nella mia vita, tra l’inglese e il bengalese. Un rifiuto sia della madre sia della matrigna. Un percorso indipendente. » In altre parole, op. cit., p. 114. « Je crois qu’étudier l’italien m’a permis de fuir le long affrontement, dans ma vie, entre l’anglais et le bengali. Refuser la mère et la belle-mère. Suivre ma propre voie. » En d’autres mots, op. cit., p. 118. Return to text

6  Jacques Dubois, « Pour une critique-fiction », dans L’Invention critique, Éditions Cécile Defaut/Villa Gillet, 2004, p. 111-135. « [L]’on peut envisager une autre critique qui […] se donne à tâche de faire fructifier le récit, de féconder l’imagination dont il est la trace vive. Cette critique de participation choisit de relancer les données de la fiction, d’en révéler les virtualités ou bien encore d’adapter les situations fictionnelles au contexte contemporain de la lecture. […] [O]n veut ici défendre un mode de lecture critique qui prenne sur lui de parler du texte de fiction sans craindre d’en relancer le propos, d’en remodeler le dispositif de narration, d’en libérer les sens retenus. Travail orienté sans doute par la ligne générale du texte comme par son cadre de pensée mais qui procède par déplacements, dilatations, prolongements. Une telle opération réclame du critique qu’il offre une résistance à la leçon dominante du roman comme à ce que l’on peut appeler l’autorité d’auteur et que tout autant il se soucie de servir le texte dans le sens d’une interprétation plus ouverte. » (p. 112 et 126). Return to text

7 Jhumpa Lahiri, Dove mi trovo, op. cit., p. 61-62, « In albergo ». Return to text

8 Jhumpa Lahiri, Où je suis, op. cit., p. 54-56, « À l’hôtel ». Return to text

9 Jhumpa Lahiri, Dove mi trovo, op. cit. p. 138-139, « Al bar ». Return to text

10 Jhumpa Lahiri, Où je suis, op. cit., p. 123-124, « Au bar ». Return to text

11 Stefano Lazzarin, « Vers une anthropologie de l’exil : le "second" Todorov », Ticontre. Teoria Testo Traduzione, 1, 2014, p. 85-101. Return to text

12 Tzvetan Todorov, L’Homme dépaysé, Paris, Seuil, 1996. Return to text

13 Tzvetan Todorov, L’uomo spaesato. I percorsi dell’appartenenza, Rome, Donzelli, 1997, traduction de Maria Baiocchi. Return to text

14 « Dépayser (v. tr.) : 1. Faire changer de pays, de milieu, de cadre. 2. Troubler, déconcerter, désorienter en changeant les habitudes. Le Petit Larousse. » Tzvetan Todorov, L’Homme dépaysé, op. cit., p. 9. Return to text

15 Ibid., p. 23. « Dans “dépaysé” j’entends à la fois le départ du pays d’origine et le regard neuf, différent, surpris, que l’on jette sur le pays d’accueil – un effet, cette fois-ci, dépaysant. Et je vis cette condition comme une richesse, non comme un appauvrissement. » Tzvetan Todorov, Devoirs et délices : une vie de passeur [2002], entretiens avec Catherine Portevin, Paris, Seuil, 2006, p. 166. Return to text

16 Tzvetan Todorov, L’Homme dépaysé, op. cit., p. 23. Return to text

17 Ibid. Return to text

18 Tzvetan Todorov, Devoirs et délices : une vie de passeur, op. cit., p. 173. Return to text

19 Stefano Lazzarin, « Vers une anthropologie de l’exil : le “second” Todorov », art. cit., p. 95. Return to text

20 Ibid. Return to text

21 Par exemple, les titres des quatre premiers chapitres sont « Sur le trottoir » ; « Dans la rue » ; « Au bureau » ; « Au restaurant ». Return to text

22 Jhumpa Lahiri, Dove mi trovo, op. cit., p. 137, « Al bar ». Return to text

23 Jhumpa Lahiri, Où je suis, op. cit., p. 123, « Au bar ». Return to text

24 Jhumpa Lahiri, Dove mi trovo, op. cit., p. 145-146, « Da mia madre ». Return to text

25 Jhumpa Lahiri, Où je suis, op. cit., p. 130, « Chez ma mère ». Return to text

26 Lahiri consacre des pages très intenses à sa lecture de Kristof dans la postface à la troisième édition italienne de In altre parole. Jhumpa Lahiri, « Postfazione », In altre parole, Milan, Guanda, 2018 (troisième édition), p. 140-141. L’édition française ne contient pas cette postface. Return to text

27 « Avec sa femme, il venait prendre des cours d’italien chez moi. » Jhumpa Lahiri, Où je suis, op. cit., p. 20. Quelques pages plus tôt (ibid., p. 14-15), on avait vu que la narratrice travaille à l’université, corrige les copies des étudiants et décide quels livres leur donner à lire. Return to text

28 Par exemple Angelo Monaco, Jhumpa Lahiri. Vulnerabilità e resilienza, op. cit., p. 147. Return to text

29 Jhumpa Lahiri, Dove mi trovo, op. cit., p. 157-158, « A due passi ». Return to text

30 Jhumpa Lahiri, Où je suis, op. cit., p. 141, « À deux pas ». Return to text

31 Respectivement dans L’Analphabète, Récit autobiographique, Genève, Zoé, 2004 ; Nord perdu suivi de Douze France, Arles, Actes Sud, 1999 ; Paris-Athènes, Paris, Seuil, 1989 ; Au lieu du péril, Paris, Verdier, 2014. Return to text

32 Tzvetan Todorov, L’Homme dépaysé, op. cit., p. 19. « The jolly corner », The Novels and Tales of Henry James, New York, Scribner, 1909. « Le Coin charmant », traduit par Caroline Guény, dans Henry James, Nouvelles complètes, tome IV, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2011. Return to text

33 Jhumpa Lahiri, Dove mi trovo, op. cit. p. 161, « In treno ». « Ils parlent de manière ininterrompue dans une langue étrangère, je ne la reconnais pas. ça me fait l’effet d’un présage, vu que je serai bientôt à l’étranger, encerclée par une autre langue inconnue. » Jhumpa Lahiri, Où je suis, op. cit., p. 144, « Dans le train ». Return to text

34 Jhumpa Lahiri, Dove mi trovo, op. cit., p. 159, « Da nessuna parte ». Return to text

35 Jhumpa Lahiri, Où je suis, op. cit., p. 144, « De nulle part ». Return to text

36 Jhumpa Lahiri, In altre parole, op. cit., « Il muro », p. 102-104. Return to text

37 Jhumpa Lahiri, En d’autres mots, op. cit., « Le mur », p. 107-108. Return to text

38 Jhumpa Lahiri, In altre parole, op. cit., p. 107. Return to text

39 Jhumpa Lahiri, En d’autres mots, op. cit., p. 111-112. Return to text

40 « Postfazione », In altre parole (troisième édition), op. cit., p. 138. Return to text

References

Bibliographical reference

Sara De Balsi, « Une femme dépaysée. Dove mi trovo de Jhumpa Lahiri », Textures, 24-25 | 2021, 253-263.

Electronic reference

Sara De Balsi, « Une femme dépaysée. Dove mi trovo de Jhumpa Lahiri », Textures [Online], 24-25 | 2021, Online since 30 janvier 2023, connection on 05 septembre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/textures/index.php?id=273

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Sara De Balsi

Université Paris Nanterre

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