Tout un pan de l’histoire du cinéma s’est construite autour de la figuration de la nature. L’école française des années 1920, avec Abel Gance, Jean Epstein et Germaine Dulac en chef de file, virent dans la figuration des quatre éléments, le moyen d’extirper du réel le mouvement invisible de la nature : à travers l’ondulation de l’eau, le frémissement du vent ou encore la palpitation du feu, ils s’appliquèrent surtout à figurer la nature comme une entité protectrice et admirable. À partir des années 1930, le cinéma américain inaugure le western et idéalise ainsi, en filigrane, une nature sauvage qu’il faut à tout prix dompter et transformer afin de faciliter le transport des marchandises et instaurer une ère industrielle et moderne. En témoigne la majorité de la filmographie western américaine de John Ford à Arthur Penn. En Italie, le western spaghetti fait son apparition dans les années 1960 : les grands espaces sont à l’honneur avec Sergio Corbucci, Sergio Leone, Sergio Sollima et quelques autres. L’on peut retenir de cette filmographie italienne que la représentation de la nature se fait toujours indifférente aux vicissitudes humaines : elle demeure paisible puisque rien ne semble pouvoir perturber son équilibre biologique et écosystémique.
Néanmoins, depuis quelques décennies, l’on voit apparaître des récits fictionnels dans lesquels la nature déchaîne son courroux et reprend ses droits. Christian Chelebourg consacre une partie de ses travaux aux œuvres qui placent la nature au centre. Il propose l’adjectif « éco-fiction » (2012), c’est-à-dire des œuvres audiovisuelles ou littéraires qui mettent en scène et spéculent une nature qui viendrait se venger d’une humanité qui n’a pas su placer au cœur de son fonctionnement des préoccupations écologiques. À travers Le jour d’après (Roland Emmerich, 2004), 2012 (Roland Emmerich, 2008), Melancholia (Lars Von Trier, 2011), Le Pic de Dante (Roger Donaldson, 1997), Volcano (Mick Jackson, 1997), Geostorm (Dean Delvin, 2017), L’armée des douze singes (Terry Gilliam, 1995) et Happening (Night Shyamalan, 2008), Chelebourg montre que ces films projettent tous une vindicte cataclysmique qui met en garde contre les conséquences de la catastrophe écologique amorcée par l’ère industrielle et capitaliste.
Bien que cette mise en garde tienne aujourd’hui du lieu commun, il ne fait pas de doute qu’à l’ère de l’anthropocène et de l’homme comme force perturbatrice, les récits d’anticipation et de science-fiction sont des moyens privilégiés dans la sensibilisation des consciences et dans l’élaboration d’une potentielle transition écologique : le cinéma d’anticipation est souvent l’occasion de questionner le devenir de l’espèce humaine dans son interaction avec les technologies numériques, pharmaceutiques ou avec les biotechnologies. En ce sens, les films peuvent servir de cadre aux expérimentations esthétiques et plastiques et explorent, parfois jusqu’à l’aberration, les puissances d’une nature dégénérée. On peut dire sans grande précaution que les films de science-fiction se voient aujourd’hui utilisés comme matériau épistémologique en ce qu’ils apparaissent dans différentes démonstrations philosophiques liées au courant anthropocénique.
Dans la sphère universitaire française, les travaux de Yannick Rumpala proposent de comprendre les films de science-fiction comme des exercices de pensée dont la fonction est de spéculer sur les conséquences possibles de la modernité industrielle sur la planète. Il suggère ainsi que la science-fiction – au-delà de sa capacité à mettre en scène des mondes imaginaires – puisse surtout nous aider à répondre à des préoccupations écologiques bien réelles (Rumpala, 2018, p. 7-8). La science-fiction est de ce fait à entendre et à comprendre comme un outil heuristique qui pourrait in fine façonner des solutions aux grands problèmes écologiques qui se dessinent depuis le début de la révolution industrielle. Les récits de science-fiction proposent donc « une manière particulière, anticipatrice, exploratrice, de mettre en scène les processus par lesquels des collectifs humains, ou plus larges, font face à des problèmes environnementaux » (ibid., p. 11). C’est bien sûr par le recours à l’imagination spéculative et à la mise en scène qu’il est possible de faire l’expérience de nouveaux mondes et de nouveaux modèles de civilisations futurs. Plus particulièrement, l’imaginaire d’anticipation se concentre à mettre en scène et à penser l’humanité à travers un axe politique, économique et technologique. L’axe politique tente de montrer comment l’humanité s’organise en institutions (scolaire, médicale, militaire, culturel…), l’axe économique décrit la manière dont l’humanité gère ses ressources et, enfin, l’axe technologique propose de questionner le rapport de l’humanité à la technologie (ibid., p. 191). Le grand privilège de la science-fiction est donc d’attribuer au cinéma et aux images qu’il projette le pouvoir de regarder des modèles de sociétés futures, conçues selon les agacements des cinéastes ou des écrivains (ibid., p. 12). Elle est un dispositif « aidant à dérouler et tester fictivement des choix de société » (ibid., p. 17). L’objectif est de redonner espoir à la possibilité d’une transition écologique (ibid.) ou au contraire d’abandonner des habitudes sociétales néfastes pour la planète. Ces modèles de sociétés peuvent par exemple être organisés autour de pénuries alimentaire ou énergétique et proposer des réflexions sur les manières dont nous utilisons les énergies fossiles (ibid., p. 43). La série de films Mad Max interroge notamment le retour au darwinisme social à partir de la mise en scène d’un monde dans lequel les ressources alimentaires et énergétiques sont rares (ibid., p. 14). Ces modèles peuvent aussi s’agencer autour de problématiques liées à la pollution atomique ou chimique de la biosphère. Le troupeau aveugle (John Brunner, 1972) et La vérité avant-dernière (Philip K. Dick, 1975) sont justement l’occasion de questionner comment l’humanité habite une planète contaminée (ibid., p. 34). Ou bien encore, comment vivre dans un monde dominé par les machines. Ce type de modèle questionne les modes de cohabitation possible entre l’humanité et des machines hautement intelligentes voir conscientes (ibid., p. 131). La trilogie Matrix est un exemple canonique d’une humanité transformée en ressource énergétique pour les machines (ibid., p. 37). Au fond, Yannick Rumpala souhaite dépasser la vision pessimiste des récits d’anticipation et montre que ces récits font aussi preuve d’optimisme et suscite l’espoir d’un futur habitable où l’écologie serait au cœur du fonctionnement des sociétés (ibid., p. 85). Ces récits sont donc à voir et à entendre en tant que prise de conscience de la vulnérabilité de notre planète (ibid., p. 101). Dit autrement, les récits de science-fiction semblent proposer une réflexion sur la relation entre le genre humain et le milieu dans lequel il évolue. Ils posent des questions très profondes d’habitabilité de son milieu (ibid., p. 27).
Dans un même ordre d’idée, Frédéric Neyrat questionne un des sous-genres du cinéma d’anticipation qu’il appelle le cinéma éco-apocalyptique. Ces récits cinématographiques donnent à voir des mondes au bord de l’anéantissement environnemental (Neyrat, 2015, p. 67). Ce sous-genre « [rendrait] compte de la société de catastrophe », en d’autres termes, il questionne les angoisses et les peurs liées à l’ère industrielle qui tend toujours un peu plus à fragiliser la biosphère ; cette mince couche pelliculaire sur laquelle la vie est possible. Si ces récits cinématographiques ont pu voir le jour, c’est parce que, selon Neyrat, nous sommes rentrés dans une nouvelle ère, celle de l’anthropocène – âge géologique ou l’humanité a un impact non négligeable, voire carrément colossal, sur la biosphère. Désormais, nous pouvons décider de l’avenir de la nature (ibid., p. 68). Il propose ainsi de baliser le début de l’imaginaire éco-apocalyptique à partir du cinéma d’anticipation des années 1970. Les films qui émergent à cette époque ont pour principale fonction de provoquer un véritable « choc esthétique », notion qu’il récupère sans doute à Noël Burch1. Il pense en effet déceler dans ces fictions éco-apocalyptiques une attention particulière aux thèmes de l’anthropophagie. Il suppose que Soleil vert (Richard Fleischer, 1972) et La route (Cormac McCarthy, 2006) sont des œuvres anthropocentrées qui montrent un monde qui n’abrite plus que l’espèce humaine, réduite à se dévorer elle-même pour subsister (Neyrat, 2015, p. 68). À partir de ce constat, il analyse la représentation du changement climatique qui semble trouver écho dans Le jour d’après (Roland Emmerich, 2004), notamment dans la scène d’ouverture où l’on voit une fissure béante déchirer la banquise (ibid., p. 71). On pourrait alors penser que ces représentations de la nature traumatisée et vengeresse ont pour fonction de nous éduquer et de nous sensibiliser aux questions environnementales. En réalité, selon Neyrat, lorsque la catastrophe écologique est fictionnalisée et mise en scène à des fins commerciales et divertissantes, celle-ci perd de sa puissance de mise en garde et devient force spectaculaire et divertissante : « si cela arrive en image, cela n’arrivera pas dans la réalité ; profitons des délices de l’effraction imaginaire et de sa capacité à réduire le trauma réel en trauma imaginaire » (ibid.). Autrement dit, la catastrophe écologique n’est plus perçue comme menace actualisable dans la réalité, elle devient fiction, récit et invention formelle.
Nous allons voir que certaines éco-fictions sont perçues par les scénaristes et les créateurs comme une force écologique capable de redonner à la nature la vitalité et l’indomptabilité qu’elle aurait perdue depuis le début de l’industrialisation au début du xixe siècle. En s’appropriant le topos des phénomènes naturels aberrants qui fonde en partie l’imaginaire de Lovecraft, les auteurs racontent des histoires très actuelles dans lesquelles la nature se venge d’une humanité négligente. Ce sont des récits de l’anthropocène, des récits qui viennent réaffirmer la puissance et les mystères d’une nature insondable. Tâchons de rendre compte et d’interroger, à l’aune d’un corpus délimité, quelques représentations de cette nature dégénérée. Nous aurons ainsi à étudier, dans un second temps, les spécificités et les motivations qui ont poussé certains cinéastes à figurer l’altération de la biosphère par un agent extérieur. Pour ce faire nous nous intéresserons à The Road de John Hillcoat (2009), Annihilation d'Alex Garland (2018) et Color out of Space de Richard Stanley (2019), trois œuvres cinématographiques particulièrement frappantes dans leur capacité à montrer l’altération ou la modification de la biosphère.
L’anthropocène et le cinéma : un travail en tandem
L’anthropocène est un terme générique qui désigne dans un sens large l’homme comme force géologique dont l’activité excessive déborde aujourd’hui sur les zones géographiques où régnait, jusque-là, un équilibre écosystémique. Ce débordement conduit la biosphère à se changer progressivement en technosphère (Stiegler, 2018, p. 58) : l’anthropocène inaugure une ère dominée par l’homme dont l’industrialisation, l’augmentation des activités économiques et l’urbanisation massive du monde ont transformé la nature. Un tel bouleversement a poussé Alexandre Federau à écrire, dans un ouvrage stimulant, une généalogie de l’anthropocène (2017, p. 108). À la lumière d’un important travail philologique, le philosophe précise que l’anthropocène est d’abord « un cadre de discussion interdisciplinaire » (ibid., p. 112) dont l’enjeu est de spéculer, anticiper et théoriser une potentielle fin du monde (ibid., p. 240).
Sans grande surprise, l’art cinématographique est aussi un dispositif privilégié de mise en scène eschatologique ; il spécule par ses propres moyens des hypothétiques fins du monde (hiver nucléaire, cataclysme, attaque extra-terrestre). Mais les points de rencontre entre l’anthropocène et le cinéma ne s’arrêtent pas là. Ils se font surtout le témoin du lien que tisse l’homme avec la nature en examinant les relations socionaturelles et la place de l’homme sur la planète. Si l’anthropocène appelle à penser, par le biais d’un dispositif rhétorique et heuristique, l’anthropisation du monde, c’est-à-dire l’impact humain sur les écosystèmes voisins, il est certain que le dispositif cinématographique puisse, à plus forte raison, lui donner une image et même un récit. En cela, depuis l’arrivée des effets spéciaux, du numérique et de la modélisation 3D (VFX artiste/CG généraliste), l’imaginaire de l’anthropisation n’a jamais été aussi détaillé et saisissant que dans une salle de cinéma. Néanmoins, cette puissance de figuration est un bel oxymore en ce que l’imaginaire de la biosphère déréglée se modélise et se génère en partie par l’intermédiaire des machines, ordinateurs et technologies de l’information – ennemi pernicieux de l’anthropocène.
Du côté fictionnel maintenant, ces récits – nous le verrons à travers notre corpus filmiques – ont des thèmes récurrents :
- héritage d’une conception Lovecraftienne (métadiscours et réalisme scientifique, mise en scène d’aberrations biologiques et physiques, investigations scientifiques) ;
- altération de la biosphère ;
- altération de la lumière, de l’espace et du temps ;
- altération de la perception sensorielle des personnages (vue, ouïe, toucher, odorat).
Il est alors intéressant de constater ceci avant de commencer notre analyse filmique : les récits de la nature courroucée n’ont comme seule préoccupation que d’arracher à la nature son essence même, la vie sur terre. Ils dépeignent et mettent en scène un monde sans nature, sans homme. Ils néantisent le monde en le phagocytant – d’abord par absorption puis par par destruction.
La fin de la biosphère est-elle une fin de la technosphère ?
En 2009, John Hillcoat porte sur les écrans de cinéma The Road, roman post-apocalyptique de Cormac McCarthy. Crasseux, morne et sinistre, à l’image du roman, le film prend la forme d’une errance funèbre dans les débris vitrifiés d’une humanité agonisante. La faune et la flore sont dévastées, le règne animal est éteint et les quelques arbres galeux restants se déracinent les uns après les autres : « aucun animal n’a survécu et les plantes ont toutes disparu », renseigne la voix off au début du film. Pour se nourrir, faute de pouvoir cultiver, les derniers moribonds deviennent cannibales ou cherchent désespérément des boîtes de conserve. Dans ce cauchemar sans fin, un homme et son enfant marchent sans but. Ils trainent un caddie cabossé – dernier vestige d’une société de consommation écroulée – et un couvercle métallique de poubelle rempli d’eau qu’ils font bouillir fébrilement lorsqu’ils sont terrassés par la soif.
Ce qui fait l’originalité du film est sans doute que les conditions de ce désastre planétaire et de sa perte d’humanité ne sont jamais justifiées par le récit, la voix off, celle du personnage principal témoigne de son errance spatio-temporelle : « il y eut un long éclair éblouissant, l’horloge s’est arrêtée à 1 h 17, puis une série de sourds grondements, je crois que c’est octobre, mais je n’en suis pas sûr ».
Non seulement les personnages sont incapables de s’ancrer dans le temps et dans leur environnement, mais ils ignorent profondément les causes qui ont déclenché cette mystérieuse extinction de masse. On assiste à un renversement de la mécanique sociale en ce qu’elle ressuscite un mode de vie primitif et nomade dont le retour du cannibalisme est désormais la norme : dans le caveau d’une habitation, on découvre l’élevage d’êtres humains enchaînés dans leurs propres déjections. Remarquons alors ceci : la disparition de la nature implique inévitablement une disparition de l’humanité. Celle-ci se constate selon plusieurs aspects : perte de la mémoire collective (les supports mémoriels ont disparu), perte de la technique et de la scientificité, darwinisme social (la loi du plus fort), individualisme farouche, dissolution de toutes valeurs morales ou éthiques.
Il est certain que, sous les gémissements étouffés des personnages, aucune perspective de reconstruction du monde n’est envisageable : compte tenu des sols infertiles, l’agriculture est impossible, si bien que les ressources ne seront plus jamais renouvelables, faute de pouvoir revitaliser la biosphère. À lumière de ce récit d’anticipation post-apocalyptique, la grande réussite du film est d’avoir réussi habillement à appareiller la biosphère et le corps des personnages dans une relation d’interpénétration réciproque. Devons-nous alors parler d’anthropomorphisme ou d’écocentrisme ? Chez Timothy Morton, cette relation d’interpénétration réciproque porte un nom et a même fait l’objet d’un livre. Le concept philosophique de maillage propose de penser les êtres vivants comme faisant partie d’un vaste réseau dans lequel toutes les formes du vivant sont connectées les unes avec les autres (Morton, 2019, p. 22). Ce concept prend pour point de départ le contexte écologique actuel, à savoir l’effondrement progressif de la biodiversité étayé par les bilans du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Le parti pris de Morton entend réconcilier la transition écologique avec la philosophie. Pour ce faire, il suggère que l’application de décisions gouvernementales judicieuses ne peut se faire qu’en revenant, en premier lieu, à des préoccupations philosophiques : le maillage est l’une de ces préoccupations. Sorte de fractal, le maillage invite le lecteur à prendre conscience que toutes les formes du vivant sont connectées ; ainsi, le règne minéral, végétal et animal communiquent et interagissent (ibid., p. 59) : « toutes les formes du vivant partagent avec nous une même sorte de tissu » (ibid., p. 116). Il s’agit de penser les êtres vivants comme des êtres faisant partie d’un vaste réseau dans lequel toutes les formes du vivant sont connectées les unes avec les autres (ibid., p. 22). Le concept de maillage est d’abord une prise de conscience en tant qu’il met au point une classification ontologique basée sur l’hétérogénéité des règnes (ibid.). Les humains, les animaux, les végétaux et les minéraux sont tous plongés dans le même magma. Il s’agit pour Morton de rejeter catégoriquement les modèles de classification anthropocentrique et de montrer à travers des références à la biologie, à la géologie et à la chimie moléculaire que le milieu sur lequel nous avons bâti notre civilisation est lui aussi composé d’organismes vivants : le pétrole est un agrégat de dinosaures transformés par le temps, le fer, la conséquence du métabolisme bactérien et les montagnes que nous arpentons sont composées de coquillages et bactéries fossilisés (ibid., p. 57). Autrement dit, le concept de maillage montre que l’intégrité des êtres et des choses n’est pas aussi hermétique qu’on pourrait le penser. Les frontières hermétiques de l’intériorité et de l’extériorité, des humains et des non humains, se redessinent et finissent par s’estomper (ibid., p. 73).
Il nous semble que ce lien trouve une figuration particulière dans The Road dont le travail esthétique ne cesse d’imbriquer, dans une relation profonde, le corps des personnages et la biosphère. On peut, en effet, facilement en prendre la mesure en comparant la manière dont la biosphère morbide s’amalgame sur les corps souffreteux des personnages. Tout au long du film, le récit est ponctué par des interstices dans lesquels la biosphère se morcelle en lambeau : les arbres pourris s’écroulent, la terre se déchire et laisse apparaître des cavités béantes, le ciel s’embrume d’une fumée étouffante et les rares sources d’eau, assurément toxique, suintent d’un liquide jaunâtre.
Du côté de la figuration des corps des personnages, ceux-ci ne se portent pas bien mieux : leurs visages creusés et blafards rappellent les crevasses des terres endommagées, leurs dents ébréchées prolongent les arbres malades et les particules de poussière que la lumière laisse transparaître se déposent sur les vêtements. Cet état des lieux inquiétant est surtout l’occasion de filmer leurs yeux exorbités face au délabrement de la biosphère.
Que faut-il retenir de cette connexion corpo-écologique sans risquer de verser dans un environnementalisme sclérosé ? Il nous semble que les œuvres d’art tissent, elles aussi, un réseau d’images et que ce réseau est un inépuisable réservoir imageant – dans lequel les philosophes, critiques, esthètes et historiens du cinéma, trouvent matière à penser et envisagent des problèmes et des remèdes environnementaux – qui tiendrait compte d’une sensibilité pour la philosophie et l’histoire de l’art. On posera en conséquence cette question rhétorique : l’histoire de l’art a-t-elle sa place dans la transition écologique ? Assurément.
Les puissances cosmiques et le symbiote : une autre possibilité figurative du maillage
Nous avons jusqu’ici mis en lumière une première modalité de l’expression de la nature courroucée en tant qu’elle participait figuralement à projeter l’espace sur le corps des personnages. Cet imaginaire nous expose des êtres vivants émaillés les uns avec les autres. Nous verrons maintenant qu’une telle dépendance du corps et de la biosphère implique le concept de symbiose et que celui-ci altère et modifie le code génétique des êtres vivants. Autrement dit, le concept de symbiose – révisé par le récit cinématographique – est une sorte de réécriture génétique qui entrelace, le règne animal, végétal et minéral.
Les récits horrifiques d’H.P. Lovecraft furent sans doute le fleuron de tout un imaginaire de l’altération de la biosphère et des formes de vie qu’elle abrite. Véritable précurseur dans ce que les historiens appellent « l’horreur cosmique » (Menegaldo, 2017, p. 185), Lovecraft a surtout ouvert la voie à l’anticipation fictionnelle, plus précisément, celle d’une menace cosmique qui viendrait désorganiser et corrompre la vie sur Terre. Ce sont généralement des entités extra-terrestres qui, une fois au contact avec la faune et la flore, provoquent leur dégénérescence progressive. Ceci alertera, en conséquence, les instances scientifiques, curieuses et impuissantes à en décrire les conditions élémentaires. Color out of Space, adaptation cinématographique du même nom et Annhilation dont la filiation à Lovecraft est indiscutable, proposent en effet un imaginaire où l’écosystème entier se voit parasité par une puissance cosmique insaisissable et inintelligible pour la conscience humaine. Les deux films proposent, à plus forte raison, une situation initiale identique : un objet interstellaire déchire le ciel et vient s’effondrer sur un territoire boisé visiblement immaculé. Le cinéaste de Color out of Space, Richard Stanley, ne cache pas son admiration pour l’univers Lovecraftien qu’il a d’ailleurs longtemps essayé d’adapter en caméra super 8. Color out of Space est la seule tentative convaincante d’adaptation : si le film a pu voir le jour sans l’autorisation des sentinelles du copyright, c’est parce que les droits sont désormais tombés dans le domaine public.
Si l’écrivain de Providence n’est d’ailleurs pas connu pour être un enfant de chœur, Richard Stanley, a contrario, a voulu rendre ses personnages profondément bienveillants : en ce sens, l’entité cosmique s’attaque à une famille traditionnelle vivant en harmonie avec la biosphère environnante. La puissance cosmique va agir sur la perception des personnages et dérégler ainsi leurs sens (ouïe, vue, odorat, toucher). Elle est décrite par un vieillard en ces termes : « Froid et humide, mais ça brûle, il absorbe la vie de tout ce qui bouge. Il est venu sur terre avec la roche, il vit dans le puits, il a grandi dedans. Il empoisonne absolument tout, il transforme absolument tout en quelque chose du monde d’où il vient, il est venu des étoiles ». En effet, comme semble l’indiquer le personnage, la force cosmique modifie la structure atomique de la matière inorganique en tant qu’elle provoque des dysfonctionnements électromagnétiques, endommage les appareils électriques et crée des phénomènes d’interférences technologiques et mécaniques. Outre le fait de pouvoir agir sur le fonctionnement de la matière inerte, celle-ci ébranle aussi l’équilibre organique en agissant principalement sur la faune et la flore : l’entité engendre des défaillances cellulaires sur les animaux du ranch, modifie l’ADN de certains insectes, fait pousser aléatoirement des plantes exotiques, empoisonne la nappe phréatique et ira même jusqu’à transformer des alpagas en un amas de chair aberrant (on pense naturellement à The Thing de John Carpenter, 1982). Néanmoins, sa puissance interférente ne s’arrête pas là puisqu’elle altère aussi la conscience et le système perceptif des personnages : la mère de famille tranche ses doigts pensant que ce sont des carottes ; le père confond rêve et réalité, il est obsédé par une odeur fétide qu’il est le seul à pouvoir sentir ; le cadet entend des murmures incessants et, enfin, l’adolescente voit s’écouler du sang du robinet. Tout ceci participe à retirer à la perception humaine ses qualités d’être au monde. Il y a donc une possible démence perceptive ; une perception altérée où les sensations et impressions du monde environnant des personnages produisent une inquiétante étrangeté. On se souvient d’ailleurs de cette séquence troublante dans laquelle, loin de la grange, la mère et l’enfant sont frappés par l’énergie libérée par l’entité cosmique qui attaque et provoque la fusion des deux corps. L’abomination engendrée symbolise un fantasme incestueux de fusion-confusion avec la mère est assez classique ; mais le croisement génétique généré décrit aussi un processus de déshumanisation provoquée par une puissance désorganisatrice qui retire à l’homme son caractère d’être sensible et qui l’ampute ainsi de sa capacité de compassion. Malgré la reconnaissance des membres sa famille, la chimère tentera néanmoins de les dévorer.
Il y a cependant, une différence avec le premier et le second film. Si le maillage dans The Road était traité par les possibilités des techniques de tournage (rapprochement métonymique de deux images corps/biosphère), celui présent dans Color out of Space est présent dans la matière même du film. En ce sens, le maillage n’est plus assuré par le montage, mais par l’image elle-même ; il n’est plus métonymique, mais pathétique. Ceci nous amène à un autre passage qui fait mieux voir encore la puissance dégénérative de l’entité cosmique. À la fin du film, elle génère un puissant vortex qui déforme l’espace et décompose les atomes des objets et de la matière environnante. Après une impressionnante explosion, la scène se coupe et la présence envahissante du violet se grime en blanc froid et granuleux. L’entité disparait et laisse derrière elle, une lande poussiéreuse et désertique. Au milieu de ce cratère blanchâtre à ciel ouvert, il ne reste plus rien. Toutes les couleurs du spectre visible ont été absorbées sinon effacées. Voici notre conclusion : les effets spéciaux ont rendu possible le travail colorimétrique et de ce fait l’intelligibilité, non pas de l’entité (indescriptible dans le roman, ce serait ici un écueil dangereux), mais plutôt de ses effets sur la biosphère. On a vu défiler les étapes d’une néantisation du monde sous la forme suivante :
- la profusion d’une nature dégénérée, la confusion des règnes ;
- la fusion aberrante des règnes ;
- leurs dislocations inévitables.
C’est donc autour d’une logique de symbiose dégénérative que le film construit tout son dispositif.
Il reste pour finir à étudier une dernière modalité de la nature courroucée où la symbiose n’est plus dégénération, mais agglomération des règnes, rassemblement ; risquons ce néologisme ampoulé : le symbiote-synthèse.
Annihilation est tiré du roman brillantissime du même nom de Jeff Vandermeer. L’adaptation cinématographique que propose Alex Garland est intéressante dans la mesure où elle prolonge cet imaginaire de la biosphère altérée. Résumons le récit ainsi : une bulle géante est apparue et a enveloppé sur plusieurs kilomètres la faune et la flore environnante. Néanmoins, les investigations opérées par des gardiens, enquêteurs, militaires et scientifiques n’ont rien donné. Personne ne semble revenir de ces expéditions. Une équipe de quatre scientifiques (un biologiste, un psychologue, un anthropologue et un géomètre) investigue à nouveau les lieux. La « zone x », dont le nom fait écho à Stalker (Tarkovski, 1979), présente une grande richesse écosystémique ; la vie y prolifère de manière exponentielle. Annihilation met un point d’honneur à mettre en image la confusion du règne animal, végétal et minéral. L’exemple le plus concluant que l’on puisse trouver est sans doute à chercher dans les nombreux plans d’ensemble qui figurent une végétation organique/minérale ou vice versa une organicité végétale/minérale. On en prend la mesure avec ces arbres étrangement enracinés dans le sable, feuilletés de diamants, ces arborescences de fleurs hybridées aux viscères humains ou encore ce phare abandonné dont les parois et cavités buccales rappellent des orifices respiratoires. Dans cette confusion extrême, les appareils électroniques sont incapables de capter tout signal de l’extérieur de la zone et les boussoles ou autres technologies de géolocalisation sont défaillantes. En d’autres termes, aucune donnée scientifique n’est consignable électroniquement.
Le film fait voler en éclats les certitudes du discours scientifique parce qu’il met les personnages en face de phénomènes aberrants. Ces phénomènes mettent à mal l’apparente scientificité et dynamitent les fondements du rationalisme. De plus, les personnages subissent, une fois arrivés dans la zone, des défaillances multiviscérales, contractent des cancers foudroyants ou développent des anomalies génétiques. Aussi, leur identité s’efface progressivement, leurs souvenirs sont confus. À mesure que ces dérèglements corporels et mentaux sont constatés par la subjectivité humaine, les personnages tournent au délire paranoïaque et, en dernière instance, manifestent des pensées morbides et suicidaires. Qu’est-ce que tout ceci peut bien vouloir dire ?
Il nous semble que la zone est peut-être une sorte d’organisme vivant exotique qui utilise la matière environnante en tant que prolongement de ces propres fonctions vitales. Autrement dit, elle ponctionne et s’amalgame chaque millimètre carré de la faune et de la flore présentes à l’intérieur de son enveloppe ectoplasmique. C’est une membrane tentaculaire et totalisante qui recouvre l’intégralité de la faune et la flore environnante. D’autre part, la zone participe à l’anéantissement de la conscience perceptive des personnages. Elle altère l’intégralité de l’appareil perceptif (vue, ouïe, odorat, toucher). Ils perdent le lien subjectif avec leurs corps : le corps devient inconnu, étranger, incontrôlable. On comprend à présent que la finalité de cette entité cosmique est de réunir dans un seul et même organisme la totalité de tous les autres : le symbiote-synthèse donc, non plus fragmenté, dispersé comme ces milliards de milliards de formes du vivant, mais qui au contraire s’accumule dans un unique organisme.
Cette petite étude s’insère volontiers dans une entreprise philosophique déjà amorcée par Emanuele Coccia, Timothy Morton, Christian Chelebourg et quelques autres. Cette philosophie du mélange, appelons-la comme ça, nous a montré un désir pour les cinéastes et les philosophes de proposer une conception du monde qui en finirait avec un anthropocentrisme galvaudé, mais qui intégrerait la biosphère et les êtres qui la composent dans l’idée de la penser comme un organisme symbiotique et non pas comme un espace à conquérir ou modéliser. Si les trois œuvres analysées recyclent la thématique de la dégénérescence de la faune et de la flore, c’est peut-être parce qu’aujourd’hui à l’ère de l’anthropocène et de l’homme comme force perturbatrice, il est intéressant pour certains cinéastes d’examiner les relations socionaturelles et la place de l’homme sur la planète. Ces trois œuvres se sont faites le témoin du lien que tisse l’homme avec la nature. En revanche, lorsqu’il s’agit de prédire l’avenir de l’humanité et de son milieu, le constat est rarement rassurant2.
Ces œuvres imaginent un univers visuel où l’écosystème entier se voit parasité par une puissance cosmique insaisissable et inintelligible par la conscience humaine. On peut émettre l’hypothèse que certains textes de Lovecraft se proposent comme récit fondateur de l’imaginaire cinématographique de l’anthropocène. C’est du moins l’une des pistes de lecture possible pour comprendre la formation d’un imaginaire très en vogue aujourd’hui que les scénaristes, cinéastes et romanciers aiment explorer. Imaginaire artistique de l’anthropocène donc, qui prend forme à travers des œuvres filmiques qui se servent volontairement de la matrice lovecraftienne afin de formuler ce qu’on pourrait appeler des récits de la nature courroucée, c’est-à-dire des récits qui renouent avec une tradition eschatologique de destruction de la biosphère et de tout ce qu’elle abrite, en premier lieu une humanité stupide et grossière qui n’a pas su intégrer dans sa conception du monde un intérêt pour la biodiversité.