La communauté est une notion foisonnante, pour reprendre la formule de Claude Jacquier (2011) : il suffit de penser aux nombreuses collocations dans des domaines aussi variés que la diplomatie (communauté internationale), l’organisation territoriale (communauté urbaine), la linguistique ou la religion. L’adjectif y désigne tour à tour les acteurs faisant communauté ou ce à partir de quoi la communauté désignée s’organise. Cette dualité est à retrouver dans la double acception du terme telle que la proposent les dictionnaires. Il désigne en effet à la fois ce qui « est commun à plusieurs » et « un ensemble de personnes […] formant une association d’ordre politique, économique ou culturel » (CNRTL). Du point de vue de l’étymologie, « communauté » est une dérivation du latin communis, mot lui-même composé du préfixe cum- (réunion, simultanéité, identité) et de munus (office, fonction ; obligation et charge ; tâche accomplie, œuvre). On l’aura compris par ce bref détour lexicologique, l’acception moderne, qui ne semble retenir que le sens du préfixe, pose la question d’un commun possible à partir duquel une communauté peut prendre forme, se dire et être dite. Une réflexion sur la communauté – ce qu’un groupe, quel qu’il soit, a en commun, de commun – fait nécessairement travailler les notions de différence et de relation, d’identité et d’altérité, d’appartenance et d’exclusion, de partage et d’individuel.
Étudier ce qui se donne à penser lorsque l’on parle de communauté implique d’interroger le champ sémantique complexe dans lequel la notion s’inscrit et pour laquelle chaque discipline, chaque courant de pensée dessine un périmètre différent. La dichotomie entre communauté et société, déjà établie par le sociologue et philosophe allemand Ferdinand Tönnies, appartient ainsi à une longue tradition se préoccupant de la qualité du lien et de la cohésion sociale (Jacquier, 2011)1. Dans le contexte sociopolitique actuel, l’adjectif « communautaire » et le substantif « communautarisme » font entendre la suspicion que peut engendrer « la vision partitive » (Fraissard, ce numéro) qui sous-tend une définition différentialiste de la communauté et du double mouvement qui l’anime : divergence par rapport à des éléments qui lui sont extérieurs et convergence en son sein. Comprise ainsi, elle « trace une ligne, un segment, une frontière » (Tremblay, 2015, 40). Encore faut-il questionner ce qui justement trace la frontière, et faire jouer la proximité sémantique de la notion avec celle de minorité comme « communauté de moindre pouvoir » (Guillaumin, 1985, 101). La sociologue Colette Guillaumin soulignait que la substitution d’un terme à l’autre met en jeu la différence entre « une approche interne du groupe concerné », c’est-à-dire « des caractéristiques propres » et de la cohésion d’un groupe déterminé, et d’autre part « une approche externe » qui définit sa « situation sociale […], sa place dans la société » (ibid., 104). En d’autres termes, si la communauté peut relever d’un sentiment d’appartenance, d’un « sens de… » quelque chose qui relie ses membres (Astruc, 2015, 26), elle peut dans le même temps participer à une assignation.
La communauté est donc, pour partie, affaire d’imaginaires sociaux, qui peuvent dans certains cas interagir avec des imaginaires linguistiques (Castoriadis, 1975 ; Houdebine, 1982). On pense à la fortune critique de la « communauté imaginée » de Benedict Anderson2 « au-delà de sa vocation politologique première » comme outil de réflexion sur le nationalisme (Chivallon, 2007, 149)3. Parfois, la communauté linguistique interagit avec une communauté socioculturelle, pouvant prendre la forme d’une communauté de nature idéologique qui peut être en partie imaginée par les individus qui la composent. Dans ce cas, les marqueurs linguistiques peuvent être des ressources permettant au locuteur de construire son identité par rapport à une idéologie linguistique partagée avec d’autres (Campbell-Kibler, 2009, 136). Il ne s’agit pas de reconduire ici « la rhétorique désormais bien rodée de la puissance de l’imaginaire » (Chivallon, 2007, 133), mais de se pencher sur la dynamique de co-engendrement entre idéalité et matérialisation qui sous-tend l’organisation et l’expression de la communauté. Il n’est pas anodin que Christine Chivallon prenne comme point de départ de sa critique de l’opposition « réel-imaginaire » chez Anderson le travail du philosophe et géographe Henri Lefebvre4. Penser la communauté dans ses relations à l’espace permet d’envisager ce double mouvement par lequel les structures spatiales donnent forme aux représentations mentales, culturelles et symboliques qu’un groupe se fait de lui-même et du monde, et en fonction desquelles, dans le même temps ce groupe se structure. L’aspect social des villes en est un des exemples puisque les pratiques urbaines structurent la communauté par ses interactions, ses expressions, ses usages, ses conflits.
En s’intéressant à des rassemblements humains qui ne sont pas forcément agrégés par un lien historique et/ou culturel, les Commons Studies ouvrent une brèche sémantique importante : les commoners partageant le soin et l’usage d’un bien commun, ce qui « fait communauté », ce sont les liens entre l’être vivant et son milieu et l’ensemble des pratiques et des usages qu’ils créent et par lesquels ils s’expriment. Mettre ainsi l’accent sur les pratiques et les usages pour réfléchir au(x) commun(s) permet d’envisager les tensions entre approche verticale faisant de la communauté un existant préétabli et ordonné, et approche horizontale qui voit dans la communauté comme un processus toujours renouvelé de co-construction. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi pour la couverture de ce numéro de Voix contemporaines une photographie de « Alter », spectacle vivant mis en scène par la compagnie turinoise Stalker Teatro. L’image est un extrait de la scène 6 « Clips, architettura dello spazio », inspirée par l’œuvre « Fragments » (2005) de Ai Weiwei. La scène qui y est représentée s’appuie sur une action collective construisant du lien entre les individus qui constituent la communauté des spectateurs.
Les articles qui composent ce numéro témoignent à la fois du caractère labile de la notion de communauté et de la variété des approches disciplinaires : études littéraires et cinématographiques, musicologie, linguistique, études urbaines et arts visuels. En faisant le choix de la pluridisciplinarité, ce numéro propose une réflexion faisant émerger les problématiques transversales – tant politiques et éthiques que pragmatiques et représentationnelles – que recouvre la communauté à l’époque contemporaine.
Dans son article intitulé « La littérature communautaire : perspectives poétique et anthropologique », Florian Fraissard interroge la pertinence de la communauté comme critère générique. S’appuyant sur un corpus mêlant des œuvres identifiées comme appartenant à la littérature gay, la littérature noire et la littérature des banlieues, son analyse met en lumière l’importance de l’esthétique réaliste dans des textes qui se présentent comme autant de remédiations aux enjeux de pouvoir et aux dynamiques d’exclusion qui les sous-tendent.
À l’inverse, dans « “I’m British but…” (Gurinder Chadha, 1989) : les communautés indopakistanaises dans le cinéma britannique des années 1980 à nos jours », Anne-Lise Marin-Lamellet remet en question le supposé lien d’identité entre communauté et genre cinématographique. Son article offre une synthèse des constantes et des évolutions des types de personnages et de milieux représentés dans un ensemble de films qui, en incluant des visions diasporiques, élaborent un récit national collectif. Celui-ci n’ignore pas les tensions au sein d’une société britannique multiculturelle, mais s’efforce, selon elle, de ré-universaliser le Royaume-Uni pour mieux célébrer son identité nationale.
L’article de Julie Brugier permet de poursuivre la réflexion déjà amorcée par Marin-Lamellet sur les contradictions inhérentes à la notion de communauté dès lors que l’on considère des pratiques de résistance qui témoignent de la tentation d’un repli hors de la société. Reprenant l’opposition proposée par Rémi Astruc entre l’idéal de la « Communauté » et sa concrétisation dans des communautés, elle analyse deux romans contemporains, Matrix (2021) de Lauren Groff et Morne Câpresse (2008) de Gisèle Pineau, qui mettent en scène des communautés religieuses féminines renversant les normes sociales pour réinventer l’être en commun. Brugier montre comment ces œuvres affirment la possibilité d’une telle réinvention dont elles nient toutefois l’accomplissement plein et entier dans le texte.
Dans l’œuvre de Luigi Nono, compositeur italien auquel Kevin Gohon consacre un article, la démarche esthétique s’ancre résolument dans un geste politique et militant visant à rendre aux classes opprimées leur voix. Gohon retrace l’évolution de son écriture qui s’est attachée tout d’abord à représenter la communauté par le truchement d’un modèle collectif appliqué à toutes les composantes du théâtre musical pour ensuite chercher à « faire communauté » avec le public en faisant advenir une disposition nouvelle à l’écoute.
La dimension politique du geste créatif sous-tend également l’étude que Mathilde Buliard propose de l’œuvre d’Hortense Soichet. Issus d’un travail participatif et collaboratif qui inclut des photographes amatrices et leur (re)donne la parole, les deux ouvrages auxquels Buliard s’intéresse contrent la marginalisation et les stéréotypes auxquels d’ordinaire ces femmes sont confrontées en tant que sujets photographiés. Ce faisant, ils font de la création non plus un acte individuel mais collectif et social, et construisent une nouvelle communauté, à la fois sujet et produit d’une démarche dans laquelle se donne à voir et à lire une esthétique du commun.
Créer en commun, créer du commun : l’étude de Damien Bonnec porte sur l’orchestre symphonique tel qu’il s’est développé à partir du xviiie siècle. Après avoir analysé la manière dont ce collectif placé sous la baguette du chef d’orchestre correspond à une organisation paradigmatique de l’autorité, Bonnec étend sa réflexion à l’écriture musicale, notamment à la notation métrique fondée sur la verticalité harmonique à laquelle semble répondre le corps social musicien. Il met en avant une organisation alternative, à la fois verticale et horizontale, susceptible de donner lieu à une communauté musicale caractérisée par une coopération qui « va dans le sens d’une horizontalité du vivre-ensemble » (Bonnec, ce numéro).
Olivier Glain et Laura Goudet se penchent sur les échanges – qu’ils qualifient d’horizontaux – entre les utilisateurs d’une page Facebook dédiée au français cadien. Dans ces échanges non normés, la communauté virtuelle s’organise autour de collaborations et de négociations linguistiques qui permettent à celles et ceux qui y participent de discuter et de délimiter leur appartenance à la communauté cadienne du sud de la Louisiane. Les représentations et l’imaginaire que ces échanges véhiculent façonnent, selon les auteurs, l’expression de cette langue-culture.
Tout comme l’article de Glain et Goudet, celui de Christophe Coupé relève de la linguistique perceptuelle. Il mène ainsi une réflexion sur la division entre nord et sud qui caractérise historiquement Dublin sur les plans urbain et linguistique, ce qui lui permet d’appréhender les représentations qu’ont les Dublinois de la variation linguistique à l’œuvre dans leur ville. Coupé montre ainsi que l’urbain, en tant que tissu social, influence les perceptions linguistiques des habitants de la capitale irlandaise.
L’articulation entre la ville comme entité physique et l’urbain comme entité abstraite que Coupé emprunte à Lefebvre se retrouve également dans l’article de Patrick Bourgne, Christian Drevet et Marie Heyd. À travers une incursion au cœur de la ville de Lyon, les auteurs proposent une analyse ontologique de diverses communautés urbaines aux intérêts et aux pratiques parfois conflictuels à partir d’un contexte spécifique : celui du double aménagement de la place des Terreaux commandité par les acteurs politiques de la Ville.
Anne-Céline Callens clôt ce numéro avec « Le rôle de l’image et de la communication dans le corporatisme et la stratégie managériale. L’exemple de la communauté Casino au début du xxe siècle ». Elle montre comment l’entreprise s’est attachée à fidéliser et unir ses employés autour du concept de la « famille Casino », notamment par l’intermédiaire de mesures sociales et la création d’un journal d’entreprise par lequel elle se met en scène.