À l’approche du centenaire de la Génération de 27 (Generación del 27), la production lyrique de ce groupe d’auteurs continue d’inspirer la critique. Au-delà de la production scientifique particulièrement abondante à propos de ce collectif, on ne compte plus les monographies ou les thèses consacrées à ces auteurs. Certes, certains semblent se hisser au sommet de l’affiche, mais aucun n’est relégué dans les coulisses obscures de l’oubli. Aucun auteur masculin, du moins. Le constat est radicalement différent s’agissant des auteurs femmes. Elles étaient pourtant bien présentes, parfois aux côtés d’auteurs masculins parmi les plus prestigieux. Elles étaient tout aussi actives, exposées au même contexte et aux mêmes influences culturelles décisives pour la formation du groupe. L’heure est venue d’orienter le projecteur sur ces femmes qui ont contribué à l’effervescence littéraire de l’époque, dans un contexte foisonnant ouvert aux expériences avant-gardistes. Ce facteur essentiel à nos yeux, car vécu aussi bien par les poètes que les poétesses du moment, mérite d’être présenté dans cette introduction. À la suite de celle-ci, les personnalités réunies dans cette anthologie bilingue feront l’objet d’une présentation individuelle.
Le premier tiers du xxe siècle est l’une des périodes les plus fécondes qui soient. Les mouvements d’avant-garde sous-tendent un bouillonnement des forces créatrices. Rarement une période aussi brève aura concentré un tel foisonnement de tendances et de courants. Chronologiquement, la date considérée comme point de départ de cette effervescence culturelle est l’année 1918. La tendance est européenne et dépasse largement les frontières de l’Espagne. Il semblerait que l’après-guerre ne soit pas sans influence sur la profusion des courants répertoriés à cette époque. Certes, le cubisme et le futurisme prennent forme antérieurement à cette date, respectivement en 1907 et 1909. Toutefois, ce qui prédomine dans l’ensemble est un optimisme ambiant, ainsi qu’un élan de prospérité, qui fait suite à une période de tension liée au conflit armé dont l’Europe vient de sortir. Cet état d’esprit s’accompagne d’une volonté de changement qui dynamise la production artistique. Ces conditions favorables sont considérablement atténuées lorsque l’optimisme de l’immédiat après-guerre cède la place à la crise la plus profonde du siècle, en 1929.
Des mouvements divers, en provenance de plusieurs pays européens, nourrissent le courant avant-gardiste. Le cubisme, qui émerge donc en France à partir de 1907, ne concerne pas exclusivement la poésie et s’applique en premier lieu à la peinture. Quant au futurisme, il exprime une passion pour l’univers technique et la modernité, ou le progrès que celle-ci implique. L’Italien Filippo Tommaso Marinetti en est le chef de file dès 1909. Le futurisme s’élève contre toute forme de piétinement, de stagnation ou d’immobilisme. Le rejet de la norme et du passé qui l’a imposée y est clairement affirmé, y compris avec force et violence. Tout ce qui est susceptible de suggérer le progrès et l’évolution devient digne d’intérêt et source d’inspiration. En 1916, le dadaïsme de Tristan Tzara se propose de remettre en cause l’ensemble des codes et des conventions en prenant appui sur la dérision et l’extravagance. Le mouvement suscite des réactions de rejet, allant parfois jusqu’à scandaliser le lectorat déstabilisé par la rupture conventionnelle. C’est d’un fort besoin d’indépendance que naît le mouvement et cette liberté à laquelle aspirent les dadaïstes prime sur tous les autres impératifs, y compris la logique sécurisante pour le lecteur. En effet, selon Tzara, la logique est systématiquement fausse et ne constitue rien d’autre qu’une complication.
Les auteur·e·s espagnol·e·s sont réceptifs à l’ensemble de ces initiatives. Deux courants expérimentaux naissent localement de cette volonté de rupture. Il s’agit du créationnisme et de l’ultraïsme. Le créationnisme prend forme en Espagne à partir de 1918, à l’initiative de Vicente Huidobro. Son principe fondamental est l’obligation pour le poète de fuir autant que possible la réalité et de ne pas se laisser tenter par l’imitation de cette dernière. Selon Huidobro, le poème doit jouir d’une autonomie absolue en tant que « création » et le poète bénéficie d’une liberté sans bornes pour l’agencement des mots et la création des images qu’il souhaite transmettre à son lecteur. La démarche comporte toutefois ses propres limites, car s’affranchir de toute tentation réaliste ne va pas nécessairement de soi. Le créationnisme et ses métaphores surprenantes, qui se démarquent volontairement de la réalité, sont donc une autre des tendances présentes dans l’environnement culturel de l’époque. L’ultraïsme, pour sa part, fusionne différents principes de ces courants. Il traduit clairement une volonté affirmée de mener l’expérimentation au-delà de ce qui a déjà été proposé. Rafael Cansinos-Asséns1 avait, dès 1918, été à l’origine d’un manifeste portant le titre d’Ultra. En 1925, la venue en Espagne de Louis Aragon et d’André Breton permit la rapide diffusion du surréalisme. Le manifeste surréaliste de 1924 milite pour un mouvement littéraire qui libère définitivement l’auteur de toutes les contraintes : les codes et conventions en tous genres ne devaient plus entraver la création de l’artiste. Cependant, cela ne passe pas exclusivement par le rejet des conventions sociales et morales. L’auteur doit également se libérer de son subconscient. Selon Rodolfo Cardona, « Les surréalistes ont estimé que leur problème fondamental demeurait la libération du subconscient. Telle était, à leurs yeux, l’unique voie permettant d’atteindre la vérité supérieure qui faisait l’objet de leur quête » (« Los surrealistas consideraron su problema fundamental la liberación del subconsciente. Esto lo veían como único camino para alcanzar la verdad superior que buscaban », Gómez de la Serna, 1983, p. 29). Cet aspect ressort effectivement de divers extraits du manifeste d’André Breton (Breton, 1985 [1924-1930]). Selon lui, les procédés logiques sont à exclure, car la logique n’a d’intérêt que pour la résolution de problèmes d’ordre secondaire. Par ailleurs, elle présente l’inconvénient majeur de brimer l’esprit.
Toutes ces orientations expérimentales ont en commun de marquer une nette rupture avec ce qui précède. Le rejet des conventions établies et le refus de se référer au réel ne sont pas sans déstabiliser le lectorat en quête de repères sécurisants.
Telles furent les orientations qui constituèrent le contexte littéraire et artistique des poètes et poétesses réunis sous l’appellation de Génération de 27. Ce groupe est constitué d’auteurs hommes et femmes qui publient leurs productions entre 1920 et 1935, leur parcours étant divisé en trois temps. La première période correspond aux années 1920 et connaît l’influence des avant-gardes et de la « poésie pure » prônée par Juan Ramón Jiménez. L’expérimentation et le rejet de toute forme de sentimentalisme sont à l’ordre du jour sans, toutefois, supposer une rupture absolue avec la tradition. À partir de 1928, les bouleversements sont suffisamment prononcés pour que l’on puisse considérer ce repère chronologique comme une charnière dans la production lyrique du groupe. La fin de la dictature de Miguel Primo de Rivera et la crise économique de 1929 sont des données contextuelles difficilement compatibles avec le principe de déconnexion totale de la poésie par rapport à la réalité environnante. Après la phase connue comme la « deshumanización del arte » [déshumanisation de l’art], selon la formule de José Ortega y Gasset, la prise sur le réel redevient nécessaire et se produit alors un cheminement inverse de « réhumanisation ». La poésie s’oriente vers une forme d’engagement social. Enfin, après la guerre civile, le groupe n’a pas d’autre issue que la dissolution. Si Dámaso Alonso, Gerardo Diego ou Vicente Aleixandre demeurent en Espagne, le plus grand nombre connaît un exil prolongé. Tel fut le sort de Rafael Alberti, Luis Cernuda, Jorge Guillén, Manuel Altolaguirre ou encore Emilio Prados. La présentation biographique des poétesses de cette anthologie souligne que les auteures de la Génération connurent un sort comparable.
Les textes sélectionnés pour l’élaboration de ce travail font largement état de la diversité thématique et stylistique des productions des poétesses de la Génération de 27. Bien que seulement six d’entre elles soient traduites à l’occasion de ce numéro, le contexte que nous présentons concerne, bien sûr, l’ensemble des poétesses de l’époque. D’autres noms prestigieux seront donc mentionnés dans cette introduction. Les compositions qui prennent forme sous leur plume affichent une véritable identité. La fascination de Carmen Conde pour le littoral privilégié du sud-est, la nostalgie palpable des vers de Lucía Sánchez Saornil, les réflexions sur le temps d’Ernestina de Champourcín, ou encore la portée philosophique des vers de María Zambrano, toutes ces orientations disent assez la volonté de revendiquer une identité lyrique affirmée. Les poétesses de la Génération de 27 ne constituent nullement un ensemble homogène et dépourvu de personnalité. Les orientations thématiques et stylistiques pour lesquelles elles optent, et dont les quelques exemples relevés précédemment ne reflètent pas l’exhaustivité, sont le reflet d’une liberté absolue en la matière.
Il n’en demeure pas moins que ces personnalités prestigieuses partagent un nombre considérable de points communs, ce qui ne fait que consolider la notion de groupe poétique. Les poétesses réunies dans cette anthologie bilingue vivent un même contexte historique, social, politique et culturel. En effet, quinze ans seulement séparent la naissance de Josefina de la Torre de celle de la doyenne du groupe, Pilar de Valderrama. Cette communauté d’expérience justifie le bref bilan sur les avant-gardes que nous avons choisi de dresser dans cette introduction. Ce sont, après tout, les influences communes auxquelles tout le groupe a été exposé.
La variété générique qui caractérise l’œuvre des femmes de la Génération est un autre aspect fédérateur. Si nous nous référons dans ce travail aux poétesses de la Génération de 27, il est à relever que, dans la plupart des cas, la poésie ne constitue pas l’unique vecteur d’expression de ces femmes auteures. Concha Méndez est écrivaine et dramaturge. Rosa Chacel est également connue pour ses essais et ses romans. Carmen Conde se caractérise par une intense activité créatrice dans des domaines aussi diversifiés que l’essai, le roman, le théâtre et la poésie. Josefina de la Torre est auteure de textes en vers aussi bien qu’en prose et sa notoriété est d’autant plus grande qu’elle est également connue du grand public en tant qu’actrice et chanteuse.
D’autres points de convergences rapprochent les membres de ce groupe féminin prestigieux. Elles sont quasiment toutes issues d’un milieu social aisé. Une nuance est toutefois à apporter au sujet de Lucía Sánchez Saornil, qui grandit dans une famille plus modeste que celle de ses partenaires d’écriture. Au sein de sa famille, la tradition patriarcale est fortement ancrée, comme dans l’ensemble de la société espagnole. Dans un tel contexte, un milieu familial confortable n’est pas nécessairement un lieu propice à l’émancipation féminine. Le sort d’Ernestina de Champourcín est caractéristique de la situation de la femme en ce début de xxe siècle. En effet, le chef de famille s’oppose au projet d’Ernestina de suivre une formation universitaire. Concha Méndez suit ses études sans en informer sa famille. C’est précisément le joug de la tradition que les poétesses prétendent secouer violemment. Dans cette perspective, il est intéressant de rappeler l’implication sans faille de certaines d’entre elles au service des autres, et en particulier au service des femmes. Concha Méndez mène à terme une formation d’enseignante au Centro de Estudios Históricos. Elle s’érige en cofondatrice du Lyceum Club Femenino en 1926. Ernestina de Champourcín ne tarde pas à la rejoindre dans ce combat pour l’égalité. Elle se charge légitimement du volet littéraire de ce vaste projet. Carmen Conde enseigne la littérature dans divers établissements : Instituto de Estudios Europeos, Universidad de Valencia, Universidad Complutense. Par ailleurs, elle est à l’origine, avec son mari, de la fondation de la Universidad Popular de Cartagena. Rosa Chacel expose avec talent et ferveur ses conférences au théâtre Ateneo de Madrid. Sa première intervention porte sur les perspectives offertes aux femmes dans ce contexte culturel très masculin. Lucía Sánchez Saornil est la cofondatrice d’un mouvement littéraire féministe, très significativement appelé « Mujeres Libres ».
L’engagement des poétesses est également perceptible sur le plan politique. Lorsque la guerre civile déchire le pays, Concha Méndez prend le parti de la République. C’est également le cas de Carmen Conde. Rosa Chacel s’engage en tant qu’infirmière lorsque le conflit éclate à Madrid. Quant à Lucía Sánchez Saornil, elle s’implique en tant que secrétaire du Consejo General de Solidaridad Antifascista et se révèle très active au sein de la revue Quijotes dont l’orientation est clairement anarchiste.
Bien sûr, cet engagement n’est pas dénué de conséquences et les poétesses partagent avec les poètes un sort commun en entreprenant pour la plupart un exil qui les éloigne durablement de la terre natale. Ernestina de Champourcín, dont le mari est proche de Manuel Azaña, doit quitter l’Espagne. Après un passage par la France, elle rejoint le Mexique dès 1939. Le périple de Rosa Chacel est bien plus diversifié, puisque l’auteure aura l’occasion de séjourner en France, à Rio, Buenos Aires. Concha Méndez, pour sa part, finit ses jours au Mexique.
Un autre point commun essentiel à nos yeux unit le groupe de poétesses. Il s’agit de leur activité soutenue dans les revues littéraires. Concha Méndez et Manuel Altolaguirre lancent conjointement la revue Héroe. Ils y publient des textes signés de noms aussi prestigieux qu’incontournables : Juan Ramón Jiménez, Luis Cernuda ou encore Jorge Guillén. L’importante influence des revues littéraires est également à souligner à propos de l’œuvre de Rosa Chacel. Sa collaboration au sein de la revue Ultra, dont l’orientation se veut clairement avant-gardiste, dynamise son activité et la met en relation avec des auteurs de premier plan comme Ramón Gómez de la Serna, José Ortega y Gasset ou encore Miguel de Unamuno. Une autre revue tout aussi essentielle, Revista de Occidente, publie un grand nombre de ses textes. Ernestina de Champourcín, quant à elle, commence à publier ses poèmes dans les revues littéraires dès 1923. Elle est également active en tant qu’auteure critique et ses textes sont publiés dans la presse à partir de 1927. Elle aborde la question de la poésie pure, si chère à Juan Ramón Jiménez, et affirme sa totale adhésion à ce principe, qui séduit aussi dans un premier temps les auteurs de la Génération de 27. L’activité soutenue de Carmen Conde dans le domaine littéraire la rend pour sa part incontournable dans les revues spécialisées. Josefina de la Torre, de son côté, collabore dans les revues Verso y prosa, Alfar ou encore La Gaceta Literaria.
Enfin, il est important de rappeler que les auteures ne sont pas déconnectées les unes des autres. Elles collaborent à des projets et peuvent s’impliquer dans des causes communes, comme nous l’avons souligné. Ce réseau qu’elles établissent n’est pas étanche, si bien que les contacts avec les auteurs sont également nombreux et féconds. Les liens d’amitié de Concha Méndez avec Luis Buñuel et Maruja Mallo favorisent le contact avec de prestigieux poètes de la Génération de 27, tels que Federico García Lorca, Rafael Alberti ou encore Luis Cernuda. De retour en Espagne en 1931, elle fréquente plus que jamais les auteurs de la Génération de 27. Les réunions littéraires auxquelles elle assiste régulièrement la mettent en contact avec des membres de renom du groupe de poètes. Elle épouse d’ailleurs l’un deux, Manuel Altolaguirre, codirecteur de la revue Litoral. À l’instar de Concha Méndez, Ernestina de Champourcín épouse en 1936 un autre auteur du célèbre groupe : Juan José Domenchina. De même, María Teresa León est la compagne de Rafael Alberti. Claudio de la Torre joue un rôle décisif dans la formation littéraire de sa sœur Josefina et favorise sa mise en relation avec les principaux auteurs influents du moment, dont Pedro Salinas. L’influence des poètes de la Génération de 27 affleure volontiers dans sa poésie. Lorsqu’en 1934, Gerardo Diego fait paraître son anthologie de la poésie espagnole, ouvrage de référence incontournable, seules les compositions de deux auteurs femmes passent le filtre draconien de la sélection. Ces deux auteures voient leurs poèmes retenus pour l’occasion. Il s’agit d’Ernestina de Champourcín et de Josefina de la Torre.
Dans ce contexte extrêmement fécond, les poétesses produisent des textes de qualité qui méritent que nous y portions attention. Ce numéro de la revue Voix contemporaines leur est exclusivement consacré et s’inscrit dans le prolongement du travail effectué par Pepa Merlo (Merlo, 2010). Pour chacune des poétesses, nous proposons une présentation biographique et bibliographique, qui précède la sélection de textes suivis de la traduction française. L’ordre de présentation des poétesses suit la logique chronologique et ne doit pas être perçu comme une vaine et stérile tentative de hiérarchisation. Entre la phase d’attribution des textes aux différents traducteurs de l’équipe et la préparation de la production finale avant la parution en ligne, un atelier de mise en commun a été organisé à la Villa Hispanica. Les échanges furent si productifs que nous envisageons de reconduire annuellement l’expérience dans le cadre d’autres projets autour de la traduction de la poésie hispanique.
Gageons que ce volume éveillera chez le lecteur la curiosité et le désir de découvrir ou de redécouvrir les textes de Pilar de Valderrama (1889-1979), Lucía Sánchez Saornil (1895-1970), María Zambrano (1904-1991), Carmen Conde (1907-1996), Josefina de la Torre (1907-2002) et Marga Gil Roësset (1908-1932).