Né en 1902 et mort en 1999, Alberti est le témoin privilégié de pratiquement un siècle d’histoire. Ses multiples voyages lui ont permis d’établir des contacts avec les plus grandes personnalités du monde politique et du domaine des arts. Ses jeunes années correspondent à l’éclosion des mouvements d’avant-garde1 dont le foisonnement le captive au même titre que les nouvelles tendances et les expérimentions proposées en matière d’écriture. La production poétique prolixe de Rafael Alberti laisse transparaître des choix thématiques et formels d’une variété considérable, même si certains aspects de sa poésie, comme l’attachement à la mer par exemple, constituent des constantes susceptibles de se manifester d’un recueil à l’autre. Les voyages réalisés par le poète n’ont pas toujours relevé d’initiatives personnelles. Son fort engagement auprès des républicains le condamne à un exil qui le conduit en Argentine. Le retour en Europe ne s’effectuera que bien plus tard, et c’est à Rome que le poète séjournera avant que les circonstances politiques, le rétablissement de la démocratie, ne lui permettent un retour définitif en Espagne après presque quarante ans d’absence due à son engagement poétique militant.
Pourtant, ce n’est pas la poésie qui séduit dans un premier temps notre auteur. La peinture est le moyen d’expression que le jeune Alberti privilégie tout d’abord, et ce, au point de prendre la décision ferme de devenir artiste peintre. Toutefois, il finira par considérer que les vers lui offrent un éventail de possibilités en termes de nuances expressives que la toile ne lui livre plus :
Comprobaba, con más evidencia a cada instante, que la pintura como medio de expresión me dejaba completamente insatisfecho, no encontrando manera de meter en un cuadro todo cuanto en la imaginación me hervía. En cambio, en el papel sí. Allí me era fácil volcarme a mi gusto, dando cabida a sentimientos que nada o poco tenían que ver con la plástica. Mis nostalgias marineras del Puerto [de Santa María] comenzaron a presentárseme bajo forma distinta: aún las veía en líneas y colores, pero esfumados entre una multitud de sensaciones ya imposible de fijar con los pinceles2.
Un conflit se noue alors chez Alberti, tiraillé entre deux passions. Conscient de ce que les va-et-vient entre les deux activités risquent de faire obstacle à sa pleine reconnaissance en tant que poète, il décide de faire un choix et de se consacrer exclusivement à la poésie3, ou devrait-on dire à la littérature de façon plus générale puisque, avec le temps, Rafael Alberti se fera également connaître comme dramaturge. En dépit de cette décision radicale, son attachement à la peinture ne le quittera jamais et cela est perceptible à travers son sens aigu de l’observation, son goût prononcé pour le détail dans les portraits ou les paysages qui jalonnent sa poésie, la palette chromatique nuancée à laquelle il a recours en composant ses vers. Il se décide finalement à réconcilier ses deux formes artistiques de prédilection en composant un recueil consacré à la peinture et tout simplement, mais non moins significativement, intitulé A la pintura4.
Peinture et poésie, telles furent les deux passions de Rafael Alberti, ce à quoi il convient d’ajouter un fort attachement à la liberté ainsi qu’une fascination sans bornes pour le littoral andalou où il a passé ses plus jeunes années. Ses vers viennent fréquemment se placer au service de la défense de cette même liberté, en particulier lorsque le poète prend clairement le parti de la république avant son exil forcé (« La lucha por la tierra5 »), lorsqu’il écrit contre Franco (« Un burro explosivo para Franco6 ») ou lorsqu’il dénonce la politique impérialiste des États-Unis (« Guajiras burlescas de los banqueros alegres y desesperados de Wall Street7 »). La distance, l’absence, le manque, on l’imagine aisément, constituent une autre de ses multiples sources d’inspiration, et le souvenir idéalisé de son littoral gaditan le poursuit tout au long de sa vie. Ce souvenir lié à l’absence structure la totalité du recueil Retornos de lo vivo lejano8.
En 1942, Rafael Alberti publie La Arboleda perdida. La conscience d’un vécu exceptionnel et foisonnant ainsi que la volonté de récupérer par la mémoire une histoire mouvante et des souvenirs lointains9 le poussent à prendre la plume afin d’entamer ce travail de longue haleine organisé en quatre livres. Comme le souligne Marie-Louise Terray, « En écrivant le récit de l’Enfance l’écrivain est animé par le désir de ressusciter cette expérience de l’Étrangeté capable de mettre en déroute le langage rationnel de l’adulte10. » Voilà en partie ce qui semble motiver notre poète. On retrouve dans La Arboleda perdida les principales étapes de la vie du poète, qui ouvre son autobiographie en rappelant le contexte agité du jour de sa naissance et la referme dans les années quatre-vingt. Sont ainsi mentionnés les différentes étapes de sa formation, ses déplacements en Espagne, ses multiples voyages à l’étranger, ses innombrables publications, son engagement artistique et politique et surtout ses rencontres avec les personnalités du monde littéraire et du monde politique de son temps. Le premier de ces livres est celui qui retiendra notre attention. Centré sur l’enfance et la jeunesse du poète, il présente le jeune Alberti dans sa relation complexe à sa famille11. Le pacte autobiographique y est parfaitement respecté. Le récit est en effet « régi par une structure rétrospective12 » et mené à la première personne du singulier. Il est par ailleurs centré sur la personnalité du poète. La suite relève davantage des mémoires en faisant référence aux événements dont il a été le témoin13.
Je m’intéresserai donc à la dimension autobiographique et familiale de La Arboleda perdida mise au service d’une justification rétrospective de la double vocation de l’artiste. Pour ce faire, j’aborderai dans un premier volet la question de la formation de Rafael Alberti afin de démontrer par la suite, dans un deuxième mouvement, que le contexte familial agit comme le véritable détonateur de la production de l’artiste. Je me propose enfin d’analyser dans une troisième et dernière partie deux cas de références à l’autobiographie familiale intégrés dans la production lyrique même du poète.
L’apprentissage
La lecture de La Arboleda perdida laisse transparaître l’attirance d’Alberti envers l’espace privilégié correspondant au monde de l’enfance : Cadix, ses murs peints à la chaux, ses plages, son littoral, l’océan et par-dessus tout sa lumière éblouissante. Pourtant, tout n’est pas si idyllique dans cette enfance remémorée. Les souvenirs de l’univers scolaire viennent entacher ce qui aurait pu constituer un cadre idéal.
La rupture avec l’univers scolaire
Rafael Alberti est scolarisé dans un établissement dirigé par les jésuites14. Il conservera de son passage par cette institution le souvenir d’une culture religieuse qui se manifeste essentiellement dans son œuvre poétique par la composition de poèmes consacrés à la Vierge. Ces poèmes sont principalement concentrés dans les trois premiers recueils que sont Marinero en tierra, La Amante, et El Alba del alhelí, composés entre 1924 et 1926. Il s’agit toutefois davantage d’un fond de culture populaire que d’un sentiment religieux profondément enraciné. Dès son jeune âge, le futur poète se révèle être d’une compatibilité relative avec le cadre rigide imposé par l’institution scolaire. Dans De un momento a otro, dont les poèmes sont composés entre 1934 et 1938, ce souvenir est encore palpable. Le premier des six poèmes réunis sous le titre « Colegio » laisse transparaître une certaine forme de rancœur encore mal assumée face au traitement discriminatoire dont faisaient l’objet les élèves issus de familles plus modestes. Si les moins bien lotis sont tolérés dans cette enceinte du savoir, c’est que les pauvres sont nécessaires à l’exercice de la charité. Les différences d’uniformes et de traitement sont des brimades vécues au quotidien. La scolarité est donc l’occasion pour Alberti de découvrir très tôt l’injustice et la discrimination. Cela ne suffit probablement pas à justifier pleinement son engagement politique et social futur, mais il est incontestable que cette expérience l’a profondément marqué à en juger par la persistance du souvenir.
Quoi qu’il en soit, l’élève Alberti ne semble pas faire preuve d’une motivation extrême et certaines matières ne l’intéressent absolument pas. Il n’est pas à exclure que la coulée temporelle établie entre les faits rapportés et l’acte d’écriture, écart caractéristique du récit autobiographique, ait contribué à une amplification de cet aspect de la personnalité de Rafael Alberti. En effet, « Non seulement l’Autobiographe peut mentir, mais la forme autobiographique peut revêtir l’invention romanesque la plus libre15. » Ce qui semble parfaitement établi, en revanche, c’est le mépris profond de l’élève pour certains des religieux en charge de sa formation. Le souvenir est en effet particulièrement douloureux. Alberti n’a pas oublié les « humillaciones y amarguras16 ». Les châtiments corporels rythmaient les enseignements quotidiens. Lors de l’élaboration du premier livre de ses mémoires, il affirme à propos d’un de ses professeurs : « Tal bofetada me pegó una vez este padre, que aún hoy, si lo encontrara, se la devolvería gustoso17. »
Le contexte familial, sans véritablement inciter à la rébellion, ne faisait qu’accentuer la soif de liberté de l’enfant. Le père de famille se consacrait à la vente de liqueurs et autres boissons alcoolisées, et son activité professionnelle le conduisait fréquemment à prendre la route et à s’éloigner durablement de son lieu de résidence et de sa famille. C’est donc dans un contexte familial où le père n’est que peu présent que se forge la personnalité du poète. Toutefois, les absences prolongées du père n’impliquent nullement pour Alberti un surplus de liberté. En effet, cette absence est compensée par une sorte de délégation de l’autorité paternelle vers les nombreux oncles de l’enfant qui, une fois adulte, se souviendra de cette période en se référant significativement au « règne des oncles » :
Como mi padre siempre andaba de viaje por el norte de España […] y nosotros que aún éramos pequeños, puede decirse que comenzó en mi vida el verdadero y tiránico reinado de los tíos. En todas partes me los encontraba. Salían de improviso de los lugares más inesperados18.
Un poème intégré dans le recueil De un momento a otro donnera au poète l’occasion de régler en quelque sorte ses comptes avec ce passé placé sous haute surveillance : « Índice de familia burguesa española (Mis otros tíos; tías; tías y tíos segundos)19 ». Le poème est structuré sur la base d’une énumération dont chaque unité est ouverte par la mention du nom de l’oncle évoqué, puis des tantes dans un second volet. L’image des oncles est particulièrement écornée. Sont ainsi mentionnés Nicolás l’ivrogne, Javier l’analphabète et bien d’autres encore. La longue liste est introduite par les mots qui suivent :
Venid, queridos, no sé si muy queridos, si nada queridos, si muy huéspedes o transeúntes de mi sangre, venid, mi sangre os necesita para veros y comprobar que fuisteis tontos, locos, engañados, hijos de vuestra clase […]20.
Face à la pression familiale et scolaire, Rafael Alberti trouvait refuge dans son propre monde, celui qu’il avait à portée de main, celui qui supposait la rupture avec la contrainte, si différent et tout à la fois si proche. Le littoral de sa ville natale était manifestement son terrain de jeu préféré, celui des escapades en solitaire ou entre amis. Dans ce véritable refuge et champ d’observation, Alberti s’imprègne de cet espace, qu’il associe définitivement au monde de l’enfance et au bonheur inconscient. Il s’imprègne tout autant de la lumière et de la diversité du paysage. Cette pratique récurrente de l’école buissonnière aiguise les capacités d’observation du futur poète tout en lui fournissant les thèmes de prédilection de ses premiers recueils. Voici ce qu’en dit à juste titre Andrew P. Debicki :
El recuerdo nostálgico de un puro mundo marino domina los tres primeros libros en verso de Alberti; constituye, sin duda, el tema central de Marinero en tierra, y pervade el ambiente de La Amante y El Alba del alhelí. Este tema, que arranca de la situación personal de Alberti (nacido en la provincia de Cádiz y radicado en Castilla en 1924), se configura en formas tomadas de la poesía tradicional21.
L’initiation à la peinture
Dans cette cellule familiale pour le moins étouffante, une des tantes d’Alberti se distingue considérablement. Elle est amatrice de peinture et procède pour ainsi dire à l’initiation du jeune Rafael :
– Le voy a dar a Cuco mis colores. […]
Aquella tarde aprendí que había un color que se llamaba siena tostado, y otros: verde veronés, blanco de España, cadmio, tierra de Sevilla…
[…]
Fue también en casa de tía Lola donde descubrí el semanario madrileño La Esfera, con sus láminas en colores, reproduciendo siempre algún cuadro célebre del Museo del Prado22.
Elle porte de surcroît le premier regard critique et bienveillant sur les dessins que lui montre son neveu, qui voit naître en lui un penchant de plus en plus prononcé pour cette forme d’expression artistique. Les paysages marins inspirent au plus haut point le peintre en herbe, qui manifeste fermement son intention de s’adonner pleinement à sa vocation dès 1917, alors âgé d’à peine quinze ans.
Lorsque la famille aura quitté l’Andalousie natale, cette décision catégorique, jugée prématurée et excessive par le père de famille, ne manquera pas de faire dériver le jeune Alberti vers le conflit familial. Perturbé dans un premier temps par la perte de l’univers de son enfance, l’installation à Madrid lui sert de prétexte pour prendre position contre l’autorité paternelle. Rafael Alberti interrompra ses études et se consacrera définitivement à la peinture. Sa présence forcée à Madrid ne saurait trouver de sens autrement à ses yeux :
Pasados unos meses, en los que mis nostalgias marítimas y salineras comenzaron a hincarme sus primeros taladros […], declaré, abiertamente a mis padres que no continuaría el bachillerato, que si estaba en Madrid […] era para hacerme pintor23.
De fait, Alberti met largement à profit ce tournant essentiel dans son parcours personnel pour parfaire sa formation. Il assiste à des cours de peinture, se rend dans les multiples expositions de la capitale, investit littéralement le musée du Prado où il admire les chefs-d’œuvre des grands maîtres de la peinture, il s’exerce à la copie de sculpture et de tableau, peint également en extérieur. Ce séjour forcé à Madrid s’avère plus productif que prévu de ce point de vue. De cette formation poussée et assidue, Rafael Alberti conservera un regard aiguisé et un goût prononcé pour le détail, dont on pourra par la suite apprécier la portée dans son œuvre poétique. L’étendue de la palette chromatique de ses vers en est un autre héritage. La luminosité est une autre des notions susceptibles d’assurer la jonction entre la production picturale d’Alberti et ses vers. D’ailleurs, ce qui marque Rafael dès son arrivée à la capitale, c’est le changement total de luminosité, la perte de cette lumière aveuglante dans laquelle il avait grandi et vécu jusque-là sans soupçonner qu’il puisse en être différemment ailleurs. La lumière est tellement ancrée dans le souvenir du poète qu’il y associe directement le port de Cadix. L’idéalisation liée à la distance et au sentiment de manque sera l’occasion d’un choc lors d’un voyage sur les terres de son enfance :
Si el Puerto me pareció, tal como nunca había dejado de soñarlo, una maravilla, lo encontré triste […]; triste… Triste por tantas cosas: porque tampoco ya existía Milagritos Sancho […] y porque en todo lo que no era aire, el sol, el mar, el río, las casas, los pinares, había caído como un polvo amarillo que lo bañaba de una melancolía de flor a punto de doblarse24.
Enfant de la baie de Cadix, formé à la peinture, c’est dans un cri proche de la déchirure que le poète réclame la luminosité perdue dans le poème « La calera » de El alba del alhelí :
Calera que das la cal,
píntame de blanco ya.
Pintado de blanco, yo
contigo me casaría.
Casado, te besaría
la mano que me encaló.
Calera que das la cal,
píntame de blanco ya.
Me casé con Cal-y-nieve,
y ya mi boca encalada
tan sólo a besar se atreve
su alba mano blanqueada.
Calera que das la cal,
píntame de blanco ya25.
La blancheur se manifeste dans ce poème comme une finalité vers laquelle la voix poétique souhaite tendre coûte que coûte. Le projet de mariage annoncé dans la première partie (« contigo me casaría ») se concrétise dans l’avant-dernière strophe (« Me casé… »). La thématique du mariage exprime mieux que tout le principe de l’union, une union entre la voix lyrique et la luminosité éclatante matérialisée dans cette composition par la chaufournière. Il est surtout exposé dans ces vers que la proximité par rapport à la blancheur et à la lumière suppose une véritable métamorphose du « je » lyrique, comme le souligne la requête de se voir recouvert de blanc, requête formulée à trois reprises et stratégiquement insérée en ouverture, au centre et à la fin du poème, conférant ainsi à la prière la force d’une incantation qui frôle la véritable obsession. La lumière qui envahit le souvenir du poète est restituée dans ces vers par un effet de saturation suggéré par le lexique : calera, cal, blanco, encaló, Cal-y-nieve, encalada, alba, blanqueada.
Le contexte familial à l’origine des premières productions
Cadix
L’intervention de la tante de Rafael Alberti en tant que déclencheur d’une vocation de peintre se produit pendant l’enfance et, donc, lorsque la famille réside encore dans la ville de Cadix. Le matériel mis à disposition du jeune artiste l’invite rapidement à passer de la théorie à la pratique. Les aquarelles constituent un premier palier dans cette étape de la formation de l’enfant qui voit dans la peinture un mode d’expression à même de lui permettre d’extérioriser ses émotions et de faire partager, à un public essentiellement constitué de proches, ses toutes premières productions. L’univers marin occupe une place centrale dans cette première phase de création, ce monde marin qui le captive et dont il aura le plus grand mal à se détacher lorsque les circonstances familiales l’éloigneront du littoral.
En ce sens, le rapport d’Alberti à l’espace de l’enfance unit les deux passions de l’artiste. En effet, si les paysages marins inspirent ses premiers dessins, ses vers consacrent une part considérable à cette thématique. Le recueil Marinero en tierra l’annonce clairement dès le titre. La Amante et El Alba del alhelí ne sont pas des titres qui orientent aussi radicalement vers l’univers marin, toutefois les vers consacrés à ce thème sont légion au sein de ces deux recueils :
¡Perdonadme, marineros,
sí, perdonadme que lloren
mis marecitas del Sur
ante las mares del Norte!
¡Dejadme, vientos, llorar,
como una niña, ante el mar26!
Face au spectacle de la côte du nord de la péninsule, le souvenir de la mer du monde de l’enfance rejaillit et l’émotion se fait palpable.
El sol, en las dunas.
La arena, caliente.
Busco por la playa
una concha verde.
La luna, en las olas.
La arena, mojada.
Busco por la orilla
una concha blanca27.
Le motif de la mer est tellement présent pendant qu’Alberti compose El alba del alhelí que le poète jugera finalement opportun de supprimer un nombre non négligeable de poésies, seize exactement, de ce recueil pour les regrouper dans Marinero en tierra.
Nous pourrions penser que le littoral comme espace perdu et regretté se manifeste fréquemment dans ces trois recueils compte tenu de la rupture géographique récente entre cet espace et le poète. Le motif est pourtant récurrent et surgit dans de très nombreux recueils, y compris bien plus tard. Le recueil Pleamar, composé entre 1942 et 1944 à l’occasion de la naissance de la fille du poète – encore une circonstance familiale – y est intégralement consacré. Les vers d’ouverture du tout premier poème affichent sans ambiguïté cette nostalgie profonde qui n’a jamais quitté le poète : « Aquí ya la tenéis, ¡Oh viejas mares mías! / Encántamela tú, madre mar gaditana28. » Le début de la strophe suivante est également révélateur de ce point de vue : « Mares mías lejanas, dadle vuestra belleza; / tu breve añil, redonda bahía de mi infancia29. » Il est vrai que les circonstances politiques forcent le poète à un éloignement plus prononcé encore puisque, dans le cas de ce recueil, le littoral andalou n’est plus remémoré depuis la capitale espagnole mais depuis le continent américain. Le temps ne suffit pas dans ces conditions à refermer la plaie.
Madrid
L’installation de la famille Alberti à Madrid suppose un tournant dans la vie de Rafael. Cela lui donnera l’occasion de parfaire sa formation de peintre et d’entrer en contact avec l’énergie culturelle déployée par les mouvements avant-gardistes. Les contacts qu’il parvient à établir seront tout aussi décisifs. La Residencia de Estudiantes agit de ce point de vue comme un véritable détonateur30. La rencontre avec García Lorca est essentielle, sans être exclusive. Alberti côtoie les grands noms de ce qu’il conviendra d’appeler la « Génération de 1927 ». Il reconnaît volontiers que son passage à Madrid représente un palier primordial dans son orientation artistique. Toutefois, il conserve, et cultive pourrait-on dire, de son départ de Cadix le souvenir d’une véritable rupture qui rejaillit à plusieurs reprises tout au long de sa production littéraire.
La démarche poétique de Rafael Alberti relève de la stratégie de compensation. Il se crée un univers marin, voire sous-marin, idéalisé et inaccessible, qui lui permet d’extérioriser la douleur ressentie et l’expression de la perte :
Branquias quisiera tener,
porque me quiero casar.
Mi novia vive en el mar
y nunca la puedo ver.
Madruguera, plantadora,
allá en los valles salinos.
¡Novia mía, labradora
de los huertos submarinos!
¡Yo nunca te podré ver
jardinera en tus jardines
albos del amanecer31!
La quête semble condamnée à ne pas aboutir, comme le signale Catherine Flepp :
En faisant revivre l’objet qu’elle pose comme perdu, elle permet [la quête] au lien avec l’objet de perdurer. La nostalgie suppose un travail d’élaboration spécifique qui associe la perte à la représentation du retour et aux fantasmes qui le signifient. Elle cherche à revenir sur les traces du passé révolu et à récupérer le paradis perdu32.
L’initiative familiale a non seulement conduit vers la perte d’un espace géographique, mais également vers la perte de l’espace de l’enfance irrécupérable. Le rivage andalou adopte par conséquent la forme d’un véritable paradis perdu comme peut en témoigner ce poème extrait de Marinero en tierra, significativement intitulé « Elegía » :
Infancia mía en el jardín:
Las cochinillas de humedad,
las mariquitas de San Antón;
también vagaba la lombriz
y patinaba el caracol.
Infancia mía en el jardín:
¡Reina de la jardinería!
El garbanzo sacaba la nariz
y el alpiste en la jaula se moría.
Infancia mía en el jardín:
La planta de los suspiros
el aire la deshacía33.
Au fil du poème, la nostalgie a bien du mal à demeurer contenue. La fin de la composition dérive vers une tonalité plus triste que ne le laissait envisager la lecture des premiers vers. Le poème se referme sur un long soupir. À l’initiale et entre chaque strophe, un vers se répète de façon lancinante : « Infancia mía en el jardín ». L’association sémantique est fortement porteuse de sens. La voix poétique ne regrette pas exclusivement l’espace familial du jardin andalou chanté dans ces vers. Elle pleure par la même occasion une enfance perdue et désormais totalement irrécupérable. Le titre générique « Elegía » en dit long sur la douleur qui affecte le « je » lyrique.
Le contexte est clairement associé à la dimension autobiographique puisque c’est une décision d’ordre familial qui a précipité cette rupture. Le lien entre le sentiment de perte et la cellule familiale reste perceptible, y compris dans la production en vers du poète. En effet, le premier poème de la troisième unité de Marinero en tierra est un cri de désespoir qui rend, sans la moindre ambiguïté, le père responsable de la situation pénible imposée :
El mar. La mar.
El mar. ¡Sólo la mar!
¿Por qué me trajiste, padre,
a la ciudad?
¿Por qué me desenterraste
del mar?
En sueños, la marejada
me tira del corazón.
Se lo quisiera llevar.
Padre, ¿por qué me trajiste
acá34?
Le glissement de l’autobiographie familiale conventionnelle vers une autobiographie familiale lyrique
Le conflit avec le père au sujet de la formation d’Alberti, ainsi que les premiers vers composés à l’occasion du décès du chef de famille ne constituent pas des souvenirs heureux pour le poète. La surveillance étroite dont il a fait l’objet de la part de ses oncles ne suscite pas davantage l’enthousiasme d’Alberti lorsque ces souvenirs affleurent. Les vers se référant au père, nous l’avons vu, font état d’une situation de douleur dont le père est tenu pour unique responsable. Le poème cité plus haut et faisant référence aux oncles n’est guère flatteur pour ces derniers. Deux poèmes toutefois adoptent la forme d’un véritable hommage lyrique adressé à des membres de la famille Alberti. Significativement, il s’agit de deux femmes. Un autre trait commun unit les deux sonnets : Rosa de Alberti et Catalina de Alberti intègrent effectivement l’arbre généalogique du poète, mais sont des ancêtres que Rafael Alberti n’a pas eu l’occasion de connaître personnellement. Leur portrait constitue donc une réélaboration lyrique qui ouvre largement la porte à l’imaginaire et à l’idéalisation. En ce sens, la distance est particulièrement prononcée par rapport aux codes traditionnellement établis par le pacte autobiographique.
Rosa de Alberti
A ROSA DE ALBERTI,
QUE TOCABA PENSATIVA EL ARPA
(Siglo XIX)
Rosa de Alberti allá en el rodapié
del mirador del cielo se entreabría,
pulsadora del aire y prima mía,
al cuello un lazo blanco de moaré.
El barandal del arpa, desde el pie
hasta el bucle en la nieve, la cubría.
Enredando sus cuerdas, verdecía
– alga en hilos – la mano que se fue.
Llena de suavidades y carmines,
fanal de ensueño, vaga y voladora,
voló hacia los más altos miradores.
¡Miradla querubín de querubines,
del vergel de los aires pulsadora,
Pensativa de Alberti entre las flores35!
Il ressort de ce sonnet élaboré en forme d’hommage vibrant que la voix lyrique souhaite se réapproprier une ascendance généalogique prestigieuse. Ces vers sont le reflet évident de l’admiration portée envers la personnalité familiale féminine mentionnée dès le titre de cette composition. Cette démarche s’accompagne de l’expression d’un respect absolu qui ne fait que renforcer la distance entre l’ancêtre mentionné et le « je » lyrique. Rosa de Alberti est systématiquement mise en valeur et sa beauté remarquable est soulignée à maintes reprises. Le raffinement et la complexité des images sont, dans ce cas, à considérer comme un moyen d’exprimer l’admiration ressentie envers un être cher et disparu. Ce raffinement est perceptible à des degrés divers. Rosa de Alberti occupe un espace qui la surélève et la grandit en lui conférant par la même occasion une supériorité valorisante : « […] allá en el rodapié / del mirador del cielo […] ». Cette mise à distance finit par dessiner un au-delà qui transforme le poème en hommage posthume : « […] / voló hacia los más altos miradores. / […] » ; « […] vergel de los aires […] ». C’est également vers le raffinement extrême de ce maillon généalogique que nous orientent les références vestimentaires – « […] / al cuello un lazo blanco de moaré. / […] » – et la délicatesse dont elle fait preuve face à son instrument : « […] / pulsadora del aire […] » ; « […] / Enredando sus cuerdas […] ». L’ensemble contribue à l’élaboration d’un portrait éthéré, tout en légèreté et en douceur, comme le soulignent les choix lexicaux (aire, suavidades, ensueño, querubín, flores) et les sonorités (vaga, voladora, voló). Le processus autobiographique a largement débordé du cadre codifié du récit autobiographique ou des mémoires et a investi l’univers lyrique dans une démarche de réappropriation des codes. Cela se produit à nouveau dans le sonnet qui suit immédiatement celui que nous venons de considérer.
Catalina de Alberti
CATALINA DE ALBERTI,
ITALO-ANDALUZA
(Siglo XIX)
Llevaba un seno al aire, y en las manos
– nieve roja – una crespa clavellina.
Era honor de la estirpe gongorina
y gloria de los mares albertianos.
Brotó como clavel allá en los llanos
de Córdoba la fértil y la alpina,
y rodó como estrella y trasmarina
perla azul por los mares sicilianos.
Nunca la vi, pero la siento ahora
clavel de espuma, y nácar de los mares
y arena de los puertos submarinos.
Vive en el mar la que mi vida honora,
la que fue lustre y norte de mis lares
y honor de los claveles gongorinos36.
Le principe est particulièrement similaire à celui relevé dans le poème précédent. Il est même exactement réactivé autour d’un autre personnage féminin dont le lecteur découvre qu’il intègre l’arbre généalogique de la voix poétique. La même sensation de respect et d’admiration se dégage de l’ensemble. Le « je » s’emploie à souligner la délicatesse de l’ancêtre prestigieuse et le regard qu’il porte sur elle n’est pas dépourvu de tendresse. Le raffinement est moins suggéré par l’activité et la délicatesse de la personne considérée que par des références à l’univers de la noblesse : honor, estirpe, gloria, honora, lustre. La délicatesse de la joueuse de harpe du poème antérieur évolue dans ce cas vers un érotisme discret : « Llevaba un seno al aire […] ». Par rapport au portrait antérieur, il est possible de constater que le personnage féminin, dans ce cas, est par la même occasion exploité comme un élément de mise en relation – un trait d’union pourrait-on dire – entre l’univers terrestre et le monde marin. Le pacte autobiographique n’en est que plus détourné dans son contenu, dont la teneur et la forme sont affectées, puisque le poète choisit de couler la matière autobiographique dans le moule contraignant du sonnet.
Conclusion
Les références à l’autobiographie familiale dans La Arboleda perdida soulignent certains conflits internes avec les oncles qui imposent une vigilance pesante sur le jeune Alberti, mais également avec le père au sujet de la poursuite des études. L’univers scolaire, indissociable des jeunes années au cours desquelles la tutelle familiale reste incontournable, est davantage le lieu qui permet la découverte de l’injustice sociale que celui de l’apprentissage du savoir. C’est donc vers le littoral que se tourne le futur poète assoiffé de liberté et séduit par la beauté éblouissante de l’océan et de la côte. Le paysage marin de la baie de Cadix inspire à la fois les premiers dessins et les premiers recueils de vers de Rafael Alberti. Les dessins sont réalisés à partir des conseils techniques de l’une de ses tantes, ses tout premiers vers sont rédigés à la mort de son père. Autant dire que le cadre familial mérite d’être considéré lorsque l’on prétend approcher l’œuvre de ce futur représentant emblématique de la Génération de 1927. Le rapport à la famille établi dans son autobiographie La Arboleda perdida souligne cet aspect avec insistance.
Les références à l’autobiographie familiale sont également perceptibles dans les vers du poète. Cette démarche est généralement dotée d’une intention très critique. Le père y est déclaré responsable du mal-être lié au déracinement de la voix lyrique et les oncles y sont volontiers raillés. Deux cas se démarquent clairement de cette orientation. Toutefois, il s’agit précisément de membres de la famille Alberti que le poète n’a pas connus. Le portrait qu’il en dresse n’en est que plus idéalisé. L’expérience autobiographique conventionnelle ne semble pas donner l’occasion au poète d’élaborer un portrait élogieux des membres de son entourage proche. Il lui faut, pour ce faire, se réfugier dans l’imaginaire, ce qui entre en contradiction avec le principe de l’autobiographie. C’est pour cette raison que les hommages à la famille prennent forme dans les vers du poète plus que dans La Arboleda perdida. Comme si, en définitive, l’autobiographie familiale ne pouvait déboucher sur de bons souvenirs que dans cette prudente mise à distance lyrique.