Cy Twombly et le dépaysement de l’écriture

DOI : 10.35562/textures.275

p. 265-275

Résumé

Dans le travail pictural de Cy Twombly, nous voyons apparaître des éléments récurrents au regard de l’écriture : dessins, griffonnages, traits, mots lisibles ou non. Sans qu’il s’agisse pour autant d’un travail calligraphique, son œuvre picturale est comme imprégnée d’écriture, de verbes, de mots anglais, français, italiens, latins, ou non déterminés. Cy Twombly dit à sa manière que l’essence de l’écriture n’est ni une forme ni un usage, mais seulement un geste, le geste qui la produit en la laissant traîner : « un brouillis, presque une salissure, une négligence » selon Roland Barthes. Dans sa peinture, lorsque l’écriture est visible, elle peut faire référence à la culture antique, à la mythologie, à une ville, un livre, voire à un personnage spécifique. Mais, la surface peut tout aussi bien redevenir écoulement des formes, fluctuations liquides, tâches, gribouillis informes, couleurs et coulures plastiques annihilant tout enjeu linguistique. Comme si ce peintre se situait à la fois dans une apparition / disparition de l’écriture, comme si la peinture redevenait tout d’un coup un pur champ / pan plastique, « all over », comme si la matérialité de la peinture (le signifiant plastique) finissait par engloutir tout signe linguistique.

Plan

Texte

Cy Twombly est un peintre américain, né à Lexington (Virginie, USA) en 1928 et mort en 2011 à Rome. Son travail pictural se situe directement dans la lignée de l’expressionnisme abstrait américain. Il est issu de cette deuxième génération, avec Joan Mitchell, Sam Francis, ainsi que d’autres artistes qui ont su à la fois prolonger et renouveler le questionnement plastique de leurs aînés.

Au début des années cinquante, Cy Twombly va fréquenter ponctuellement le Black Mountain College1, et va y rencontrer notamment John Cage, Franz Kline, Robert Motherwell, mais aussi le poète Charles Olson, et le chorégraphe Merce Cunningham. Son œuvre est connue pour faire le lien entre la culture américaine de l’après-guerre, dominée sur le plan artistique par l’expressionnisme abstrait, et la culture méditerranéenne, que l’artiste découvre encore jeune et qu’il fait sienne, tout en restant très proche de son pays natal.

Son œuvre est imprégnée de lectures qui évoquent l’antiquité, la mythologie, mais aussi les périodes modernes et contemporaines, à travers Hérodote, Homère, Horace, Goethe, Keats, Mallarmé, Ovide, Rilke, Sappho, ou Virgile. Tous sont cités d’une manière ou d’une autre dans son œuvre.

Cy Twombly est tellement fasciné par le monde méditerranéen qu’il va finir par s’installer en Italie à la fin des années cinquante, après avoir effectué de nombreux voyages en Europe.

Dans son œuvre, nous constatons une sorte de décloisonnement, de délimitation entre la peinture d’une part, et le champ spécifique de l’écriture d’autre part. Comment dès lors la peinture de cet artiste procède-t-elle afin de « déterritorialiser » ces deux expressions artistiques que sont la peinture et l’écriture ? Et comment le contexte culturel américain des années 50 favorise-t-il ce décloisonnement ?

Contexte artistique américain

Quoi qu’en dise Cy Twombly lui-même, son œuvre est bel et bien issue du mouvement expressionniste abstrait américain des années 50. Ce mouvement était en fait divisé en deux courants principaux : Action painting et Color field painting.

La peinture gestuelle (qu’Harold Rosenberg a appelé Action painting) se caractérise par la volonté d’un corps à corps avec la peinture (que nous retrouvons dans l’effectuation de Cy Twombly – notamment dans sa rapidité d’exécution), d’un acte non réflexif, d’un engagement total. Les peintres de ce courant jugeaient que le but principal de celui-ci était la fabrication d’un tableau. Le geste painterly (pictural) leur semblait plus authentique, plus immédiat, jouant sur des surfaces à l’échelle de plus en plus importante, unifiant, déhiérarchisant la surface. Dès 1947, Jackson Pollock réalisa ses premiers dripping(s), les légitimant par le fait qu’il préférait travailler au sol pour se sentir plus proche, faire davantage partie du tableau, puisque, dit-il, « je peux marcher autour, travailler des quatre côtés à la fois et être littéralement dans le tableau2 ».

L’Action painting est le courant dominant de l’expressionnisme abstrait, allant de la fin des années 40, jusqu’au début des années 60. L’autre courant est appelé Color field. Il réunit Mark Rothko, Clyfford Still et Barnett Newman entre autres ; ce courant, pourtant proche de l’Action painting, substitue au primat du geste et de la pulsion, un arrière-plan philosophique, spirituel, affirmé, et se caractérise formellement par la volonté de traiter la surface comme un champ unifié, par l’intermédiaire de la couleur.

La culture américaine des années 50 apporte donc différents enjeux à Cy Twombly que nous pouvons énumérer ici :

  • une libération du geste de l’artiste sur la toile : à la limite d’une performance – le corps en action est libéré de la contrainte du chevalet. À ce propos, Cy Twombly demandait à ses assistants d’agrafer directement les toiles au mur, ou les papiers au sol. Il peignait donc directement contre le mur sans châssis. La ou les toiles étaient ensuite montées sur châssis (voire redécoupées au préalable). Néanmoins, contrairement à Jackson Pollock, il peignait souvent à la verticale, d’où les coulures – fréquentes et volontaires.

  • L’expression de l’intériorité de l’artiste (émotions, sentiments) : c’est d’ailleurs le propre de l’expressionnisme en général (qu’il soit figuratif ou abstrait) que de laisser libre cours à l’intériorité de l’artiste, à l’aspect irrationnel, non contrôlé (souvent les historiens de l’art font le lien, à ce propos, entre l’écriture automatique des surréalistes et la peinture gestuelle des expressionnistes abstraits – d’autant qu’il y a effectivement un lien historique entre les deux mouvements).

  • Une lisibilité du geste, des couleurs, de la texture : dans la modernité, la diégèse n’est plus le principal sujet (d’autant que l’œuvre est souvent abstraite et donc non diégétique) mais c’est la matérialité de la peinture, le signifiant de l’œuvre qui devient le vrai sujet de la peinture : mise en évidence du geste, de la couleur, de la texture ; mise en évidence donc, de leur autonomie, face à tout système figuratif/narratif. Ce qui n’empêche pas quelquefois Cy Twombly de faire un lien suggestif avec l’image (simplifiée, schématisée, déformée).

  • La planéité de la toile assumée – sans creusement – c’est-à-dire que dans la peinture de Twombly, nous n’avons pas de creusement perspectif par l’intermédiaire d’une perspective linéaire ou atmosphérique. Ce qui n’empêche pas ce peintre de donner une sensation d’espace par l’intermédiaire de couleurs dé-saturées, de blanc, voire de non peints, cet espace étant confronté à des gestes vifs et colorés.

  • L’abstraction ; bien que l’œuvre de Cy Twombly ne soit pas toujours totalement abstraite – et que son travail d’écriture ré-intègre une certaine notion de « réel », sa peinture est néanmoins issue du mouvement expressionniste abstrait américain. Souvent les peintres de cette période rejetaient la notion même d’abstraction – car pour eux, cela faisait surtout référence à l’abstraction géométrique, qu’ils combattaient fermement. Cela étant dit, nous ne voyons pas d’images mimétiques/réalistes – dans son travail. Quelquefois peuvent apparaître des dessins de figures ou des collages de photographies.

  • Des enjeux d’ordre philosophique et spirituel : les peintres de cette époque (années 50) rejetaient clairement tout formalisme et réclamaient du sens à leur travail : l’expression de la souffrance, du drame humain, voire l’expression de la spiritualité (chez Newman, ou Rothko, par exemple).

Outre ces différents thèmes, nous pouvons retrouver chez Cy Twombly des références à l’histoire, à la mythologie, au théâtre, à la poésie et à la littérature. De plus, ces différentes références donnent un sens fort à l’œuvre. Le travail de ce peintre est donc aux antipodes d’un travail minimaliste, d’autant que le fait d’intégrer des titres, des phrases ou des bribes d’écriture peut être quelquefois ludique – mais en aucun cas purement formaliste.

Peinture et écriture

Dans l’œuvre de ce peintre, le champ spécifique de l’écriture n’est pas totalement indépendant du champ des arts plastiques, et notamment de la peinture. Dès lors, il y aurait comme une sorte de dé-limitation, de décloisonnement, de « déterritorialisation3 » entre peinture et écriture.

Selon Gilles Deleuze, le « territoire4 » est un concept qui recoupe différentes situations, fonctions, organisations : pays, ville, cosmos, profession, société, liturgie… Le territoire concerne avant tout un « agencement territorial5 » avec ses « composantes directionnelles6 ». Il se situe dans une zone « déterminée » : cela serait donc ici le champ déterminé de l’écriture (roman, poésie, théâtre, histoire) ou le champ déterminé de la peinture.

Contrairement au territoire, la « déterritorialisation » est « le mouvement par lequel “on” quitte le territoire7 ». De fait, la « déterritorialisation » pourrait s’apparenter au « dépaysement » de l’écriture, le fait que l’écriture sorte de son champ habituel, de son territoire. Elle est dépaysée, et se retrouve sur des terres qui ne sont pas les siennes. Le territoire de la peinture serait ici le tableau, en tant que toile tendue sur châssis – le tableau se réduirait dès lors aux conditions constituantes de la peinture : la surface toile, le châssis, et la matière à y appliquer. Selon Étienne Souriau, « originellement, un tableau est une plaque de bois8 » ; cela s’est ensuite élargi à d’autres supports, dont la toile sur châssis. « Esthétiquement, le propre du tableau est de constituer une œuvre de peinture indépendante et autonome, se suffisant à soi ; […] Le tableau est considéré en lui-même, il forme un tout9 ».

Concernant l’œuvre de Twombly, l’intégration de l’écriture fait éclater le territoire spécifique du champ pictural. Or, depuis la Renaissance italienne, les peintres et les théoriciens font en sorte, justement, de mettre en évidence l’ut pictura poesis (la poésie [est] comme la peinture) : la peinture, par l’intermédiaire d’une représentation mimétique, se doit de raconter une « historia10 » (selon Leon Battista Alberti) aussi bien, sinon mieux que la poésie. La peinture, à la Renaissance italienne doit évoquer une diégèse, que ce soit une scène biblique, historique ou mythologique, par l’intermédiaire de son propre médium (la peinture) et non par l’écriture, afin d’accéder au rang des arts libéraux.

Mais les choses, à y regarder de plus près, sont un peu plus complexes. Car l’écriture se trouve quelquefois détournée dans le champ pictural : à la Renaissance, il n’est pas rare que la signature apparaisse sur la représentation d’un mur, ou d’un socle, ou dans une lettre. Des bribes d’écriture peuvent apparaître dans des représentations en trompe-l’œil et seront intégrées dans la peinture, aux fins d’un projet plus global de représentation analogique – au regard de la réalité.

À partir du xxe siècle, l’écriture est régulièrement détournée, « dé-paysée », déterritorialisée de son cadre initial, vers le champ des arts plastiques, que cela soit par l’intermédiaire du dessin, de la photographie, de l’installation, voire de certaines performances. Cette dé-limitation, correspond aussi à un décloisonnement des pratiques à partir des mouvements cubistes et dadaïstes, et qui va s’accentuer d’une manière exponentielle pendant les années 60. Michael Archer nous dit à ce propos :

La peinture, le métal et la pierre ne bénéficient plus désormais, de leur statut privilégié d’uniques matériaux entrant dans la composition d’une œuvre : l’air, la lumière, le son, les mots, les personnes, la nourriture, les détritus, les installations multimédias et bien d’autres choses encore en font maintenant partie11.

Tout au long du xxe siècle, l’écriture fait l’objet d’un détournement du côté de la peinture ; en effet certains peintres n’hésitent pas à l’utiliser dans la surface picturale, en tant qu’élément plastique tout autant que linguistique : comme par exemple Pablo Picasso, dans la période du cubisme synthétique ; et c’est justement le propre du cubisme synthétique que d’essayer de ré-intégrer des éléments de la réalité ; l’œuvre la plus emblématique de cette période étant Nature morte à la chaise cannée12.

Nous voyons apparaître, ensuite, l’incursion de l’écriture dans les œuvres dadaïstes et surréalistes : par exemple avec la création de Francis Picabia, L’œil cacodylate13 ou ABCD14 de Raoul Hausmann, ainsi que le fameux exemple de René Magritte, La trahison des images15.

Nous retrouvons cette interaction entre peinture et écriture, plus récemment, dans la seconde moitié du xxe siècle, que ce soit dans le mouvement américain du Pop Art des années 60 (voir Roy Lichtenstein), ou dans le Nouveau Réalisme, en France (voir l’artiste Ben), mais aussi dans l’art conceptuel qui débute d’abord aux Etats-Unis dans les années 60 (voir Joseph Kosuth), pour très vite s’étendre dans le monde entier.

Bien qu’il y ait un retour très fort de la peinture à partir des années 80, nous retrouvons aussi l’interaction entre écriture et peinture dans des œuvres aussi diverses que celles de Jean-Michel Basquiat, Sigmar Polke, ou Combas.

De fait, l’écriture fluctue selon une sorte de « pôle variant » entre territoire et dépaysement, entre signe linguistique et signe plastique, entre apparition et disparition.

Cy Twombly et l’écriture

Nous voyons apparaître dans son œuvre picturale, des éléments récurrents au regard de l’écriture : dessins, griffonnages, traits, mots lisibles ou non. Sans qu’il s’agisse pour autant d’un travail calligraphique, son œuvre picturale est comme imprégnée d’écriture, de verbes, de mots anglais, français, italiens, latins, ou non déterminés ; noms communs ou noms propres. Cy Twombly dit à sa manière que l’essence de l’écriture n’est ni une forme ni un usage, mais seulement un geste, le geste qui la produit en la laissant traîner : « un brouillis, presque une salissure, une négligence16 ». Roland Barthes déclare à propos de cette œuvre :

À travers l’œuvre de TW, les germes d’écriture vont de la plus grande rareté jusqu’à la multiplication folle : c’est comme un prurit graphique. Dans sa tendance, l’écriture devient alors culture. Quand l’écriture presse, éclate, se pousse vers les marges, elle rejoint l’idée du Livre17.

Dans sa peinture, lorsque l’écriture est visible, elle peut faire référence à la culture antique, à la mythologie, à une ville, un livre, voire un personnage spécifique. Mais la surface peut tout aussi bien redevenir écoulement informe, fluctuation liquide, tache, gribouillis, couleur et coulure plastique, annihilant tout enjeu linguistique et devenant de fait, un pur signifiant. Comme si ce peintre se situait à la fois dans une apparition/disparition de l’écriture, comme si la peinture redevenait tout d’un coup un pur champ/pan plastique, « all over », comme si la matérialité de la peinture (le signifiant plastique) finissait par engloutir tout signe linguistique ou iconique – une sorte de « muraille de peinture18 » qui viendrait recouvrir à la fois l’image et l’écriture, et qui donnerait simplement à voir sa propre matérialité, en tant que médium/peinture.

Matérialité graphique

Qu’il soit lisible ou non, le graphisme dans l’œuvre de ce peintre est un travail de trace, de geste, voire de « coulures19 ». D’ailleurs le mot « travail » ne convient pas vraiment. Cela serait plutôt l’idée d’un geste appuyé, attentif, ou au contraire, une sorte de lâcher-prise ; en même temps souvent ce geste est libre et rapide, aux antipodes d’un geste lent, calculé, pragmatique, à la manière par exemple d’un Gerhard Richter20.

Concernant l’aspect graphique de sa peinture, Roland Barthes parle tout d’abord de matériau. Le matériau/peinture serait une sorte de « materia prima, comme chez les alchimistes21 ». L’art de Cy Twombly, avant de désigner tel mot, tel sens, consiste à faire voir les choses, la matérialité même de la peinture : œuvre auto-réflexive désignant la peinture en tant que matière, en tant que geste, et donc, en tant que signifiant. À ce propos, Roland Barthes retient différentes sortes de gestes ou de « traces » possibles à travers les peintures de l’artiste :

  • « La griffure22 » qui est omniprésente dans certains tableaux comme Free Wheeler23, ou même Criticism24. Barthes déclare à ce propos :

Twombly griffe la toile d’un gribouillis de lignes ; [...] le geste est celui d’un va-et-vient de la main, parfois intense, comme si l’artiste « tripotait » le tracé, à la façon de quelqu’un qui s’ennuierait au cours d’une réunion syndicale et noircirait de traits apparemment insignifiants un coin du papier qu’il a devant lui25.

  • « La tache26 », que nous retrouvons par exemple dans l’œuvre Commodus II27, et qui n’a pas la même valeur plastique / graphique, aux yeux du théoricien : « Il ne s’agit pas de tachisme ; TW dirige la tache, il la traîne, comme s’il intervenait avec des doigts ; le corps est donc là, contigu, proche de la toile, non par projection mais par attouchement28 ».

  • « La salissure29 » :

TW semble recouvrir d’autres traits, comme s’il voulait les effacer, sans le vouloir vraiment, puisque ces traits restent un peu visibles sous la couche qui les enveloppe ; c’est une dialectique subtile ; l’artiste feint d’avoir « raté » quelque morceau de sa toile et de vouloir l’effacer – mais ce gommage, il le rate à son tour ; et ces deux ratages superposés produisent une sorte de « palimpseste30 ».

Puissance du Nom

Outre la matérialité graphique, « il y a d’autres événements dans l’œuvre de Cy Twombly : des événements écrits, des Noms. […] toutes les références dont ce nom est le dépôt31 ».

Notre conditionnement culturel fait qu’à partir d’un nom commun ou d’un nom propre (notamment avec le titre de l’œuvre), nous allons chercher – en tant que spectateur de cette œuvre, des éléments, des indices, des traces, ou des symboles dans la peinture de Twombly, en référence au titre lui-même. Là est justement l’ambiguïté de sa création. Il nous donne un élément de sens fort (par exemple Virgil32), et, de fait, nous allons chercher vainement des références à Virgile dans cette œuvre, alors même que la peinture renvoie à sa propre matérialité.

À ce propos, Roland Barthes nous dit : « C’est pourquoi, dans les titres de Twombly, il ne faut chercher aucune induction d’analogie. Si la toile s’appelle The Italians, ne cherchez nulle part les Italiens, sauf précisément dans leur nom. Twombly sait que le Nom a une puissance absolue (et suffisante) d’évocation33 ».

Vu que la plupart des toiles ont un titre, elles donnent un sens spécifique. Du fait même qu’elles aient un titre, « elles tendent aux hommes, qui en sont assoiffés, l’appât d’une signification34 ». On cherche donc l’analogie mais il n’y en a pas. Rien ne représente les Italiens, ou Virgil, ni aucune figure analogique de ces référents. Bien entendu, le spectateur a le pressentiment d’une autre logique, d’une autre finalité.

Cy Twombly joue aussi sur notre propre conditionnement culturel – car nous avons tendance à chercher du sens – par l’intermédiaire d’un cartel par exemple. Nous avons souvent du mal à nous contenter d’un pur signifiant (mais existe-t-il vraiment ?). Les œuvres minimales seraient-elles par exemple de « purs signifiants » ?

Contrairement aux œuvres minimales, les peintures de Twombly ont un titre spécifique qui peut faire référence à la mythologie, l’histoire, la poésie, ou la peinture. Et il semblerait que l’on puisse déterminer un champ sémantique qui recoupe les différentes références. À ce propos, Roland Barthes nous dit très justement et de manière subtile :

Il me semble que cet effet, constant dans toutes les œuvres de Twombly, même celles qui ont précédé son installation en Italie […], est celui, très général, que délivrerait, dans toutes ses dimensions possibles, le mot « Méditerranée ». La Méditerranée est un énorme complexe de souvenirs et de sensations : des langues, la grecque et la latine, présentes dans les titres de Twombly, une culture, historique, mythologique, poétique, toute cette vie des formes, des couleurs et des lumières qui se passe à la frontière de lieux terrestres et de la plaine marine. L’art inimitable de Twombly est d’avoir imposé l’effet Méditerranée à partir d’un matériau (griffures, salissures, traînées, peu de couleur, aucune forme académique) qui n’a aucun rapport analogique avec le grand rayonnement méditerranéen35.

Analyse d’une peinture de Cy Twombly

Wilder Shores of Love36, 1985, est une peinture de Cy Twombly qui a été réalisée sur un panneau de bois de 140 x 120 cm. Les matériaux utilisés sont plutôt mixtes : peinture industrielle, peinture à l’huile, ainsi que crayon de couleur et mine de plomb. Il se pourrait que l’artiste ait effectué le fond avec de la peinture industrielle – et qu’il ait ensuite ajouté des éléments graphiques (la phrase) ainsi que d’autres éléments sur la moitié basse du tableau, avec un bâton de pastel à l’huile. Il est intervenu sur la peinture volontairement lorsqu’elle n’était pas encore sèche ; cela entraîne une interaction forte entre peinture et écriture.

Nous constatons dans ce travail pictural l’omniprésence du geste, la visibilité/la lisibilité de ce geste – qui de fait – apparente l’œuvre à une création expressionniste. De grands gestes dans le fond blanc cassé – avec de nombreuses traces : salissures et traces de doigts (en haut du tableau). Dans la forme brune – vert foncé du bas, nous voyons aussi apparaître une accumulation de gestes, traces, et peut-être encore quelques traces de doigts. Le graphisme de la phrase principale du tableau, mis en évidence par le fond clair, a été effectué d’une manière rapide et gestuelle. En haut de la toile, nous pouvons apercevoir d’autres éléments d’écriture : « 21 aug (?) 1984. June 21. 1985 », indiquant peut-être les dates d’exécution.

Les couleurs du bas sont à la fois brunes, vert foncé, et brique. Sur le haut du tableau ont été étalées des couleurs désaturées (donc mélangées avec du blanc). L’ensemble des couleurs semble avoir été effectué dans des tons plutôt froids – ce qui accentue un peu plus le contraste avec l’écriture (rouge brique). Un contraste paraît aussi évident entre le bas foncé – et le haut clair du panneau de bois. Il n’y a pas eu de la part de l’artiste une volonté de construire un espace perspectif – linéaire – mais nous constatons quand même un effet de profondeur du fait de ce contraste clair-foncé. L’aspect sombre et gestuel du bas suggérant un premier plan (peut-être un « tas », une colline, ou un paysage) alors que l’aspect clair pourrait évoquer l’espace/l’air, et donc, l’atmosphère.

En dernier lieu, le geste – dans son ensemble – peut évoquer non seulement le mouvement de l’artiste, de sa main, mais peut aussi suggérer le mouvement de l’air, des végétaux, c’est-à-dire le passage du vent.

De fait, il y aurait dans cette œuvre une sorte de « pôle variant » entre peinture et écriture, mais aussi entre abstraction et paysage. Concernant cette dernière, le « pôle variant » indique une relation, une fluctuation, une mobilité effective entre abstraction et image. Une peinture, dès lors, peut « varier » entre deux pôles dits antagonistes. Par exemple, dans les œuvres de la maturité de Mark Rothko (1903-1970), la dilution de l’image fluctue tandis que la matière picturale se fait de plus en plus présente, « croissante » : l’image disparaît alors que la matière/couleur se fait sujet de l’œuvre. Mais, au moment où l’abstraction est effective, une « efficacité imageante » se crée, une pluralité d’images possibles fluctuent, se meuvent, à partir d’un même signifiant. La peinture laisse à la fois apparaître et disparaître l’image selon le regard, l’imagination fluctuante du spectateur.

Concernant la peinture de Cy Twombly, Wilder Shores of Love, sans qu’il s’agisse bien entendu d’un paysage figuratif – nous voyons bien que certains éléments picturaux et graphiques – en interaction avec le titre (Wilder Shores), fonctionnent comme une sorte de paysage archétypal. D’autant que le graphique en question évoque à la fois la passion amoureuse et le paysage. De plus, les deux tiers de la peinture sont peints dans des couleurs blanches ou approchant – et peuvent donc très bien faire penser au ciel, à l’air, à l’espace. Et toujours dans cette idée de paysage et de « pôle variant » entre paysage et abstraction, les couleurs foncées dans le bas du tableau pourraient aussi apparaître comme une partie de terre ou de végétation.

Le catalogue Cy Twombly du Centre Georges Pompidou, nous dit à propos de cette œuvre :

Le titre est emprunté au roman éponyme de Leslay Blanch, romancière britannique et première épouse de Romain Gary. Le livre fut publié en 1954 et connut un grand retentissement : l’auteur y célèbre quatre femmes européennes qui, au xixe siècle, quittèrent l’Occident pour explorer une vie autre, en Orient ou en Afrique du Nord. Cy Twombly visita le Yémen en juin 1983, avec son fils Alessandro ; il est probable que les impressions de ce voyage aient refait surface dans cette œuvre au titre évocateur37.

Nous retrouvons ici différents champs sémantiques : à la fois la littérature du xxe siècle et le bassin méditerranéen, « Orient » et « Afrique du Nord », ainsi que l’idée même de paysage, à travers le voyage du peintre. Or, tous ces enjeux sont aussi présents à travers la peinture de Twombly, et ce d’une manière sous-jacente ou explicite.

Conclusion

Dans le champ sémantique ouvert de l’univers pictural de Cy Twombly, nous percevons différents écheveaux de motifs se superposer et interférer aussi bien formellement qu’en terme de contenus ; les éléments du passé et du présent, l’histoire et le mythe se tissent en toutes sortes de combinaisons variées.

Bien que l’écriture soit déterritorialisée, « dépaysée » de son contexte initial (la littérature), elle n’en est pas moins intégrée dans la texture, la matière, les traces, les signes qui, de fait, peuvent être à la fois linguistiques et plastiques. Quelquefois la trace se transforme en signe graphique inintelligible, indéchiffrable. Sorte de pôle variant entre une lisibilité du langage et une lisibilité de la matière picturale qui deviendrait dès lors toute première par rapport au champ linguistique.

Le dépaysement de l’écriture dans l’œuvre de Twombly n’est pas sans lien avec le dépaysement qu’effectue régulièrement l’artiste à travers d’incessants voyages ; pour n’en citer que quelques-uns : Rome, Paris, Lexington, New York, Chypre, Grèce, Égypte, Yémen, Îles Caraïbes, Maroc, Espagne, Mexique, Istanbul, Japon, Russie, Afghanistan, Asie centrale… Comme si le décloisonnement de sa pratique picturale faisait écho à son dépaysement lors de différents voyages.

Bibliographie

Ouvrages

Alberti Leon Battista, De pictura [1435], Paris, Macula/Dédale, « La littérature artistique », 1993.

Archer Michael, L’Art depuis 1960, Paris, Thames & Hudson, « L’Univers de l’art », 1998.

Balzac Honoré de, Le Chef-d’œuvre inconnu [1831], Paris, GF-Flammarion, 1981.

Barthes Roland, Cy Twombly [1979], Paris, Seuil, 2016.

Cassegrain Guillaume, La Coulure. Histoire(s) de la peinture en mouvement xie-xxie siècles, Paris, Hazan, 2015.

Deleuze Gilles et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980.

Didi-Huberman Georges, La Peinture incarnée, Paris, Minuit, « collection critique », 1985.

Dictionnaire

Souriau Étienne, Vocabulaire d’esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 1990.

Catalogue monographique

Cy Twombly, Paris, éditions du Centre Pompidou, 2016.

Article de revue

Pollock Jackson, « My Painting », Possibilities I, n° 1, hiver 1947-1948.

Notes

1 Le Black Mountain college fut une université libre et expérimentale, fondée en 1933 aux États-Unis, en Caroline du Nord, et qui perdura jusqu’en 1957. De nombreux artistes d’avant-garde de cette époque en sont issus. Dès sa première année, en 1933, le Black Mountain college est marqué par l’arrivée de Josef et Anni Albers, qui ont fui l’Allemagne nazie après la fermeture du Bauhaus ; cette école devient dès lors un lieu privilégié de transmission de l’enseignement du Bauhaus. Retour au texte

2 Jackson Pollock, « My Painting », Possibilities I, numéro 1, hiver 1947-1948, p. 79. Retour au texte

3 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 634. Retour au texte

4 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, op. cit., p. 634. Retour au texte

5 Ibid., p. 383. Retour au texte

6 Ibid., p. 384. Retour au texte

7 Ibid., p. 634. Retour au texte

8 Étienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 1990, p. 1335. Retour au texte

9 Étienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, op. cit., p. 1335. Retour au texte

10 Leon Battista Alberti, De Pictura [1435], Paris, Macula / Dédale, « La littérature artistique », 1993, p. 114. Retour au texte

11 Michael Archer, L’Art depuis 1960, Paris, Thames & Hudson, « L’Univers de l’art », 1998, p. 7. Retour au texte

12 Pablo Picasso, Nature morte à la chaise cannée, 1912. Huile sur toile cirée, sur toile encadrée de ficelle. 29 x 37 cm. Paris, Musée Picasso. Retour au texte

13 Francis Picabia, L’œil cacodylate, 1921. Collage et huile sur toile, 148,6 x 117,4 cm. Paris, MNAM, Centre Pompidou. Retour au texte

14 Raoul Hausmann, ABCD, 1923-1924. Encre de chine et collage sur papier, 40,4 x 28,2 cm. Paris, MNAM, Centre Pompidou. Retour au texte

15 René Magritte, La trahison des images, 1928-1929. Huile sur toile, 59 x 65 cm. Musée d’art du comté de Los Angeles. Retour au texte

16 Roland Barthes, Cy Twombly [1979], Paris, Seuil, 2016, p. 39. Retour au texte

17 Roland Barthes, Cy Twombly, op. cit., p. 44. Retour au texte

18 Expression employée par Honoré de Balzac dans Le Chef-d’œuvre inconnu, et commentée par Georges Didi-Huberman dans son livre La Peinture incarnée, Paris, Minuit, « collection critique », 1985, p. 52. Retour au texte

19 Guillaume Cassegrain, La Coulure. Histoire(s) de la peinture en mouvement XIe-XXIe siècles, Paris, Hazan, 2015, p. 10 Retour au texte

20 Gerhard Richter est un peintre allemand, né en 1932 à Dresde. Il s’agit d’un des plus importants peintres de la seconde moitié du xxe siècle, qui a su totalement renouveler la peinture, en faisant éclater la notion même de style, puisque lui-même aborde aussi bien la monochromie, l’abstraction géométrique, ou lyrique, mais peut tout aussi bien créer des œuvres figuratives. Retour au texte

21 Roland Barthes, Cy Twombly, op. cit., p. 10. Retour au texte

22 Ibid., p. 12. Retour au texte

23 Cy Twombly, Free Weelher, 1955. Peinture industrielle, crayon à la cire, crayon de couleur, mine de plomb, pastel sur toile, 174 x 190 cm. Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie, Allemagne. Retour au texte

24 Cy Twombly, Criticism, 1955. Peinture industrielle, mine de plomb, crayon de couleur et pastel sur toile, 127 x 147 cm. Collection particulière. Retour au texte

25 Roland Barthes, Cy Twombly, op. cit., p. 12. Retour au texte

26 Ibid., p. 12. Retour au texte

27 Cy Twombly, Nine discourses on Commodus, 1963. Partie II. Huile, mine de plomb sur toile, 204 x 133,5 cm. Guggenheim Bilbao Museoa, Bilbao. Retour au texte

28 Roland Barthes, Cy Twombly, op. cit., p. 12. Retour au texte

29 Ibid., p. 13. Retour au texte

30 Ibid., p. 13. Retour au texte

31 Roland Barthes, Cy Twombly, op. cit., p. 14. Retour au texte

32 Cy Twombly, Virgil, 1973. Huile, pastel à l’huile et crayon sur papier, 69,8 x 99,6 cm. Collection particulière. Retour au texte

33 Roland Barthes, Cy Twombly, op. cit., p. 14. Retour au texte

34 Ibid., p. 20. Retour au texte

35 Ibid., p. 24. Retour au texte

36 Cy Twombly, Wilder Shores of Love, 1985. Peinture industrielle, huile (bâton d’huile), crayon de couleur, mine de plomb, sur panneau de bois. 140 x 120 cm. Collection particulière. Retour au texte

37 Catalogue monographique Cy Twombly, Paris, éditions du Centre Pompidou, 2016, p. 160. Retour au texte

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Référence papier

Frédéric Montégu, « Cy Twombly et le dépaysement de l’écriture », Textures, 24-25 | 2021, 265-275.

Référence électronique

Frédéric Montégu, « Cy Twombly et le dépaysement de l’écriture », Textures [En ligne], 24-25 | 2021, mis en ligne le 30 janvier 2023, consulté le 20 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/textures/index.php?id=275

Auteur

Frédéric Montégu

Université Lyon 2

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