Dans un article intitulé « Qu’est-ce qu’un style non-moderne ? » (Latour, 2005), Bruno Latour propose une interprétation de la modernité artistique inspirée par son approche anthropologique de l’activité scientifique. Son argument est que la « parenthèse moderniste » (ibid., p. 1) correspond à l’instauration d’un rapport au monde particulier qu’il désigne, à la suite de Philippe Descola, par le terme « naturalisme ». Pour Latour, le naturalisme a induit un type singulier de représentation qu’il qualifie de « style moderne ». Son argument est que ce style a joué un rôle déterminant, aussi bien dans l’histoire des sciences que dans l’histoire des arts, de sorte que ces deux histoires sont fondamentalement homogènes. Nous voudrions proposer une autre interprétation de ce « moment moderne », en nous intéressant plus particulièrement à l’histoire du design1.
La référence à la nature joue un rôle central dans les textes des designers et architectes qui ont contribué à définir la discipline, que ce soit chez Sullivan, Wright, Loos, Gropius, Mies van der Rohe ou encore Le Corbusier. Notre hypothèse, toutefois, est que la nature dont il est question n’est non seulement pas réductible au naturalisme, mais qu’elle implique une remise en cause de cette conception du monde. Pour le montrer, nous nous concentrerons ici sur un texte de László Moholy-Nagy, « Nouvelle méthode d’approche. Le design pour la vie » (2007, p. 269-306). Ce texte, d’abord publié dans le livre Vision in Motion (Moholy-Nagy, 1956), propose en effet une synthèse de la pensée du design moderne2 dans la période charnière de l’après-guerre. Nous l’utiliserons donc ici comme un témoin de ce qui a pu se penser dans le moment moderne, sous le terme de design. Notre analyse se concentrera plus particulièrement sur les notions de « diagramme de forces » et d’intuition, notions qui jouent un rôle central dans la critique du naturalisme proposée dans le texte. Toutefois, nous tenterons de montrer qu’il y a aussi dans l’élaboration de Moholy-Nagy une forme d’ambivalence et que le dépassement du naturalisme qu’il propose n’est pas sans poser quelques difficultés.
Design moderne et naturalisme
Bruno Latour s’appuie dans ce texte sur la définition du naturalisme proposée par Philippe Descola dans Par-delà nature et culture (2005). Latour caractérise donc le naturalisme par le fait que le sujet humain est absolument séparé du monde physique ou, dans les termes de Descola, que les intériorités humaines sont absolument distinctes des physicalités (ibid., p. 168-180). Du fait de cette séparation, les modernes tendent à séparer absolument les « qualités premières » et les « qualités secondes » (Latour, 2005, p. 3), ou à différencier les propriétés stables de l’univers, qui peuvent être connues par les sciences, de ce qui relève de l’expérience subjective. C’est cette stricte séparation qui pour Latour permet de comprendre l’iconoclasme caractéristique de la modernité. Car l’image, pour les modernes, relève toujours d'un certain degré de l’expérience subjective, elle n’est pas aussi fiable que des faits strictement quantifiés. L’idéal moderniste est donc de pouvoir produire une vérité qui ne dépend pas de la représentation. D’où l’imaginaire de la rupture radicale et de l’émancipation qui a accompagné la modernité : il s’agit de faire « table rase » du passé, et de toutes les croyances et représentations fallacieuses qui lui sont associées (ibid., p 4). Pour Bruno Latour, le modernisme repose ainsi sur une dénégation de la représentation, autant sur le plan scientifique, politique, qu’artistique. Seulement, une telle dénégation ne peut jamais être totalement consistante3. Les modernes ont en effet constamment recours à la représentation, en particulier dans l’activité scientifique. Mais leur conception du monde ne leur permet pas de penser ce rôle de l’image. C’est pour cela que les modernes « font toujours très exactement le contraire de ce qu’ils disent » (ibid., p. 2) : ils prétendent s’appuyer sur une parfaite objectivité, alors qu’ils manipulent sans cesse des représentations. À rebours de cette analyse, nous voudrions montrer que pour Moholy-Nagy, la modernité n’induit pas un déni, mais plutôt une nouvelle forme de représentation. De sorte que, au moins dans le cas du design, les modernes ont essayé de penser l’image et de dire quelque chose de ce qu’ils ont fait, ou essayé de faire.
Un style négatif
Pour Bruno Latour, le naturalisme se caractérise par l’invention de nouvelles méthodes de représentations. La perspective en est un des exemples les plus significatifs : elle permet de dessiner un même objet dans n’importe quelle position, et fait ainsi apparaître ce qu’il y a d’invariant dans une représentation4. Le caractère invariant de certaines propriétés est à la fois ce qui ne dépend pas de la représentation et ce qui apparaît au travers de la représentation. Il y a donc conjointement une autonomie de l’objet par rapport à son image, mais aussi la transcription de certaines de ses « qualités premières » dans l’image. C’est sur ce principe que repose pour Latour « l’imaginaire rationnel » (Latour, 2005, p. 6) du naturalisme : il faut produire des images qui tentent de présenter aussi fidèlement que possible les caractéristiques propres de chaque objet. C’est pourquoi le genre de la nature morte, et la méticuleuse observation des objets qu’il implique, apparaît en même temps que la notion de « fait »5 et des manières réfléchies d’établir ce qui est factuel (ibid.). C’est aussi pourquoi le « style moderne », c’est-à-dire le style qui vise l’objectivité, concerne aussi bien les arts que les sciences. Seulement, ce style est fondamentalement ambivalent, parce que son idéal est une représentation transparente, qui tend à s’effacer devant l’objet. De sorte que si la modernité est un style, il s’agit d’un style négatif, un style qui suppose une dénégation de l’image. Cette dénégation permet de comprendre le rapport ambivalent compliqué des modernes à l’image. Il faut en effet dépasser la représentation par la représentation, en produisant des images qui n’ont pas (tout à fait) le statut d’images. Pour Latour, cette dénégation de l’image interdit une pensée de l’activité scientifique concrète. La pratique des sciences a en effet reposé dès le départ sur des « cascades d’images » (ibid., p. 8), c’est-à-dire sur des suites de représentations agencées avec beaucoup de soin : des relevés, des cartes, des diagrammes, etc. Sans cette accumulation de représentations, il serait impossible d’établir des faits, et donc il serait impossible de démontrer quoi que ce soit. Les modernes ne parviennent donc pas à penser le rôle de la représentation dans leur propre connaissance. Et parce qu’ils ne peuvent pas penser positivement leurs propres pratiques, ils ne peuvent jamais non plus « être de leur temps » (ibid., p. 10). Ils fantasment une rupture avec le passé qui n’a aucun contenu, car ils n’ont pas les moyens de penser le présent. Les affirmations prométhéennes, l’annonce d’une rupture radicale ou d’une révolution sont donc en définitive les symptômes d’une conscience aveugle. Or, pour Bruno Latour, tout cet imaginaire ne nous concerne plus directement, nous qui venons après les modernes. Le canon de l’objectivité moderne a commencé à se défaire, de sorte que nous ne pouvons plus soutenir le partage catégorique affirmé par les modernes. Il nous faut donc inventer un nouveau style, un « style non-moderne » (ibid., p. 12) qui permettrait à la fois la production de nouvelles connaissances et l’affirmation d’un autre rapport au monde. Par rapport à une telle invention, le Bauhaus a pour Latour un statut ambivalent. En effet, l’école a produit une anticipation de ce que pourrait être un style non-moderne, en proposant une articulation novatrice entre art, science et technique industrielle. Mais, pour soutenir cette invention, le Bauhaus a mobilisé toute la rhétorique moderne, alors même que son activité aurait dû induire sa remise en cause.
Le Bauhaus lutte pour un style tout à fait paradoxal, puisqu’il réutilise le modèle de l’avant-garde, de la lutte contre la décoration, celui de la rupture radicale, celui du recommencement absolu, au moment même où les objets commencent à perdre leur qualité de ce qui procure la certitude et commencent à devenir matière à contention… (ibid., p. 13-14)
Pour Bruno Latour, le Bauhaus constitue donc un modèle, mais un modèle qu’il faut parvenir à séparer d’une rhétorique et d’un imaginaire naturaliste éculés.
Nature et matériaux
Si nous nous tournons à présent vers l’article de Moholy-Nagy6, il n’est pas difficile d’y trouver des traces de la rhétorique moderniste critiquée par Bruno Latour. Dès les premières lignes du texte, l’auteur avance que le design industriel est une discipline qui induit une rupture par rapport à « la tradition artistique artisanale » et une utilisation des « dernières découvertes scientifiques et techniques » (p. 269). De plus, le design vise pour Moholy-Nagy une certaine objectivité. En effet, la méthodologie du design repose, pour lui, sur une connaissance des propriétés des techniques et des matériaux, elle vise à tirer parti de leurs « qualités intrinsèques » (p. 275). Et lorsqu’il parvient à un tel résultat, le design produit quelque chose qui relève également de l’objectivité. Ainsi :
Si les éléments, les forces et les matériaux coïncident de manière optimale, on peut alors parler de qualité « objective ». (ibid.)
Un bon projet de design suppose donc une démarche qui s’appuie non seulement sur des connaissances objectives, mais qui parvient à un résultat qui a lui-même une objectivité. Cette idée d’une qualité « objective » est étroitement liée pour Moholy-Nagy au modèle de la nature. De son point de vue, le design moderne commence « avec l’affirmation d’Adler et de Louis Sullivan : “La forme procède de la fonction.” » (p. 279). Cette formule célèbre, avancée par Louis Henri Sullivan dans un texte de 1896 intitulé « Pour un art du gratte-ciel » (Sullivan, 2015, p. 165-177), est présentée par ce dernier comme une « loi » (ibid., p. 175) de la nature. Cette « loi » implique que toutes les formes ont dans la nature une dimension nécessaire parce qu’elles sont liées à des « fonctions », c’est-à-dire à des activités ou à des processus. Les exemples utilisés par Sullivan pour appuyer cette idée relèvent d’un imaginaire pastoral : « la fleur éclose du pommier, le cheval de trait à la tâche, le chêne qui étend ses banchages, … » (ibid., p. 175). Néanmoins, il s’agit d’un principe de la science moderne : tout ce qui existe doit pouvoir s’expliquer par des processus immanents. C’est en tout cas ainsi que Moholy-Nagy l’interprète.
On peut juger de la richesse du principe selon laquelle « la forme procède de la fonction » en l’appliquant à des phénomènes se produisant dans la nature « où tout processus correspond à une forme nécessaire qui s’incarne toujours dans des formes fonctionnelles7. […] » (p. 280)
Le design, tel que le conçoit Moholy-Nagy, semble donc bien relever du naturalisme, en ce qu’il suppose la référence à la nature comprise comme un ensemble de processus objectifs. Toutefois, une telle mise à jour de qualités objectives rencontre une opposition qui vient tout autant de la subjectivité des designers que de celle des consommateurs. Moholy-Nagy note ainsi :
Il a fallu un siècle après l’introduction de l’eau courante dans les maisons d’habitation pour qu’on ose enfin élargir le bec des bouilloires de manière à pouvoir les remplir directement sous le robinet sans retirer le couvercle (p. 280).
Le design se heurte donc à une « résistance opiniâtre » (p. 285), résistance liée essentiellement aux habitudes. Celles-ci induisent en effet une « inertie mentale » (p. 283) qui nous fait préférer presque systématiquement les formes déjà connues aux formes nouvelles. Il y a donc une opposition entre ce qui relève des qualités objectives, qui sont liées à la fonction, et ce qui relève des qualités secondes, qui sont liées aux habitudes et aux réflexes psychiques. Le design rejoue donc en ce sens l’opposition fondamentale qui structure le naturalisme. Pour Moholy-Nagy, c’est cette inertie des habitudes qui rend les procédés industriels intéressants. En effet, « plus un métier est ancien » (p. 269), plus les habitudes qui lui sont inhérentes sont enracinées, et donc « plus sa mémoire paralyse l’imagination du designer » (ibid.). Les procédés industriels, en revanche, parce qu’ils ne sont pas encore chargés d’un tel poids, sont un terrain beaucoup plus propice pour l’invention, ou pour la mise à jour de qualités objectives. Le design, pour Moholy-Nagy, s’inscrit donc bien dans un projet de « modernisation » de la société. L’auteur reprend d’ailleurs le vocabulaire héroïque de l’avant-garde, en décrivant le travail des designers et des artistes modernes comme un combat, ou une lutte acharnée.
Sous la pression de nouvelles nécessités ont surgi des individus résolus, à l’esprit ouvert, animés du fervent espoir de créer un ordre social plus juste et prêts à se battre et à se sacrifier pour lui (p. 303).
Moholy-Nagy se pense ainsi dans une lignée de grands « modernes », allant de Voltaire et Rousseau à Malevitch et Mondrian, en passant par Marx, Bakounine, Maxwell, Einstein, Freud, Rimbaud et Joyce, dont il tente de poursuivre la tâche.
Fonction et diagramme de forces
Au premier abord, Moholy-Nagy paraît donc bien un être « moderne », au sens que Bruno Latour donne à ce mot. Seulement, une telle interprétation ne permet pas de rendre compte de la complexité de la pensée de l’auteur. De nombreux éléments viennent en effet nuancer, voire contredire, cette lecture du texte. Sur la question de la fonction notamment, Moholy-Nagy ne se contente pas de reprendre la formule de Sullivan, il en renouvelle l’interprétation. Il remarque que le design « fonctionnaliste8 » (p. 279) a « rapidement tourné au cliché » et qu’il est nécessaire de « réévaluer son contenu » (p. 280). De son point de vue, la forme ne dépend pas seulement de la fonction, elle dépend aussi des techniques qui sont disponibles à une époque donnée. Son idée est que la technique procède d’une mimèsis : les hommes tirent parti « des suggestions fonctionnelles de la nature » (ibid.) pour la création de leurs différents outils et artefacts. Seulement, cette imitation de la nature dépend des capacités techniques et conceptuelles qui sont disponibles à une époque donnée. De sorte que l’on ne peut pas considérer le rapport entre forme et fonction sans considérer aussi l’histoire humaine et l’organisation sociale qui a permis la production de ces capacités.
Il faut donc apporter un complément au vieil adage ; la forme ne procède pas seulement de la fonction, elle procède également des progrès de la technique et des arts ainsi que du contexte sociologique et économique d’une époque donnée, ou en tout cas elle devrait le faire (p. 270).
Or, le fait que la fonction ne soit pas un donné fixe implique que la différence entre nature et culture est elle-même mouvante. Il ne peut y avoir de « qualités objectives » sans une « culture technique », et il ne peut y avoir de « culture technique » sans « qualités objectives ». Pour Moholy-Nagy, il n’existe donc pas d’objectivité qui soit complètement dissociée de l’histoire humaine. Non seulement la frontière entre ces deux domaines est mouvante, mais ils se déterminent mutuellement. Pour penser le rapport entre nature et culture, ou entre nature et technique, Moholy-Nagy propose la notion de « diagramme de forces ». Pour l’auteur, cette notion désigne l’empreinte produite par un processus sur un matériau, empreinte qui révèle à la fois les propriétés du processus et du matériau en question. Il en donne plusieurs exemples, comme les ondulations dessinées par les vagues sur une plage de sable, les zébrures causées par une infiltration d’eau dans un mur peint, les traces laissées dans la neige par les pneus d’une voiture…
Tous ces phénomènes, résultats de divers processus, peuvent se résumer en un diagramme de forces où s’opposent celles qui s’exercent sur les divers matériaux et celles qui sont dues à la résistance de ces mêmes matériaux (p. 275).
Au premier abord, une telle notion paraît relever d’un cadre de pensée naturaliste : un diagramme de forces n’est rien d’autre que la manifestation d’un processus objectif. De notre point de vue, ce n’est néanmoins pas le cas, et ce pour au moins deux raisons. Premièrement, un diagramme induit un regard et une interprétation. Considérer l’ensemble des phénomènes comme des diagrammes de forces, c’est considérer que l’on ne peut dissocier ces phénomènes de leur lisibilité et d’un point de vue humain susceptible de leur donner du sens. Deuxièmement, le terme de force ne désigne pas seulement pour Moholy-Nagy des processus naturels, il peut aussi désigner l’activité humaine. L’une des preuves de cela, c’est qu’il considère la photographie comme une technique permettant de produire un diagramme de forces9. Cet exemple permet de bien saisir la dimension historique du rapport à la nature. Une technique comme la photographie tire parti de phénomènes objectifs (le mouvement de la lumière, un ensemble de réactions chimiques, etc.), mais ces phénomènes ne deviennent manifestes que dans un cadre technique hautement élaboré. Il faut donc comprendre l’idée d’une mimèsis de la nature à partir de la notion de diagramme de forces. Tout outil, pour Moholy-Nagy, est un diagramme de forces, puisque tout outil résulte du jeu entre des forces et des matériaux. Mais les outils eux-mêmes ne transforment pas que la matière, ils transforment aussi « les capacités intellectuelles » et le « potentiel affectif » (p. 273) des êtres humains. De sorte qu’il est possible de comprendre l’histoire des techniques et l’histoire du rapport à la nature comme la production de diagrammes de forces s’enchaînant, ou s’engendrant les uns les autres. De plus, ce que Moholy-Nagy désigne comme une qualité « objective » relève d’un diagramme de forces, puisqu’elle advient lorsque « les forces et les processus coïncident de manière optimale » (ibid.). De sorte que la qualité propre du design est de rendre visible quelque chose qui est indistinctement de l’ordre de la technique et de la nature. Le design est donc une discipline qui vise à produire ce que Bruno Latour désigne comme des « hybrides » (Latour, 2005, p. 9), c’est-à-dire des objets dans lesquels les qualités secondes et premières sont intrinsèquement liées.
Produire un monde commun
Comprendre les artefacts comme des diagrammes de forces, cela implique d’envisager toutes les forces physiques, biologiques et sociales qui ont pu participer à leur production. Le design exige donc pour Moholy-Nagy une démarche globale et intégrative.
Il [le design] représente une tâche complexe qui nécessite d’intégrer aussi bien des critères technologiques, sociaux et économiques que des données biologiques et les effets psychophysiques produits par les matériaux, les formes, les couleurs, les volumes et les relations spatiales. Faire du design, c’est penser en termes de relation (p. 278).
Pour accomplir sa tâche de manière satisfaisante, le design doit donc appréhender un « réseau de relations complexes » (p. 277). Cette unité du champ que le design appréhende, cette liaison organique entre différents niveaux de réalité, c’est ce que Moholy-Nagy désigne par le terme de « vie ». La vie, c’est en effet ce qui constitue l’unité de toutes les déterminations mentionnées précédemment. Faire du design « pour la vie », comme l’énonce le titre du texte, c’est appréhender tous les phénomènes sur le même plan, et tenter de leur trouver une articulation juste. C’est de cela que peut naître « la nouvelle qualité qui a pour nom “design” » (ibid.). Or, pour Moholy-Nagy, une telle démarche intégrative est déjà impliquée par la production industrielle. En effet, puisque les processus industriels requièrent une optimisation de la production, ils induisent une analyse très précise des matériaux et des gestes techniques (p. 293). De plus, la technique industrielle requiert une organisation sociale très spécifique. Elle implique une organisation politique et économique, un certain type de division du travail, des moyens de transport, de communication, etc. (p. 292). Tout cela fait que le champ de préoccupation de ceux qui conçoivent des objets s’élargit considérablement. On passe d’un spécialiste maîtrisant quelques techniques à un travailleur polyvalent, qui doit maîtriser un grand nombre de connaissances et être capable de se poser des questions à l’échelle de la société, voire à l’échelle du monde. Seulement, si l’industrie induit l’apparition de ce nouveau type de travailleurs que sont les designers, elle est encore très loin d’avoir résolu tous les problèmes sociaux qui se posent dans la société industrielle. L’obsolescence programmée, l’aménagement urbain, le chômage, la sous-exploitation des capacités des travailleurs (p. 291) : tous ces problèmes posés par l’industrie devraient pouvoir rentrer dans le champ de préoccupation du design.
Son travail [le designer] devrait aller au-delà de la simple mise en œuvre d’un savoir et des techniques, au-delà d’une analyse des procédés de fabrication pour inclure une dimension humaine et sociale. Bien pensé, le design devrait viser à éliminer toute fatigue de la vie de l’ouvrier (p. 291).
Ceci implique que le design est pour Moholy-Nagy le nom d’une activité qui est indistinctement technique, politique et artistique. Le design, ou le travail avec les diagrammes de forces, c’est ce qui doit permettre à une société de trouver l’organisation sociale qui est la mieux adaptée à ses capacités intellectuelles et techniques. C’est pourquoi il ne peut être une activité spécialisée ; il est, au contraire, le dénominateur commun de toute activité. Pour résoudre les problèmes liés à l’industrialisation, il faudrait « que chacun s’acquitte de sa tâche avec la largeur de vue d’un vrai designer, c’est-à-dire en essayant de l’intégrer dans un cadre toujours plus vaste » (p. 279). Le design est donc la tâche de tous, son véritable objectif est la production d’un monde commun. Vision in Motion se conclut ainsi sur l’idée d’un « parlement du design social » (Moholy-Nagy, 1956, p. 360), permettant de faire travailler ensemble toutes les disciplines sur des problèmes communs d’intérêt général.
Une rupture ambivalente
Loin d’être un exemple de naturalisme dogmatique, la pensée de Moholy-Nagy anticipe donc un grand nombre de thèmes chers à Bruno Latour : l’intérêt pour les techniques de représentation, pour les réseaux de relations complexes, ou encore le projet d’un parlement. Toutefois, nous voudrions à présent nous demander jusqu’à quel point la remise en cause du naturalisme proposée dans le texte est cohérente. N’est-il pas possible, si l’on mène plus loin l’analyse des arguments, de mettre à jour des problèmes non résolus dans la conception du design proposée par Moholy-Nagy ? Pour mener ce questionnement, nous repartirons de la manière dont l’auteur conçoit la relation entre art moderne et design.
Le dépassement de la perspective
Pour Moholy-Nagy, l’art et le design moderne n’ont pas un devenir séparé, ils participent d’un même mouvement de transformation des sensibilités. La valeur de l’art moderne est ainsi d’avoir permis de « transformer les modes de perception et [de] jeter les bases de nouvelles qualités de vie » (p. 298). Mais, à quel niveau est-il possible de penser ce rôle conjoint du design et de l’art ? Moholy-Nagy avance que ce qui est constitutif de l’art moderne est la remise en question de la perspective, remise en question qui transforme le rapport entre l’image et le monde. Il pense ce problème au travers de la dialectique entre le négatif et le positif. De son point de vue, la perspective, comme elle fut pratiquée à la Renaissance, produit des représentations pleinement positives. Moholy-Nagy ne développe pas cet argument, mais une manière de comprendre ce qu’il avance serait de dire qu’une image en perspective peut (au moins en théorie) se substituer à ce qui est vu, et dès lors n’implique pas de relation avec son environnement immédiat. Une telle représentation est autonome, elle est « une unité fermée, indépendante et statique » (p. 301). C’est cette unité de l’image qui va être remise en cause par les artistes modernes. Moholy-Nagy esquisse en quelques lignes une généalogie qui va des derniers portraits de Rembrandt aux peintures constructivistes, en passant par Cézanne et Picasso. Son argument est que, dans la modernité, les œuvres s’ouvrent à une dimension négative, c’est-à-dire qu’une relation se crée entre l’œuvre et ce qui lui est extérieur, ou entre l’œuvre et son environnement. L’œuvre n’est donc plus close sur elle-même, elle permet au contraire d’activer des « tensions spatiales » (ibid.). De notre point de vue, l’argument qui est ici sous-entendu par Moholy-Nagy est que la nouveauté de l’art moderne est de produire des diagrammes de forces. Contrairement à la représentation illusionniste, close sur elle-même et autonome, l’œuvre moderne est une surface sur laquelle vont s’inscrire des processus. C’est pourquoi la texture devient une préoccupation fondamentale des artistes.
Les impressionnistes et les cubistes découvrirent les qualités sensuelles et affectives authentiques des textures grâce à une ingénieuse combinaison d’outils, de machines et de matériaux qui vint remplacer l’art de l’ornementation. Ils eurent au fond l’intuition, dès leurs premières études, de l’importance de la texture industrielle (p. 299).
Ce que rendent manifeste ces diagrammes de forces que sont les œuvres modernes, c’est le processus historique de l’industrialisation. C’est pourquoi Moholy-Nagy estime que ce sont les artistes qui ont les premiers proposés une interprétation esthétique de la production industrielle. Ce sont les ingénieurs qui ont inventé les nouveaux objets de la modernité : « derricks, émetteurs radio, tunnels, escalier en spirale et toute sorte de machines » (ibid.). Mais, ce sont les artistes qui ont su regarder ces objets « d’un œil aussi enthousiaste que naïf » et qui ont compris qu’il ne s’agissait pas seulement d’objets fonctionnels, répondant à des objectifs de production déterminés, mais aussi d’objets porteurs de « qualités formelles et affectives » (ibid.). Le mouvement envisagé par Moholy-Nagy est donc le suivant : les œuvres d’art se sont mises à fonctionner comme des diagrammes de forces, et ainsi elles ont manifesté le mouvement historique de transformation de la technique, mettant ainsi à jour sa qualité esthétique propre. La suite logique de ce mouvement est pour les artistes de concevoir directement des objets industriels, et c’est pourquoi l’art moderne tend de lui-même vers le design.
Le rôle de l’intuition
Malgré tout, il existe quelque chose de problématique dans le raisonnement de Moholy-Nagy. Pourquoi la perspective ne serait-elle pas un diagramme de forces ? La représentation illusionniste, après tout, suppose un référent et donc un rapport entre la représentation et quelque chose qui lui est extérieur. Une manière de comprendre la position de Moholy-Nagy est de considérer que la perspective induit un sujet idéal et abstrait, qui se réduit à un pur point géométrique. Si l’on suit cet argument, on pourrait donc dire que l’art moderne rompt donc avec le solipsisme causé par la perspective, en opérant un décentrement du sujet. Cependant, si on lit de près le texte, il n’est pas certain que Moholy-Nagy parvienne à rompre complètement avec le modèle de la perspective. Ceci est à nos yeux particulièrement manifeste lorsque l’auteur tente de définir la démarche du designer. La difficulté est que le design suppose une approche si intégrative qu’il est difficile d’envisager comment il pourrait concrètement opérer. Comment parvenir à prendre en compte tous les aspects techniques, économiques et sociaux que pose la production du moindre objet ? Certes, le designer peut s’appuyer sur les « derniers acquis de la science » (p. 295), en particulier sur la sociologie, la psychologie, la biologie, la physique, etc. Mais, cela ne suffit pas complètement du point de vue de Moholy-Nagy, car, outre la difficulté de produire une synthèse de connaissances scientifiques aussi variées, il subsisterait malgré tout « des impondérables difficiles à évaluer » (ibid.). L’une des raisons avancées par l’auteur est qu’un grand nombre de choix sont équivalents du point de vue de la fonctionnalité, ou du point de vue objectif. La question de savoir s’il faut « un éclairage fluorescent ou incandescent, des fenêtres à divisions horizontales ou verticales, des escaliers droits ou en spirale, des fauteuils en acier tubulaire à deux ou quatre pieds » (ibid.), tout cela ne peut être tranché en se basant uniquement sur des considérations objectives. C’est pourquoi le design ne doit pas seulement reposer sur une démarche rationnelle, mais qu’il doit aussi faire appel à l’intuition.
Face à cette multitude de choix scientifiques et technologiques, la réponse du designer sera essentiellement du domaine de l’intuition, qu’il s’agisse de tendances ou de formes visuelles et plastiques à définir ou du rôle psychologique majeur qu’elles ont à jouer (p. 296).
L’intuition permet donc au designer une prise de décision. Mais, pour Moholy-Nagy, ceci n’implique pas qu’il s’agisse d’une décision arbitraire, car l’intuition n’est pas pour lui inférieure à la rationalité. La raison, en effet, opère « selon les structures traditionnelles du langage », ce qui tend à limiter son champ au « domaine syllogistique » (ibid.). L’intuition, en revanche, « est le domaine fluide de tous les sens réunis » (p. 297), de sorte qu’elle permet de produire des synthèses plus amples que le raisonnement. De plus, le fait d’intégrer l’intuition permet à Moholy-Nagy de ne pas exclure la subjectivité humaine de la démarche du design. Comme nous l’avons vu, le design ne relève pas d’une recherche purement objective, il se doit d’intégrer la société et l’histoire humaine, aussi bien que la subjectivité du designer. Seulement, comment comprendre le fonctionnement de l’intuition dans l’élaboration proposée par Moholy-Nagy ? Si elle relève de la pure fluidité, il n’est en effet pas possible de la comprendre comme un diagramme de forces, car elle ne pourrait conserver une empreinte. Et, même si elle était un diagramme de forces, il serait difficile de comprendre qu’elle puisse permettre de l’anticipation et de la synthèse. Une empreinte ne garde la trace que de processus qui ont déjà eu lieu, on ne peut y lire directement des processus à venir. C’est à des métaphores optiques que Moholy-Nagy a recours pour décrire l’activité de l’intuition. Évoquant le travail des artistes et des designers, il avance ainsi :
L’élément décisif, cependant, sera leur capacité à visualiser la totalité de la tâche à accomplir, dans sa matérialité même, avant son exécution, et à en percevoir instantanément tous les aspects. C’est à la précision et à la clarté de cette vision intérieure qu’on mesurera l’ingéniosité du designer (p. 296).
Bien qu’il y ait une allusion à la matérialité, nous sommes ici dans le registre du visuel et de la projection. L’intuition est envisagée comme une capacité de visualisation totalisante et instantanée. Elle ne peut donc être le produit d’un processus, car elle serait alors dépendante de la temporalité de ce dernier. De plus, puisqu’elle permet d’envisager la totalité, elle ne peut dépendre d’aucun processus en particulier. Par conséquent, nous retrouvons au niveau de l’intuition un sujet abstrait et clos sur lui-même, autrement dit le sujet de la perspective. Le dépassement de la perspective envisagé par Moholy-Nagy semble donc n’être que partiel.
Montage et subjectivité
La réflexion sur la photographie, développée par Moholy-Nagy dans « Espace-temps et photographie », « Surréalisme et photographie » et « Art et photographie » (ibid.), permet toutefois de surmonter cette difficulté. Comme nous l’avons vu, la photographie est envisagée par l’auteur comme un diagramme de forces. Les images qu’il utilise pour évoquer cette technique sont de ce point de vue assez significatives.
Le mot « photographie » évoque la précision d’un portrait plein de pores et de rides, la vue aérienne d’un navire qui brise des vagues comme immobilisées par la lumière, la surface finement ciselée d’un morceau de bois, la trame d’un tissu en gros plan : tout cet ensemble de détails rarement observés de structure, de texture et de surface, propres à tout objet (p. 256).
Or, comme tout diagramme de forces, la photographie transforme nos capacités intellectuelles. Elle permet en effet d’enregistrer des aspects de la réalité qui passaient inaperçus, à l’aide de techniques spécifiques comme les poses rapides, les poses longues, la macrophotographie, la photographie par infrarouge, ou par rayon X. De plus, alors que la perspective de la Renaissance supposait un point de vue figé, la photographie rend possible une variation des angles de vue qui permet de considérer tous les aspects d’un objet ou d’une scène, même les plus imprévisibles et les plus contre-intuitifs. Ainsi, « la précision infaillible de l’objectif et sa définition ont développé nos capacités d’observation », de sorte que la photographie a entraîné « une transformation psychologique presque complète de notre regard » (p. 258). Grâce à la production d’une très grande variété de diagrammes de forces, la photographie permet donc une connaissance beaucoup plus fine du réel. Seulement, cette transformation du regard ne permet pas à elle seule de résoudre le problème posé par l’intuition, celui d’une vision simultanée et totalisante. Ce qui permet de vraiment surmonter cette difficulté est la possibilité d’associer plusieurs clichés photographiques. Moholy-Nagy s’intéresse alors aux procédés de la surimpression.
La surimpression est la meilleure des techniques pour exprimer le songe et le rêve. Elle transcende les limites de l’espace et du temps et associe des sujets normalement dissociés en de nouvelles entités (p. 265).
La surimpression, parce qu’elle permet une annulation de l’espace et du temps, est donc un modèle possible pour penser l’intuition. Pourtant, la surimpression elle-même n’est qu’un cas d’une possibilité plus générale de la photographie, le montage. Pour Moholy-Nagy, c’est cette technique qui permet, par l’association de représentations, d’abolir le temps et de produire des effets de totalisation.
En coupant et en assemblant sur un support statique une série d’éléments distincts, on obtient l’illusion d’une scène réelle, d’un synopsis d’action qui totalise et unifie des données spatiales et temporelles au départ hétérogènes (p. 245).
Cette possibilité joue un rôle particulièrement important dans le montage cinématographique. Au cinéma, « la force du montage, la rapidité et la fluidité de l’action » (ibid.) créent l’impression d’une réalité spatio-temporelle qui n’a jamais existé et qui est pourtant totalement convaincante. L’intuition peut donc se penser de manière cinématographique : à partir de fragments d’expériences, elle peut créer des visualisations très détaillées et crédibles de choses qui n’ont jamais existé. Elle peut ainsi produire de la fluidité à partir du discontinu. Moholy-Nagy s’intéresse aussi à l’évolution du montage, qui va des premières images chaotiques des dadaïstes, aux images oniriques des surréalistes, jusqu’à la forme plus organisée de la série photographique. Celle-ci constitue pour l’auteur un aboutissement, car elle induit une organisation qui fait que l’ensemble des rapprochements entre les images est « structuré de façons plus rationnelle et donc plus facile à comprendre », de sorte que l’histoire du photomontage rejoue en quelque sorte le passage « entre rêve et conscience » (p. 266). Le modèle du photomontage permet ainsi à Moholy-Nagy de penser non seulement l’intuition de manière immanente, mais de penser aussi la transformation d’une intuition chaotique en une pensée organisée. Ce modèle technique de la subjectivité permet ainsi d’éviter un retour au sujet abstrait de la perspective.
Un naturalisme ambivalent
Seulement, une telle élaboration est-elle véritablement un dépassement du naturalisme ? En principe, certes, une conception immanente de la subjectivité permet de ne pas séparer le sujet du monde physique. Toutefois, si la subjectivité est effectivement comprise au travers de la technique, cela ne change pas pour autant fondamentalement son rôle. Si l’on suit le texte, l’intuition conserve en effet son autonomie, sa capacité à s’isoler de tous les processus physiques et d’appréhender instantanément la totalité de ce qui existe. Si l’on se réfère à ce qui caractérise le naturalisme pour Philippe Descola, soit la discontinuité des subjectivités humaines et la continuité des processus psychiques, on peut dire que l’élaboration de Moholy-Nagy permet de reconduire l’opposition fondamentale du naturalisme… au travers d’une critique de celui-ci. Pour Descola, les ontologies sont des modes d’identification qui agissent en deçà de la pensée propositionnelle (2005, p. 149-162), raison pour laquelle il est dans la plupart des cas impossible de verbaliser l’ontologie qui détermine les inférences que nous faisons vis-à-vis des autres existants. Considérant cela, il serait possible de dire que l’élaboration de Moholy-Nagy est bien naturaliste, au niveau de ces oppositions fondamentales, mais en même temps qu’elle comporte une remise en cause du naturalisme au niveau propositionnel et argumentatif. Seulement, une telle interprétation ne saurait être absolument convaincante, puisqu’elle tendrait à limiter l’enjeu du design, que Moholy-Nagy entreprend de formuler dans ce texte. Car, c’est au travers de la critique de l’opposition propre au naturalisme que l’auteur met en valeur cette qualité spécifique de l’objet, qualité qui est tout à la fois subjective, technique, matérielle et « qui a pour nom “design” » (Moholy-Nagy, 2007, p. 277). Le rapport de Moholy-Nagy au naturalisme est donc foncièrement ambivalent. La pensée qu’il développe montre à quel point il peut être complexe de se déprendre d’une forme de rapport au monde. Il ne suffit pas pour cela de donner, comme le propose Bruno Latour, un rôle central à la représentation. Certes, le fait d’insister sur le rôle des « cascades d’images » permet de critiquer la complète dissociation entre objectivité et subjectivité. Seulement, cela n’implique pas pour autant que cette opposition disparaisse absolument. Le fait même de souligner le rôle de la production d’objets « hybrides », c’est-à-dire d’objets relevant à la fois de l’objectivité et de la subjectivité, induit que cette opposition demeure un repère fondamental, quand bien même elle se dissémine dans une grande variété de pratiques et d’objets. Tout comme pour Moholy-Nagy, ceci ne retire rien à l’intérêt de la critique de Bruno Latour, qui a mis en avant des aspects de la pratique scientifique et de ses implications politiques qui étaient insuffisamment pensées. Néanmoins, cela montre qu’il est peut-être moins facile qu’il ne l’avance de ne pas être moderne.
Conclusion
Clément Greenberg, dans un article intitulé « Du rôle de la nature dans la peinture moderniste » (2014), a mis en valeur le rôle du naturalisme dans l’art moderne. Son argument est que « la peinture moderne, en dépit des apparences, n’a jamais cessé d’être naturaliste » (ibid., p. 195). Pour Greenberg, le naturalisme en art débute lorsque l’espace commence à être considéré comme « un continuum ininterrompu qui relie les choses au lieu de les séparer » (ibid., p. 196). Plutôt que la présentation d’une série d’objets, chacun porteur de son espace propre, l’espace comme « objet total » (ibid.) devient l’unique sujet de la représentation. Cette unification de l’espace, opérée d’abord par la perspective, produit en retour une unification du plan du tableau, qui devient l’expression privilégiée de la continuité spatiale. Considérée de cette manière, la modernité n’est pas tant une remise en question du naturalisme qu’un approfondissement de celui-ci. De l’impressionnisme à l’art abstrait, en passant par le cubisme, ce qui se produit est en effet une unification du plan pictural, appréhendé comme l’espace d’une spatialité homogène. L’art moderne est ainsi considéré, en dépit de la remise en cause de la représentation, comme un accomplissement de la conception naturaliste de l’espace10. Bien que les pensées de Moholy-Nagy et de Greenberg soient très différentes, la préoccupation de l’espace leur est commune. Ce qui caractérise l’art moderne, pour Moholy-Nagy, c’est que l’art devient le témoin, en tant que diagramme de forces, d’une spatialité homogène. La différence entre les deux auteurs tient au fait que Moholy-Nagy envisage cette spatialité comme excédant l’espace de la représentation et s’identifiant avec la totalité du réel. C’est dans ce nouvel espace que le design devient l’activité générique d’élaboration des formes. Considéré ainsi, le design est bien plus un accomplissement de la totalisation de l’espace opéré par la perspective qu’une remise en cause de celle-ci. Si nous tenons aujourd’hui à l’exigence formulée par Moholy-Nagy d’un design qui soit « pour la vie », c’est-à-dire qui soit capable d’articuler les dimensions matérielles, psychiques, collectives, et techniques de l’existence, peut-être n’avons-nous pas tout à fait fini d’être moderne.